Revue pour les Français Janvier 1907/VI

Imprimerie A. Lanier (2p. 516-517).

LA DÉCHÉANCE D’UN METS NATIONAL



De nos jours tout le monde devrait savoir faire un pot-au-feu. On circule, on voyage, on explore, on campe et l’on ne trouve pas toujours auprès de soi une cuisinière experte. Sans compter que les cuisinières expertes, à force de dédaigner le pot au feu, finissent par ignorer les principes de son succès.

Le vieux pot-au-feu français fournit une nourriture incroyable. Sachez bien que deux livres de bœuf mis dans dix litres d’eau, peuvent vous donner jusqu’à sept litres d’excellent bouillon sans que la viande soit le moins du monde desséchée. Elle doit rester onctueuse et friable et le bouillon néanmoins être fort et coloré. Mais ce sera à ces conditions : 1o Que l’eau au début soit froide ; 2o Que l’on ait quatre heures et demie de cuisson légère et ininterrompue. Le pot-au-feu doit bouillir tout le temps et jamais à très gros bouillons. Vous y ajouterez sept à huit grosses carottes et trois oignons grillés avec leur peau, jamais de navets ; puis, au moment de servir, des pommes de terre et un chou vert cuit à part dans de l’eau, enfin des tranches de pain grillé dans le four.

Tout cela coûtera… combien ?… Mettons deux francs de culotte, de bœuf et soixante centimes de pain et de légumes. Total : deux francs soixante. Et il y en aura pour cinq personnes.

Évidemment la Revue pour les Français n’a pas été fondée avec des arrière-pensées culinaires. Mais nous envisageons ici le pot-au-feu sous deux points de vue : d’abord le point de vue national rehaussé par le souvenir d’Henri iv et qui incite à ne point laisser tomber en déshérence une des plus appréciables parmi les conquêtes de nos pères, ensuite le point de vue moderne, lequel exige d’un chacun des facultés de débrouillardise dont la première assurément consiste à tirer un parti convenable d’un morceau de viande trempé dans l’eau. Le pot-au-feu se meurt. Revive le pot-au-feu !


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