Revue pour les Français Mai 1907/VI

Imprimerie A. Lanier (2p. 672-677).

LA FRANCE AUX INDES APRÈS DUPLEIX
(1754-1782)



On considère généralement qu’avec la chute de Dupleix et l’effondrement de l’empire édifié par lui disparut toute chance pour la France de s’implanter aux Indes. C’est là une erreur. En 1750, en effet les Anglais ne possédaient, que quelques comptoirs : Bombay, Madras, Fort-William et Calcutta. Madras dont Dupleix s’était emparé en 1746 leur avait été restitué par le traité de paix signé à Aix-la-Chapelle en 1784, traité qui avait mis fin à la guerre dite de la succession d’Autriche. Suivirent huit années d’une complète prospérité, les seules qu’ait connues la France de Louis xv ; il est vain d’ajouter que ce misérable prince n’y fut pour rien. C’étaient les efforts de nos vaillants colonisateurs des Antilles et de l’océan Indien qui portaient leurs fruits et dirigeaient vers les ports de la métropole un commerce chaque jour grandissant. Aux Indes, Dupleix en profita pour achever son œuvre. Le protectorat français allait maintenant de Chandernagor à Travancore, c’est-à-dire qu’il couvrait la côte Est de l’Hindoustan du Gange à Ceylan. Il s’étendait sur la plus grande portion du Dekkan englobant une partie des États Mahrattes et s’approchant de Bombay dont il coupait les communications avec Calcutta. C’est alors que d’abominables intrigues ourdies à Paris aboutirent au rappel de Dupleix qui, persécuté et ruiné, devait y mourir en 1763 l’année même où se signait le honteux traité par lequel la France cédait à l’Angleterre le Canada et s’humiliait jusqu’à abattre les fortifications de Dunkerque. C’était là le résultat de la guerre de Sept ans (1756-1763) ; entreprise pour abattre le roi de Prusse Frédéric ii au profit de l’Autriche (car Louis xv qui se glorifiait sottement de faire la guerre en roi et non en marchand ne dépensait le sang et l’argent de ses sujets que pour servir leurs rivaux) elle aboutissait au triomphe de ce prince et de ses alliés britanniques.

Pendant ce temps, que se passait-il dans l’Inde ? Après le départ de Dupleix, le comte de Lally-Tollendal y avait disputé âprement la victoire aux Anglais. Mais ne recevant de France ni renforts ni même la solde réglementaire de ses troupes, il ne put à la longue résister à lord Clive. Il finit glorieusement en tenant neuf mois avec 700 hommes dans Pondichéry où l’assiégeaient 22.000 Anglais. La prise de Pondichéry délivra nos ennemis d’un gros souci mais ce n’était point le seul. Les Français abattus, il restait devant eux les Mahrattes. L’empire Mogol créé par Baber (1505-1530) dans le nord de l’Inde et dont Delhi était la capitale avait atteint sous l’empereur Akbar l’apogée de sa puissance (1605). Cent ans plus tard, après la mort de l’empereur Aureng Zeb (1707), la décadence avait commencé et d’autant plus rapide que ces princes musulmans, malgré qu’ils eussent gouverné avec sagesse et tolérance, étaient toujours demeurés aux yeux des populations hindoues, des étrangers. L’Islamisme ne s’était point implanté autour d’eux. Les rajahs réduits en vasselage par les empereurs mogols s’étaient plus d’une fois révoltés. D’autre part, Aureng Zeb avait vu se dresser devant lui un péril nouveau : les Mahrattes. Habitants des montagnes qui s’étendent le long de la côte entre Surate et Goa, les Mahrattes avaient longtemps vécu de brigandage ; puis un chef énergique du nom de Sivadji les avait disciplinés en une nation ambitieuse ; et Aureng Zeb ne pouvant les réduire avait dû traiter avec Sivadji. Quand Dupleix, si habile à profiter des divisions des princes hindous pour les opposer les uns aux autres, eût étendu son protectorat sur le Dekkan, les Mahrattes qui avaient traité avec lui prirent volontiers le chemin du Bengale où ils molestèrent les établissements anglais ; ils finirent d’autre part par s’emparer de Delhi et l’on peut croire alors (Dupleix venait de tomber) qu’ils arriveraient à étendre leur domination sur l’Inde entière et à en chasser les Anglais. Une coalition des princes musulmans du nord, anciens vassaux ou gouverneurs émancipés des provinces de l’empire mogol, les arrêta. Avec l’aide d’Ahmed-Abdallah, fondateur de la dynastie afghane moderne, ces princes remportèrent sur l’année mahratte la célèbre victoire de Panipat (1761). Le centre de la puissance mahratte demeura donc dans leur région d’origine ; ils y formèrent une confédération dont Pounah fut la capitale. Leur organisation politique était défectueuse ; le souverain régnait sans gouverner, le pouvoir appartenant à une sorte de premier ministre héréditaire. Il arrivait d’ailleurs à l’empire mahratte ce qui était arrivé à l’empire mogol ; de hauts fonctionnaires s’émancipaient partiellement, fixant dans leur famille l’administration provinciale qui leur avait été confiée à titre individuel. Ainsi étaient nées les indépendances relatives du Nizam d’Haïderabad, du Guikowar (Goudzerat), de Sindhia, de Holkar, des rajabs du Berar et de l’Aoudh. Si respectables que fussent encore leurs forces militaires, les Mahrattes devenaient donc moins redoutables aux Anglais. Mais alors parut (dans le sud de l’Inde cette fois) un troisième empire dont le destin allait décider du sort de l’Inde. Entré très jeune au service du rajah de Mysore, Haïder Ali, petit-fils d’un derviche avait pris un tel ascendant sur ses compagnons d’armes qu’il avait fini par supplanter son maître et groupant autour de lui toutes les forces vives et les ambitions déçues de l’heure présente, il avait jeté les baess d’un État nouveau qui s’agrandit rapidement. Dès 1767, Haïder Ali se sentit assez fort pour menacer Madras. À cette époque la situation des Anglais était peu satisfaisante. Bloqués à Bombay par les Mahrattes ils ne possédaient même pas la totalité de l’îlot sur lequel s’élevait la ville. Sur la côte de Coromandel, ils dépendaient de la fidélité des rajahs dont une victoire d’Haïder Ali aurait suffi à provoquer la défection. Leur établissement du Bengale, le plus important des trois, avait traversé récemment toutes sortes de vicissitudes. En 1756, le successeur d’un lieutenant d’Aureng Zeb, qui après la mort de ce souverain s’était taillé un royaume avec les provinces d’Orissa et du Bengale s’était emparé de Calcutta. Clive avait repris la ville et était parvenu à établir son protectorat sur les régions voisines ; plus tard les Anglais avaient battu les troupes de l’empereur mogol. Mais les affaires de la Compagnie britannique n’étaient pas brillantes ; les directeurs étaient sans cesse en dispute avec leurs agents ; des intrigues semblables à celles qui avaient perdu Dupleix s’ourdissaient contre eux à Londres. Une terrible famine, celle de 1770, acheva de faire le vide dans les caisses en même temps que le mécontentement des indigènes s’accrut.

L’influence française vivait toujours dans l’Inde. On y gardait de la domination de Dupleix un souvenir où aucune rancune ne venait se mêler à l’admiration. Beaucoup de Français étaient entrés au service des rajahs dont ils commandaient maintenant les armées. On savait d’ailleurs qu’après les humiliations de 1763 la France s’était relevée, que sa flotte réorganisée par Choiseul avait acquis une réelle valeur et que, dans la lutte entamée par les colonies d’Amérique contre l’Angleterre, il était bien possible qu’on la vit bientôt prendre parti pour les révoltés. Dès que la guerre eut en effet éclaté entre la France et l’Angleterre, Haïder-Ali prit l’offensive. Un traité qu’il conclut avec le Nizam et les Mahrattes dressa contre la domination britannique aux abois les deux tiers de l’Inde. Les Anglais essuyèrent le 9 septembre 1779 à Conjeveram une défaite sans précédent. Un corps français, débris des anciens jours, y participa. Par malheur, l’inaction du cabinet de Versailles qui laissait l’escadre française de l’Océan Indien aux mains d’un amiral incapable et, d’autre part, l’énergie extraordinaire jointe à la complète absence de scrupule du célèbre gouverneur anglais Warren Hastings, rétablirent quelque peu la fortune de nos rivaux. Sir Eyre Coote remporta une victoire à Porto-Novo (1781). Ce ne fut qu’à la fin de cette année-là que le bailli de Suffren partit de Brest à destination de l’Inde. Après avoir rallié l’escadre française, Suffren livra le 17 février 1782 son premier combat devant Trincomali. Peu après, les Franco-hindous d’Haïder-Ali s’emparant de Goudalour lui fournirent un port de ravitaillement sur la côte de Coromandel. Les Anglais avaient reçu des renforts mais le gouvernement de Louis XVI se décida à son tour à l’envoi d’un corps de débarquement. Le 3 juillet, Suffren livra une nouvelle bataille devant Negapatam et deux mois plus tard s’empara de Trincomali. La situation des Anglais devenait très grave lorsque, le 7 décembre 1782, Haïder-Ali mourut. Son fils Tippo Sahib, fut aussitôt proclamé. Une nouvelle victoire de Suffren à Goudalour permit le débarquement des Français ; le choc décisif approchait et tout annonçait que les Anglais seraient irrémédiablement vaincus quand la nouvelle de la paix de Versailles obligea à suspendre les hostilités. Le protectorat de l’Inde nous échappait. C’est à cette date qu’il faut la considérer comme définitivement soustraite à l’action française.

Et pourtant seize ans plus tard, Bonaparte ne formait-il pas le projet de s’entendre, une fois maître de l’Égypte, avec Tippo-Sahib ? Notons que c’était l’époque où trois aventuriers français s’étaient acquis auprès des princes indigènes des situations extraordinaires ; Boigne, généralissime des armées de Sindhia et véritable vice-roi du pays Mahratte ; Perron, vainqueur de l’empereur Shah-Allam et maître de ses États ; Raymond, enfin, tout puissant à Haïderabad, avaient, en somme, admirablement préparé le pays à l’action de Bonaparte ; ils avaient constitué de véritables « États français indépendants », selon l’expression de Wellesley. Les efforts convergents de ces hommes eussent pu déterminer un mouvement très puissant, capable d’abattre la domination britannique. Il n’en allait plus de même trente-cinq ans plus tard quand le capitaine Allard, ancien aide de camp du maréchal Brune, parvint à implanter son pouvoir à la cour du roi de Lahore comme généralissime et premier ministre. En 1836, Allard eut à sa disposition 40.000 hommes bien disciplinés. Mais Tippo-Saïb n’était plus là, non plus que Boigne, Perron et Raymond ; et l’Inde anglaise s’était fortifiée au point de ne plus craindre les rivalités européennes.

Quoiqu’il en soit, on voit que, longtemps après Dupleix, la France aurait pu réparer la faute qu’elle avait commise en brisant la fortune de ce grand homme. Avec une base d’opérations comme l’Île de-France si bien mise en valeur jadis par La Bourdonnais et avec, pour commander sa flotte, un homme comme Suffren, la tâche n’était nullement impossible. Et, après tout, il s’en fallut de peu.


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