Revue pour les Français Mai 1907/V

Collectif
Imprimerie A. Lanier (2p. 667-672).

LE MINISTÈRE AMÉRICAIN DU TRAVAIL



La République française n’a pas été la première à s’octroyer un « ministère du Travail ». Les États-Unis l’ont devancée de quelques années dans cette voie. C’est le dernier créé des départements ministériels du gouvernement fédéral et il s’est formé, un peu comme ce fut le cas en France, par le groupement autour de quelques rouages nouveaux de plusieurs rouages anciens qui appartenaient à d’autres départements et en ont été détachés au profit du département le plus récent. Mais ces soustractions furent bien plus importantes à Washington qu’à Paris. Aussi le ministère américain du Travail est-il un monde, à côté de celui de M. Viviani. À Paris, la constitution de ce ministère n’a pas été sans quelque ridicule. On avait décidé le principe avant de bien savoir ce que serait l’exécution et l’on pouvait se dire l’un à l’autre, imitant le petit jeu populaire : « Voici le ministère du Travail : qu’y met-on ? « — En Amérique la plaisanterie eût été inverse ; il aurait fallu dire : « Que n’y met-on pas ? » car on y a mis de tout. Objet de demandes successives de la part des intéressés, proposée en 1899 et de nouveau en 1901 par le sénateur Nelson, cette création fut enfin réalisée par un vote du Congrès le 14 février 1903. M. G.-B. Cortelyou fut le premier titulaire du portefeuille nouveau qui passa ensuite aux mains de M. V.-H. Metcalf et est détenu aujourd’hui par M. Oscar Straus.

Une Administration éparpillée.

Le ministre actuel n’a pas les mêmes titre que M. Viviani ; il en a d’autres. C’est un négociant doublé d’un homme de loi, dualité assez rare même aux États-Unis et qui vaut d’être citée. Mais là ne se bornent pas les compétences de M. Straus. Il fut encore diplomate ayant à deux reprises représenté son pays auprès de la Porte Ottomane. Par la suite il devint membre de la Cour d’arbitrage de la Haye et président du Board of trade and transportation de l’État de New-York. De sorte qu’il est vraiment difficile de concevoir une carrière mieux remplie que la sienne au point de vue des labeurs d’ordres très variés qui l’attendent dans son poste actuel. Un de ses premiers succès sera sans doute d’unifier matériellement autant que faire se pourra l’étonnante organisation qui vient d’être placée sous ses ordres. Elle est, en effet, éparpillée en plus de dix maisons ou logements loués au hasard à travers Washington pour un loyer d’ensemble qui, dit-on, dépasse trois cent mille francs. Encore la bibliothèque est-elle jusqu’à nouvel ordre campée dans un hangar. M. Metcalf, prédécesseur du ministre actuel, se plaignait, bien entendu, d’un tel état de choses et il estimait que des sommes presque égales au chiffre du loyer global se trouvaient gaspillées chaque année par suite des dépenses qu’entraînaient la correspondance entre les bureaux, les pertes de temps, les erreurs de transmission, etc… Voilà qui n’est guère pratique. Sans doute toutes les capitales n’ont pas un palais archiépiscopal à utiliser gratuitement ; et beaucoup, si elles l’avaient, regarderaient à s’en servir en dépossédant, au préalable, celui qui l’occupe. Mais Washington n’est pas tellement surpeuplé qu’on ne puisse y trouver l’espace nécessaire à l’édification des bâtiments exigés par un des services publics les plus importants.

Autant le cadre est impropre, autant les cadres méritent d’être signalés par leur excellence. C’est une belle et salutaire tendance du gouvernement américain d’abandonner peu à peu cette déplorable conception par laquelle toutes les fonctions se trouvaient dépendre de la politique. Même les facteurs ruraux changeaient naguère avec le parti au pouvoir. Les Américains étaient malvenus, après cela, à se lamenter au sujet de leur mauvaise administration. N’était-ce pas leur faute ? Le président Cleveland eut le premier le courage de renoncer à de pareilles pratiques mais, jusqu’ici on n’avait peut-être jamais vu aux États-Unis un groupe administratif aussi complètement soustrait aux influences politiques que ne l’est le ministère du Travail. Les fonctionnaires qui forment ce groupe sont des hommes jeunes, énergiques, pleins d’entrain et de bon vouloir, ne s’occupent pas même de savoir s’ils sont inscrits dans le parti républicain ou dans le parti démocrate, la plupart sont des gradués des grandes universités ; d’autres ont acquis dans leurs métiers respectifs une compétence technique.

Corporations et manufactures.

Le ministère du Travail qui est en même temps un ministère du Commerce est divisé en « bureaux » correspondant à ce qu’en France on appellerait des directions. Le premier de ces bureaux, l’un des plus intéressants, est le bureau des corporations. Son rôle est de conduire des enquêtes incessantes sur l’organisation, le fonctionnement et la conduite des entreprises corporatives — les chemins de fer exceptés — et de publier, s’il y a lieu, les documents en résultant. Le chef de bureau, qui porte le titre de « commissioner », a le droit de citer en témoignage les personnes susceptibles d’éclairer toute enquête et il peut exiger la production de tous papiers et écrits provenant de ces entreprises. Ce sont là des pouvoirs considérables et auxquels en d’autres pays on ne tolérerait peut-être pas aussi bénévolement que le gouvernement pût avoir recours. C’est par le bureau des corporations, qu’ont été conduites la fameuse enquête de mars 1906 sur l’industrie des viandes conservées et, en mai 1906, celle sur les fraudes dans le transport du pétrole. L’une et l’autre ont déterminé une action judiciaire et provoqué des modifications ou un complément à la législation. Le bureau apparaît donc par certains côtés comme une annexe de la justice et pourtant il n’est pas tant destiné dans l’esprit de ceux qui le dirigent à découvrir et à poursuivre les fraudes qu’à porter les incorrections à la connaissance de l’opinion, à la mettre en garde et à déterminer les mesures législatives qu’il serait utile de prendre. C’est un rôle très original et peu en rapport avec les coutumes européennes. L’expression « faire la lumière » est courante dans les parlements du Vieux-monde, mais il n’est aucun pays, pas même l’Angleterre, où l’on ait eu l’idée d’instituer pour cette besogne un rouage permanent au sein d’une administration d’État chargé de faire des confidences au public et d’étaler devant lui le détail des abus qui se commettent. On peut se demander si ce n’est pas là quelque chose de trop beau pour durer.

Le bureau dit des Manufactures n’est pas moins singulier. Son objet est d’encourager à la fois l’industrie et le commerce en ouvrant à la production nationale des débouchés nouveaux et en la munissant de renseignements utilisables par elle sur ce qui se fait à l’étranger. C’est ce bureau qui publie les fameux Daily consular and trade reports lesquels lui viennent par l’entremise du Département d’État (Ministère des Affaires étrangères) et sont renommés par la clarté et l’exactitude des renseignements qu’ils fournissent. Comme leur nom l’indique, il s’agit de rapports émanant des consuls américains. Le bureau des Manufactures en publie d’autres encore, car il entretient au dehors d’une façon permanente quatre agents spéciaux dont la fonction consiste à recueillir le plus possible d’informations de toutes espèces. Ces agents rédigent parfois sur les productions et les relations commerciales des pays parcourus par eux de grands rapports officiels qui sont publiés et distribués aux membres du Congrès. Mais ils rédigent en tous cas et sans cesse de petits rapports de détail qui ceux-là, ne sont pas publiés et sont envoyés très souvent avec des échantillons à l’appui, aux maisons intéressées. Cette application intelligente de la doctrine « Aide-toi, l’État t’aidera » appelle l’attention comme ne répondant pas à l’idée que l’on se fait chez nous des relations habituelles entre l’État américain et l’individu. On n’imagine pas en France des fonctionnaires s’employant à faire connaître directement à de grands industriels des perfectionnements de fabrication ou des débouchés éventuels pour leurs produits.

Travail, statistiques, naturalisations

Le département comprend trois bureaux chargés du travail, des statistiques et des naturalisations. Le premier est, chose curieuse, le plus moderne dans ses tendances et le plus ancien en date. On l’avait créé en 1885 et annexé au département de l’Intérieur ; puis il s’était transformé en bureau indépendant trois ans plus tard. Le voici maintenant sous la dépendance du ministère du Travail. Son rôle est de répandre les informations utiles sur les rapports du capital et du travail, les heures de travail, le taux des salaires, le travail des femmes — et aussi sur tout ce qui paraît susceptible d’améliorer matériellement, intellectuellement, socialement et moralement le sort des travailleurs. Le chef du bureau, le « commissioner of labor » est, de par la loi, expressément désigné pour servir de médiateur et provoquer les arbitrages dès que l’occasion lui en est offerte.

Peu de chose à dire du bureau des Statistiques qui publie naturellement en grand nombre ces copieux volumes bourrés de chiffres dont les Américains font leurs délices et dont l’utilité n’est pas toujours évidente. Mais depuis quelque temps le bureau des Statistiques est employé à former une sorte de Census office et dans un pays où les principes les plus élémentaires de la tenue d’un État civil sont restés longtemps inobservés, on comprend que ce rôle soit très considérable et puisse être très fécond. Bien entendu, dans la législation intérieure des États de l’Union, l’initiative du bureau se heurte à des habitudes routinières et rencontre souvent de fâcheuses résistances.

Le bureau des Naturalisations n’est pas moins occupé et rencontre des résistances d’un autre genre. Plus d’un million d’émigrants arrivent annuellement aux États-Unis. Sur ce chiffre énorme il en est exclu à peu près 1.200 pour excès de pauvreté, maladie, ou violation des lois. Mais en outre le gouvernement a le droit de rechercher et de poursuivre pour les expulser ceux qui ont pénétré dans le pays en fraude. De plus ceux auxquels l’accès en a été refusé à leur arrivée peuvent, à moins qu’il ne s’agisse d’un cas de maladie contagieuse, se pourvoir contre la décision de la commission qui les a exclus et faire appel de cette décision auprès du département du Travail. Tout cela ressort au bureau des naturalisations.

Autres besognes

Là ne se limite pas la tâche du ministère américain du Travail. Elle s’étend encore à la navigation et à ses annexes. Le bureau de Navigation est chargé de relever le tonnage des navires, de tenir à jour les rôles d’équipages, de surveiller la perception des taxes, d’examiner si les lois et règlements sont dûment appliqués. Dans chaque port, il y a un commissaire à qui incombe ces différentes tâches. En outre, une inspection générale des navires à vapeur est organisée. C’est ce service qui examine l’état des chaudières usagères, éprouve les nouvelles, délivre les permis de fonctionnement et apprécie d’une façon générale toutes les causes d’accidents susceptibles de survenir à bord, du fait de la machinerie. Les inspections de détail doivent autant que possible être renouvelées pour chaque navire trois fois par an.

À la navigation se rattache le service des phares qui n’emploie pas moins de 6.000 hommes, une petite armée. Il faut penser que les rivages des États-Unis et de leurs dépendances s’étendent sur une longueur de 17.540 milles marins. Il y a encore le relevé géographique et géologique des côtes qui constitue un service très ancien puisqu’il fut créé il y a cent ans, mais dont l’installation demeura longtemps provisoire ; on le déplaça de la guerre à la marine et de la marine aux finances ; c’est à ce dernier département qu’il fut inféodé de 1836 à 1903, époque où il fut incorporé au département du Travail. À noter que ce bureau étend sa juridiction aux frontières territoriales et qu’ainsi ses délégués prirent part à la revision des limites entre les États-Unis et l’ouest du Canada ainsi qu’à la limitation de l’Alaska.

Si l’on mentionne encore un bureau des Poids et mesures et un bureau dit « du poisson », chargé en réalité de pisciculture comme aussi de la réglementation et de la surveillance des riches pêcheries du détroit de Behring et de l’Alaska, nous aurons une idée d’ensemble de ce qu’est le ministère américain du Travail. Très différent du nôtre, pas beaucoup plus logique en sa conception, car pour l’être il faudrait y comprendre aussi l’agriculture, mais infiniment plus divers en ses applications, il est surtout animé d’un tout autre esprit. Il repose sur la négation et non sur la reconnaissance du principe de l’antagonisme des classes ; en quoi il est permis de penser que son rôle sera beaucoup plus utile et plus fécond.


Séparateur