Revues étrangères - A Propos du centenaire de la mort de Schiller

REVUES ÉTRANGÈRES

Á PROPOS DU CENTENAIRE DE LA MORT DE SCHILLER


Briefwechsel zwischen Schiller und Goethe, nouvelle édition, précédée d’une préface de M. H. S. Chamberlain ; 2 vol. Iéna, 1905. — Schiller, Intimes aus seinem Leben, par Ernest Muller, 1 vol. illustré, Berlin, 1905.


Peut-être se rappelle-t-on encore que, le 28 août 1899, cent cinquante ans après la naissance de Gœthe, l’Allemagne entière a éprouvé le besoin de fêter à nouveau le centenaire de cette naissance, les événemens politiques de l’année 1849 ne lui ayant point laissé le loisir, cette année-là, d’honorer avec assez d’enthousiasme le génie d’un poète, et du plus indifférent qui fut jamais à toute politique. Mais la naissance de Gœthe a été, pour les compatriotes de l’auteur de Faust, un événement si heureux qu’ils ont bien raison de s’en réjouir aussi souvent que possible : tandis qu’on ne peut pas se défendre d’être un peu choqué de l’empressement qu’ils viennent de mettre, ces jours-ci, à célébrer de la même façon le centenaire de la mort de Schiller. Non pas qu’il n’y ait, à la rigueur, des morts dont le souvenir mérite d’être célébré : celles, par exemple, de faux grands hommes qui ont trop longtemps « encombré leur siècle, » ou encore celles de quelques vrais grands hommes qui s’en sont allés doucement au repos éternel, après avoir produit leur œuvre et vécu leur vie ; mais lorsqu’un poète meurt jeune, ou dans la force de l’âge, sans nous avoir tout donné de ce qu’il avait en lui, est-ce que nous ne devrions pas plutôt tenir sa mort pour un malheur public, et la déplorer en silence, ou même essayer d’en oublier la date ? Je me souviens qu’à Salzbourg, en 1891, pendant les belles fêtes du centenaire de la mort de Mozart, je n’ai pas trouvé mon plaisir habituel en écoutant Don Juan et la Flûte enchantée ; devant ces chefs-d’œuvre que nous a laissés Mozart, je pensais involontairement à ceux qu’il aurait eu à nous offrir encore, et que la mort l’avait forcé à emporter avec lui. Et, pareillement, je m’étonne aujourd’hui que l’Allemagne, avec tant de motifs qu’elle a de bénir la naissance de Schiller, s’accommode aussi volontiers de fêter sa mort.

Celui-là, en vérité, a vécu dix ans de plus que Mozart : mais il a précisément employé ses dix dernières années à recueillir les élémens d’un art dramatique nouveau, que la mort l’a empêché de réaliser. Son Wallenstein (1796-1798), sa Marie Stuart (1800), sa Fiancée de Messine (1802), même son Guillaume Tell (1803), tout cela n’était encore qu’une série d’ébauches, partielles et imparfaites, du grand drame poétique dont l’idée lui était apparue dès 1795, sous la double influence de l’étude des anciens et de ses relations avec Goethe. Et quand enfin, dans les premiers mois de 1805, il a voulu récolter le fruit de ce long effort, quand il a voulu offrir aux Allemands, avec son Démétrius, un modèle achevé de ce drame à la fois classique et romantique, plein de vérité et plein de beauté, joignant à la passion fiévreuse des Brigands l’harmonieuse noblesse des tragédies grecques, la mort est survenue, qui l’a arrêté. De telle sorte que cette mort a été, pour l’Allemagne, une véritable catastrophe, et probablement à jamais irréparable : car le fait est que ni le génie de Frédéric Hebbel, ni le talent de Kleist, de Grillparzer, et de M. Hauptmann, n’ont réussi, depuis cent ans, à rien créer qui égale l’admirable mélange de réalité et de poésie que promettait le premier acte de Démétrius. Sans compter que, pour Schiller lui-même, et dans les circonstances où elle s’est produite, cette mort a eu un caractère si particulièrement lamentable qu’on voudrait écarter toute occasion de se la rappeler. Après vingt ans de misère, d’inquiétude, de luttes douloureuses contre soi et contre la destinée, le poète commençait à voir s’accomplir ses rêves les plus chers. Il avait pu s’installer à Weimar, y acheter une maison, la meubler et l’orner à sa fantaisie : dans une lettre du 21 août 1804, il décrivait à sa femme les beaux changemens qu’elle y trouverait, à son retour d’Iéna. Et puis la gloire lui arrivait, avec la fortune : le grand Goethe, de plus en plus, le traitait en égal, les princes lui prodiguaient les marques de leur faveur, toutes les scènes allemandes acclamaient son Guillaume Tell ; et enfin, il avait devant lui ce Démétrius, qui allait montrer au monde le maître qu’il était. « Maintenant je suis en train, et je tiens mon sujet ! » écrivait-il à Goethe, le 27 mars 1805. Ses anciens amis, en le voyant, ne le reconnaissaient plus, tant la conscience de son pouvoir nouveau l’avait transfiguré. « Oh ! comme il est affectueux, et bon, et comme il est heureux ! — disait de lui le jeune Henri Voss, en février 1804. — Depuis que la santé lui est revenue, il n’aperçoit dans la vie rien que gaieté. » Dans les premiers jours de mars 1805, le même Voss l’avait retrouvé au sortir d’une nouvelle bronchite. « Combien Schiller était joyeux, tout à l’heure, lorsque pour la première fois j’ai pu l’emmener en promenade avec moi ! Dans les arbres dénudés il ne voulait voir que le printemps prochain. Le printemps ! il fondait sur lui des projets de voyages, — et il me racontait ces voyages, — des projets de santé, des projets d’œuvres qu’il avait encore à créer. » Et c’est le même Henri Voss, le fils du traducteur de l’Iliade, qui, quelques semaines plus tard, il y a tout juste cent ans, décrivait à ses parens les affreuses et pitoyables scènes que voici :


Le dimanche 28 avril, douze jours avant sa mort, Schiller est encore allé à la Cour. Je l’ai aidé à s’habiller, et me suis bien réjoui de son apparence de santé, comme aussi de l’imposante figure qu’il faisait, dans son gala vert. Deux jours après, il est allé au théâtre. Mais lorsque, à la fin de la pièce, suivant mon habitude, je suis monté dans sa loge pour le ramener chez lui, il avait une fièvre si forte qu’il claquait des dénis. Sitôt rentré, il s’est fait préparer un punch, ainsi qu’il le faisait d’ordinaire pour se réconforter. Le lendemain matin, jeudi, je l’ai trouvé étendu sur son sofa, dans un état de demi-sommeil. « Me voici de nouveau couché ! » me dit-il, d’une voix toute creuse. Ses enfans sont venus l’embrasser : mais il ne leur a montré aucune sympathie, n’a manifesté aucun signe de remerciement. Le 5 mai, en le revoyant, j’ai senti qu’il était perdu. Ses yeux étaient très enfoncés dans la tête, et tous ses nerfs tremblaient convulsivement, La servante ayant apporté des citrons, il en a saisi un, comme pour en boire le jus, mais l’a aussitôt laissé retomber sur la table. Le soir, il a eu le délire, qui ne l’a point quitté durant vingt-quatre heures. Quand il a repris conscience, il a demandé qu’on lui amenât son dernier enfant (la petite Emilie, qui avait alors un peu moins d’un an). Il a tourné la tête vers l’enfant, lui a pris la main, et s’est mis à le considérer avec une expression de tristesse vraiment indicible. Et puis, il a commencé à pleurer amèrement, s’est caché la tête dans l’oreiller, et a fait signe qu’on emmenât la petite…

La dernière nuit, il s’est encore relevé dans son lit, et a parlé avec une force d’esprit singulière, entre autres choses d’un prochain voyage de sa femme aux eaux. Vers dix heures du matin, après un court sommeil, il a de nouveau déliré, puis est encore revenu à lui, et a paru reprendre des forces. A quatre heures de l’après-midi, il a demandé de la naphte ; mais la dernière syllabe du mot a expiré dans sa bouche. Il a essayé d’écrire, mais n’a pu dessiner que trois lettres, où se reconnaissait d’ailleurs le caractère très marqué de son écriture. Et puis les dernières forces vitales ont commencé à s’éteindre…


Si du moins la commémoration de ces tristes journées pouvait être de quelque profit pour la gloire du poète ! Si elle pouvait, notamment » servir à résoudre enfin cette inquiétante « question Schiller » dont nous parlait, il y a quelques années, M. Adolphe Bartels, dans son excellente Histoire de la Littérature allemande ! « Depuis le commencement du XIXe siècle, disait-il, Schiller a toujours été le poète favori des Allemands, et longtemps, les lettrés eux-mêmes l’ont célébré comme notre poète national ; mais ensuite, vers le milieu du siècle, une opposition violente a commencé à s’élever contre ses drames, et, vers la fin du siècle, Nietzsche et toute la jeune génération l’ont jeté aux morts, non sans rencontrer toujours d’énergiques protestations, ni sans que Schiller ait gardé sa place sur la scène allemande. » Et M. Bartels ajoutait que ce débat « aurait certainement à être tranché tôt ou tard. » Mais, hélas ! les centenaires ne sont point faits pour trancher des débats de ce genre ; et je crains bien que celui de la mort de Schiller, en particulier, ne contribue encore à accentuer davantage l’antagonisme entre les partisans et les détracteurs de l’auteur de Guillaume Tell, c’est-à-dire, au total, entre le public et les lettrés allemands.

J’ai sous les yeux les résultats d’une enquête sur Schiller, organisée par une revue berlinoise qui s’est adressée surtout aux hommes de lettres et artistes des écoles nouvelles. Les artistes, sauf quelques exceptions, peintres et musiciens, admirent sans réserve le génie de Schiller : les hommes de lettres, pour la plupart, le traitent avec un dédain plus ou moins déguisé. Beaucoup d’entre eux se rappellent l’enthousiasme qu’ils ont ressenti pour lui dans leurs jeunes années, ou bien s’attendrissent au souvenir du culte éprouvé jadis pour lui par leurs parens ou leurs professeurs ; après quoi, ils déplorent d’avoir eu à se détacher, pour leur compte, d’un maître dont l’œuvre était décidément trop imparfaite pour leur goût. « Autrefois, — écrit l’un d’eux, dont l’opinion pourrait être donnée comme le résumé de celle de bon nombre de ses confrères, — autrefois je répétais, moi aussi : Schiller et Goethe. Aujourd’hui, je ne dis plus cela. »

Évidemment il se passe à présent en Allemagne, au sujet de Schiller, quelque chose comme ce que nous avons vu se passer en ! France, voilà une vingtaine d’années, au sujet de Musset, que le public tout entier s’obstinait à chérir, tandis que poètes et critiques lui reprochaient dédaigneusement la pauvreté de sa pensée et les négligences de sa forme. Resterait à savoir seulement si la « question Schiller » finira, chez nos voisins, comme a fini chez nous la « question Musset. » Le public allemand reconnaîtra-t-il, lui aussi, que son instinct le renseigne mieux que les soi-disant révélations des soi-disant « délicats ? » Ou bien se laissera-t-il convaincre, contre son instinct, et se privera-t-il du plaisir d’aller s’émouvoir aux Brigands et à Guillaume Tell, pour aller s’ennuyer respectueusement à Egmont, à Torquato Tasso, et à Iphigénie ? En tout cas, ce ne sont point les fêtes du présent centenaire qui pourront décider de son attitude future à l’égard de Schiller. Dès demain, quand se seront fanées les dernières couronnes déposées, dans toutes les villes d’Allemagne, au pied de la statue ou du buste du poète, la campagne recommencera, avec une force nouvelle, contre celui que Nietzsche accusait d’être trop « moral, » et dont le principal tort est en effet, aux yeux des jeunes nietzschéens, d’avoir été malgré lui, toute sa vie, le représentant de la pitié chrétienne, en opposition avec l’impassibilité païenne de son grand rival. Et certes, ce ne sont point non plus des « enquêtes, » de l’espèce de celle que je viens de signaler, qui permettront au bon public allemand de savoir à quoi s’en tenir sur la valeur poétique de Schiller. Pareille à toutes les enquêtes, celle-là ne rachète son inutilité effective que par la drôlerie, inconsciente ou voulue, de quelques-unes des réponses qu’elle met au jour. Il y a là de jeunes poètes qui, à propos de Schiller, racontent gravement toute l’évolution de leur propre génie, aussi gravement que s’ils avaient écrit eux-mêmes Wallenstein ou Faust ; et il y a un romancier naturaliste anglais, M. Georges Moore, qui, interrogé sur ce qu’il pense de l’œuvre de Schiller, répond par une déclaration à la fois si imprévue et si amusante que je ne puis résister au désir de la citer tout entière :


Jamais, de ma vie, je n’ai lu une seule ligne de Schiller, et je ne crois pas qu’il m’arrive jamais d’en lire une seule ; jamais non plus je n’ai lu aucune étude sur sa personne ou son œuvre : mais de cela les lecteurs ne doivent pas conclure que je ne me sois pas fait une opinion sur lui. J’estime que tout homme qui vit dans un milieu littéraire éprouve un sentiment vague, mais sûr, qui lui dit quels écrivains méritent ou non qu’il les lise. Et puis le nom même d’un écrivain sert, en cela, de guide ; et sans doute c’est le nom de Frédéric Schiller qui m’a toujours inspiré une méfiance instinctive. J’ai écrit naguère un petit Essai sur les noms des auteurs, où j’ai montré que ceux-ci se trouvent toujours condamnés à produire des œuvres en accord avec leurs noms ; et mes lecteurs allemands reconnaîtront avec moi nue Frédéric Schiller n’est pas un nom aussi distingué que Gœthe ou que Heine. A le juger d’après son nom, je jurerais que les œuvres de Schiller doivent être de même sorte que les portraits de l’excellent peintre hollandais Van der Helst : comme ces portraits, elles doivent être remplies de ces qualités solides qui rendent un ouvrage classique et, en même temps, illisible.


Tout concourt, d’ailleurs, à nous prouver que Schiller, cent ans après sa mort, ne se trouve pas en grande faveur auprès des jeunes générations littéraires de son pays. Tandis que le cent-cinquantenaire de Gœthe, en 1899, a fait naître une nombreuse et importante série d’études biographiques ou critiques, je ne vois pas que le centenaire de la mort de Schiller nous ait, jusqu’ici, rien valu de semblable. Parmi la foule des publications nouvelles qu’il a provoquées, tout au plus aurait-on à signaler le premier volume d’une consciencieuse biographie du poète, qu’il sera temps d’apprécier quand son auteur, M. Karl Berger, l’aura achevée, et un très intéressant petit livre de vulgarisation où M. Ernest Muller, conservateur du Musée Schiller de Marbach, nous offre, avec l’accompagnement d’un texte explicatif plein de détails curieux, une série de reproductions des portraits du poète, des portraits de ses parens et de ses amis, des maisons qu’il a habitées, de ses autographes, etc. Mais nulle trace, dans tout cela, d’un travail original sur l’œuvre poétique de Schiller, sur le développement de ses idées, sur le rôle qu’il a joué dans la littérature allemande. Et ainsi la célébration du centenaire de la mort de ce grand homme aurait été pour nous absolument sans fruit si elle ne nous avait valu, il y a quelques semaines, une très belle réédition de la Correspondance de Schiller avec Gœthe, précédée, d’une longue et savante préface de M. Chamberlain.


A supposer même que toute l’œuvre poétique de Schiller dût, un jour, périr, sa correspondance avec Gœthe resterait pour nous porter témoignage de son grand cœur et de son génie. Et vraiment aucun autre de ses écrits, dans les circonstances présentes, n’était aussi bien fait que celui-là pour être remis sous les yeux du public allemand. Car il faut dire les choses comme elles sont : si le principal grief réel des jeunes lettrés allemands contre Schiller est la présence, chez lui, de cet esprit chrétien que Gœthe, le premier, leur a appris à haïr, leur argument principal contre lui est son infériorité vis-à-vis de Gœthe. Ils ne lui pardonnent pas d’avoir été, pendant près d’un siècle, tenu pour l’égal de son illustre ami ; et le fait est que ni ses ballades, ni ses odes, ni ses tragédies en vers, n’ont la parfaite et profonde beauté de celles du plus merveilleux poète qu’ait produit l’Allemagne. Peut-être y découvrirait-on, à les bien étudier, certaines vertus qui manquent même aux chefs-d’œuvre de Goethe : au point de vue de la forme, conception et composition, choix des images et harmonie du vers, l’immense supériorité des poèmes de Goethe ne saurait plus, désormais, être mise en doute. Mais au contraire, dans la Correspondance, c’est incontestablement Schiller qui reprend l’avantage. Non seulement la part d’idées qu’il y apporte est plus importante, aussi bien par sa qualité que par sa quantité : il y apporte en outre un langage plus varié et plus riche, plus digne d’un poète ; et surtout il y apporte infiniment plus de son âme, et celle-ci nous y apparaît dans toute sa grandeur.

Différence qui, assurément, ne prouve rien contre la supériorité artistique de Goethe sur Schiller : car on aperçoit tout de suite qu’elle ne résulte que de la différence des deux caractères. Gœthe, dans ses lettres, ne se livre jamais tout entier. De même qu’il ne soumet à son « uni qu’une partie de ses travaux, il ne lui confie, non plus, qu’une partie de ses rêves et de ses pensées. Ses lettres sont presque toujours, simplement, des « réponses : » réponses absolument parfaites, du reste, comme tout ce qui nous vient de lui, et il n’y a pas un seul mot des lettres de Schiller que nous ne sentions qu’il ait lu, médité, et jugé. Mais nous sentons aussi qu’aux sujets que traite Schiller il n’éprouve pas le besoin d’en ajouter d’autres, et que, sur ces sujets mêmes, il ne dit que ce qu’il croit capable d’intéresser son correspondant. Jamais nous ne le voyons là que de profil, sauf pour nous à deviner le magnifique visage de poète qu’il nous cache à demi. Et au contraire Schiller se découvre à nous pleinement, dans chacune de ses lettres. Celui-là n’est pas homme à rien garder pour lui seul ; tout ce qu’il pense et tout ce qu’il éprouve, ses réflexions, ses projets, ses espérances, il livre à Goethe tous les secrets de son âme, trop heureux qu’un tel maître lui fasse l’honneur de les accepter.

Encore n’est-ce pas tout. Un autre trait, d’ordre plus particulièrement intellectuel, distingue Schiller de Goethe, et nous explique l’intérêt plus constant de ses lettres. C’est que Goethe, du fait même de son génie de poète, et avec une force et une étendue d’intelligence bien supérieures à celles de son ami, se trouve hors d’état de rien comprendre sans aussitôt le transfigurer, sans le revêtir aussitôt de vie poétique. Son puissant esprit ne sait que contempler ou créer ; et le passage de l’un à l’autre de ces deux états s’opère en lui inconsciemment, sans qu’il puisse se rendre compte des réflexions qui l’ont accompagné. Et Schiller, lui, est essentiellement un esprit « réfléchi. » Chez lui et chez les autres, toujours il se rend compte des motifs qui amènent le passage de l’observation à la création. Son génie, de trempe moins forte que celui de son ami, est toujours plus complexe, ou si l’on veut, plus simple : et les diverses phases du travail artistique s’y effectuent plus lentement, par des degrés plus nettement perçus. De telle sorte qu’il raisonne plus que Goethe, et souvent mieux, et que sur lui-même et sur Goethe, il nous renseigne plus complètement. Les dons natifs de son cerveau, aussi bien que ceux de son cœur, lui permettent d’introduire dans ses lettres tout ce que nous aimons à retrouver dans les lettres d’un artiste : un abandon complet de soi, une admirable diversité de matière, et des aperçus nombreux sur ce qu’on pourrait appeler l’envers de la création poétique, sur les théories et les argumens qui ont aidé à la naissance de belles œuvres d’art. Oui certes, à supposer même que les ballades et les tragédies de Schiller dussent, un jour, périr, la Correspondance de Schiller avec Gœthe est assurée de vivre aussi longtemps que vivront les lettres allemandes.


Et je ne saurais assez dire quel précieux surcroît d’intérêt la préface de M. Chamberlain est encore venue ajouter à la réédition de cette Correspondance. Avec son tact et sa finesse ordinaires, l’éminent biographe de Richard Wagner s’est gardé de joindre au texte même des lettres de Schiller et de Goethe un commentaire dont elles n’avaient nul besoin. Ayant à nous les présenter, il s’est borné à nous indiquer les conditions où elles se sont produites, et à nous instruire de l’état d’esprit des deux correspondans au moment où ils se sont écrit les premières d’entre elles ; après quoi, il a simplement essayé de nous faire voir, en quelques pages, l’influence réciproque de ce long échange d’idées sur Schiller et sur Gœthe. Mais il a mis à cette tâche une science si sûre et une pénétration si entière, il y a mis aussi une si profonde sympathie pour les deux poètes, que son étude éclaire véritablement d’un jour nouveau le merveilleux monument littéraire qui la suit. Par-delà les lettres de Gœthe et de Schiller, elle nous fait entrer jusqu’au fond de leur âme. Et jamais, je crois, personne ne nous a si clairement montré comment et pourquoi, avec une opposition absolue d’aspirations comme d’aptitudes, ces deux grandes âmes ont cependant un droit égal à nous être chères.

Lorsque Schiller et Gœthe se sont rencontrés pour la première fois, à Weimar, le 7 septembre 1788, les sentimens qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre n’annonçaient guère leur prochaine amitié. Ce sont ces sentimens que nous décrit et nous explique, d’abord, M. Chamberlain. Il nous montre Schiller tout rempli encore de son ancienne admiration pour Werther et Gœtz de Berlichingen, mais ayant sans cesse mieux conscience de sa propre valeur, et de plus en plus prévenu contre Gœthe par la sourde hostilité qu’il sentait chez celui-ci ; et en effet Gœthe, de son côté, au sortir de la crise qu’avait été pour lui son voyage d’Italie (1786-1788), ne pouvait s’empêcher d’être importuné de la gloire grandissante d’un rival qui reprenait, en l’exagérant, le romantisme dont il venait lui-même de se séparer. Aussi la rencontre des deux poètes fut-elle assez froide ; et l’on put même craindre que, loin de calmer leur méfiance réciproque, elle n’eût pour effet de la rendre plus vive. Mais ensuite, peu à peu, sous l’action simultanée des circonstances et de leur développement intérieur, Gœthe et Schiller, désormais voisins, ont commencé à se comprendre ; le fossé qui les séparait s’est, peu à peu, comblé, jusqu’à ce jour mémorable du 14 juillet 1794 où, dans une rue d’Iéna, une phrase de Schiller a brusquement révélé à Gœthe la haute valeur intellectuelle de son jeune confrère. Après ce jour, les deux hommes ne pouvaient plus manquer de s’unir : conduits à cela non seulement par la profonde estime qu’ils ressentaient l’un pour l’autre, mais aussi, sans doute, par la perception, plus ou moins consciente, de l’utilité qu’aurait, pour chacun d’eux, une telle amitié. Et je vais essayer de traduire, tout au moins, quelques lignes du chapitre où M. Chamberlain nous définit l’influence parallèle exercée sur Schiller et sur Gœthe, par ce long échange de leurs sentimens et de leurs idées.


Maintenant Goethe, — le monde qu’était la pensée de Goethe, — devenait pour Schiller comme un élément, une atmosphère nouvelle où il pouvait recréer poétiquement ce que, jusqu’alors, il n’avait fait que concevoir abstraitement. Pour employer une de ces images qui lui étaient, familières, on pourrait dire que Goethe était devenu pour lui un miroir, un miroir enchanté. Assurément il n’y a pas, dans les dernières tragédies de Schiller, une seule grande figure qui aurait été ce qu’elle est sans la présence de Gœthe : non que ces figures ne soient, des pieds à la tête, une création de Schiller ; mais ce n’est qu’au contact de Gœthe que Schiller a appris à revêtir d’une forme concrète et précise tout ce que son génie lui faisait concevoir…

Sur l’œuvre poétique de Gœthe, d’autre part, l’influence de Schiller a été moins vive. Sans doute c’est Schiller qui a encouragé le retour de Gœthe à la poésie, et leurs lettres nous prouvent, en outre, qu’il l’a souvent, éclairé sur les qualités et les défauts de ses écrits. Mais tout cela n’est que superficiel Au fond, la création poétique de Gœthe était dorénavant inaccessible à l’influence de Schiller. « Je me suis toujours efforcé de tenir bon, dans mes relations avec lui, disait plus tard Goethe à Eckermann, et de défendre mes ouvrages et les siens contre des influences de cette sorte. »

Mais, en revanche, Schiller a exercé une influence presque incommensurable sur toute l’évolution intime du génie de Gœthe ; et ce n’est que par l’entremise de Schiller que Gœthe est parvenu à la pleine et dernière conscience de lui-même. Si Gœthe a été pour Schiller un miroir, je dirais volontiers que Schiller, à son tour, a été pour lui un flambeau. Il a projeté en lui une lumière qui a eu pour effet de lui faire approfondir définitivement sa conception de la nature et toute sa philosophie. Jusqu’alors, Gœthe avait oscillé entre un vague mysticisme spinoziste et un naturalisme encore primitif et confus. C’est Schiller qui, — et dès le début de leurs relations, — lui a signalé cette confusion qui régnait dans sa pensée ; après quoi il l’a initié, autant qu’il l’a pu, à la vraie critique de la connaissance, telle que l’avait fondée Platon, et telle qu’elle venait d’être définitivement formulée par Emmanuel Kant… Mais son influence sur Gœthe ne s’est point bornée là. Il y avait chez Gœthe un fonds latent d’idéalisme, aussi bien intellectuel que sentimental, que les diverses circonstances de sa vie intérieure l’avaient toujours empêché de mettre en valeur ; et c’est encore à Schiller qu’il a dû d’en prendre conscience. Jusqu’alors c’était comme si, volontairement, il se fût lié les ailes : c’est Schiller qui, vraiment, les lui a déliées.


Et M. Chamberlain nous rappelle, en terminant, les nombreux passages des lettres et des entretiens de Gœthe où celui-ci, durant toute la suite de sa vie, a noblement proclamé le bienfait qu’avait été pour lui l’amitié de Schiller. Amitié dont le seul souvenir devrait suffire, en vérité, pour imposer aujourd’hui aux jeunes lettrés allemands un ton plus respectueux à l’égard d’un homme qui, avec cela, et autant par ses défauts que par ses qualités, répond bien plus exactement que Gœthe à l’idéal poétique inné de leur race. « Schiller, — écrivait Gœthe au musicien Zelter, — avait d’instinct en lui la tendance chrétienne : il ne pouvait toucher à rien de commun sans aussitôt l’ennoblir. » Mais hélas ! c’est précisément cette « tendance chrétienne » que l’on entend faire expier aujourd’hui au malheureux Schiller, plus encore que la maladresse de son art et la fougue trop facile de son romantisme. La littérature proprement dite ne joue qu’un rôle accessoire dans la « question Schiller ; » et peut-être le jour n’est-il pas éloigné où la jeunesse allemande, définitivement libérée de la fâcheuse influence de Nietzsche, pardonnera à l’auteur de Guillaume Tell ses préjugés « moraux, » en considération de ce don qu’il a eu « d’ennoblir tous les sujets où il a touché. »


T. DE WYZEWA,