Revues étrangères - A Propos d’une nouvelle biographie de Dickens

REVUES ÉTRANGÈRES

Á PROPOS D’UNE NOUVELLE BIOGRAPHIE DE DICKENS


Forster’s Life of Dickens, abridged and revised by George Gissing, Londres, 1 vol. in-8o illustré, 1902.


La biographie de Dickens, que vient de faire paraître M. Gissing n’est pas « nouvelle » à proprement parler : ce n’est en somme qu’une réédition, abrégée, remaniée, et remise au point, du célèbre Mémoire biographique publié, peu de temps après la mort de Dickens, par l’avocat John Forster, l’ami et le confident le plus intime du grand romancier. Mais M. George Gissing, qui est lui-même un romancier de talent, connaît si bien la vie et l’art de Dickens que sa réédition, plus courte de moitié que le texte original de Forster, nous fait pourtant l’effet d’être plus remplie Elle est écrite avec plus de soin, mieux composée, infiniment plus agréable à lire ; mais surtout, par la suppression d’une foule de hors-d’œuvre qui encombraient le récit de Forster, elle nous maintient pour ainsi dire en contact plus immédiat avec la figure de Dickens, et nous permet de l’apercevoir avec un relief plus vivant. Reste seulement à savoir si cette figure, telle que nous la présente l’effort combiné des deux biographes, ressemble tout à fait à ce qu’était, dans la réalité, l’inoubliable auteur de Martin Chuzzlewit. Pour ma part, je dois déclarer tout de suite que je ne le crois pas. J’ai éprouvé une fois de plus, en lisant le très intéressant ouvrage de M. Gissing, la désillusion que m’avaient toujours produite les deux gros volumes de Forster : de nouveau j’ai trouvé devant moi un étranger, au lieu de l’ami que je m’attendais à retrouver. Et c’est là une impression que ressentiront comme moi, je le crains, tous ceux qui ont subi le charme bienfaisant du génie de Dickens.


Non pas que le Dickens des biographes diffère absolument de celui que nous avons appris à connaître et à aimer dans ses livres. Il possède, en commun avec lui, un don merveilleux d’observation familière ; et chacune de ses lettres à Forster, en particulier, abonde en menues peintures de mœurs et de caractères qui ne seraient point déplacées dans ses plus beaux romans. On comprend que l’homme qui écrivait de telles lettres ait pu, dès qu’il l’a voulu, devenir le plus abondant, le plus varié, le plus attachant de tous les réalistes. Les moindres détails des choses qui l’entouraient revêtaient aussitôt pour lui une signification caractéristique ; il ne pouvait faire une promenade dans les faubourgs de Londres sans en rapporter non seulement des matériaux pour une nouvelle ou un roman futurs, mais toute une série de scènes déjà pleinement organisées dans son imagination, et n’ayant plus ensuite qu’à être rédigées. Je doute qu’il y ait jamais eu un écrivain à qui le monde extérieur ait parlé aussi clairement qu’à celui-là ; et je ne m’étonne pas, après avoir lu ses lettres, qu’il ait su mieux que personne nous faire entendre les mille voix des cloches, des vagues, et du vent. Sans compter que par la spontanéité même de son observation s’explique déjà très suffisamment ce que celle-ci a toujours eu chez lui de joyeux, de spirituel, d’intime à la fois et de communicatif. Son humour, qui plus encore que ses autres qualités lui a valu depuis un demi-siècle l’affection passionnée de ses compatriotes, n’était en fin de compte que la conséquence naturelle de l’intérêt qu’il prenait au spectacle des choses. Au lieu de se surajouter à son observation, comme chez son rival Thackeray et chez la plupart des humoristes anglais, il en découlait directement, ou plutôt faisait corps avec elle, à tel point que les critiques continueront toujours à se demander quelle a été au juste, chez lui, la part du réalisme et celle de la fantaisie. La vérité est que son observation, étant sincère et directe, lui fournissait, par là même, des images qui pour d’autres yeux devaient sembler fantaisistes : car notre vision de l’univers n’est jamais qu’une forme de l’hallucination, et l’on ne saurait exiger que le cerveau d’un grand peintre s’astreignît à la médiocrité de nos perceptions coutumières.

Une traduction française des lettres de Dickens nous offrirait, à ce point de vue, des documens psychologiques fort intéressans : elle nous révélerait à merveille l’origine de l’un des deux élémens principaux de son génie créateur. Et j’ajoute qu’elle nous montrerait, en même temps, combien cet élément de son génie lui a peu coûté à acquérir et à développer. Pour nous offrir les divertissantes figures de Sam Weller et de Sarah Gamp, de Mme Nickleby et de M. Micawber, Dickens n’a eu qu’à regarder autour de lui, et à nous transcrire exactement ce qu’il avait vu. Tout au plus son effort littéraire a-t-il consisté à contenir, à régler, à restreindre l’exubérance instinctive de ses impressions. Les types et les tableaux qui remplissent ses lettres ne diffèrent de ceux qui remplissent ses romans que par plus d’abondance et de variété. Voici, par exemple, en quels termes il décrivait à son ami les premiers effets d’une cure entreprise par lui, en 1849, dans une ville d’eaux anglaise, avant de se mettre à la rédaction de David Copperfield :


Le premier effet salubre dont le patient ait conscience est une sensation presque continue de malaise, accompagnée d’une extrême dépression de forces, de telle sorte que les jambes du patient fléchissent sous lui, et que son bras tremble quand il veut saisir un objet. Joignez à cela une somnolence extraordinaire, — excepté, naturellement, pendant la nuit, où son sommeil, lorsque par miracle il réussit à s’endormir, est à chaque instant coupé de cauchemars. Si d’aventure le patient se trouve avoir quelque chose à faire qui exige un peu d’attention et de réflexion, l’effort qu’il doit y dépenser l’épuise à un tel degré qu’il ne peut agir que par petits à-coups, et qu’il est forcé de se mettre au lit, pendant les intervalles. En même temps se développent chez lui un profond abattement d’esprit et une disposition toute particulière à verser des larmes du matin au soir. Si le patient, avant de commencer sa cure, se trouve avoir été bon marcheur, il s’aperçoit tout à coup que quelques milles sont une distance considérable ; et le voilà qui, au milieu de la promenade la plus insignifiante, se met tout à coup à tituber d’un côté à l’autre du chemin, comme un homme ivre. Si le patient a jamais possédé une certaine énergie, il la trouve changée en une langueur stupide. Il ne voit plus devant lui, dans la vie, ni un but à poursuivre ni un moyen d’y atteindre. Inutile de dire que toute lecture lui devient impossible. Et malheur à lui s’il prend un rhume ! Il aura clairement l’impression que rien au monde jamais ne pourra l’en délivrer, tant tout son être est incapable de la moindre résistance. Sa toux sera profonde, monotone, constante : une toux en comparaison de laquelle l’ « honnête aboiement du fidèle chien de garde » vous fera l’effet d’un faible murmure !


Et voici encore, pour m’en tenir à ces deux citations, le récit d’un dîner « intime » offert à Dickens, en 1855, par Emile de Girardin :


Tout homme qui ignorera ma ferme résolution de ne jamais embellir ni exagérer la relation que je vous fais des menus événemens de ma vie, me soupçonnera de vouloir vous tromper lorsque, à notre prochaine rencontre, je vous décrirai mon dîner d’hier soir : les trois somptueux salons, avec dix mille bougies dans des flambeaux dorés, et la salle à manger qui les suit d’une magnificence fantastique, avec deux énormes portes donnant vue (à travers une antichambre pleine de vaisselle de prix) droit dans la cuisine, avec un innombrable régiment de cuisiniers blancs occupés au grand œuvre magique du dîner. De son siège, au milieu de la table, l’hôte, pareil à un ogre de conte de fées, surveille la cuisine, et la table, d’une blancheur de neige, et l’ordre et le silence prodigieux qui y règnent. Et voici que des portes de cristal jaillit le banquet, le plus extraordinaire festin où ait jamais été admis un mortel : les truffes, à elles seules, ayant dû coûter, pour huit personnes, au moins cinq livres sterling ! Sur la table gisent des jattes de verre, remplies des meilleurs champagnes et des plus pures glaces. Au troisième service, des valets versent du vin de Porto qui, au plus bas prix, ne peut manquer de coûter deux guinées la bouteille. Avec la glace, on sert aux convives une eau-de-vie qui a séjourné au fond d’une cave pendant plus d’un siècle. Puis vient le café, un café que le frère de l’un des convives a rapporté des extrêmes confins de l’Orient, en échange d’un poids égal de poudre d’or de la Californie. Après quoi, les convives étant revenus dans l’un des salons, des tables surgissent, chargées de cigarettes provenant en droite ligne du harem du Sultan : pour ne rien dire de toute sorte de boissons fraîches, où le parfum de citrons arrivés la veille d’Algérie rivalise voluptueusement avec celui de délicates oranges arrivées, le matin même, de Lisbonne. Et c’est ensuite une autre table qui apparaît, toute lourde d’un service en argent massif, et exhalant de l’encens sous la forme d’un thé directement apporté de la Chine : d’où ce thé doit avoir rapporté avec lui la table qui le porte ; mais de ce dernier point je ne voudrais pas jurer, étant bien résolu à rester prosaïque. Et, pendant tous ces prodiges, l’hôte ne cesse de répéter : « Ce petit dîner-ci n’est que pour faire la connaissance de M. Dickens ; il ne compte pas, ce n’est rien ! » Encore m’aperçois-je que j’ai oublié de vous en mentionner une bonne moitié, et notamment un plum-pudding infiniment plus énorme qu’on n’en a jamais vu en Angleterre en temps de Noël, un pudding servi avec une sauce absolument céleste, pareille, pour la couleur, à la fleur d’oranger, et, pour la forme, à cette même fleur poudrée et baignée de rosée. Et ce pudding s’appelle, sur le menu : Hommage à l’illustre écrivain d’Angleterre. Enfin l’illustre écrivain en question, muet de stupeur, parvint à atteindre la porte du dernier salon ; et, même à ce moment, son hôte lui répétait encore : « Le dîner que nous avons eu ce soir, mon cher, n’est rien ; il ne compte pas, il a été tout à fait en famille. J’espère bien que vous viendrez diner bientôt chez nous, niais, alors, un vrai dîner ! Au plaisir ! au revoir ! au dîner !… » Et il y a encore ceci, que je tiens à vous faire savoir : après le dîner, mon hôte m’a demandé de venir un moment dans son cabinet pour fumer un cigare. Sur quoi, froidement, il a ouvert un tiroir qui contenait plus de 5000 cigares d’un prix inestimable, en paquets gigantesques, tout comme le capitaine des voleurs, dans Ali-Baba, serait allé prendre des ballots de brocart dans un coin de la caverne.


Mais tandis que le peintre et l’humoriste qu’a été Dickens se retrouvent à chaque page dans l’étude biographique de M. George Gissing, vainement on y chercherait la moindre trace du grand poète qu’il a été aussi. Vainement on s’efforcerait d’y retrouver l’homme qui, depuis le premier jusqu’au dernier de ses romans, n’a pas cessé de prêcher la morale de l’Évangile. De la prêcher ? Non, mais plutôt de la respirer, d’en imprégner toute son œuvre, de l’employer à la production d’une forme nouvelle de la beauté poétique. Car le réalisme et l’humour n’ont jamais été pour Dickens que des moyens ; et il n’y a pas un seul de ses écrits, petits ou grands, dont l’objet principal ne soit d’exalter en nous le respect et l’amour de l’idéal chrétien. Un critique anglais disait récemment que, après saint François d’Assise, Dickens était peut-être le premier qui se fût sérieusement efforcé de ramener les hommes à la pratique rigoureuse de la doctrine du Christ, telle qu’elle est exposée surtout dans le Sermon sur la Montagne ; et le fait est, du moins, que toute son œuvre peut être considérée comme le commentaire poétique du programme moral que nous offrirait le Sermon sur la Montagne, si on le détachait du reste des Saintes Écritures. Dickens n’a pas été seulement le précurseur et le maître de Dostoïevsky, du comte Tolstoï, de tous les romanciers chrétiens de la seconde moitié du XIXe siècle : il les a tous dépassés par la hardiesse et l’intransigeance de son évangélisme ; et l’on comprend que le comte Tolstoï, dans son mémorable pamphlet sur l’art, ait placé toute l’œuvre de Dickens au premier rang des modèles de « l’art véritable, » tandis qu’il condamnait ses propres œuvres comme n’étant que de « faux art. » À un plus haut degré encore que l’œuvre du comte Tolstoï, celle de Dickens est animée de ce que nous appelons aujourd’hui l’esprit tolstoïen. Elle nous enseigne infatigablement que le savoir est inutile[1], que toute richesse est mauvaise en soi, que le royaume des deux ne s’ouvre qu’aux simples de cœur et aux pauvres d’esprit. Elle nous apprend à détester non seulement l’égoïsme, mais jusqu’à cette honnêteté bourgeoise qui se satisfait d’une foi tiède et d’une vertu médiocre. Bien avant Résurrection, Bleak House interprète dans le sens le plus radical la parole divine : « Tu ne jugeras pas ! » Martin Chuzzlewit, Dombey et Fils, Les Temps difficiles, — pour ne prendre que ces trois exemples, — sont d’ardens réquisitoires contre la bassesse et l’hypocrisie de notre vie sociale d’à présent. Et jamais peut-être M. Herbert Spencer lui-même n’a aussi énergiquement condamné toute organisation politique que l’a fait, à vingt reprises, l’auteur de La petite Dorrit et de l’Histoire d’Angleterre racontée aux enfans. Encore ne sont-ce là que quelques-unes des grandes thèses sociales ou morales que nous trouvons soutenues dans les romans de Dickens : et le véritable caractère « chrétien » de ces romans est moins dans les thèses générales que dans la façon de nous présenter les personnages, de les opposer l’un à l’autre, de nous contraindre à les aimer ou à les haïr suivant qu’ils se rapprochent ou s’écartent de l’idéal de l’auteur. C’est ici que le réalisme et l’humour de Dickens se trouvent mis directement au service de sa doctrine morale ; et rien ne serait plus curieux à étudier que, par exemple, les cent types divers dans lesquels il s’amuse tour à tour à incarner la laideur des « vertus bourgeoises. »

Autant et plus qu’un peintre, Dickens est un poète. Autant et plus que le créateur des divertissantes figures de Sam Weller et de Sarah Gamp, il est le créateur des figures merveilleuses de la petite Nell et du petit Dombey, de la servante Pegotty, de l’organiste Tom Pinch, de Joe le vagabond et du voleur Gargery, du vieux Caleb, qui fait croire à sa fille aveugle qu’il est très riche et vit dans le luxe, du bon caporal français qui se sacrifie tout entier à l’enfant qu’il a recueilli. Les Anglais eux-mêmes, qui d’abord ont été plus frappés de l’humour de Dickens que de sa poésie, en viennent peu à peu à reconnaître la supériorité de David Copperfield sur le Pickwick Club. Et, en dehors de l’Angleterre, j’ai eu souvent déjà l’occasion de signaler combien était profonde et durable l’influence de l’élément poétique et « chrétien » de l’œuvre de Dickens. Aujourd’hui, trente ans après la mort du romancier anglais, c’est cet élément qui survit, dans son œuvre, et qui maintient sa gloire à travers le monde. Cela seul ne suffirait-il pas à prouver que le christianisme de Dickens, de même que son génie d’observation, doit avoir été chez lui naturel et sincère ? Il faut en effet l’avoir bien peu lu pour se risquer à soutenir, comme on l’a fait, que l’émotion et l’idée sont chez lui des artifices littéraires, destinés à rehausser la portée de sa plaisanterie ; c’est au contraire sa plaisanterie qui, presque toujours, n’est que le reflet de son émotion, ou bien sert à accentuer le relief de son idée. Mais, au reste, Dickens est si foncièrement, si spontanément chrétien, qu’il l’est souvent à son insu, ne se rendant pas compte lui-même de ce que les actions ou les sentimens de ses personnages ont, dans leur désintéressement, d’exceptionnel, de paradoxal, de contraire aux préjugés moraux de l’humanité moyenne en général, et de la bourgeoisie anglaise en particulier. Et comment admettre qu’un auteur ne tire pas du fond de soi-même une doctrine, ou plutôt un état d’esprit, qui se retrouve chez lui d’un bout à l’autre de sa carrière, à travers trente œuvres et autant d’années ? Car la manière de décrire, et aussi l’humour, ont souvent varié, dans l’œuvre de Dickens : sa conception de l’idéal moral est restée invariable, depuis Olivier Twist, jusqu’à l’Ami Commun. La protestation contre la soi-disant justice humaine nous apparaît déjà, et plus éloquente encore peut-être que dans Bleak House, dans la scène où M. Pickwick voit mourir en prison une victime de l’organisation judiciaire. Tout le personnage de Pickwick, d’ailleurs, après avoir débuté sur le ton de la farce, tourne insensiblement vers une sorte de beauté morale, que rend plus sensible encore son contraste avec une inguérissable niaiserie intellectuelle. Et lorsque, à l’autre (extrémité de sa carrière, Dickens, ayant à diriger des revues, se trouve amené à écrire des façons de prologues pour des séries de contes, dont il va laisser ensuite la rédaction à ses collaborateurs, instinctivement il fait de ces petits morceaux de véritables poèmes, d’une tendresse, d’une douceur, d’une exaltation religieuse incomparables : des modèles parfaits de ce lyrisme évangélique qui, au moins autant que ses dons de peintre, doit avoir constitué sa personnalité d’écrivain[2].


Or, comme je l’ai dit, aucune trace de ce Dickens-là ne se retrouve ni dans la biographie de Forster, ni dans la réédition remaniée que vient de nous en offrir M. Gissing. Et voici, en échange, le Dickens qu’on y trouve : c’est, à savoir, non pas même un véritable bourgeois anglais, mais un parvenu, et de l’espèce la plus fâcheuse, mal élevé, bruyant, vaniteux, très fier de ses relations mondaines et de sa fortune, tout en affectant grossièrement de les dédaigner. Avec cela bon enfant, mais toujours à la façon d’un acteur ou d’un commis voyageur : prêt à obliger ses amis, si la chose ne doit pas lui coûter un trop gros sacrifice, mais incapable de s’imposer la moindre gêne au profit d’autrui. Sa loyauté même ne laisse pas de nous paraître légèrement sujette à caution : à moins de supposer qu’il y ait eu chez lui une espèce d’inconscience morale, résultant de l’humilité de ses origines et de son défaut complet d’éducation. Le fait est que peu d’écrivains ont poussé aussi loin le manque de scrupules, lorsqu’il s’est agi d’emprunter à leur expérience personnelle des matériaux pour leur lucrative « copie. » Forster et M. Gissing n’hésitent pas à noua affirmer que ce sont bien les caractères du père et de la mère de Dickens que celui-ci a représentés dans deux des personnages les plus grotesques de ses romans, le faiseur Micawber et la vieille Mme Nickleby. Dans Bleak House, ayant à mettre en scène une façon d’escroc à prétentions artistiques, il a jugé tout simple de le figurer exactement sous les traits d’un homme de lettres de ses amis, Leigh Hunt ; après quoi, il a été tout étonné de découvrir que d’autres de ses amis désapprouvaient un pareil emploi du « document humain. » Enfin ses biographes nous racontent que, en 1858, il a renvoyé de chez lui sa femme, la fidèle compagne qui depuis vingt ans l’avait soutenu, encouragé, aidé à devenir le grand homme qu’il était. « Avec l’installation de Dickens à Gadshill, nous dit M. Gissing, commença dans sa vie une époque nouvelle. Peu de temps après cette installation, se produisit un changement domestique dont je ne puis pas éviter de parler, mais sur lequel je n’insisterai qu’autant qu’il le faudra pour l’intelligence du caractère même de Dickens. Ce changement se rattache de très près à une autre résolution prise alors par Dickens, qui, non content désormais d’être le plus populaire des auteurs de son pays, entreprit de devenir en outre un amuseur public, au sens le plus bas de ce mot… Les épreuves de sa jeunesse lui avaient acquis les dons précieux de l’énergie, de la volonté, et de la persévérance ; mais elles ne lui avaient pas enseigné l’habitude du renoncement et du sacrifice. » Voilà ce que les biographes en quelque sorte officiels de Dickens nous apprennent de sa vie privée ! Et, de tous les faits qu’ils exposent sous nos yeux, ressort inévitablement une conclusion, la plus imprévue à la fois et la plus attristante pour ceux qui se sont accoutumés à chérir en Dickens le poète des Contes de Noël et des Temps difficiles : ce poète, ce chrétien, cet apôtre inspiré, lorsque nous le voyons à travers le récit de ses biographes, nous apparaît comme n’ayant eu dans sa vie que deux grandes passions, celle du « cabotinage » et celle de l’argent !

Le grand rêve de sa jeunesse avait été de devenir acteur ; et l’on serait tenté de croire que, plus tard, le grand regret de toute sa vie fut de ne l’être point devenu. Du moins se consolait-il en organisant sans cesse, chez lui ou chez ses amis, des représentations dramatiques. Il éprouvait un besoin maladif de se faire voir, de jouer des rôles, d’entendre éclater autour de lui les applaudissemens. Et c’est là que doit être cherché l’un des motifs principaux qui le conduisirent, en 4858, suivant l’expression de M. Gissing, à « se faire un amuseur public au sens le plus bas du mot. » Pendant les douze années qui lui restaient à vivre, il ne s’arrêta pour ainsi dire point de s’exhiber au public anglais et américain, sous prétexte de lire des fragmens de ses œuvres. « Vendredi passé, écrivait-il à un ami, je suis allé de Shrewsbury à Chester, d’où je suis reparti pour Liverpool. Je suis revenu de Liverpool à Chester et y ai fait ma lecture. A onze heures du soir, j’ai repris le train pour Londres. » Sous la direction d’un imprésario, il allait de ville en ville, faisant souvent deux lectures le même jour, en deux endroits différens. Il y avait des semaines où le malheureux se montrait successivement à Londres, à Bradford, à Edimbourg, à Glasgow, à Manchester, et de nouveau à Londres. « Après les séances, écrivait-il, je suis dans un tel état d’anéantissement qu’on me couche sur un sofa, et que j’y reste étendu un quart d’heure, presque sans connaissance. » Il écrivait cela d’Amérique, où malgré les supplications de sa famille et les avertissemens de ses médecins, il s’était obstiné à aller faire une série de lectures. Et, dans la même lettre, il annonçait qu’il venait de traiter avec un imprésario anglais pour une nouvelle série en Angleterre, aussitôt après son retour. On sait que ce sont ces lectures qui l’ont tué.

Mais elles lui ont procuré, pendant douze ans, avec la satisfaction de pouvoir se montrer en public, celle de pouvoir gagner de grosses sommes d’argent. « En arrivant à Manchester, samedi, j’ai trouvé 700 places louées d’avance ! Quand je suis entré dans la salle, 2 500 personnes avaient payé pour m’entendre ! » Ou encore : « Figurez-vous cela ! Notre dernière soirée de New-York a rapporté 500 livres sterling anglaises, déduction faite de l’escompte de l’or ! Le manager porte toujours sous son bras un immense paquet, qui ressemble à un coussin de sofa, et qui n’est fait, en réalité, que de billets de banque. Certes, la tâche est dure, le climat est dur, la vie est dure : mais, jusqu’à présent, les gains sont énormes ! » Et ces lignes, écrites presque à la veille de sa mort, répètent une dernière fois le refrain que nous trouvons dans toutes ses lettres, depuis qu’il a commencé à écrire des livres. En janvier 1839, il avoue à Forster qu’il n’a pas le courage de commencer Barnabé Rudge, parce qu’il est « mis hors de lui par la comparaison entre les bénéfices énormes que son Olivier Twist a rapportés à son éditeur et la misérable somme qu’il lui a rapportée à lui-même. » En 1844, il écrit à son ami : « Quelle nuit atroce j’ai passée ! J’ai cru que je ne m’en remettrais jamais. Et tout cela parce que j’ai reçu les comptes de mon Cantique de Noël. Figurez-vous que les six premières éditions n’ont rapporté que 230 livres, et que les quatre suivantes m’en rapporteront à peine autant ! Et moi qui, de toute mon âme, m’étais attendu à un millier de livres ! » Plus tard, en revanche, il se félicite d’avoir écrit la Petite Dorrit. « Mon roman l’emporte même sur Bleak House. Le départ (de la vente) est magnifique, et j’en suis fou de joie. Savez-vous qu’on a vendu 3 500 exemplaires de la seconde livraison le jour du nouvel an ? » C’est en ces termes qu’il parle de tous ses livres : le chiffre de leur tirage semble être la seule chose qui l’intéresse en eux.


Tel est le Dickens que nous montrent Forster et M. George Gissing. Ils nous apprennent, en outre, que son auteur favori, dans la littérature française, était Paul de Kock, qu’il était d’une humeur souvent détestable, et que « jamais il n’a possédé une cité intérieure, pour le consoler et pour l’abriter des souffrances qui lui venaient du dehors. » Voilà l’image qu’ils prétendent nous offrir du créateur de la petite Nell, de Dora Copperfield, et du petit Dombey !

La découverte est si imprévue qu’on en reste d’abord tout déconcerté. Mais bientôt l’on se dit que, si réellement Dickens a été cet acteur manqué, ce grossier parvenu, ce gagneur d’argent, ses amis auraient peut-être mieux fait de garder pour eux ce qu’ils savaient de lui. Et, une fois de plus, on se trouve amené à déplorer des mœurs littéraires qui non seulement excusent, mais qui même autorisent et commandent des révélations aussi absolument inutiles que celles-là. Car, à ceux qui n’aiment pas les romans de Dickens, peu leur importe de connaître l’homme qu’il a été ; et, pour ceux qui les aiment, j’affirme qu’il n’y en a pas un seul qui ne se résignerait volontiers à tout ignorer de la vie du poète, plutôt que d’avoir à apprendre qu’il a ridiculisé son père et sa mère, que la littérature lui est toujours apparue surtout comme une mine de gros sous, et que, tandis que son œuvre offrait à des milliers d’âmes une « cité intérieure, » un sûr et fidèle abri des « souffrances du dehors, » lui-même a toujours été privé d’un abri de ce genre. Ah ! quand donc se déshabituera-t-on de salir la mémoire des grands hommes, sous prétexte de nous initier à leur vie intime !

Ainsi l’on songe tristement, en face du livre de M. Gissing. Et l’on éprouve tout à coup une nouvelle surprise lorsque, dans l’épilogue du livre, on lit que, de l’avis unanime de tous les amis de Dickens, celui-ci était un homme d’une bonté merveilleuse, tendre, charitable, désintéressé, toujours prêt à répandre en bienfaits l’argent qu’il s’épuisait à gagner. On découvre en particulier que Carlyle, qui cependant n’était guère prodigue de ses éloges, écrivait à Forster, après la mort de Dickens : « Je l’ai connu depuis près de trente ans ; et je dois dire que chacune de nos rencontres m’a plus profondément convaincu de son éminente valeur et beauté morales : jusqu’à ce qu’enfin j’aie été forcé de reconnaître en lui l’homme le plus cordial, le plus sincère, le plus juste, le plus aimant, de mon temps. Aucune mort, depuis celle de ma femme, ne m’a autant consterné ! Bon, doux, tendre, noble Dickens : il n’y avait pas un pouce de sa nature qui ne fût d’un honnête homme ! »

Qu’est-ce à dire ? Quel est ce nouveau Dickens, si différent de celui que nous ont montré ses deux biographes, si pareil à celui que nous faisaient entrevoir ses livres ? Dans l’appréciation de la véritable nature du poète, le poète Carlyle n’aurait-il pas été meilleur juge que l’homme de loi Forster ? Et alors, à la lumière des phrases de Carlyle, comme aussi de tout l’épilogue du livre de M. Gissing, nous apercevons que, tel qu’il est conçu, le récit qui précède cet épilogue n’a pu manquer de nous offrir une image inexacte de la vie de Dickens. Ce récit, en effet, ne nous révèle que les circonstances extérieures de sa vie ; il nous présente l’homme d’action, l’écrivain populaire, le voyageur et le conférencier : mais pas une fois il ne nous ouvre le cœur même de Dickens. De telle sorte que nous assistons à une foule d’actes et de paroles qui, suivant l’intention qui les a dictés, peuvent être le fait, soit du parvenu grossier que j’ai dit, ou bien d’un grand enfant, capricieux, mal élevé, exubérant, avide d’émotions faciles, mais, au fond, plein « de valeur et de beauté morales. » Le témoignage de Forster ne contredit qu’en apparence celui de Carlyle. Entre le Dickens que nous décrivent ses biographes et celui qui se livre à nous lui-même dans son œuvre, nous restons libres de choisir suivant notre goût. Et rien ne nous empêche, Dieu merci, de continuer à voir, dans le poète des Contes de Noël, le plus noble, le plus cordial, le plus sincère, le plus aimant des hommes ! »


T. DE WYZEWA.

  1. Dickens nous dit bien, dans son Cantique de Noël, que « l’ignorance et la misère sont les deux plus affreux des enfans de notre humanité : » mais « l’ignorance » qu’il condamne n’est pas celle de l’esprit, et l’on sait que, d’une façon générale, les ignorans ont dans ses récits un plus beau rôle que les professeurs.
  2. Ces singuliers commencemens de séries, L’Héritage de Mme Lirriper, L’Auberge de la Branche de houx, Le Bagage de Personne, Les Prescriptions du docteur Marigold, mériteraient d’être enfin traduits en français. Jamais Dickens n’a rien écrit de plus beau.