Revue pour les Français Janvier 1907/III

Imprimerie A. Lanier (2p. 493-506).

UNE GUERRE DE CENT ANS

(1689-1783)

(Suite et Fin)



La liste était déjà longue des griefs que les coloniaux auraient eu le droit de formuler envers la mère patrie et, chose curieuse, toutes les injustices subies n’ébranlaient point leur fidélité. Les derniers triomphes de l’Angleterre réjouissaient leur loyalisme ; ils se sentaient fiers et heureux d’y avoir contribué. Il est important de noter que si le sentiment unitaire faisait des progrès parmi eux, le sentiment séparatiste n’existait même pas : ils l’eussent repoussé avec horreur. Ils se sentaient Américains, mais ils demeuraient Anglais ; ils le demeuraient avec une passion qui s’avivait par l’effort récent et par l’impression de la victoire que la race venait de remporter. Ils s’habituaient ainsi à la coexistence de deux patriotismes, l’un dominant et englobant l’autre. Comme ils avaient aimé l’Angleterre par-dessus l’Amérique, ils aimèrent plus tard l’Union par-dessus leur État particulier. C’est ici le point de départ de ce dédoublement de l’âme américaine sur le quel il nous faudra revenir parce que le fait est nouveau dans l’histoire et qu’il a joué un rôle considérable dans la formation des États-Unis. Pour le moment, leur attachement envers l’Angleterre les consolait des difficultés de la situation et des entraves apportées au développement des colonies. Ces entraves étaient nombreuses ; depuis 1651 elles ne cessaient de se multiplier et de s’aggraver. L’Acte de navigation passé cette année-là n’autorisait l’exportation que par les navires anglais ; il était dirigé principalement contre les Hollandais de New-York. En 1660, il fut confirmé, étendu aux importations et, dès lors, plus sévèrement appliqué. En 1663, on alla plus loin, et cette fois avec l’intention avouée de resserrer les liens par lesquels les colonies tenaient à l’Angleterre. On fit de l’Angleterre l’entrepôt des colonies. Toutes marchandises devaient maintenant passer par ses mains ; les Américains n’avaient plus le droit d’acheter ailleurs.

Ces exigences développèrent tout naturellement le commerce intercolonial et les commerçants de la métropole, s’en étant aperçus, firent entendre des doléances et obtinrent l’acte de 1672. Dès lors, les colonies ne purent se vendre l’une à l’autre les produits de leur sol ou de leur industrie que par l’intermédiaire de l’Angleterre ou bien en acquittant des droits considérables, destructifs de tout négoce. Un produit du Massachusetts acheté par le Rhode-Island dut être envoyé à Bristol pour aller de Boston à la Providence, sous peine d’être lourdement taxé. Ce n’était encore que de la sottise poussée à l’extrême. La persécution vint dès qu’eut été constitué le Board of Trade dont nous avons déjà parlé et qui centralisa, à partir de 1696, les affaires coloniales. En 1699, l’exportation de toute laine ou lainage, dans quelque lieu et conditions que ce fût, soit en Europe, soit d’une colonie à l’autre, fut interdite, sous peine de confiscation et d’une amende de 500 livres (7.500 francs). En 1732, interdiction d’exporter des chapeaux. La fabrication du feutre de castor avait pris une certaine extension. La corporation des chapeliers à Londres prétendait que dix mille chapeaux partaient annuellement de New-York et de la Nouvelle-Angleterre à destination de la Virginie, des Antilles et de l’Irlande. Le chiffre était certainement exagéré. On décida que tout chapelier des colonies devait avoir fait un apprentissage de sept années et qu’il ne pourrait garder auprès de lui plus de deux apprentis. En 1733, des droits énormes furent établis sur les mélasses ; en 1750, enfin, on ordonna la destruction des forges, hauts-fourneaux, aciéries actuellement existants, avec défense d’en établir de nouveaux. Tel était ce système mercantile qui existait en germe dans l’Acte de navigation et finit par former tout un échafaudage de prohibitions et de faveurs. « L’on s’était habitué, dit M. Leroy-Beaulieu, à considérer les possessions anglaises des deux mondes comme formant un tout, composé de deux parties distinctes : l’une où se produisaient certaines matières premières et certaines denrées naturelles spéciales, l’autre fournissant surtout des produits manufacturés et l’on avait jugé que ces deux parties se pouvaient suffire l’une à l’autre si les habitants de l’Angleterre s’engageaient à ne consommer que des denrées produites par les colons anglais et si les colons anglais, d’autre part, s’engageaient à n’employer que les objets manufacturés fabriqués par l’Angleterre. » Il y eut quelques dérogations dans les années de cherté. En 1730 et 1735, on dispensa le riz du circuit obligatoire par l’Angleterre. En 1757, on admit que le blé vint d’Amérique sur des vaisseaux neutres. Des faveurs furent parfois accordées sous forme de primes : prime pour l’indigo en 1748, pour le lin et le chanvre en 1764, pour la soie brute en 1770. Une autre forme de faveur consistait dans les droits différentiels qui frappaient des produits similaires étrangers ; tel produit étranger payait le double de ce que payait le même produit issu des colonies anglaises. Donc, « d’un côté, interdiction aux colonies de s’adonner à l’industrie et obligation, sauf quelques exceptions, de se fournir d’objets manufacturés anglais ; de l’autre côté, faveurs spéciales accordées aux colons pour la production de certains produits naturels nécessaires à la métropole et obligation pour la mère patrie de prendre les denrées coloniales de préférence aux denrées étrangères[1] ». Quatre ou cinq générations de politiques subtils avaient édifié ce monument de bêtise humaine devant lequel l’Angleterre tout entière se tint en admiration, on pourrait dire en vénération, pendant de longues années. Aussi, lorsque la révolution se produisit au-delà des mers, en Angleterre la consternation fut générale. Déjà, les habitants de Bristol entrevoyaient leur port déserté et l’herbe poussant sur les quais de débarquement. Or, dès 1784, au lendemain de la paix, le commerce avec l’Amérique affranchie s’accrut au point que peu d’années après il fallut agrandir le port de Bristol. Cette preuve éclatante de l’inanité du système mercantile n’empêcha pas que l’on ne continuât d’en faire aux Antilles une application désastreuse. Cet état de choses n’avait pas seulement, à l’époque que nous étudions, l’inconvénient de rendre la révolution inévitable dans un avenir plus ou moins éloigné, il avait encore celui d’aveugler complètement les Anglais sur les conséquences de la ligne de conduite qu’ils avaient adoptée. Nul, parmi eux, ne s’imaginait que les plantations anglaises de l’Amérique du Nord, comme ils s’obstinaient à les appeler, pussent jamais prétendre à vivre d’une vie nationale indépendante. Tous ceux qui visitèrent ces plantations, le Suédois Peter Kalm en 1748, Turgot en 1750, prédirent les événements de la fin du siècle ; les Anglais seuls n’en soupçonnèrent jamais l’éventualité menaçante.

Et pourtant ce ne fut pas sur une question commerciale que la crise éclata. De même que la colonisation avait commencé au nom d’une idée, ce fut au nom d’un principe que la résistance se forma. Ce principe est en quelque sorte la pierre angulaire de la liberté des peuples et ce sera l’éternel honneur des Américains de s’en être proclamés les défenseurs jusqu’à la mort. Il faisait partie, d’ailleurs, du patrimoine politique de l’Angleterre et l’on peut avancer, sans crainte de paradoxe, qu’en cette circonstance ce furent les Américains qui défendirent contre les Anglais mêmes leurs traditions les plus sacrées. Pour qu’un impôt soit légitime, dirent-ils, il faut que les représentants librement élus de ceux sur lesquels il pèse l’aient librement voté. Point d’impôt sans un vote ; point d’imposables sans représentants élus. Il coula beaucoup d’encre sur cette question. Les libéraux anglais sentaient bien où le bât les blessait. Ils ne pouvaient dénier aux Américains les droits imprescriptibles de sujets britanniques mais ils tentèrent d’établir que chaque membre des communes représentait non point seulement le groupe de ses électeurs mais tout l’empire, et qu’il avait la charge des intérêts de la communauté en général.

L’affaire des writs of assistance ou mandats de perquisition avait déjà attenté au grand principe de l’inviolabilité du domicile. Comme la contrebande était organisée sur une vaste échelle, le gouvernement anglais s’était résolu non seulement à renforcer la surveillance douanière mais encore à découvrir les dépôts de marchandises prohibées et, pour cela, à forcer la porte des maisons particulières. On avait résisté aux perquisitions. Quand arriva, en Amérique, la nouvelle que le Stamp act venait d’être voté par le parlement, elle y souleva une tempête à laquelle Georges iii et ses ministres ne s’attendaient pas. On ne saurait trop insister sur ce fait qu’il s’agissait d’un simple droit de timbre sur les transactions, que ce droit était peu élevé et existait déjà en Angleterre, qu’enfin certains avantages commerciaux, certains adoucissements aux rigueurs du système mercantile étaient accordés en manière de compensation. L’impôt n’était rien, comparé aux sacrifices sans nombre que les Américains avaient consentis et aux pertes considérables qu’ils avaient subies. Cependant la révolte que n’avaient provoquée ni les sacrifices demandés, ni les pertes imposées, éclata instantanément. Ce fut un jeune avocat qui en donna la formule devant le parlement virginien dont il faisait partie ; et ses collègues, avec quelque hésitation, votèrent sa motion, déclarant l’acte illégal et légitime le refus de s’y soumettre. Alors quelque chose d’extraordinaire se passa, un de ces changements à vue comme les machinistes en réalisent au théâtre ; tout le décor est en place sans presque que les spectateurs aient pu s’en rendre compte ; quand le coup de sifflet retentit, il suffit d’une toile qui se lève, d’un portant qui se retourne, parfois même d’un simple jeu de lumière pour que l’ensemble apparaisse brusquement et sans effort. C’est ainsi que se profila tout d’un coup la société américaine avec les traits qui la marquèrent profondément pendant le xixe siècle : l’esprit de solidarité sociale et l’esprit d’initiative individuelle étroitement unis, la tendance générale à s’associer et la géniale facilité à organiser l’effort collectif, l’influence énorme de la presse et le rôle actif et spontané de la femme dans la vie publique. Il y eut ça et là quelques émeutes. L’émigration avait déjà jeté dans les villes, New-York et Boston principalement, un certain nombre de déclassés et de coureurs d’aventures cosmopolites, toujours prêts à créer le désordre pour en profiter. Ceux-là pillèrent les maisons des fonctionnaires anglais sous prétexte de patriotisme. Mais le peuple américain se garda de les suivre ou de les approuver et s’en tint à un programme de résistance dans lequel l’enthousiasme se résolvait en mesures pratiques. Des ligues et des sociétés se créèrent de toutes parts dans le but de mettre en interdit tous les produits anglais. Les marchands envoyèrent contre-ordre pour les commandes non encore livrées et suspendirent les relations avec leurs correspondants d’Angleterre. Le plus difficile fut d’improviser une industrie nationale susceptible de remédier à ce blocus moral volontairement consenti. Les maisons particulières se transformèrent en ateliers : les femmes se mirent à tisser et à filer. À Newport (Rhode-Island), en dix-huit mois, une dame et sa servante réussirent à fabriquer 487 mètres d’étoffe et 36 paires de bas. Les dames de Boston formèrent le club des « Filles de la Liberté » ; en un seul jour, elles filaient jusqu’à 232 écheveaux de laine. Le thé, dont l’usage était maintenant répandu, cessa d’être employé ; on le remplaça par une infusion de feuilles de framboisier. À New-York, la Société d’encouragement des arts et manufactures fonda une école de tissage pour les enfants pauvres et fit faire une énorme quantité de rouets et de métiers qu’elle loua aux habitants. En peu de mois, il y eut des gants, des meubles, de la toile, du drap, des harnais, des chaussures, et un grand marché s’ouvrit à New-York pour l’écoulement des produits. Assurément il n’y a rien de plus beau dans l’histoire que cet effort industriel de tout un peuple en révolte contre la servitude qui le menace.

La main-d’œuvre était abondante ; c’était plutôt les matières premières qui faisaient défaut. Quand on s’aperçut que la laine allait manquer, une nouvelle ligue se fonda, les membres s’engageant par serment à ne plus manger de moutons. Le centre de la résistance était l’association des « Fils de la Liberté », dont l’activité et l’ardeur infatigables ne se démentaient pas un instant. Ils organisaient des manifestations semblables à celles par lesquelles, de nos jours encore, les Américains ont coutume de traduire leurs émotions et leurs sentiments ; allégories à la fois pompeuses et naïves, processions interminables, cérémonies dont la forme enfantine souligne encore le sens grave et profond, comme il arrive chez les peuples à idées simples, à instincts primitifs. Le 1er novembre 1765, jour où la loi du timbre devenait exécutoire, un deuil national fut observé sur toute la côte ; les cloches des églises tintèrent le glas funèbre, les affaires cessèrent, les drapeaux furent mis en berne. À Portsmouth, dans le New-Hampshire, on porta en terre le cercueil de la liberté. La presse prit soudain un grand développement. En 1775, il n’existait que 4 journaux tirant à 170.000 exemplaires : en 1745, ils furent 37, vendant 1.200.000 exemplaires à 3 millions d’habitants. Ils étaient, en général, rédigés par d’ardents patriotes, et la Boston Gazette, en publiant le texte du discours de Patrick Henry au parlement virginien, reprochait aux politiciens en congélation (frozen politicians) de la Nouvelle-Angleterre leur prudence et leur modération. Cette modération, précisément, fut une des plus belles caractéristiques de l’époque. En détruisant ou en confisquant les provisions de papier timbré que l’Angleterre envoyait conformément à la nouvelle loi, les Américains avaient nettement marqué leur volonté de n’y point obéir. Cette volonté, ils l’exprimèrent par la bouche de leurs représentants réunis en congrès à New-York au mois d’octobre de cette même année 1765. Le congrès rédigea une « Déclaration des droits des colonies » et une « Adresse à George iii ». La fermeté, l’énergie raisonnée et sûre d’elle-même se combinent dans ces documents avec l’expression d’un loyalisme intense autant que sincère. Il fallait qu’à Londres l’aveuglement fût complet pour qu’on ne saisit pas la portée de cette double manifestation. Mais comme l’écrivait Franklin que les colonies avaient délégué pour appuyer auprès du roi et du parlement leurs revendications, « tout le monde ici se croit le souverain de l’Amérique ; chacun s’installe sur le trône avec le roi et parle dédaigneusement de nos sujets coloniaux[2] ».

Un an après son établissement, le droit du timbre fut supprimé ; les commerçants anglais, profondément atteints par l’interdit dont ils étaient l’objet, avaient eux-mêmes pétitionné dans ce sens. Le parlement couvrit sa retraite par un pompueux énoncé de ses droits, ce dont les Américains ne se formalisèrent pas, estimant avec raison que la victoire leur restait. Malheureusement, le parti de la sagesse ne prévalut pas et bientôt de nouveaux impôts furent établis sur le thé, le verre, le papier, les couleurs. La résistance recommença. Alors le gouvernement britannique commit la faute impardonnable d’envoyer des troupes en Amérique et d’exiger des colonies qu’elles payassent pour l’entretien de ces troupes. Dès lors la guerre fut inévitable. Il était certain qu’un jour viendrait où les mousquets « partiraient tout seuls ». Les soldats anglais occupèrent Boston, y vécurent dans un perpétuel et irritant contact avec une population surexcitée envers laquelle ils faisaient montre de dédain et d’arrogance. On avait espéré lasser les Américains ; on ne faisait que rendre leur solidarité plus complète. Les assemblées coloniales, dont le parlement prononçait la dissolution, allaient tranquillement se réunir dans quelque local privé pour y continuer leur besogne législative ; elles opposaient des fins de non-recevoir aux sommations des gouverneurs et continuaient à donner en toute occasion des assurances de fidélité à la couronne. Georges iii reçut un nombre considérable d’adresses dans lesquelles ses « loyaux sujets d’Amérique » lui exposaient leurs griefs en le priant « humblement » de les prendre en considération. » J’ai toujours pensé, écrira plus tard Madison[3], que le rétablissement des relations coloniales avec la mère patrie telles qu’elles existaient avant le différend, fût le vœu sincère de toutes les classes de la société, jusqu’au moment ou le désespoir de le réaliser, joint à l’exaspération résultant des malheurs de la guerre et de la manière dont elle était conduite, eut préparé tous les esprits à la déclaration de l’indépendance. » — « Durant le cours de ma vie, écrira à son tour John Jay et jusqu’à la seconde pétition du congrès en 1775, je n’ai jamais entendu un Américain, quels que fussent son caractère ou sa condition, exprimer un vœu pour l’indépendance des colonies. J’ai toujours cru et je crois encore que notre pays a été entraîné et poussé à la séparation par nécessité et non par choix. » — « Avant le 19 avril 1775, raconte Jefferson, je n’avais pas entendu le moindre murmure annonçant une disposition quelconque à la séparation d’avec la Grande Bretagne. » Franklin et John Adams témoignent dans le même sens, presque dans les mêmes termes.

Le gouvernement anglais était égaré par ces manifestations répétées de loyalisme ; il comptait d’ailleurs que la division se mettrait dans les rangs des coloniaux. Il avait cédé sur beaucoup de points : les récents impôts venaient d’être abolis ; l’impôt sur le thé subsistait seul, « pour le principe » ; mais on avait pris de si habiles arrangements que, même imposé, le thé revenait maintenant à meilleur marché en Amérique qu’en Angleterre. Ce subterfuge exaspéra les Bostoniens : c’est aussi « pour le principe » qu’ils luttaient. Ils jetèrent à la mer toute une cargaison de caisses de thé. Chose curieuse, un si futile incident eut plus de retentissement que les énergiques et fermes protestations des assemblées coloniales. On y répondit par d’absurdes représailles : le port de Boston fut fermé. Les Bostoniens ne souffrirent pas en vain : leur cause devint celle de toutes les colonies. Des secours affluèrent de partout, en argent et en nature. Et tandis que le premier congrès « continental » (on n’employait encore que très rarement le mot américain) réunissait, à Philadelphie, 53 députés, du nord au sud les préparatifs de résistance armée se multiplièrent.

Le 19 avril 1775, jour mémorable, 800 Anglais sortirent de Boston pour disperser « une bande de rebelles » campée auprès du village de Lexington. Après une sommation, les soldats tirèrent : 7 Américains tombèrent. La séparation était faite. La bande de rebelles se trouvait mieux préparée à combattre que ne le croyait le général anglais. Ses soldats furent repoussés. Alors commença une retraite sanglante. Le pays entier semblait se lever comme un seul homme. Derrière chaque arbre, dans chaque repli de terrain, au coin de chaque maison, il y avait un Américain, le fusil à la main… Près de 300 Anglais furent tués. La nouvelle courut d’une ville à l’autre avec une incroyable rapidité. Partout des comités de salut public se formèrent ; les gouverneurs furent chassés ; les habitants se réunirent en armes, prêts à partir. Le 10 mai, le congrès s’assembla de nouveau à Philadelphie, décréta une levée de 20.000 hommes et appela Georges Washington au commandement suprême.

Et la lutte commença. Elle devait durer plus de six années. Si les troupes anglaises, en effet, n’évacuèrent l’Amérique qu’à la fin de 1782, on peut considérer que la guerre cessa le 19 octobre 1781, lorsque Cornwallis, assiégé dans Yorktown par 9.000 Américains et 7.000 Français, signa la capitulation fameuse dont le centenaire a été célébré en grande pompe, il y a vingt-cinq ans. Cette lutte, nul ne l’avait prévue si longue, si douloureuse, traversée par des circonstances adverses si nombreuses et si inattendues. La perspective alors n’en eût pas été supportable ; elle eût amolli tous les cœurs, découragé tous les dévouements. La guerre de l’indépendance est une de ces périodes historiques qui sont claires et compréhensibles quand on se borne à en énumérer les principaux événements, qui deviennent singulièrement confuses et compliquées dès qu’on cherche à les analyser, à y démêler surtout la part de l’individu et celle de la foule, le rôle de la force matérielle et celui de la force morale. Considérons un moment les deux adversaires. Entre eux, la disproportion semble énorme. L’Angleterre est homogène ; elle a un gouvernement indiscuté, solidement établi, dont l’attitude est approuvée, d’ailleurs, par la majorité de l’opinion publique. Elle a, comme toute grande nation, du prestige et du crédit. Quels que soient son isolement diplomatique actuel ou les dettes qui pèsent sur ses finances, elle demeure susceptible de nouer des alliances en Europe et d’y contracter des emprunts. En un mot, tous ses rouages politiques sont en état. La machine marche. Il s’agit, pour elle, non de créer par la conquête un pouvoir nouveau, mais de maintenir, de fortifier un pouvoir déjà existant et qui semble légitime. Car si le bon droit n’est pas de son côté, elle en a du moins les apparences. Cela lui permet de traiter les Américains en rebelles, non en belligérants et de passer ce Prohibitory act qui donne à ses généraux pour réprimer, châtier et confisquer, des facilités spéciales[4], nullement conformes aux principes du droit des gens. Craignant pour ses régiments irlanlais et anglais le contact des idées républicaines et les fatigues d’une campagne qui ne paraît guère les enthousiasmer, elle se procure des mercenaires allemands. Le landgrave de Hesse lui prête 12.000 hommes ; le prince de Waldeck, le duc de Brunswick, le margrave d’Anspach, le prince d’Anhalt-Zerbst, 5.000. Sans doute, cela coûte cher, car il faut payer non seulement les hommes, mais les princes auxquels on les loue, sans parler du droit de douane sur les bestiaux que le roi de Prusse exige quand les mercenaires traversent son territoire. Frédéric n’aime point cette manière de faire la guerre. Elle n’en est pas moins avantageuse car la petite armée du landgrave est fort bien équipée et entraînée et les Anglais conserveront ainsi leurs forces en réserve pour le cas où la lutte se prolongerait et où la fortune demeurerait indécise. En attendant, la mer, qui leur est domaine, va se couvrir de voiles. Ils bloqueront les côtes, saisiront les neutres, intercepteront les convois.

En face de l’Angleterre se dresse un pays en formation. Il n’a pas encore de nom ; on lui en cherche un. La souveraineté n’y est pas fixée. Elle ne peut l’être que si chacune des provinces qui le composent et qui vivent d’une vie propre abdique une portion de son indépendance et renonce à exercer certains de ses droits. On a vu dans l’histoire des peuples rompre les liens qui les attachaient à d’autres peuples ; on en a vu peut-être improviser des bataillons pour demeurer libres ; en a-t-on jamais vu qui fussent obligés de se battre pour leur foyer avant de l’avoir construit, de mourir pour leur drapeau avant de l’avoir tissé ? Une nationalité existe réellement par le symbole qui la représente devant le monde, qu’il soit politique ou religieux. Ici, le symbole est à trouver. Il y a une armée, mais on ne sait pas au nom de qui elle agit ni quelle mission elle a reçue. Il y a un congrès ; mais si son rôle reste indéterminé, les pouvoirs de ses membres sont très limités. Il y a une opinion publique, mais elle n’a ni guide ni centre, puisque la capitale n’est pas plus désignée que le chef. Les Américains n’ont, en somme, qu’un seul atout dans leur jeu ; ils sont supérieurs individuellement à leurs adversaires ; ils sont le produit d’une sélection et l’adversité, de plus, les a fortement trempés. Ils ont reçu des circonstances une éducation rude et virile. Ils savent à la fois se battre et raisonner, agir et s’abstenir, parler et se taire ; chacun d’eux est apte à comprendre ce qu’il faut faire pour aider au salut de tous et apte à l’exécuter. La république existe dans l’âme de chacun d’eux avant d’être née de l’échange de leurs idées ; par là, ils sont prodigieusement en avance sur le siècle. Ce sont des citoyens, les premiers ; il n’en existe nulle part.

De nos jours, quand une guerre éclate, tout l’intérêt du moment se centralise sur les opérations militaires. On demeure penché sur la carte : la marche des armées fait l’objet de tous les commentaires et les esprits subissent une sorte d’état de siège moral. Nous avons une tendance fâcheuse à croire qu’il en allait de même il y a trois cents, deux cents ou même cent ans. Or la guerre d’Amérique moins que tout autre participa de ce caractère ; s’il avait dû en être autrement, elle n’eût pas duré six ans, maix six mois. Pour la bien comprendre, il ne faut pas tenir les yeux fixés sur la petite armée à laquelle Washington fit accomplir des prodiges de valeur et qu’il dirigea avec ce mélange de prudence et d’audace qui était la caractéristique de son génie. Assurément, nul ne prisera trop haut ses talents militaires ; le grand Frédéric qui s’y connaissait, classa la campagne de Pensylvanie et les batailles de Trenton et de Princeton parmi les plus beaux faits d’armes de l’histoire. Mais le génie veut être soutenu. Il n’eût été au pouvoir d’aucun homme d’émanciper l’Amérique sans une collaboration résolue et durable de tous les Américains. Cette collaboration se produisit sous la forme d’une série de manifestations d’initiative privée tout à fait remarquables. Dans chaque Etat, des groupements se formèrent par lesquels l’autorité se trouva spontanément déposée entre les mains des plus dignes et des plus intelligents, de ceux qu’on appelle par un barbarisme expressif : les citoyens proéminents. Ceux-là, dans une démocratie peu nombreuse, se discernent aisément ; aussi, le difficile n’est pas de les trouver mais de les porter au pouvoir et de les y maintenir. Les Américains eurent ce double mérite de bien choisir leurs chefs et, les ayant choisis, de les soutenir résolument. Ceux-ci avaient une tâche effrayante à remplir ; leur mérite, à eux, fut de ne point reculer. Ils devaient à la fois organiser la résistance, créer le gouvernement et empêcher le découragement de pénétrer dans l’opinion. Ils organisèrent la résistance sur terre et sur mer. Chaque État eut ses régiments qui se joignirent à l’armée fédérale toutes les fois que le théâtre des hostilités se trouva à leur portée, qui le reste du temps maintinrent l’ordre, empêchèrent les débarquements de troupes ennemies, tinrent en échec les Indiens et les Canadiens. Sur les côtes, croisait en même temps une flotte fort étrange, composée de navires de tous les types et de tous les tonnages, barques de pêche pour la plupart ou cargo-boats auxquels on avait délivré des « commissions » les transformant en vaisseaux de guerre. Ils étaient mal armés mais montés par des hommes qui ne tremblaient devant aucun péril. Cette marine infligea aux Anglais des pertes sensibles. En trois ans, elle captura ou détruisit trois cents de leur navires. Défendus de la sorte, les gouvernements purent se créer. Chaque État adopta une constitution et la mit en vigueur ; elles se ressemblèrent toutes, parce que le sentiment de la liberté et la pratique des town meetings avaient engendré une conception gouvernementale à peu près uniforme[5]. Néanmoins beaucoup de ces constitutions se ressentirent de la hâte avec laquelle elles furent rédigées et votées ; et çà et là, faute d’une entente commune, des germes de discorde s’y glissèrent que l’avenir devait développer. Le plus laborieux, ce fut encore d’entretenir la confiance et la sérénité dans l’opinion. Les nouvelles montaient et descendaient lentement le long de ce rivage interminable ; les communications étaient sans cesse interceptées. Les années se succédaient ; on n’entrevoyait pas de solutions. L’opinion, d’ailleurs, n’était pas unanime. Il y avait un parti tory, comme on l’appelait, dont les membres demeuraient obstinément fidèles à l’Angleterre ; il avait pris le deuil en apprenant la proclamation de l’indépendance. Ils espionnaient de tous côtés et parvinrent à déterminer quelques défections retentissantes ; ils prirent même les armes en Géorgie, dans la Caroline et sur les frontières de l’Ouest pour aider les Anglais[6] ; ils se compromirent si bien, qu’ils durent pour la plupart quitter l’Amérique après la paix. L’Angleterre les couvrit de fleurs en exaltant leur loyalisme ; en réalité, ils n’étaient que des égoïstes ; ils avaient escompté son triomphe et le partage des dépouilles de leurs frères vaincus, en récompense de leur fidélité.

La principale cause de découragement, c’était l’absence de crédit ; il en résultait une baisse indéfinie sur le papier-monnaie émis par le congrès. Un jour vint où la paye annuelle d’un soldat n’eût pas suffi à lui procurer à dîner pendant huit jours et où une paire de chaussures valut 400 dollars. C’est alors que l’intervention de la France s’exerça d’une manière décisive. On a beaucoup écrit sur ce sujet, mais longtemps les documents ont fait défaut pour apprécier l’importance et le caractère de cette intervention. La publication du mémorandum de M. de Vergennes, de la correspondance de Beaumarchais et de celle des agents américains à Paris a maintenant levé tous les doutes. Il faut distinguer entre l’intervention de La Fayette et de ses compagnons et celle de Louis xvi et de ses ministres. Les services rendus par La Fayette sont de ceux dont on ne saurait trop parler. Les Américains n’ont pas rendu à sa mémoire des honneurs immérités et la tentative de quelques-uns de leurs historiens actuels pour amoindrir de ce chef l’action française ou même y substituer celle d’une autre nation est une œuvre de mensonge digne de tous les mépris. Quant au gouvernement français, son entrée en scène manqua de franchise et d’à-propos. La flotte de d’Estaing rendit si peu de services que les Américains, déçus dans leur espoir, firent à ses marins le plus médiocre accueil. Vers la fin de la guerre, un effort sérieux fut accompli. Mais il était bien tard. La partie était jouée et la défaite de l’Angleterre déjà consommée. L’alliance française cependant eut un résultat : elle hâta la paix. L’Angleterre aurait pu continuer à guerroyer, sans espoir de vaincre, mais pour achever de ruiner son adversaire. La France lui força la main en même temps qu’elle donnait à la nouvelle république une façade sur l’Europe[7].

Ainsi sembla se fermer cette longue période de souffrances et de combats mais les Américains n’étaient pas au bout du labeur. Un dernier effort leur restait à accomplir qu’ils n’avaient pas aperçu tout d’abord. Après tant d’héroïsme et de constance dépensés, ils eurent l’amertume de constater que le problème national n’était pas résolu, que sa solution même semblait avoir reculé, qu’en un mot les États-Unis n’étaient pas encore unis.


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  1. Leroy-Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes.
  2. Franklin, cité à la barre de la Chambre des communes le 28 janvier 1766, y fut longuement interrogé. Son interrogatoire ainsi que la conversation de George iii avec le gouverneur du Massachusetts, Hutchinson, quelques années plus tard, constituent des documents du plus haut intérêt en ce qu’ils nous font connaître l’état d’esprit des chefs du mouvement américain et celui de la cour et du gouvernement britanniques à ce moment décisif de leur histoire.
  3. Lettre de Madison du 8 janvier 1828.
  4. Les prisonniers américains furent traités par leurs vainqueurs avec une barbarie sans égale. Il en mourut 11.000 de misère et de maladie.
  5. Les conditions de l’électorat varièrent assez sensiblement. Mais la Caroline du Sud fut seule à exiger des électeurs « la croyance en Dieu et en la récompense et la punition éternelles ».
  6. Ils commirent, alliés aux Iroquois, de véritables forfaits, dévastant des districts entiers et massacrant les habitants.
  7. Les Pays-Bas furent la seconde puissance européenne qui reconnut les États-Unis. Ils le firent de mauvaise grâce et l’histoire des tribulations par lesquelles dut passer l’envoyé américain John Adams pour être admis à présenter ses lettres de créance montre combien l’appui de la diplomatie française fut utile aux États Unis. La paix, au moment de se conclure, faillit être compromise par les intrigues des deux commissaires américains chargés de la négocier, Jay et Adams. Jay était, comme beaucoup de ses compatriotes, un francophobe car il est avéré que, quelques individualités mises à part, la France n’était pas alors sympathique aux États-Unis ; pendant toute cette période, beaucoup d’Américains marquèrent à leurs alliés de la froideur et de l’ingratitude. Jay voulait traiter directement avec l’Angleterre contrairement aux stipulations de l’alliance franco-américaine. Vergennes manqua sans doute d’habileté en laissant voir le but peu désintéressé qu’il poursuivait ; mais sa conduite n’autorisait pas Jay à trahir la signature de sa patrie.