Revues étrangères - Un livre du docteur Lapponi sur l’hypnotisme et le spiritisme

Revues étrangères - Un livre du docteur Lapponi sur l’hypnotisme et le spiritisme
Revue des Deux Mondes5e période, tome 33 (p. 936-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN LIVRE DU DOCTEUR LAPPRONI SUR L’HYNOTISME ET LE SPIRI-TISME


Ipnotismo e Spiritismo, studio medico-critico, par le Dr Giuseppe Lapponi, « archiatro della sanita di Leone XIII e di Pio X ». Un vol. in-18, Rome, 1906.


Si même il avait été médiocre, ou même mauvais, le livre nouveau du Dr Lapponi sur l’Hypnotisme et le Spiritisme n’aurait pas manqué de faire quelque bruit ; et bien des personnes auraient encore été curieuses de savoir ce que pouvait avoir à dire, sur les délicates questions des tables tournantes et de la « matérialisation » des esprits, l’ « archiâtre de la santé des papes Léon XIII et Pie X. » Mais il se trouve, de plus, que ce livre est un ouvrage excellent : un peu court, en vérité, mais plein de faits et d’idées sous son petit volume, et écrit à la fois si clairement et si honnêtement, avec tant de finesse, de modération, et de probité scientifique, que sa valeur propre suffirait à légitimer le très vif succès qu’il a obtenu, en Italie, depuis le premier jour de sa publication.

Aussi bien le Dr Lapponi a-t-il soigneusement évité tout ce qui pouvait prêter à son livre l’apparence d’un pamphlet ou d’une thèse ; et il ne s’est pas borné non plus, — comme d’autres l’ont fait, bien souvent, avant lui, — à nous offrir un recueil d’observations inédites, « sensationnelles, » et, d’ailleurs, plus ou moins sujettes à caution. Son principal objet a été, suivant son expression, de soumettre à une « étude médico-critique » les données actuelles de l’expérience sur les phénomènes de l’hypnotisme et du spiritisme. Il avait eu naguère à s’occuper, en passant, de ces phénomènes, pendant qu’il préparait une série de leçons publiques sur l’anthropologie appliquée ; et ce qu’il en avait entrevu lui avait inspiré le désir de les mieux connaître. Mais bientôt, à chaque étape de l’examen approfondi qu’il en a fait, il s’est aperçu que les phénomènes en question, faute d’avoir été soigneusement définis et classés, avaient donné lieu à une foule d’opinions confuses ou inexactes, et dont plusieurs risquaient d’avoir les conséquences pratiques les plus fâcheuses : de telle sorte que, parvenu au terme de son enquête, il a jugé qu’il avait le devoir de nous prévenir contre ces erreurs, en nous présentant l’hypnotisme et le spiritisme sous leur aspect véritable. Son livre est, ainsi, une manière de petit « traité » scientifique, pareil à ceux que des médecins écrivent, tous les jours, pour nous éclairer sur les causes et les caractères de la tuberculose ou de l’appendicite. De la masse énorme de ses lectures, de l’ensemble de ses observations et réflexions personnelles, M. Lapponi s’est efforcé de dégager, à notre usage, quelques notions générales, très simples, très nettes, et très positives, pouvant être comprises du lecteur même le plus ignorant, et d’autant plus capables de porter leur fruit.


La première des erreurs communes qu’il s’est proposé de combattre est celle qui consiste à confondre l’hypnotisme avec le spiritisme, ou simplement à supposer entre eux une analogie de nature. Il n’y a pas, suivant lui, jusqu’à la « mirabilité » des phénomènes de l’hypnotisme et de ceux du spiritisme, jusqu’à la propriété qu’ils ont de nous surprendre et de nous intriguer, qui, au fond, ne soit très différente dans l’un et l’autre cas : car la surprise que nous causent les phénomènes hypnotiques ne résulte que de ce que ces phénomènes ont pour nous d’imprévu et d’exceptionnel, tandis que les phénomènes du spiritisme, pour peu que nous admettions leur existence, doivent forcément nous paraître mystérieux et inexplicables. L’hypnotisme a beau nous étonner : il est un fait scientifique certain, indiscutable, un fait que nous sommes tenus de reconnaître comme nous reconnaissons les attributs singuliers du radium ou des rayons X, sauf pour les savans à essayer d’en découvrir l’origine et les lois ; mais au contraire le spiritisme, lui, si seulement il est vrai, constituera toujours un prodige, un défi à toutes les lois où les savans auront rêvé de l’emprisonner. Et la confusion que nous sommes trop tentés d’établir entre l’hypnotisme et le spiritisme est peut-être ce qui contribue le plus, aujourd’hui encore, à entraver notre connaissance des sources, des modes d’action, et surtout des effets de cet hypnotisme que M. Lapponi, tout en nous signalant ses dangers, appelle « l’une des plus précieuses conquêtes de la science moderne. » Combien plus aisément nous consentirions, par exemple, à approuver un emploi méthodique de l’hypnose dans l’éducation des enfans, ou dans le traitement des maladies nerveuses, si nous ne gardions pas une répugnance irréfléchie contre des forces naturelles que nous nous sommes accoutumés à considérer comme toutes voisines de celles dont prétendent se servir les spirites pour faire parler des tables, ou pour évoquer les fantômes des morts !

En réalité, l’hypnotisme et le spiritisme sont deux ordres de faits aussi différens l’un de l’autre que possible, séparés l’un de l’autre par un « abîme ; » et M. Lapponi, après les avoir distingués, a eu bien soin de les étudier séparément, en deux séries de chapitres où il a examiné, tour à tour, leur histoire, leurs manifestations extérieures, le problème de leurs origines, et enfin l’utilité ou les dangers qu’ils peuvent présenter.


Je ne saurais songer, malheureusement, à résumer ici les quatre chapitres qu’il a consacrés à l’hypnotisme. Ce sont des modèles d’exposition ingénieuse et précise : mais on entend bien que, sur un terrain aussi exploré que celui-là, M. Lapponi lui-même a dû réduire son rôle à résumer les travaux de ses devanciers, tout au moins en ce qui concerne la partie proprement « scientifique » de son sujet. Et cependant, même dans ces chapitres, chaque page aurait à nous offrir des aperçus nouveaux. Ainsi nous savions déjà la part qu’avait prise Mesmer, avec son « magnétisme animal, » à la restauration des pratiques de l’hypnotisme, familières jadis aux Egyptiens, et décrites, notamment, dans un papyrus découvert et traduit en 1860 : mais M. Lapponi nous apprend que, au début de cette science comme de toutes les autres, dans les temps modernes, quelques-unes des découvertes les plus importantes ont ou pour auteurs des prêtres catholiques. Dès la Renaissance, le jésuite Frédéric Spree a expressément déclaré que la plupart des personnes condamnées pour sorcellerie étaient victimes de suggestions subies à leur insu. Plus tard, ce sont les cures surprenantes obtenues par un autre jésuite, le P. Hell, au moyen de l’aimant, qui ont inspiré à Mesmer l’idée de son magnétisme animal ; et c’est encore un jésuite, le P. Kircher, qui a donné la véritable formule scientifique de l’hypnotisme, en affirmant que, sans aucune intervention de procédés magiques, certains hommes pouvaient exercer une influence à peu près irrésistible, une influence toute physique, et absolument « hypnotique, » non seulement sur d’autres hommes, mais sur des animaux, des oiseaux de basse-cour.

Dans sa description des phénomènes hypnotiques, M. Lapponi s’est surtout attaché à démontrer le caractère éminemment naturel et explicable, sinon déjà expliqué, de ces phénomènes. « Jamais, nous dit-il, même dans l’état de somnambulisme le plus exalté, l’intelligence ne s’élève jusqu’à la notion des choses occultes, des événemens futurs, ou des secrets scientifiques. » Un sujet hypnotisé pourra réciter, mot pour mot, une tragédie qu’il n’aura entendue qu’une fois, vingt ans auparavant ; il pourra parler une langue étrangère qu’il ne connaît point, mais que connaît son hypnotiseur : jamais il ne pourra réciter un poème qu’il n’a pas entendu au moins une fois, ni parler une langue ignorée et de lui et de l’hypnotiseur. En outre, la suggestion hypnotique, dans la plupart des cas, ne supprime la volonté du sujet qu’après que celui-ci a consenti à cette suppression. Pour qu’elle agisse, il faut d’abord qu’elle ait été « acceptée ; » et il est bien rare qu’un sujet hypnotisé accomplisse des actes qui répugnent très profondément à sa conscience morale.

L’hypnotisme, suivant M. Lapponi, n’est qu’un prolongement extrême de la propriété que nous avons tous, dans l’état normal, de modifier l’intelligence et la volonté de nos semblables, au moyen du raisonnement et de la persuasion. Mais c’est un prolongement qui a toujours quelque chose de morbide. « À notre avis, l’hypnotisme ne saurait coexister avec une véritable condition de santé. Il est sûr que l’on rencontre sans cesse des individus qui, tout en paraissant se bien porter, sont susceptibles de phénomènes hypnotiques : mais nous croyons que ceux-là mêmes ne se portent bien qu’en apparence, ou du moins que, avant de céder à l’influence hypnotique, ils tombent en proie à un désordre, nutritif ou circulatoire, des centres nerveux ; soit que ce désordre se produise spontanément, ou qu’il soit provoqué d’une façon artificielle que nous ignorons. »

Cette définition de l’hypnotisme suffit à nous faire comprendre ses dangers. « Au point de vue social, l’hypnotisme est dangereux non seulement parce qu’il multiplie le nombre des névropathes, mais parce que l’on peut en user et en abuser au détriment des intérêts de l’individu et de la société. » Assurément, comme nous l’avons vu tout à l’heure, l’influence hypnotique suppose une acceptation du sujet : mais, en fait, cette acceptation a bien des chances de se produire, chez un sujet dont on a déjà, peu à peu, engourdi la conscience et la volonté : sans compter que, trop souvent, la conscience ne trouve rien à opposera la suggestion d’actes que, cependant, dans l’état normal, la crainte ou l’inertie l’empêcheraient de commettre. « Au point de vue individuel, l’hypnotisme, d’une façon générale, est funeste pour la santé physique et pour le bien-être moral. Il est funeste pour la santé physique, parce qu’il risque de réveiller les névroses latentes ; parce qu’il risque d’épuiser l’activité cérébro-spinale ; parce qu’il accoutume de plus en plus l’organisme à l’état hypnotique. Il est funeste pour le bien-être moral parce que, peu à peu, il déforme ou obscurcit le sens moral ; parce qu’il expose à admettre, comme des vérités et des devoirs, les principes les plus faux et les pratiques les plus fâcheuses ; et parce qu’il excite étrangement l’amour du merveilleux, ouvrant ainsi la voie, insensiblement, au spiritisme. »

Après quoi, M. Lapponi s’empresse d’ajouter que ce même hypnotisme, dans certains cas particuliers, peut rendre les plus grands services, aussi bien à l’individu qu’à la société. Il est pareil à ces poisons qui, bien maniés par un médecin habile et consciencieux, deviennent des remèdes et d’autant plus bienfaisans qu’ils sont plus actifs. La condition essentielle, pour que l’hypnotisme puisse jouer ce rôle de remède, c’est que le médecin qui recourt à lui soit suffisamment habile, et ne l’emploie jamais que par charité chrétienne, par désir passionné de le faire servir au bien du malade. Ou plutôt encore M. Lapponi compare l’hypnotisme à ces grandes opérations chirurgicales qui seraient une source infinie de maux, si l’on permettait au premier venu de les pratiquer, ou si les chirurgiens qui les pratiquent avaient en vue d’exhiber leur adresse de main : et, de la même façon, M. Lapponi demande que l’usage de l’hypnotisme ne soit permis qu’aux seuls médecins, qu’il perde désormais tout caractère de spectacle ou de curiosité, et que le public, au lieu de continuer sottement à s’en étonner, apprenne enfin à le respecter comme l’une des ressources, à la fois, les plus délicates et les plus précieuses de la médecine.


Mais j’imagine que, parmi la foule des lecteurs du livre de M. Lapponi, plus d’un se sera borné à parcourir ces excellons chapitres sur l’hypnotisme, ou peut-être les aura entièrement passés. Ce n’est pas sur ces phénomènes, désormais admis dans la science, que l’on était curieux d’entendre le médecin du Vatican, encore qu’il les eût étudiés avec un zèle et une pénétration admirables : on voulait connaître son opinion sur les tables tournantes et l’évocation des esprits. Et le fait est que son opinion sur ces points vaut d’être connue. J’ai eu, pour ma part, l’occasion de lire bien des livres sur le spiritisme, depuis les divagations fantaisistes d’Allan Kardec jusqu’à ces deux énormes volumes de l’Anglais Myers que j’ai, naguère, analysés ici[1] : je n’en ai lu aucun qui fût plus clair, plus précis, d’une lecture plus agréable et plus utilement instructive.

Pour nous décrire les principaux phénomènes du spiritisme, tels que les ont affirmés des milliers d’hommes de tous les temps et de tous les pays, M. Lapponi imagine une « séance » où un habile médium exposerait ces phénomènes suivant l’ordre de ce qu’on pourrait appeler leur évolution historique : car c’est chose singulière, et pourtant certaine, que le spiritisme, depuis un peu plus d’un demi-siècle, à mesure qu’il allait se répandant par le monde, a constamment modifié et développé ses manifestations. Après ne s’être révélés à nous que par des coups produits sur les tables, les esprits ont consenti à nous écrire leurs communications ; puis ils se sont incarnés dans la personne des médiums, afin de nous devenir plus proches ; et ils semblent bien s’être enfin décidés, aujourd’hui, à s’exhiber à nous en propre personne, au moins pour quelques instans, à se laisser voir, toucher, et photographier, — en attendant qu’ils viennent s’installer à demeure, parmi nous, et achèvent ainsi, tout ensemble, de nous convaincre et de nous dégoûter de la vie future.

Nous voici donc réunis, dans un salon, autour d’un aimable médium, « aux manières insinuantes, à l’attitude infiniment correcte et courtoise : »


Le médium nous fait choisir une table, que chacun peut examiner à son aise, et la fait installer à tel endroit de la salle qu’il nous convient de lui désigner. Puis il invite quelques-uns des assistans à poser leurs mains sur la table, les unes touchant aux autres, de façon à former une sorte de chaîne. Et alors la table s’ébranle, s’émeut, se penche à droite et à gauche, se soulève un peu du sol, et finit par retomber, pesamment, sur ses pieds. Le médium annonce que les esprits sont présens. Désormais, on peut enlever les mains : les esprits sont prêts à opérer par eux-mêmes.

Voici que, des divers points de la table mis à la disposition des esprits, on entend sortir des bruits de coups secs, violons, pressés et répétés. Et maintenant la table, sans que personne y touche, s’agite, se démène, tourne, se balance sur l’un ou l’autre pied, se transporte d’un endroit à l’autre de la salle : après quoi, brusquement, elle retourne à son poste, et s’arrête, comme épuisée d’un pénible travail.

A leur tour, d’autres meubles se mettent en mouvement. Les chaises, les fauteuils, les porcelaines, les candélabres, commencent une ronde fantastique : ils se meuvent, se heurtent, se mélangent avec un fracas extraordinaire, sans jamais se briser ni subir aucun dommage. Les meubles les plus lourds, les armoires et les coffres, remuent, changent de place, se soulèvent en l’air…

Pendant que ces prodiges s’accomplissent, certains objets de la salle perdent une grande partie de leur poids. Des commodes énormes deviennent si légères qu’un enfant peut les transporter comme des coussins de plumes ; et des chaises de bambou deviennent si lourdes que deux ou trois hommes, réunis, s’efforcent en vain de les soulever. D’autres objets changent subitement de température ; de froids, ils deviennent brûlans, ou, de chauds, glacés…


Sur l’ordre du médium, ensuite, le tapage s’arrête ; et l’un quelconque des assistans entre en conversation avec les esprits : soit que ceux-ci lui parlent par l’intermédiaire de la table, ou de la bouche du médium, ou bien encore qu’ils préfèrent intervenir en personne, par le moyen d’une de ces « matérialisations » que nous ont racontées, avec preuves à l’appui, d’illustres savans tels que William Crookes ou Alfred Wallace. Et l’entretien se poursuit, très poliment de part et d’autre, sans que d’ailleurs les esprits aient jamais à apprendre à leurs interlocuteurs rien qui mérite d’être appris, ni surtout d’être apporté de si loin, avec tant de mystère. « Mais parfois, au milieu de l’entretien, les réponses des esprits deviennent incohérentes, absurdes, ou bien grossières et obscènes, contradictoires, évidemment mensongères. Et le médium explique que ce sont d’autres esprits qui sont venus se mêler aux esprits évoqués, ou peut-être que ceux-ci se sont offensés du ton ou du contenu de telle ou telle question. »

Au reste, je ne puis suivre M. Lapponi dans tous les détails pittoresques de sa description. Chacun des prodiges qu’il nous décrit est affirmé, comme je l’ai dit, par un grand nombre de témoignages, et dont beaucoup sont plus ou moins suspects, mais dont quelques-uns ont une autorité incontestable et ne sauraient être mis en doute. Quelle que soit la nature de ces phénomènes bizarres, leur apparence extérieure est bien telle qu’il nous la présente. Depuis les Egyptiens, les Grecs, et les Indiens, jusqu’à des savans modernes des races et des écoles les plus diverses, des hommes se sont trouvés pour attester qu’ils ont assisté à des faits toujours sensiblement les mêmes, et provoqués de la même façon. Il se peut, naturellement, qu’ils se soient tous trompés sur l’origine de ces faits, et aient tenu pour des révélations surnaturelles ce qui n’était que des illusions ou des supercheries : mais de soutenir, aujourd’hui encore, que les faits qu’ils attestent sont faux, c’est là une opinion que M. Lapponi déclare inadmissible. Il reconnaît, toutefois, qu’il n’a jamais observé lui-même aucun de ces faits : l’occasion lui en ayant manqué, et sans doute aussi la curiosité. Mais il me semble que pas un lecteur de bonne foi ne le désapprouvera d’ajouter que, sans avoir jamais vu le détroit de Magellan, sans avoir jamais constaté un seul cas de certaines maladies propres aux régions tropicales, il est cependant persuadé de la vérité de ce qu’il a lu, sur l’un comme sur les autres ; et que, pareillement, force lui est de croire, jusqu’à preuve formelle du contraire, à la réalité de phénomènes qu’il a trouvés rapportés dans la Bible et dans des communications des plus illustres savans anglais de notre temps, dans les papyrus égyptiens et dans les dernières relations des voyageurs aux Indes, dans le Chandelier de Giordano Bruno et dans les derniers articles du professeur Lombroso.

Reste seulement à expliquer ces phénomènes bizarres. J’ai signalé tout à l’heure les deux explications qu’en ont offertes ceux qui se refusent à accepter l’origine surnaturelle, ou plutôt « contre-naturelle, » du spiritisme. Pour les uns, les prodiges spirites sont l’effet d’une illusion, inconsciemment subie par des assistans plus ou moins hypnotisés ; pour d’autres, les soi-disant prodiges spirites ne sont que des tours d’escamotage, une forme supérieure de l’art charmant et peu connu de la prestidigitation. Et c’est chose fort probable, en effet, que chacune de ces deux hypothèses s’applique à une partie des faits en question. Mais l’hypothèse de l’illusion ne saurait suffire à nous apprendre, par exemple, comment l’on a pu photographier des esprits, enregistrer sur des thermomètres de mystérieux changemens de température, ou constater, au lendemain d’une séance, des déplacemens de meubles que l’on a vus passer, spontanément, d’une chambre dans l’autre. Et quant à l’hypothèse de la supercherie, on peut l’accueillir jusqu’à affirmer qu’il n’y a pas un médium qui n’éprouve instinctivement le besoin de mentir, d’abuser de la crédulité publique, d’aider par la fraude au succès de ses opérations : mais les comptes-rendus des séances de spiritisme rapportent une foule de faits que la fraude la plus habile ne saurait expliquer. Depuis cinquante ans, une récompense de 10 000 dollars est promise, par une société américaine, au savant ou au prestidigitateur qui parviendront à rendre compte des moyens mécaniques employés par les médiums : nul n’a encore réussi à gagner cette récompense. Et l’on sait comment, en 1868, les savans anglais Tyndall et Lewes ont dû renoncer, finalement, à expliquer, par une hypothèse quelconque, la production artificielle de certains phénomènes auxquels ils avaient assisté.

On a prétendu expliquer les coups, servant de langage aux esprits, par la propriété qu’ont parfois les muscles de se contracter avec un bruit sourd. Or, M. Lapponi se trouve précisément avoir connu jadis, dans une clinique, un homme doué de cette propriété de contraction musculaire : et il nous affirme que le bruit causé ainsi n’a rien de commun avec celui que décrivent tous les témoins des séances spirites. Il a connu aussi, et étudié de près, des ventriloques : leur parole n’a rien de commun avec les voix multiples des séances spirites, très nettement distinctes, et semblant provenir de points différens. « Et puis enfin est-il croyable que, dans une famille, pendant qu’une veuve ou des orphelins interrogent pieusement l’ombre d’un mort bien-aimé, ils s’amusent tout à coup à se moquer d’eux-mêmes, à profaner leurs plus chers souvenirs, en mêlant aux réponses sérieuses du soi-disant esprit invoqué ces réponses malpropres, ignobles, et hors de propos, qui interviennent très souvent dans les comptes-rendus des séances spirites ? »

Non, il ne faut plus espérer que l’on réussisse jamais à expliquer, par l’illusion ou la supercherie, des phénomènes dont le mystère, « quand on le chasse par la porte, s’empresse aussitôt de rentrer par la fenêtre. » Quelque part que l’on accorde à l’explication naturelle, il reste toujours, dans ce que nous savons du spiritisme, une part d’anormal et d’inexplicable. Pour s’en tenir aux phénomènes purement physiques, « la capacité de locomotion automatique acquise, momentanément, par les meubles d’une chambre ; les altérations subites du poids des objets matériels ; la production de flammes, de sons musicaux, de fleurs, sans aucun appareil pouvant les produire : tout cela sont des faits qu’un homme de bon sens ne peut s’empêcher de tenir pour contraires aux lois les plus communes de la nature physique. » Et vainement l’on voudrait, comme jadis saint Augustin dans son interprétation des miracles, soutenir que ces faits ne sont pas contraires aux lois de la nature, mais seulement à la connaissance que nous en avons. C’est bien le surnaturel qui reparaît, sous cette forme imprévue, au moment où les efforts de la « libre pensée » se flattaient de l’avoir décidément supprimé. « Et la justice divine inflige là, en vérité, à la superbe humaine une humiliation singulière, en contraignant ceux qui ont le plus obstinément combattu le surnaturel dans les religions à se trouver, aujourd’hui, parmi les premiers à le reconnaître dans les phénomènes spirites. »

Car ces phénomènes, en même temps qu’ils sont profondément mystérieux, ont quelque chose de grotesque et de bas qui fait que l’on a un peu honte de devoir en parler. Les esprits, à supposer que ce soient eux qui nous entretiennent, n’ont jamais à nous dire que des niaiseries. Pas une fois, suivant M. Lapponi, le spiritisme n’a servi à éclairer un problème historique, à résoudre une difficulté scientifique, à prédire avec exactitude des événemens à venir. Souvent, en vérité, les « esprits » ont prouvé leur caractère surnaturel en nous révélant des secrets ignorés de tous, et que l’on a pu, ensuite, reconnaître authentiques : mais la connaissance de ces secrets était toujours inutile ; et lorsque parfois les esprits, pour nous rendre service, ont consenti à nous proposer des remèdes, en cas de maladie, presque toujours l’effet de ces remèdes a été désastreux.

Par tout l’ensemble de ses manifestations, le spiritisme est en dehors de la nature, en dehors de la science. Qu’est-il donc, en réalité ? C’est une question dont l’étude ne relève que de la philosophie, ou, si l’on veut, de la théologie. C’est, en tout cas, une question où M. Lapponi ne se mêle point de répondre. Mais au contraire il se croit tenu de nous avertir, en sa qualité de médecin, des graves dangers qui s’attachent aux pratiques spirites, sans l’ombre d’un avantage pour les compenser. « Aux principes las plus solides de la morale, sociale et individuelle, les entretiens spirites substituent toute sorte de folies, infiniment changeantes et contradictoires. Dans le domaine des idées religieuses, ils n’aboutissent qu’à amener le doute et la confusion. Chez les médiums, et chez ceux qui assistent à leurs opérations, le spiritisme détermine tantôt l’obnubilation, tantôt l’exaltation morbide des facultés mentales ; il provoque des névroses, des névropathies organiques, d’une gravité extrême. La plupart des médiums fameux, et bon nombre de spectateurs assidus des séances spirites, sont morts fous, ou atteints de maladies nerveuses incurables, — pour ne rien dire d’autres dangers, plus sérieux encore, contre lesquels c’est affaire aux théologiens de nous mettre en garde. D’une façon générale, on peut affirmer que le spiritisme est toujours dangereux, autant pour la santé du corps que pour celle de l’âme. C’est un amusement à peu près de même ordre que les jeux de hasard ; et les pouvoirs publics auraient l’obligation de le prohiber rigoureusement, sans la moindre restriction, à tous ses degrés et sous toutes ses formes. »


Telle est la conclusion de l’étude « médico-critique » de M. Lapponi : et j’avoue qu’elle me paraît parfaitement sage. J’ai lu, dans des ouvrages dont je n’ai aucun motif de soupçonner la véracité, le texte complet de certaines communications faites, le plus sérieusement du monde, par les « esprits » de Platon, de Pascal, ou de Mozart : et j’éprouve désormais une véritable angoisse à la pensée que des hommes, de plus en plus nombreux, recourent à une telle source pour se renseigner sur les graves problèmes de leur destinée. Quoi qu’il puisse en être de son origine et de sa nature, le spiritisme, sous la forme qu’il a toujours eue jusqu’ici, me semble être surtout une étrange et déplorable école d’abêtissement ; et s’il me fallait croire que les morts que j’aime sont devenus pareils à ce que l’on me présente comme l’ « esprit » de Mozart, j’en arriverais à mo désoler de les savoir admis à la vie future. Mais peut-être, après cela, M. Lapponi s’exagère-t-il la « mirabilité » des phénomènes spirites, leur foncière irréductibilité à des lois scientifiques. La science a déjà inventé des lois pour rendre compte des prodiges du radium ; elle en inventera d’autres pour expliquer les « transferts » d’objets et les « matérialisations, » si vraiment ces faits ne résultent ni d’une illusion ni d’une supercherie. Elle les définira, les classera, nous interdira solennellement de nous en étonner ; et d’autres faits surgiront, plus merveilleux encore, qu’elle « démirabilisera » de la même manière, lorsqu’il ne lui sera plus possible de les nier ; et toujours, cependant, il y aura des âmes pour sentir que les opérations de la science n’atteignent que l’apparence extérieure des choses, sans toucher au mystère effrayant de leur réalité. À ces âmes-là le spiritisme, expliqué ou non par la science, n’apportera jamais aucune preuve valable de l’existence du « surnaturel. » Elles n’auront pas besoin de voir se promener des commodes pour découvrir que l’univers qu’elles habitent échappe à la prise débile de leur entendement ; ni, Dieu merci, d’entendre débiter des sottises par les « esprits » de Platon ou de Pascal pour savoir que leur vie présente ne peut être qu’une épreuve, l’attente et la préparation d’une autre vie plus réelle.


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1903.