Revue pour les Français Janvier 1907/V

Imprimerie A. Lanier (2p. 510-516).

LA RÉFORME DE L’ENSEIGNEMENT



Ainsi que nous l’avons annoncé, la Conférence inaugurale de l’Association pour la réforme de l’Enseignement a eu lieu dans la Salle des Fêtes de la mairie du xvie arrondissement le 21 décembre dernier. À l’ordre du jour, figuraient une allocution de M. Gabriel Lippmann, membre de l’Institut, sous la présidence duquel la réunion était placée et une conférence de M. de Coubertin, président de l’Association. Nous donnons ici quelques extraits de l’une et de l’autre :

« Le problème de l’enseignement public, de l’enseignement secondaire surtout, a dit M. Lippmann, est posé chez nous depuis cent ans : il n’est pas résolu ; la meilleure preuve en est que les réformes se sont succédées, pressées, inefficaces, contradictoires. Il y a quelques années, une grande commission parlementaire fut chargée d’étudier la question, afin de nous donner des programmes plus simples, moins chargés. Le résultat ne fut pas encourageant. Jamais lesdits programmes n’ont été aussi chargés de détails, aussi ambitieux, aussi pédants qu’ils ne le sont aujourd’hui. Plus que jamais, règne chez nous la « culture naine », c’est-à-dire l’imitation prématurée de l’enseignement supérieur ; et cette culture naine produit un arrêt de développement. C’est le même système qui a fait de la Chine un pays de vieux écoliers. Chez nous on rencontre le type, je ne dis pas du vieil écolier mais du vieux collégien. Tel personnage, éloquent et bien doué, portera toute sa vie les marques de la classe de rhétorique. Tel autre a visiblement passé par la classe de spéciales. Il faut bien le dire ; chaque métier a sa pédanterie. Celui de professeur, auquel j’ai du reste l’honneur d’appartenir, a la sienne. Et l’enseignement secondaire est ici de bien plus mauvais conseil que l’enseignement supérieur. »

M. Lippmann, après cet aveu, a félicité l’Association pour la réforme de l’Enseignement d’avoir osé entreprendre une telle besogne en faisant simplement appel à l’opinion et en ne craignant pas d’exclure de son conseil ceux qui, logiquement, sembleraient le plus qualifiés pour y entrer, à savoir : les universitaires, — mais qui, pratiquement, sont le moins à même de contribuer à la transformation d’un domaine où ils ont leurs habitudes et dont ils n’aperçoivent pas toujours les défauts.

M. Lippmann a terminé en remerciant les personnes présentes d’avoir bravé, pour venir, un froid imprévu et sibérien et il a aussitôt donné la parole au conférencier.

Après avoir passé en revue, de façon humoristique, les lacunes que laisse dans le cerveau d’un bachelier l’enseignement secondaire actuel et avoir montré l’inaptitude de cet enseignement à préparer le jeune homme à l’activité et à la vie, M. de Coubertin a commenté le principe même de la réforme en ces termes : « Nous voulons substituer le principe analytique au principe synthétique. Tout le monde sait ce que c’est qu’une synthèse. Puis-je me permettre de le rappeler sous une formule familière ? Quand des doigts féminins préparent une tasse de thé, ils font une synthèse. Du sucre, du thé, de l’eau chaude et de la crème, voilà, Madame, une synthèse. Vous avez pris des éléments distincts en quantités appropriées et vous les avez mélangés intimement… L’enseignement secondaire est, en tous pays, basé sur la synthèse. Il en était ainsi autrefois et la synthèse, assez simple, s’opérait facilement ; il en est ainsi encore, et la synthèse, devenue très complexe, s’opère très mal ou même ne s’opère plus. » M. de Coubertin distingue trois parties, trois « blocs » dans l’enseignement nouveau. La première partie comprendra tout ce qui peut donner au jeune garçon « une connaissance générale du monde matériel au milieu duquel il est appelé à vivre et des forces auquel il est appelé à se servir utilement. » Ce sera en quelque sorte « la science de la terre non pas la simple géographie qui n’en est étymologiquement que la description plus ou moins approfondie, mais la science de la terre considérée en elle-même par rapport au reste de l’univers et aussi par rapport à ce que les hommes en ont fait… La seconde partie comprendra « ce qu’on pourrait appeler l’odyssée de l’esprit humain et le relevé des grands gestes des peuples. » La troisième aura trait aux diverses formes du langage historique (langue morte) et actuel (langues vivantes). L’orateur se demande ensuite « comment notre Association s’y prendra pour retourner le sablier pédagogique » et il distingue trois étapes dans l’œuvre à accomplir. Il faut, avant tout, rédiger le programme nouveau. « Nous ne voulons pas, comme tant de réformateurs en chambre, préconiser l’emploi de procédés nouveaux, sans apporter en même temps l’instrument qui en permettra l’usage efficace et immédiat. Or, la rédaction d’un programme pareil n’est pas une petite affaire et, quand même nos mesures sont prises pour la mener à bien, il nous faudra du temps. Cette besogne s’accomplira en public et tous ceux qui voudront y aider seront les bienvenus. Notre revue mensuelle publiera, non dans un ordre chronologique ou même simplement logique mais de façon variée et comme autant d’articles séparés, les chapitres et les fragments de chapitres de l’enseignement nouveau. Quand cette publication approchera de sa fin, nous nous préoccuperons d’organiser la leçon de choses qui lui donnera la vitalité. Alors, s’offrira à nous ce champ d’expérience qu’on appelle l’enseignement post-scolaire, le cours d’adultes. Il sera pour nous le vestibule de la réforme. Et, enfin, de là, le principe analytique pourra pénétrer dans le collège, et progressivement, par infiltration lente, s’y substituer au principe synthétique. »

M. de Coubertin a insisté ensuite sur ce que l’enseignement nouveau non seulement « créerait dans les jeunes esprits de la compréhension coordonnée et par là mettrait de la force réfléchie dans la vie des hommes », mais encore qu’il serait « producteur de paix sociale ». Voici comment l’orateur a développé cette idée. « Il y a cette différence essentielle entre l’analyse et la synthèse appliquées à l’enseignement que la première peut rester en route sans être inefficace tandis que la seconde n’y saurait réussir. — Supposez que par les nécessités de la vie, par toutes ces transformations, ces changements soudain de situation qui caractérisent l’ère démocratique et ont leur bon comme leur mauvais côté, supposez que l’adolescent soit interrompu dans ses études et les doive abandonner. Aujourd’hui, que vaut un élève de quatrième ou de troisième qui en reste là ? Moins que rien. Il se trouve qu’on ne lui a versé dans le cerveau que des germes d’incompréhension, des invitations à l’erreur, qu’on lui a ouvert des aperçus décevants, des impasses cruelles. Au contraire, deux années de l’enseignement secondaire analytique suffiraient à constituer un capital mental bien net et déterminé. Quand même aucun détail n’aura été abordé, la montagne aura été regardée dans sa silhouette totale ; on en aura fait le tour, on en aura noté les différents aspects, les ramifications générales. L’adolescent aura pris — et pris pour jamais — ce double sens qui manque à l’homme actuel : le sens des proportions dans l’espace et celui des proportions dans le temps. Faute de l’avoir, un effort difficile d’information et de réflexion s’impose à notre génération pour concevoir, par exemple, ce que valent en étendue le Texas ou l’Abyssinie par rapport à la France, ce que représentent un siècle d’histoire byzantine, un siècle d’histoire hindoue par rapport à un siècle d’histoire de France. Et n’allez pas me dire que les proportions n’existent pas, n’allez pas me parler de peuples supérieurs, de peuples providentiels. Qui a brusquement transformé l’histoire depuis cinquante ans ? L’Allemagne ? Non pas. L’unité allemande a été l’aboutissement d’un travail lointain, normal et régulier ; on l’oublie trop. Ce qui a transformé l’histoire, ce sont les États-Unis chassant l’Espagne de Cuba et des Philippines, c’est le Transvaal se dressant sur la route anglaise entre le Cap et l’Égypte, c’est le Japon repoussant la Russie de la Mandchourie et s’emparant de la Corée. À la veille de ces événements, que savions-nous du Japon et du Transvaal, je vous prie ? Exactement ce qu’en 1821 on savait de la Grèce, en 1856 de la Roumanie, à la veille d’événements qui allaient modifier l’ensemble des données politiques, c’est-à-dire rien. Il y a une proportion géographique comme il y a une proportion scientifique, comme il y a une proportion historique. Actuellement toutes les proportions sont faussées et nous nous proposons de les rétablir. L’adolescent, avec notre système, en prendra le pli tout de suite et ainsi — qu’il abandonne ou qu’il poursuive ses études, le résultat sera le même. C’est là, vous l’avouerez, le point de vue central, dominant en matière pédagogique. De l’information, certes, mais que faites-vous de l’information sans jugement ?

La paix sociale ?… pédagogiquement, elle est faussée chez nous de deux façons. D’abord par la fixation malencontreuse des carrières. Presque toujours choisies en ignorance de cause, elles se poursuivent trop souvent à contre-cœur et sans possibilité de changement. On a le goût d’être marin ou médecin ou soldat, passe ; mais d’abord ce goût ne se dessine pas toujours d’instinct, et puis, pour quelques carrières déterminées à allures tranchées, combien d’autres dont le jeune homme ne sait rien. Vous me direz que ses parents et ses maîtres sont là pour le renseigner, qu’on a rédigé pour lui des petits manuels très ingénieux, exposant la manière d’entrer dans une carrière, d’y progresser, en déterminant les aboutissements possibles… Tout cela peut être exact mais il suffit d’avoir quelque peu vécu au milieu des adolescents pour savoir combien ces choses sont grises à leurs yeux, combien elles manquent de relief et combien alors leur imagination y supplée en les habillant de façon trompeuse. Or la spécialisation de la carrière se fait mal ; elle est trop étroite, trop contenue. Le jeune homme s’y enfonce, s’y perd ; il n’en peut plus sortir.

Le programme analytique lui ouvrira de plus vastes horizons et lui fera toucher du doigt les formes si diverses de l’activité humaine. Il connaîtra les caractéristiques de chaque carrière parce qu’elle lui sera montrée non plus seule, limitée et grisâtre comme une vitrine de musée, mais avec sa place précise dans la vie générale, sous la lumière crue de la réalité. Et par là même, en sortir plus tard si son goût ni son intérêt le lui conseillent ne sera plus aussi ardu. L’enclos voisin du sien n’aura plus de mystères ; il l’aura vu d’avance ; il en connaîtra le plan et la disposition ; il ne sera plus l’aigri, le mécontent, dont la société a si souvent à se plaindre.

Voilà mon premier élément par lequel la paix sociale se trouve faussée : il y en a un second.

On parle souvent de l’instruction intégrale. C’est un beau rêve peut-être mais c’est un rêve. Ce qui ne l’est pas c’est la nécessité où se trouve la civilisation présente d’approprier l’instruction dans la mesure raisonnable aux doctrines caractéristiques du temps présent. Le temps présent est égalitaire. Je ne sais pas ce que vous en pensez et cela m’est égal parce que, moi, je n’en pense rien. Je me suis toujours souvenu de ce que me disait, il y a bien longtemps, un grand homme dont l’amitié me fut un honneur, le père Didon. « C’est ridicule, disait il en parlant de ceux qui s’insurgent contre la démocratie, c’est ridicule de voir des gens se mettre en colère contre la température qu’il fait dehors ». Et il avait raison, c’est ridicule, on travaille par tous les temps.

Donc dehors, il fait égalitaire et ce temps-là n’est pas près de changer. Comment maintenant peut-on égalitariser l’enseignement ? Par le point d’arrivée ?… C’est absurde. Par le point de départ ?… c’est juste. Prenez de nos jours, en France, un « primaire supérieure » et un « secondaire ». Les programmes ont des contacts nombreux. Ont-ils pourtant jamais l’air, ces deux éphèbes, d’avoir appris les mêmes choses ? Je vous le demande. Prenez cet enseignement post-scolaire, ces universités du peuple qui tâtonnent chez nous parce qu’elles sont mal parties, avec des préjugés et des a priori plein leurs poches mais qui s’efforcent certainement vers le mieux. Eh bien ! Ce qu’on y apprend a-t-il une analogie avec ce qu’apprennent nos potaches ?

Il y a là, croyez-le bien, un grand facteur de paix sociale qui fait défaut. Ce qui rend à la société le travail si lent et si difficile, c’est avant tout, que chaque équipe accomplit sa besogne isolément, à couvert, invisible pour l’équipe voisine et ne la voyant pas. On dit souvent, du travailleur manuel français — de celui de Paris surtout — qu’il est plus instruit que ceux des autres pays et des autres villes. C’est très vrai mais ils ne sont pas instruits dans la même ligne avec les mêmes méthodes que les autres citoyens. Ah ! si le point de départ était identique, comme chacun admettrait cette inégalité qu’impose le bon sens et qui fait que tous n’atteignent pas, ne peuvent pas atteindre au même niveau. On ne l’admet pas parce que l’enseignement secondaire actuel est une sorte de mandarinat, à une époque ou le respect du mandarin ne repose plus sur rien de solide ni de raisonnable. Faisons en sorte que, mentalement du moins puisque cela ne peut se réaliser encore moralement, toute la race marche sur la même route vers les sommets. Alors croyez-le, les défiances tomberont et les haines s’apaiseront. Alors ceux que les hasards de la vie auront poussés à l’avant-garde seront vraiment considérés par le gros de l’armée comme des serviteurs du bien public ; et la conscience d’une si haute mission acceptée et reconnue les rendra plus digne de l’exercer ».

M. de Coubertin a terminé sa conférence par les paroles suivantes : « L’éducation est le grand levier de l’ère moderne. Songeons avant tout à l’employer. Ce soir j’ai heurté peut-être des convictions respectables et bouleversé passablement de notions jusqu’ici réputées fondamentales. Qu’on me pardonne. L’heure est exigeante. Le temps est passé des quatre août majestueux et enthousiastes. Pour nous autres hommes du xxe siècle, chaque jour qui passe doit être un petit quatre août car chaque jour nous demande le sacrifice d’une idée, d’un intérêt ou d’une habitude. Consolez-vous en pensant que de tels sacrifices sont non seulement les plus méritoires mais avant tout les plus féconds. En tous les cas, je n’aperçois pas que nous puissions, nous autres français, rendre d’une façon différente l’hommage qui convient à nos glorieux ancêtres ; car c’est à cette seule condition d’aimer la France du présent et d’avoir foi en celle de l’avenir que nous honorerons dignement, en continuant leur œuvre, la mémoire de ceux qui édifièrent la France du passé. »


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