Revues étrangères — Une pénitente franciscaine : sainte Marguerite de Cortone

Revues étrangères — Une pénitente franciscaine : sainte Marguerite de Cortone
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 3 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

UNE PÉNITENTE FRANCISCAINE :
SAINTE MARGUERITE DE CORTONE


In Excelsis, par JOHANNES JŒRGENSEN, 1 vol. in-8e. Copenhague et Kempten, 1910.


Foligno au Sud, Cortone au Nord : entre ces deux cités se déploie l’Ombrie, qui servit de décor à la première manifestation de l’évangile franciscain. Ou plutôt le voyageur qui arrive à Cortone a déjà laissé derrière soi le territoire propre de l’Ombrie, pour mettre le pied en terre toscane. La vallée de la Chiana, que domine Cortone du haut de sa montagne, lui fait voir un caractère tout différent de celui que lui avait montré la plaine ombrienne. Sont-ce peut-être les groupes nombreux de cyprès, sont-ce les arêtes plus vigoureuses des montagnes qui modifient ainsi l’aspect du paysage, lui prêtant cette physionomie plus imposante et solennelle, mais moins douce et moins humble, que nous révèlent également les régions voisines de Florence, le Val d’Arno, le Casentin, et le Val d’Elsa ? Tout de suite nous observons que les Apennins se rehaussent, profilant à l’horizon des cimes de plus en plus élevées jusqu’à celles du Mont Falterone et du Mont Alverne ; et nous pouvons même apercevoir, de Cortone, les vagues ombres du Mont Cetona et du Mont Amiata, qui se dressent là-bas très loin, du côté de Sienne.

C’est vers l’an 1211 que saint François d’Assise est venu à Cortone ; et parmi les premiers hommes qui, dans cette ville, se sont attachés à lui et se sont faits ses disciples, il s’en est rencontré deux d’une nature et d’une destinée infiniment différentes. L’un était un jeune homme riche, Guido Vagnotelli, qui était devenu moine franciscain après avoir donné aux pauvres tout ce qu’il possédait ; l’autre était ce plébéien à la fois passionnément avide de science et de pouvoir, le frère Elie, qui plus tard allait exercer une influence fatale sur les progrès de l’ordre tout entier. Un peu en dehors de la ville, à l’endroit où un torrent furieux se précipite avec fracas dans une gorge du Mont San Egidio, c’est là que François s’est installé avec ces deux disciples et quelques autres encore. Tout de même que les Carceri, près d’Assise, l’ermitage franciscain de Cortone n’a consisté, à l’origine, qu’en un petit nombre de grottes creusées dans le rocher. Aujourd’hui, cet endroit s’appelle Celle (les Cellules), et se trouve occupé par un couvent de capucins : mais on y montre encore la grotte qu’habitait François, et où l’on assure qu’il a écrit son testament lorsque, en l’année 1226, ses frères le transportaient, déjà mourant, de Sienne à Assise.

Un quart de siècle plus tard, vers l’an 1250, Guido Vagnotelli s’est endormi à son tour, en odeur de sainteté, dans l’une des cellules du Mont San Egidio : mais depuis cinq ans déjà, à ce moment, le plus grand nombre des frères avaient abandonné les Celle pour aller demeurer à Cortone, dans le grand monastère que le frère Elie venait d’y faire construire, avec une magnifique église nouvelle, et que l’on y voit encore aujourd’hui. Et c’est aussi à Cortone que, le 22 avril 1253, le second des disciples susdits, le moine audacieux qui, pendant quelque temps, était allé jusqu’à combattre le Saint-Siège en compagnie de l’Empereur Frédéric II, a achevé sa vie aventureuse, — réconcilié avec Dieu, et délivré de la sentence qu’avait portée contre lui le pape Grégoire IX.

Le pieux solitaire, le politique rebelle : à ces deux feuilles du trèfle franciscain que s’honore d’avoir produit la ville de Cortone s’en ajoute une troisième, sous la figure de la femme que l’on a appelée la « Madeleine » de l’ordre de Saint-François, — sainte Marguerite de Cortone. Celle-là est même la seule, en vérité, dont le nom et le souvenir soient restés vivans, à travers le cours des âges. C’est à cause d’elle que, de nos jours encore, Cortone reçoit la visite d’historiens érudits comme de pieux pèlerins. En son honneur a été élevée l’église de marbre en style pisan qui, depuis 1877, resplendit là-haut, tout au sommet de la montagne. Et chaque année, le 23 février, jour anniversaire de sa mort, Cortone se ranime joyeusement. La châsse contenant ses reliques, dans l’église somptueuse, est ouverte au large, de telle façon que chacun puisse contempler son corps momifié derrière la paroi de verre de son cercueil ; et de toute la vallée de la Chiana, de tout le pays compris entre Arezzo au Nord, Montepulciano à l’Ouest, et le lac Trasimène au Sud, les pèlerins des deux sexes accourent en foule, remplissant les étroites rues de la ville du va-et-vient de leurs accoutremens aux tons bariolés.


C’est dans une de ces étroites rues de Cortone que, un matin d’automne de l’année 1273, doux dames nobles revenant de la messe rencontrèrent une jeune femme dont la figure et la mise ne pouvaient manquer d’éveiller leur curiosité. Agée d’environ vingt-cinq ans, l’inconnue était vêtue d’une robe noire très élégante, mais salie de poussière et déchirée en maints endroits par les ronces des haies ; avec cela, les pieds nus, les épaules cachées sous un flot d’admirables cheveux bruns que la hâte de la course avait dénoués. Mais plus étrange encore était l’expression du visage de cette créature, — un beau visage aux traits infiniment mobiles et passionnés, avec de grands yeux noirs d’un éclat fiévreux ; et le sentiment qu’on y lisait était un mélange saisissant d’exaltation et de désespoir, comme si l’infortunée se trouvât partagée tout entière entre le désir de commencer une vie nouvelle et l’horreur d’avoir à continuer de vivre. Émues de pitié, les deux darnes l’abordèrent, s’enquirent discrètement de la cause de son trouble, et puis, ayant appris qu’elle était venue à Cortone pour se confesser de ses péchés à l’un quelconque des frères de l’ordre de Saint-François, elles lui offrirent l’hospitalité de leur maison, qui était toute proche, en lui promettant de la confier ensuite aux soins d’un bon moine franciscain qu’elles connaissaient. La jeune femme put enfin se reposer des fatigues d’une marche poursuivie sans arrêt depuis le soir précédent ; et lorsque quelques heures de sieste et un verre de lait l’eurent comme réveillée de l’espèce de stupeur qui l’avait longtemps envahie, voici en résumé l’histoire qu’elle dut raconter à ses bienfaitrices, telle qu’à plusieurs reprises, plus tard, elle allait la redire à son confident, secrétaire, et biographe attitré, l’excellent petit frère Giunta Bevegnati :


Elle s’appelait Marguerite, et était fille d’un riche paysan de Laviano, petit village voisin de Chiusi. A sept ans, elle avait perdu sa mère, et son père s’était empressé de se remarier avec une femme qui s’était montrée dure et méchante pour elle. Aussi avait-elle accueilli volontiers les hommages d’un jeune seigneur de la région, fils du comte Guillaume di Pecora. Un jour même, ce jeune homme l’avait emmenée dans un de ses châteaux, où bientôt un fils lui était né ; et pendant neuf ans, depuis lors, elle avait vécu là en vraie grande dame, avec l’assurance de devenir la femme légitime de son amant lorsque la mort des parens de celui-ci lui rendrait possible la consécration d’une telle mésalliance. Mais le malheur avait voulu que la mort atteignît d’abord son amant lui-même, tué un matin dans la forêt par des brigands, ou peut-être par les agens d’un autre seigneur du voisinage. Sur quoi tous les membres de la famille du jeune homme étaient accourus prendre possession du château habité par Marguerite ; si bien que la pauvre femme, affolée, s’était enfuie précipitamment dès la même nuit, laissant son fils à la garde d’anciens serviteurs, et déjà une première fois s’était livrée à une course éperdue par les monts et les plaines, dans sa hâte de revenir au village natal, où elle comptait implorer le pardon de son père.

Adorée de son amant, respectée des paysans d’alentour, qu’elle avait secourus ou protégés en mainte occasion, admise librement à la jouissance de tous les plaisirs mondains, Marguerite affirmait pourtant que sa vie, pendant ces neuf années de splendeur, avait été loin d’être heureuse. Toujours une sourde angoisse l’avait rongée, sans qu’elle sût au juste comment ni pourquoi : car l’immoralité de sa liaison ne l’avait jamais sérieusement inquiétée, et tout ce qu’elle connaissait de la religion consistait en une courte prière que sa mère, jadis, lui avait apprise : « Seigneur Jésus, je t’invoque pour le salut de tous ceux pour lesquels tu désires que je prie ! » Tout au plus était-ce sans doute un vague instinct religieux qui, uni à un vague remords, l’avait toujours portée à craindre et à éviter les frères franciscains qu’elle voyait passer, pieds nus, sur la route devant les fenêtres de son château, ou parfois s’attabler dans sa cuisine en compagnie de ses serviteurs. Cette vue lui inspirait une véritable épouvante, comme si chacun des frères qu’elle rencontrait lui eût paru expressément chargé d’une mystérieuse et terrible menace à son endroit. Mais par-dessous tout cela il y avait, au fond du cœur de la jeune femme, une sorte d’aversion inconsciente pour cette vie mondaine où personne cependant n’apportait plus d’entrain et de belle humeur. « Ne me saluez pas, disait-elle aux vassaux de son amant, ne m’adressez pas la parole ; car vous ne savez pas quelle femme je suis ! » Ou bien ses amis, au milieu d’une fête, l’entendaient tout à coup exprimer le regret de ne pouvoir pas achever ses jours dans un ermitage de la montagne, occupée à pleurer ses péchés et ceux des autres hommes.

Et voici que, brusquement, cette vie avait pris fin ! Après une affreuse nuit de marche, où Marguerite avait failli se noyer en voulant franchir à la nage les eaux gonflées d’un torrent, la fugitive était arrivée dans la maison de son père ; et le brave homme, d’abord, s’était montré disposé à la recueillir. Mais bientôt la belle-mère était survenue, qui, pleine de vertueuse indignation, avait sommé le vieillard de choisir entre elle et cette fille perdue. De telle sorte que le père de Marguerite avait été forcé de signifier à celle-ci qu’elle eût à se chercher un asile ailleurs ; et la porte de la maison paternelle s’était refermée sur elle ; et la jeune femme, désespérée, était allée s’asseoir un moment dans le vieux jardin de la maison, sous un grand figuier qui souvent, autrefois, avait abrité ses jeux d’enfant avec ses compagnes.

Épuisée par la longue fuite nocturne et toute bouleversée par l’émotion, elle s’assit au pied de l’arbre, et pleura longtemps. Les heures s’écoulaient, le soleil de l’automne italien projetait sur le sol sa brûlante lumière. Alentour s’étendait le petit village, tout rempli de l’activité laborieuse, et cependant tranquille, de la matinée. Peut-être Marguerite voyait-elle passer sur la route des femmes qu’elle avait eues pour amies neuf ans auparavant, et qui à présent étaient d’heureuses jeunes mères, heureuses comme le sont aujourd’hui encore leurs jeunes descendantes, dans ces rians et paisibles hameaux d’Italie. La vie simple et douce, dans sa beauté calme, se déroulait devant Marguerite, évoquant en elle l’image d’un bonheur dont elle-même, de son gré, s’était privée à jamais.

Et pourtant Marguerite était encore jeune, était encore belle ! Si même elle l’avait oublié, les yeux de tous les hommes qu’elle rencontrait n’auraient point manqué de le lui rappeler. Il n’y avait pas jusqu’à sa robe de deuil et à la pâleur de ses traits qui ne la rendissent plus charmante et plus désirable. Combien il lui serait facile de mettre à profit cette beauté, d’attirer les hommes à ses pieds, de se jouer d’eux et de les enivrer, sauf à les repousser ensuite loin de soi, lorsqu’elle n’aurait plus aucun avantage à en obtenir !

Et qui donc pourrait lui en faire un reproche ? N’était-elle pas revenue avec les meilleures intentions du monde ? Humblement elle avait voulu tomber aux genoux de son père, aux genoux de la belle-mère jadis détestée, et puis se relever avec une nouvelle provision d’énergie tranquille, afin de commencer une vie nouvelle. Ah ! tout cela lui était apparu si certain et si beau, la nuit précédente, durant sa fuite du château de Palazzi ! C’était cette image qui lui avait prêté la force de lutter contre les ténèbres et contre l’eau du torrent : tant elle avait aspiré à ces larmes, à ce pardon, à cette consolante rentrée dans la vie régulière !

Et voilà que tout avait tourné bien différemment ! Voilà qu’à présent elle se tenait là, chassée de la maison familiale comme une étrangère, après avoir entendu se refermer sur elle le loquet de la porte ! Cependant le figuier de son enfance étendait au-dessus d’elle ses branches tordues, et les cigales chantaient, tout à fait comme dans les jours des étés d’autrefois. Tout restait pareil à ce qu’il avait été autrefois : elle seule, Marguerite, n’était plus la même ! Comme une criminelle ou une pestiférée, elle se voyait chassée de la maison de son père !

Marguerite resta longtemps assise sous le figuier, tandis qu’autour d’elle tout s’endormait sous la rayonnante chaleur de midi. Et la tempête de son orgueil, le tourbillon de son désespoir, peu à peu s’apaisèrent : le calme renaissait dans cette âme troublée. Bientôt la voix de la chair fit silence, pour céder la parole à cette voix qui, jadis, avait dit à Xathanaël : « Je t’ai vu, tout à l’heure, pendant que tu étais sous le figuier ! »

Et alors ce fut l’ancien désir de ses jours de splendeur et de honte qui, de nouveau, s’éleva en elle : le désir de la solitude et de la paix, d’une vie « vécue dans la solennité et la dévotion. » Maintenant tous les obstacles de naguère se trouvaient heureusement écartés : les chaînes d’or sous lesquelles longtemps elle avait soupiré étaient désormais brisées ; devenue libre, allait-elle se remettre en servitude, et chercher volontairement une nouvelle cage pour y emprisonner son âme ?

La pensée de Marguerite se transforma involontairement en une prière. Elle se sentait si faible contre son corps, mais surtout contre l’orgueil passionné qui, de tout temps, avait rempli son cœur ! Force lui était d’implorer du secours, dans cette lutte inégale ; et quel autre secours implorer que celui du Père céleste, le véritable ami de toute âme, le seul fiancé dont l’amour ne trompe jamais ? En cet instant, le cœur de Marguerite se ferma à l’amour terrestre pour s’ouvrir tout entier à l’amour éternel. « Seigneur, mon Dieu, soyez mon maître et montrez-moi ma route ! » Elle-même nous apprend que c’est ainsi qu’elle pria, du plus profond de son être.

Et, selon qu’elle l’avait demandé, sa route lui fut montrée. Tout d’un coup, son ancienne crainte des Franciscains aux pieds nus se réveilla en elle avec sa signification véritable : elle comprit clairement que c’étaient eux, et nuls autres, qui pouvaient et devaient lui venir en aide. Une voix, au dedans d’elle, lui cria : « Rends-toi sur-le-champ à Cortone, pour t’y soumettre avec obéissance à la direction des frères Mineurs ! »

Dorénavant, Marguerite était sauvée. Aussitôt elle se redressa, pleine d’ardeur et de courage, prête à accomplir la volonté divine. Un coup d’œil encore à la vieille maison dont le seuil lui était interdit pour toujours ; et puis adieu à Laviano, adieu à la région natale, en route vers la lointaine Cortone, là-bas à l’autre extrémité de la vallée de la Chiana !


Le soir même de son arrivée à Cortone, Marguerite fut présentée par les deux pieuses dames au Père gardien et aux frères d’un couvent franciscain du voisinage ; et il va sans dire que ceux-ci, tout d’abord, ne songèrent qu’à se réjouir du spectacle d’un repentir aussi édifiant. Mais bientôt ces bons frères eux-mêmes se sentirent un peu effrayés de l’ardeur impétueuse avec laquelle la jeune pécheresse entendait procéder à l’expiation de sa vie passée. Non contente de s’être, tout de suite, coupé les cheveux, et d’avoir échangé sa robe de velours contre de misérables haillons qu’elle s’acharnait encore à salir en les arrosant de boue ainsi que son visage, n’allait-elle pas jusqu’à vouloir aussi se couper le nez, afin d’enlever à ses traits toute trace de leur maudite beauté de jadis ? Un dimanche, quelques semaines après son départ de Laviano, les habitans de ce village virent entrer dans leur église une singulière figure de mendiante, nu-pieds, ayant une corde autour du cou à la manière des criminels que l’on menait pendre ; et voilà que, l’office divin terminé, cette mendiante, en qui chacun avait reconnu l’ancienne compagne du seigneur de Pecora, s’en alla s’agenouiller devant la plus riche dame du village, lui baisa les pieds parmi des torrens de larmes, et, proclamant à haute voix ses péchés, la supplia de daigner les lui pardonner ! Après quoi il fallut une défense expresse des frères de Cortone pour l’empêcher d’aller offrir un spectacle plus étonnant encore aux habitans des villages voisins du château qu’elle avait naguère habité : car elle s’était mis en tête de s’y rendre en compagnie d’une vieille femme qui, la menant au bout d’une corde, aurait crié de maison en maison : « Regardez cette Marguerite qui, autrefois, vous a donné à tous un si mauvais exemple ! » Installée avec son fils dans une espèce de hangar ou d’abri, la pénitente partageait maintenant ses journées entre la prière et les œuvres charitables. Elle soignait les malades, lavait et emmaillotait les enfans nouveau-nés, recueillait chez soi des mendians qu’elle nourrissait avec abondance, tandis qu’elle-même et son fils avaient à se contenter d’un peu de pain trempé dans de l’huile. Jamais peut-être, depuis l’aube héroïque du mouvement franciscain, personne ne s’était plus passionnément employé à l’application des principes évangéliques du Poverello. Et cependant la jeune femme ne parvenait pas à se gagner, dans cette vie nouvelle, la sympathie et la confiance dont elle s’était vue entourée durant les neuf années de sa vie mondaine. Les frères eux-mêmes semblaient éprouver pour elle plus de compassion que de véritable estime : ne lui firent-ils pas attendre quatre ans la faveur de cette admission dans le Tiers-Ordre qui était devenue, désormais, l’unique objet de ses rêves ? Moines et laïcs lui reprochaient notamment sa dureté à l’égard de son fils, dont la vue pouvait bien lui être pénible en raison des souvenirs détestés qu’elle lui rappelait, mais sans qu’elle eût le droit de l’en punir en ne tempérant d’aucun signe de tendresse l’effroyable rigueur des privations où elle le condamnait. Et puis, surtout, chacun avait l’impression qu’il y avait en elle un orgueil, un désir d’étonner le monde et de s’imposer d’assaut à sa vénération, qui, à son insu, l’inspirait plus encore que sa piété et son repentir dans le zèle enflammé de sa pénitence.


Aussi bien cette lutte en elle de l’humilité chrétienne et d’un farouche orgueil instinctif constituera-t-elle, à nos yeux, le principal élément tragique de la vie de sainte Marguerite de Cortone, en attendant que la victoire de l’humilité sur l’orgueil vienne constituer le trait le plus profond de sa sainteté. Ou plutôt, j’ose à peine l’avouer, mais il me semble qu’un peu de cet orgueil indomptable a survécu jusqu’au bout dans un recoin de son cœur, sauf à s’y accommoder des progrès incessans de l’humilité au moyen d’un curieux dédoublement de l’être intime de la visionnaire. Car le fait est que, durant tout le cours de ces dialogues avec le Christ qui vont bientôt devenir l’occupation à peu près ininterrompue de Marguerite de Cortone, sans cesse nous l’entendrons elle-même s’accuser plus impitoyablement à la fois de ses fautes passées et de sa bassesse, de son égoïsme, de son orgueil présens. Avec une pénétration psychologique tout à fait merveilleuse, chaque jour elle s’enfonce plus avant dans l’exploration de ses ténèbres intérieures, traduisant en des termes plus concrets et plus saisissans jusqu’aux nuances les plus fugitives de toutes les faiblesses et de toutes les laideurs de son humanité. Mais avec quel secret plaisir, ensuite, elle recueille et nous redit les éloges par lesquels son divin interlocuteur la console de cette souillure qu’elle découvre en soi ! « Seigneur, lui crie-t-elle, je serais si heureuse de pouvoir me retirer loin du monde et des hommes ! Mais les frères Mineurs n’y consentent pas, et ne veulent pas me permettre de me livrer à la vie solitaire ! » A quoi le Christ répond : « S’ils ne veulent pas te le permettre, c’est parce que tu es destinée à devenir une étoile qui illuminera l’univers, ramenant les égarés dans le droit chemin, et retirant les déchus des marécages du péché ! C’est parce que tu es destinée à devenir une haute bannière, sous laquelle se rassembleront tous les pécheurs afin de se diriger vers moi par les voies de la pénitence ! »

A tout moment, le Christ lui répète cette glorieuse promesse. Une « étoile, » une « grande lumière illuminant le monde, » ces mots reviennent invariablement dans les discours du Sauveur, tels que nous les transmet Marguerite par la plume de son fidèle « sténographe, » le frère Giunta Bevegnati. Ou bien encore la pécheresse reçoit l’assurance que « jamais plus le feu de l’amour ne s’arrêtera de grandir dans son âme, » qu’elle « se trouve déjà tellement confirmée dans la grâce, et tellement sanctifiée dans son âme et son corps, que jamais elle ne pourra plus être séparée de son divin Maître. » Un certain jour de la Chandeleur, Marguerite, après avoir communié, entend s’élever en elle une voix qui paraît sortir de l’hostie, et qui lui dit : « Tout de même que j’ai choisi la Très Sainte Vierge Marie pour être la mère de toute la race des hommes, tout de même je t’ai choisie pour être le miroir et la mère des pécheurs. Déjà, par un effet de ma grâce, tu as revêtu à mes yeux une beauté sans pareille ; et j’ai fait de toi une échelle de Jacob pour les pécheurs, et c’est par l’exemple de ta vie qu’ils s’élèveront jusqu’à moi ! » Et puis encore, une autre fois : « Tu es une lumière éclairant ceux qui gisent dans les ténèbres. Saint François a été la première grande lumière de l’Ordre des frères Mineurs, sainte Claire a été la seconde, et c’est toi qui seras la troisième ! Tu es une main qui s’étend vers les déchus, une consolation pour les désespérés, un chemin pour les égarés, une source de vie pour les mourans, et une lumière pour tous ceux dont les yeux sont en état de me contempler ! »

Et l’on songe, devant ces éloges rapportés ingénument par la « Madeleine franciscaine, » à la manière dont saint François lui-même, jadis, s’expliquait, — s’excusait, — auprès de ses frères de l’honneur que lui avait fait son Maître céleste en l’appelant à devenir « la première des lumières de son Ordre : »


Saint François demeurait une fois à la Portioncule en compagnie du frère Masseo, qui possédait la grâce de l’éloquence divine et d’une grande sagesse, en raison de quoi il était très aimé du saint.

Et comme, un certain jour, saint François revenait du bois où il était allé prier, et que déjà il arrivait à la sortie du bois, le frère Masseo voulut éprouver jusqu’où allait son humilité. Si bien que, allant à sa rencontre, et quasi en manière de plaisanterie, il lui dit : « Pourquoi toi ? pourquoi toi ? pourquoi toi ? »

A quoi saint François répondit : « Qu’est-ce donc que me dit là mon bon frère Masseo ? » Et le frère Masseo répondit : « . Eh bien ! c’est parce que le monde entier semble accourir vers toi, et que chacun cherche à te voir, à t’entendre, et à t’obéir ! Or, tu n’es certes pas beau ; ta science ni ton intelligence ne sont grandes ; de naissance, tu n’es qu’un roturier ! Pourquoi donc est-ce que le monde entier vient ainsi vers toi ? »

Ce qu’entendant, le frère François se réjouit en esprit. Élevant son visage au ciel, il resta longtemps immobile, la pensée absorbée en Dieu. Et puis, revenant à soi, il se retourna vers le frère Masseo, et lui dit :

« Tu veux savoir pourquoi moi ? Tu veux savoir pourquoi moi ? Tu veux savoir et bien savoir pourquoi moi, et comment il se fait que tout le monde s’empresse vers moi ? Eh bien ! cela me vient de ces yeux très saints de Dieu qui, en tout endroit, contemplent les bons et les méchans !

« Car ces yeux très saints et bienheureux n’ont pas pu découvrir, parmi les méchans, un pécheur pire que moi, ni plus simple et plus vil.

« Et, précisément à cause de cela, afin de rendre plus admirable l’œuvre qu’il veut accomplir, c’est précisément pour cela que Dieu m’a choisi : car Dieu choisit les plus sots du monde, afin de confondre les sages, et il choisit les plus ignobles et méprisables et faibles du monde, afin de confondre les nobles, les grands, et les forts, afin de montrer que toute élévation vient de Dieu, non de la créature[1]. »


Il est vrai que Marguerite de Cortone, comme je l’ai dit, avait réussi à refouler entièrement son invincible orgueil dans le petit recoin caché de son cœur où lui arrivait l’écho des paroles divines : tandis qu’on ne saurait imaginer humilité et abnégation plus parfaites que celles que nous révèlent à la fois ses propres discours et chacun de ses actes. Il faut la voir, dans l’émouvante biographie de M. Jœrgensen, se soumettant docilement aux moindres injonctions de ces frères Mineurs entre les mains desquels elle s’était confiée. « Tu ne penses jamais qu’à toi seule, Marguerite ! — lui affirmait souvent la voix divine, qui se bornait sans doute à traduire le murmure secret de sa conscience intime. — Tu es pareille à un enfant qui n’a pas d’autre idée que de s’allaiter au sein maternel ! » Et, en effet, nous sentons que dès le premier jour tout son être aspire à cette vie solitaire et contemplative dont elle se plaint à Jésus que ses directeurs se refusent à la lui permettre. Mais non : d’année en année les frères Mineurs lui ordonnent d’ajourner l’accomplissement de son rêve, pour s’employer activement au service d’autrui. En vain, à deux reprises, elle tente de s’enfuir dans la montagne, pour pouvoir prier et méditer plus à l’aise : tout de suite le frère Bevegnati ou un autre des moines l’oblige à redescendre de sa pieuse retraite, à redescendre vers la ville où l’attend une foule de misères, corporelles et morales, à soulager.

Car le spectacle de cette lutte acharnée contre soi-même, et de ce mélange merveilleux d’ardeur mystique et de docilité, a fini par triompher des préventions qu’avait d’abord éveillées l’apparente dureté de la pénitente. Non seulement tous les malades veulent l’avoir pour panser leurs plaies et pour veiller à leur chevet : on s’est aperçu, aussi, que personne ne s’entendait autant qu’elle à panser les plaies cachées des âmes, et sans cesse maintenant les habitans de la ville et des environs s’adressent à elle pour recevoir des encouragemens, des conseils, parfois même de terribles reproches qui, venus d’une telle bouche, tombent droit au fond des cœurs pour les apaiser et les purifier. « Qui donc, — nous dit son premier biographe, — qui donc pourrait compter les Espagnols et les Romains et les gens de la Pouille, les hommes et les femmes, les clercs et les laïcs, les moines et les nonnes, qui sont accourus de Pérouse et de Gubbio, de Citta di Castello et de Borgo san Sepolcro, de Florence et de Sienne, pour solliciter l’avis de Marguerite et pour être introduit par elle dans les voies du salut ? »


Dans le même volume où il nous raconte, avec son talent habituel d’historien, de poète, et de psychologue, cette vie mouvementée de sainte Marguerite de Cortone, M. Johannes Jœrgensen déroule également sous nos yeux l’existence plus tranquille et plus uniforme d’une autre visionnaire italienne du XIIIe siècle, cette sainte Angèle de Foligno qui lui a inspiré naguère l’un des plus éloquens chapitres de ses beaux Pèlerinages Franciscains. Celle-là aussi a eu de nombreux entretiens avec le Christ, et nous a laissé maintes traces de la manière dont elle appliquait au soulagement des maladies morales la divine lumière qu’elle en retirait. Vues du dehors, les deux œuvres mystiques de sainte Marguerite et de sainte Angèle semblent avoir un caractère et une portée sensiblement analogues. Inspirées manifestement, l’une et l’autre, du plus pur esprit franciscain, elles attestent un effort constant à utiliser, en quelque sorte, au profit de la pratique familière de chacun de nous, la contemplation passionnée du drame évangélique. Et cependant, sous cette similitude extérieure, quelle différence infinie entre les deux œuvres, comme entre les deux âmes d’où elles ont jailli ! C’est à croire que, vraiment, la visionnaire de Foligno et celle de Laviano incarnent en elles les deux génies opposés de leurs races : l’une tout imprégnée de la tendre et délicate « poésie » ombrienne, l’autre de ce que l’on pourrait appeler la brûlante « prose » toscane et apportant à l’exercice des facultés de l’esprit la même exaltation fiévreuse qu’apportent les compatriotes de saint François d’Assise au libre épanchement des élans du cœur. La peinture de Giotto ou de Masaccio en regard de celle de Gentile de Fabriano et d’Allegretto Nuzi ; l’Enfer de Dante comparé aux Laudes Spirituelles de Jacopone de Todi : c’est le même contraste qui nous apparaît entre les visions de sainte Marguerite et de sainte Angèle.

Qu’elle s’entretienne avec Jésus ou qu’elle se retourne vers nous, cette dernière n’est rien que musique et que poésie. Avec une pénétration psychologique, en somme, assez ordinaire, la douceur immortelle qui nous ravit et nous émeut dans ses paroles surtout tient à ce que celles-ci sont proprement un chant, une effusion toute « musicale » des sources les plus profondes de l’âme, à la façon de ce Cantique du Soleil dont les générations ne se lasseront pas de sentir la mystérieuse et vivante beauté. « Celui qui aime, nous dit-elle, se change tout entier en l’être qu’il aime. » Tous ses écrits abondent en images exquises, en charmantes trouvailles d’émotion ou de langue ; sortis de son cœur, ils trouvent aussitôt le chemin du nôtre.

Mais, au contraire, Marguerite de Cortone s’adresse avant tout à notre pensée. Plus ardente encore que sa sœur ombrienne, elle ne cesse pas de nous décrire les abîmes de sa propre faiblesse et les sombres ornières de folie ou de crime qu’elle découvre en nous, avec une puissance d’exploration psychologique qui, revêtue de la verve amère de son style, donne parfois une étrange saveur quasi « dantesque » à telle des pages fidèlement transcrites d’après sa dictée. Pas une de ses lettres qui ne révèle à un très haut point cette faculté vraiment « géniale » de lire dans les âmes, d’y atteindre jusqu’aux replis les plus obscurs, et d’exposer impitoyablement au jour ce qui s’y trouve caché d’égoïsme ou d’hypocrisie, de mensonge envers les autres ou envers soi-même. Ou bien, lorsque enfin la visionnaire a obtenu de ses directeurs la permission, longtemps sollicitée, de s’affranchir de la société des hommes pour se livrer tout entière à ses entretiens avec le Christ, c’est alors dans une vue d’ensemble que se déploie devant elle le spectacle tragique des vices et des laideurs de notre humanité.


Je souffre et je me plains ! lui dit Jésus. Je me plains des célibataires, qui pèchent contre la pureté ; et je me plains, des gens mariés, qui font abus du mariage, et vivent en luxurieux. Je me plains des femmes, qui poussent la vanité jusqu’à ne s’occuper que de l’étalage de leurs robes et de leurs parures, et qui par leurs regards conduisent les hommes à pécher, et qui remplissent leurs âmes d’images impures. Je me plains des podestats et des gouverneurs qui, au lieu d’avoir les yeux tournés vers moi, ne cherchent que leur honneur terrestre ou l’acquisition de richesses. Je me plains des notaires qui m’outragent en faussant les testamens, et qui n’ont point pitié de la veuve et des orphelins, mais tâchent uniquement à amasser de l’argent… Je me plains des marchands, qui vendent trop cher leurs denrées. Je me plains de ceux qui font commerce de cire et d’huile, de drap et de légumes, parce qu’ils débitent des marchandises mauvaises comme bonnes, et des marchandises frelatées comme fraîches…


Et l’acte d’accusation se poursuit, minutieux et implacable, avec ce même contraste singulier entre la justesse prosaïque des peintures et l’allure enflammée, lyrique, de l’accent. Certes, nous sommes loin de la douce rêverie mystique de sainte Angèle de Foligno : mais qui sait si le pouvoir irrésistible qu’exercent sur nous, aujourd’hui comme il y a six siècles, les discours de la pécheresse toscane ne leur vient pas précisément de la violence avec laquelle, ils étalent sous nos yeux toutes les plaies secrètes de nos cœurs, nous « introduisant » par là dans ce « chemin du salut, » où se charge ensuite de nous guider la mélodieuse et touchante voix de la « contemplatrice » ombrienne ?


T. DE WYZEWA.

  1. Fioretti, chap. X.