Revues étrangères - A propos d’un Livre nouveau sur Corrège

Revues étrangères - A propos d’un Livre nouveau sur Corrège
Revue des Deux Mondes5e période, tome 40 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

À PROPOS D’UN LIVRE NOUVEAU SUR CORRÈGE


Correggio : des Meisters Gemælde in 196 Abbildungen, avec une introduction et des notes par Georg Gronau ; 1 vol. grand in-8o, Stuttgart, 1907.


Par la qualité d’une centaine de ses tableaux, le musée Brera de Milan est, sans aucun doute, l’un des premiers de l’Italie et de l’Europe entière. Les Vénitiens, notamment, depuis Jean Bellin et Cima jusqu’à Tintoret, nous y montrent des œuvres à la fois plus parfaites et plus originales que celles qu’ils ont à nous faire voir dans leur patrie même : pour ne rien dire des maîtres lombards, Borgognone, Luini, Gaudenzio Ferrari, ces musiciens de la peinture, qui nous ont laissé là le plus pur de leur cœur, et dont nulle autre part nous ne pouvons mieux entendre la douce, voluptueuse, ou rêveuse chanson. Égal aux plus beaux du monde par sa qualité, l’admirable musée milanais n’a contre lui que sa quantité. Il était trop vaste déjà, avec trop de tableaux, mais surtout trop de salles et de corridors, lorsque, il y a six ou sept ans, on s’est avisé de l’agrandir encore de près de moitié : sous sa forme présente, je ne connais pas de musée qui fasse payer plus chèrement la vue de ses chefs-d’œuvre. Et j’imagine que maint visiteur, après s’être rempli les yeux de l’ardent coloris de Bonifazio et de Véronèse, après avoir écouté l’exquise musique des fresques de Borgognone et de Ferrari, hésiterait à s’engager dans l’enfilade inquiétante des salles récemment ouvertes, si le catalogue ne lui promettait, au terme et en compensation de ce long voyage, le double n’gal d’un Corrège et d’un Raphaël.

On sait d’ailleurs que le Raphaël du musée Brera, le fameux Sposalizio, à lui seul, suffirait pour récompenser des plus dures fatigues. Placé sur un chevalet, au centre de la petite salle, ce n’est pas seulement les autres peintures de cette salle, c’est tout le reste des peintures du musée qu’il efface, du rayonnement de sa jeune et vivante beauté. Mais combien différente est l’impression qui se dégage, pour nous, du tableau de Corrège, une Adoration des mages, orgueilleusement dressée au milieu d’une salle voisine ! Nous sentons tout de suite, en vérité, que sa vilaine couleur, son mélange disparate de tons jaunes, gris verdâtres, et rouges violacés, ne lui vient que de la main maladroite et du mauvais goût d’un « restaurateur ; » nous sentons que nous sommes là en présence d’une « ruine, » d’une de ces peintures qu’on a laissées dépérir, durant des siècles, au fond de quelque cave ou de quelque grenier, et à qui nul effort, désormais, ne peut rendre la vie : mais la composition du tableau, son dessin, tout ce qui y subsiste de l’œuvre primitive, comme tout cela est pauvre, et pénible, et déplaisant à voir ! Tout au plus, la figure et la pose de la Vierge, assise sur les marches du pourtour d’un vieux temple, dans un des coins de la scène, ont-elles un certain charme de douceur féminine : encore que la pose soit bien étrangement contournée, et le long visage en profil d’un modelé bien gauche. Quant aux figures des trois Mages, nous excuserions plus volontiers l’incorrection de leur dessin, malgré tout ce qu’elle a de grossier et parfois de choquant, si elle ne s’accompagnait point d’une prétentieuse niaiserie dans l’invention des mouvemens et des attitudes. Il n’y a pas un détail de ces trois figures qui ne nous révèle, chez le peintre, un désir enfantin d’expliquer au spectateur les sentimens et les pensées de ses personnages : et tout est faux, à force de vouloir nous paraître trop vrai, dans le rôle des trois acteurs, depuis la vénération affectée du premier et l’empressement excessif, la singulière démarche dansante, du second, jusqu’au geste du troisième, un nègre un peu trop grand, reprenant des mains d’un serviteur trop petit le vase qu’il va offrir à l’Enfant divin. Plus loin, devant un paysage improvisé au hasard, d’autres figures font un groupe banal et confus, et que nous ne songerions même pas à remarquer si nos yeux n’y étaient attirés par les formes bizarres d’un cheval et d’un chien, introduits dans le groupe pour nous rappeler, sans doute, que des bergers ont uni leurs hommages à ceux des princes voyageurs. Et le groupe même des petits anges qui flottent, dans un nuage fumeux, au-dessus de la Vierge, ne parvient pas à animer cette indigente peinture d’un peu de grâce poétique et pieuse.

De telle sorte que, parmi les visiteurs de la galerie milanaise, un bon nombre passent, indifférens et las, devant ce Corrège, et s’empressent de l’oublier dès l’instant d’après. D’autres, plus respectueux de l’autorité des grands noms, s’efforcent consciencieusement à découvrir et à goûter, dans le tableau du musée Brera, les délicieuses vertus d’émotion et de beauté qu’ils savent que Corrège a mises dans tout ce qu’il a peint. Mais il en est d’autres aussi, — ou, du moins, je le suppose, — qui se rendent bien compte que ces qualités ne se retrouvent point dans le tableau qu’on leur montre. Ils ont vu, à Paris, l’Antiope et les Fiançailles de sainte Catherine ; à Dresde, les trois grandes Vierges et la Nativité ; à Parme, la Vierge à l’Ecuelle et la Vierge avec saint Jérôme, le Martyre de sainte Flavie, la Pietà, les fresques de Saint-Jean-l’Evangéliste, de la Cathédrale, et du Couvent de Saint-Paul ; à Vienne et à Rome, les Amours de Jupiter : et, dans toutes ces œuvres, sous la différence de leurs dates et de leurs sujets, ils ont senti un même cœur de peintre-poète, servi par une même main merveilleusement souple, délicate, et légère. Et force leur est bien de se dire que nulle trace de ce cœur ni de cette main n’apparaît dans l’Adoration des mages de Milan. Sur quoi les catalogues et les manuels, et les biographies particulières de Corrège, leur affirment que ce tableau est une œuvre de jeunesse, antérieure d’un an ou deux à la Vierge avec saint François (de Dresde), qui est la première œuvre où Corrège ait inauguré sa manière personnelle. Mais les visiteurs scrupuleux n’en emportent pas moins, de leur voyage à travers le musée Brera, une impression de surprise mêlée de regret. Ils ont beau savoir que Corrège, après avoir peint cette Adoration, s’en est aussitôt repenti, et s’est donné tout entier à un art plus haut : la vue du tableau lie Milan n’en a pas moins altéré la pureté, l’harmonieuse et charmante unité, de l’image qu’ils se faisaient du génie du maître italien ; et, malgré eux, toujours désormais il va leur sembler que ce génie n’a pas été aussi parfait qu’ils l’avaient cru jusqu’alors. Si l’auteur de la Vierge à l’Ecuelle et de la Danaé a pu, dans sa jeunesse, produire sans honte des peintures non seulement aussi malhabiles et désagréables que l’Adoration des mages, mais aussi dépourvues d’intelligence artistique et de poésie, c’est donc que ses plus glorieux chefs-d’œuvre même, — et ; par exemple, l’adorable Sainte Catherine du Louvre, — n’ont point jailli spontanément du plus profond de son âme, mais ne sont que le résultat d’un long et patient travail volontaire. Et le visiteur du musée Brera est tout prêt à estimer davantage le caractère de Corrège ; mais il ne peut s’empêcher de sentir qu’il l’aime moins, et qu’un fil s’est à jamais rompu du lien qui, par-dessus toutes les considérations de son jugement critique, unissait, jusque-là, son propre cœur au jeune cœur enchanté du poète de Parme.


Or, ce n’est nullement chose certaine que le tableau de Milan soit de la main de Corrège. Aucune tradition d’autrefois ne vient à l’appui de cette attribution : à l’archevêché de Milan, où l’Adoration des mages se cachait depuis des siècles lorsqu’on l’en a extraite pour l’installer glorieusement au musée Brera, toujours elle avait porté le nom, plus modeste, de Scarsellino. Il est vrai que la figure de la Vierge ressemble un peu à celle d’une autre Vierge qui, au musée des Offices de Florence, nous est également présentée comme une œuvre de la jeunesse de Corrège : mais cette Vierge de Florence, de son côté, n’est devenue un Corrège qu’après avoir été attribuée, de siècle en siècle, à l’école de Titien. Les deux tableaux font partie d’un groupe de peintures que » aux environs de 1890, l’actif et audacieux critique Giovanni Morelli a cru pouvoir ajouter en bloc à la liste traditionnelle des œuvres de Corrège. Un beau jour, brusquement, nous avons appris que le maître de la Sainte Catherine du Louvre et des fresques de Parme, avant d’adopter le style qui l’a rendu fameux, — et que nous savons qu’il pratiquait déjà à l’âge de vingt ans, — a pratiqué un style tout autre, ou plutôt qu’il en a pratiqué dix : car on ne peut imaginer œuvres plus hétéroclites que quelques-uns des tableaux cités par Morelli comme appartenant à cette première période de la vie du maître. Que si nous demandions à Morelli sur quoi il se fondait, en l’absence de tous documens historiques aussi bien que de toutes traditions, pour reconnaître l’art de Corrège dans la Vierge entourée d’anges musiciens du musée des Offices, dans une petite Sainte Famille du Musée Municipal de Pavie, dans un Jeune Faune du musée de Munich, et dans le reste de ces tableaux que personne, jusqu’alors, n’avait eu l’idée, non seulement d’assigner à Corrège, mais de tenir pour sortis d’une même main, voire d’une même école, le critique bergamasque alléguait des analogies dans le traitement des doigts ou des oreilles, ou bien encore telle pose, dans l’un de ces tableaux, qui se retrouvait dans une œuvre authentique de Corrège, peinte vingt ans après ; mais surtout, il nous donnait à entendre que, sur ce point-là comme sur tous les points, son inspiration lui avait révélé, infailliblement, une vérité désormais évidente et définitive. Et ainsi nous est venu, tout d’un coup et probablement à jamais, le dogme d’une première manière, « pré-corrégienne, » de Corrège. Avec leur docilité habituelle, historiens et critiques se sont soumis au décret du Napoléon de la critique d’art ; et lorsque M. Gronau a entrepris de nous offrir, — dans un volume nouveau d’une excellente collection populaire dont j’ai eu déjà, maintes fois, l’occasion de parler[1], — des reproductions, classées suivant l’ordre des dates, de la série complète des peintures de Corrège, il n’a pu s’empêcher, lui aussi, de placer au début de son recueil, — avant cette Vierge avec saint François qui, dès le XVIe siècle, avait passé pour la première des œuvres du jeune maître, — onze autres œuvres que Corrège aurait peintes entre 1512 et 1514 : sans compter quatre ou cinq œuvres qu’il a placées dans la suite de son recueil, toujours sur la foi de Morelli ou de son école, et dont l’attribution à Corrège est exactement aussi vraisemblable que celle de la fâcheuse Adoration des mages du musée Brera.

Je dois ajouter que, parmi cette vingtaine de nouveaux Corrège, le tableau du musée Brera est le seul qui soit vraiment déplaisant : plusieurs autres, d’un métier également très gauche, rachètent la faiblesse de leur exécution par une invention piquante, ou par la grâce ingénue de leur sentiment ; et y il en a même un, le Jeune Faune du musée de Munich, qui, directement issu de l’art de Giorgione, est un véritable bijou de chaude, lumineuse, et sensuelle couleur. Mais tous, pour divers qu’ils soient en toute façon, ces tableaux, de même que celui du musée Brera, ont pour effet de modifier l’image du génie de Corrège, telle que nous nous la faisions au spectacle des œuvres de ce que l’on veut maintenant que nous considérions comme la « seconde manière » du maître parmesan. Et ceci nous amène à dire quelques mots de la différence des deux méthodes qui se partagent aujourd’hui la critique d’art, et dont l’une consiste à restreindre le catalogue de l’œuvre des grands artistes, tandis que l’autre tendrait à l’accroître indéfiniment.

Au point de vue absolu, évidemment, ces deux méthodes ont la même valeur ; et le devoir du critique idéal serait de les employer toutes deux avec assez d’adresse pour aboutir, grâce à elles, à une reconstitution complète de l’œuvre authentique d’un Corrège ou d’un Léonard. Mais, en fait, nous savons trop qu’une pareille reconstitution est à jamais impossible, et que les plus savans efforts de la critique, surtout quand elle ne dispose point de documens positifs, ne peuvent encore aboutir qu’à de simples hypothèses. Ni ceux des critiques qui ont réduit l’œuvre de Giorgione à deux ou trois tableaux, par exemple, ni ceux qui l’ont étendue jusqu’à lui faire contenir près de cent tableaux d’histoire, allégories, et portraits, ni les uns ni les autres n’ont pour eux l’ombre d’une preuve formelle et décisive, nous contraignant à leur donner raison. Et nous n’en voyons pas moins, chaque jour, les critiques de tous pays s’affilier, — souvent sans le savoir, et seulement en vertu de leurs penchans intimes, — à l’une ou à l’autre de ces deux écoles : à celle qui s’efforce de grossir le catalogue de l’œuvre des vieux maîtres, ou à celle qui tend à le diminuer. Or il me semble que, dans les circonstances présentes, le rôle de cette seconde école est infiniment plus utile, — à la fois plus digne des vieux maîtres et plus avantageux pour nous, — que celui de l’école des « attributionnistes. » Qu’il s’agisse de Léonard ou de Giorgione, de Corrège ou de Raphaël, j’estime qu’il est infiniment sage d’éliminer de l’œuvre de ces grands hommes tous les morceaux dont l’origine nous est inconnue, et dont le caractère ne s’accorde pas entièrement avec celui de leurs travaux authentiques. Restreindre l’œuvre d’un artiste aux pièces qui sûrement sont sorties de sa main, c’est nous offrir, de cette œuvre, une vue plus exacte et plus instructive que celle que l’on nous offre en lui attribuant toute sorte de pièces médiocres, ou inégales, ou, en tout cas, éloignées de sa manière ou de ses procédés habituels. Et non seulement on nous empêche de bien connaître le génie de Corrège, en mêlant à ses chefs-d’œuvre certaines autres œuvres moins parfaites ou d’un autre style : on nous empêche surtout de jouir pleinement de ces chefs-d’œuvre, de prendre à leur contact ce plaisir supérieur qui naît, en nous, de notre illusion de sentir le cœur d’un artiste derrière son ouvrage. Le cœur de Corrège, si c’est lui qui a fait la vingtaine de tableaux que lui assigne inopinément la critique moderne, ce cœur n’est plus du tout celui que nous nous plaisions à imaginer, ne serait-ce que d’après ses deux tableaux et ses dessins du Louvre. En voulant enrichir son œuvre, Morelli et ses successeurs l’ont, tout compte fait, appauvrie ; et, au cas même où les tableaux qu’ils lui assignent seraient véritablement de lui, je soutiens que nous n’aurions guère perdu à continuer d’ignorer l’origine de la plupart d’entre eux[2].

Resterait à se demander s’il y a vraiment des motifs quelque peu sérieux, non pas certes pour attribuer définitivement à Corrège la vingtaine de tableaux en question, mais pour supposer que le jeune peintre ait pu les produire. Étant donné que, en 1514, Corrège entendait son art de la façon que nous révèle sa Vierge avec saint François, peut-il avoir employé les deux ou trois années précédentes à s’essayer dans des œuvres comme la Vierge des Offices, la Sainte Famille de Pavie, le Faune de Munich, ou l’Adoration des mages du musée Brera ? Pour ces deux derniers tableaux, et aussi pour la Vierge des Offices, la réponse me paraît aussi aisée que catégorique : la Vierge et l’Adoration des mages n’ont rien de commun ni avec l’esprit de Corrège, ni avec sa facture ; et le Faune de Munich atteste une possession de tous les secrets de l’art vénitien que Corrège, s’il l’avait eue, n’aurait point manqué de nous faire voir, à un égal degré, dans ses œuvres suivantes. Mais, à côté de ces peintures, dont l’attribution à Corrège restera toujours un mystère pour moi, le groupe des prétendues « œuvres de jeunesse » du maître, tel que nous le présente le recueil de M. Gronau, contient un petit nombre de pièces qui semblent en effet provenir d’un même peintre, et au sujet desquelles la réponse est plus difficile : ce sont, notamment, une Sainte Famille avec sainte Catherine dans une collection viennoise, la Sainte Famille de Pavie et une autre au Musée Municipal de Milan, une Nativité dans une collection milanaise, une Vierge avec sainte Elisabeth au musée de Sigmaringen. Toutes ces peintures joignent à l’imitation manifeste de Mantegna un charme d’expression et de lumière qui n’est pas sans rappeler le génie de Corrège : malheureusement, leur dessin est presque toujours d’une incorrection si frappante que l’on ne comprend pas que Corrège, s’il les a peintes à la veille de sa Vierge de Dresde, se soit aussi brusquement délivré de ses défauts de jeunesse. L’imitation servile de Mantegna, elle aussi, sous la forme qu’elle revêt dans ce petit groupe de tableaux, ne se retrouve point dans l’œuvre authentique du maître : et vainement on prétendra la découvrir, par exemple, dans le geste de la Vierge avec saint François, ou dans l’encadrement des putti de la Chambre de Saint-Paul : jamais plus nous ne surprendrons Corrège, comme dans la plupart des tableaux susdits, empruntant à Mantegna des figures entières.

Pourquoi ne pas supposer plutôt qu’il s’agit là d’œuvres d’un peintre anonyme qui a connu, à la fois, l’art de Mantegna et celui de Corrège, et qui, à défaut de génie personnel, s’est pauvrement efforcé de les imiter ? Ainsi nous serions libres de tenir, de nouveau, la Vierge de Dresde pour la première œuvre du jeune Corrège, sauf à lui attribuer ensuite, si nous voulions, des peintures qui lui auraient servi de transition entre ce style initial et celui de sa Vierge d’Albinea, peinte vers 1518, et qui, aujourd’hui perdue, nous est du moins connue par deux ou trois bonnes copies anciennes. Car cette Vierge d’Albinea, la seconde des peintures de Corrège dont nous sachions la date, nous révèle une modification très caractéristique du type de figures que nous avait montré la Vierge avec saint François : l’ovale des visages devient moins accentué, toutes les proportions des traits acquièrent plus de plénitude et de grâce sensuelle. A la même période se rattachent, incontestablement, le Repos en Égypte des Offices et une Vierge de Madrid : et il n’est pas impossible que, entre ses deux manières de 1514 et de 1518, le jeune homme ait exécuté des peintures où nous découvrons des traces de l’une et de l’autre, comme un Groupe de quatre Saints dans une collection anglaise, une charmante Vierge du musée de Hampton Court, et une autre, — déjà beaucoup plus douteuse, — qu’a récemment acquise le musée de Modène. Si l’on désire à tout prix enrichir la liste séculaire des peintures de Corrège, voilà quelques tableaux qui ne contrastent pas trop avec notre idée de son génie poétique, et qui, même, nous aident à nous représenter l’une des étapes du progrès de son art : encore que le plus sage parti serait de ne les admettre, eux-mêmes, qu’à titre d’hypothèse, pour maintenir à l’œuvre du maître, depuis sa Vierge avec saint François jusqu’à sa coupole de la cathédrale de Parme, cette incomparable et prodigieuse unité d’inspiration qui n’a, peut-être, pas d’équivalent dans l’histoire de l’art.

Avec quel relief elle ressort, cette unité d’inspiration, de la série des photographies recueillies et classées par M. Gronau ! Et comme une telle revue d’ensemble de l’œuvre de Corrège nous convainc de l’inanité des questions que s’obstinent à débattre les critiques d’art, se demandant, par exemple, si Corrège est allé à Rome, ou encore s’il a eu l’âme plus « païenne » que « chrétienne ! » Vasari, comme l’on sait, pour atténuer l’effet de l’émerveillement que lui a causé la découverte de l’œuvre de Corrège, déplore qu’un peintre aussi heureusement doué n’ait pas pu étudier, à Florence et à Rome, les chefs-d’œuvre de Raphaël et de Michel-Ange : aujourd’hui, M. Gronau et maints autres biographes affirment que Vasari s’est trompé, là encore, et que les fresques de Corrège, surtout à l’église Saint-Jean-l’Ëvangéliste, attestent une connaissance certaine des grandes décorations des Stances du Vatican et de la Chapelle Sixtine. Cependant Vasari, au moment où il a écrit sa Vie de Corrège, revenait de Modène, où il s’était longuement entretenu avec un ami du maître défunt : rien ne nous défend de supposer que cet ami de Corrège lui ait dit la vérité, et que la connaissance des fresques de Raphaël qui se manifeste à nous dans la coupole de Saint-Jean-l’Évangéliste ait été acquise, simplement, par l’intermédiaire de l’une des innombrables copies, dessinées ou peintes, que tout artiste se croyait alors tenu de rapporter d’un voyage à Rome[3]. Mais, en tout cas, il n’y a pas un seul des biographes de Corrège qui aille jusqu’à prétendre que celui-ci ait emprunté aux fresques romaines le moindre élément de ce qui fait tout le charme et toute la grandeur de son art. Quels que soient les maîtres qu’il a pu connaître, étudier, ou même imiter, Corrège, pour le fond de son œuvre, ne doit rien à personne ; toute sa vie, sous la modification, — d’ailleurs incessante, — de ses types et de ses procédés, il est resté le même homme, absolument le même, et ne tirant son génie que de son propre cœur : c’est une première conclusion qui se dégage du spectacle de son œuvre, l’assemblée, avec un soin extrême, dans l’ouvrage allemand. Et une seconde conclusion s’en dégage, non moins évidente, qui est celle-ci : que l’on perd son temps à se quereller sur les dispositions plus ou moins « païennes » de l’esprit d’un maître chez qui l’esprit ne comptait pour rien, et qui, toute sa vie, dans tous les sujets, n’a fait qu’épancher une inconsciente et mystérieuse musique qu’il portait en lui. « Païen, » nous aurons toujours peine à croire que l’ait été un homme dont nous savons que, en 1521, à près de trente ans, il a sollicité de faire partie du Tiers-Ordre bénédictin, et qu’ensuite, par testament, il a demandé de nombreuses messes pour le repos de son âme. Mais, en vérité, ce grand peintre n’a pas plus été un « païen » qu’il n’a été un « coloriste, » ni un « luministe, » ni rien de ce que ses commentateurs s’ingénient à vouloir découvrir en lui : il n’a été qu’un poète, irréfléchi et probablement très ignorant, mais hanté d’un rêve brûlant et voluptueux de beauté, au service duquel, de jour en jour, il créait librement de nouveaux moyens d’expression plastique.

On aimerait à savoir ce que fut, dans l’intimité de sa vie, cet homme dont l’œuvre vaut surtout par ce qu’il y a mis de son cœur. Hélas ! nous ne connaissons, pour ainsi dire, rien de la vie de Corrège ni de sa personne. Vasari avoue qu’il n’a point réussi « à découvrir son portrait, » malgré « toute sa diligence à le rechercher ; » ajoutant que « jamais l’on n’a fait aucun portrait de Corrège, parce que celui-ci a toujours vécu très modestement. » Toutefois, une tradition veut que le portrait du maître existe, et que ce soient les traits de Corrège que nous montre, à la cathédrale de Parme, l’une des figures d’un tableau de Lattanzio Gambara : auquel cas nous aurions là un renseignement biographique d’un prix inestimable, car on ne peut pas imaginer une figure plus expressive, et d’une beauté plus touchante. Sous le vaste front dégarni, toutes les lignes profondément creusées du visage traduisent une âme qu’une longue habitude du rêve a détachée du monde, et qui ne trouve plus désormais de joies ni de souffrances qu’au-delà des désirs habituels de notre humanité. Un visage qui pourrait être celui d’un mystique chrétien ou d’un philosophe, mais qui peut bien, aussi, être celui d’un poète. Et ce qu’il nous apprend de Corrège ne diffère pas trop, en somme, de ce que nous en apprend l’honnête Vasari, d’après le récit que vient de lui faire, à Modène, « le docteur Francesco Grillenzoni, grand ami du peintre : » « Cet Antoine de Corrège était d’un caractère très timide, et, au détriment extrême de son propre bien-être, il s’est constamment épuisé dans l’exercice de son art, pour soutenir la famille qui dépendait de lui ; et, encore qu’il fût doué d’une parfaite bonté naturelle, toujours il s’est tourmenté, plus qu’il n’aurait dû, à résister au poids de ces passions qui ont coutume, d’affecter les hommes. Dans son art, il était d’humeur très mélancolique, particulièrement sujet à souffrir des peines de cet art, et avec une ardeur extraordinaire pour en chercher et en affronter les difficultés : ainsi qu’en font foi, à la cathédrale de Parme, une immense multitude de figures peintes à fresque, et traitées en raccourci, pour être vues d’en bas, avec une habileté stupéfiante. » Ou bien encore, quelques pages plus loin : « En vérité, cet Antoine de Corrège ne parvint jamais à s’estimer soi-même, ni à se persuader qu’il possédait son art aussi parfaitement qu’il l’aurait voulu : tant il en reconnaissait les difficultés. Pour le reste, se contentant de peu, et menant la vie d’un excellent chrétien. » Sur tout cela, le portrait de la cathédrale de Parme et l’œuvre entière de Corrège confirment pleinement le témoignage de Vasari ; et lorsque ensuite le biographe arétin nous raconte que Corrège est mort pour avoir voulu porter sur son dos, de Parme à Correggio, une somme de soixante écus en petite monnaie, il a soin de nous prévenir que ce n’est qu’un « on dit, » sans aucun rapport avec les faits certains qu’il vient de nous transmettre.

Vers le même temps, un autre biographe italien, Ortenzio Landi, dans ses curieux Catalogues, imprimés à Venise en 1552, a consacré à Corrège quelques lignes où nous apprenons seulement que le peintre « est mort jeune, sans avoir pu voir Rome, » et que son génie « a été fait par la nature plus que par aucun maître. » Que l’on joigne à ces textes un petit nombre de documens, découverts dans les archives de Correggio ou de Parme, — la plupart concernant des commandes de peintures : — et l’on aura tout ce qu’il est possible de savoir sur la vie de Corrège. Né, vraisemblablement, vers 1495, Antoine Allegri a été chargé en 1514, encore mineur, de peindre le tableau du maître-autel pour l’église Saint-François de sa ville natale ; en 1516 et en 1518, il a servi de parrain à deux petites filles ; en 1520, il s’est marié, et, la même année, a commencé à toucher de l’argent pour ses peintures de Saint-Jean à Parme ; l’année suivante, il s’est inscrit parmi les membres du Tiers-Ordre de Saint-Benoît ; en cette même année 1521, il a eu un fils, et trois filles entre 1524 et 1527 ; en 1530, il s’est décidément réinstallé à Correggio, où il venait d’acheter une petite maison l’année précédente ; enfin, le jeudi 5 mars 4534, il est mort, et nous voyons que nombre de messes ont été dites pour lui, dans l’église franciscaine qu’il avait jadis ornée de ses premiers chefs-d’œuvre. Noterai-je encore que son tombeau fut détruit en 1641, et que, en 1786, on a solennellement envoyé à Modène un crâne que l’on a supposé être le sien, mais qui, d’après le jugement de la science moderne, paraît plutôt avoir appartenu à une « vieille femme ? »

Du moins, ces maigres documens semblent-ils bien prouver que Corrège n’a été ni assez indigent, ni assez avare, pour s’exposer à mourir en portant sur son des un sac de gros sous. Quant à l’autre anecdote que l’on rapporte de lui, et suivant laquelle il se serait écrié : « Moi aussi, je suis peintre ! » au spectacle de la Sainte Cécile de Raphaël, sa valeur historique n’est guère plus sérieuse mais évidemment cette anecdote, de même que les passages cités plus haut d’Ortenzio Landi et de Vasari, reflètent le sentiment de surprise qu’ont dû éprouver tous les contemporains de Corrège, en présence de ce qu’il y avait, dans le génie de celui-ci, de merveilleusement spontané et original. Et, aujourd’hui encore, c’est ce sentiment de surprise que nous fait éprouver l’œuvre du peintre de la Sainte Catherine et des Vierges de Dresde. Nous avons l’impression de trouver devant nous un art qui non seulement ne ressemble à aucun autre, mais qui n’est sorti d’aucun autre, et qu’un vrai miracle a fait jaillir de terre pour nous enivrer d’une joie immortelle. Ni le dessin, ni la couleur, ni l’invention des sujets, ni leur arrangement, il n’y a rien, dans cet art, qui explique l’étrange et profond ravissement que nous cause sa vue. Ou plutôt, il y a bien les tours de force, ces raccourcis « stupéfians » qu’a célébrés Vasari : mais le prodige est précisément que, malgré eux, les peintures de Corrège nous charment et nous émeuvent autant qu’elles font. « Inexplicable, » unbegreiflich, cette épithète reparaît sans cesse dans l’excellente petite notice placée par M. Gronau en tête de son recueil, soit que le critique allemand y traite des adorables paysages de Corrège, ou du dessin, à la fois incorrect et superbe, de ses figures, ou bien encore de cette étrange lumière dont elles sont baignées. Mais est-ce que tout l’effort de la raison humaine parviendra jamais à « expliquer » ce qui nous émerveille dans le chant d’un oiseau, ou de quoi est faite la beauté d’une jolie femme ?


Au début de sa notice, M. Gronau nous apprend que le culte de Corrège décroît d’année en année, parmi les jeunes générations des critiques et des dilettantes. J’aime à croire que son observation ne vaut que pour l’Allemagne, où la mode est en effet, aujourd’hui, par réaction contre le romantisme de naguère, de n’aimer que ce qui est parfaitement « explicable. » Mais c’est là une mode qui menace bien de nous envahir, et je ne serais pas étonné qu’à Paris même, au Salon Carré, bien des jeunes gens passent dédaigneusement devant l’Antiope et la Sainte Catherine, pour aller offrir leurs hommages à des maîtres plus « forts. » Les temps que nous traversons sont mauvais pour les poètes. Raphaël, lui aussi, et son frère Mozart, ont eu longtemps à connaître le dédain d’une prétendue « élite, » qui a bien dû finir, cependant, par avouer qu’il n’y avait pas de si grands maîtres qui ne fussent encore au-dessous de ceux-là. Et pareillement il en sera, tôt ou tard, de la gloire de Corrège. Les générations passent, emportant avec elles la variété de leurs modes et de leurs partis pris : mais l’œuvre des poètes ne passe point, et, — seul au monde, peut-être, — leur cœur est assuré de vivre éternellement.


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 août 1904 et celle du 15 mai 1906.
  2. Combien Morelli a mieux servi la gloire de Corrège en lui déniant la paternité des deux Allégories en détrempe exposées, sous son nom, dans une des salles de dessins du Louvre ! Que Corrège ait dessiné l’esquisse de ces deux morceaux, la chose est possible, encore que nous n’ayons aucun document décisif pour nous forcer à le croire : mais leur exécution, sûrement, est d’une autre main ; et jamais je n’ai pu les voir, quant à moi, sans un certain sentiment de gêne, comme si la crudité de leurs tons et la fadeur maniérée de leurs expressions me troublaient dans mon culte du délicieux génie du grand peintre-poète.
  3. Comme je le dirai tout à l’heure, un autre contemporain de Corrège Ortenzio Landi, affirme également que le maître « n’a jamais vu Rome. »