Revue pour les Français Février 1907/I

Collectif
Imprimerie A. Lanier (2p. 523-531).

CE QUI SE PASSE DANS LE MONDE



Pour les Français, la caractéristique du mois, c’est l’oscillation inquiétante du baromètre du crédit public qu’on appelle le cours de la rente. Comme tous les instruments du même genre, il est sujet sans doute à de fausses impressions mais sa persistance à baisser depuis l’arrivée au pouvoir de M. Caillaux reflète quand même l’inquiétude du rentier français effarouché par des pratiques financières qui tiennent plutôt de la prestidigitation que de la science. Jamais on n’a vu de mauvaises raisons politiques exercer une telle influence sur la confection d’un budget et acculer un ministre des finances de la République à de tels artifices d’écritures. Espérons qu’on ne le reverra pas. La France est assez riche pour se donner au moins un bon caissier qui lui tienne loyalement ses livres…

Les élections allemandes.

Le tableau ci-dessous précise le résultat des élections allemandes avec la force respective de chacun des principaux partis dans l’ancien et le nouveau Reichstag :

Conservateurs
60 sièges au lieu de 52
Conservateurs libres
21 22
Parti de la réforme et union économique (votent avec les conservateurs)

26



21
Centre catholique
108 104
Polonais
20 16
Nationaux-libéraux
56 51
Groupes démocratiques
48 36
Socialistes
43 79

Le résultat le plus frappant de ces élections est la déroute des socialistes. Depuis la création de leur parti, chaque nouveau Reichstag les avait connus plus nombreux : aux dernières élections, ils gagnèrent vingt-trois sièges. Ils en perdent aujourd’hui trente-six. Cet échec leur a semblé d’autant plus dur qu’ils escomptaient, cette fois encore, un franc succès. Par contre, il a réjoui leurs adversaires en Allemagne et en tous pays ; un grand nombre d’entre eux ont voulu voir dans cet échec un coup mortel porté aux doctrines socialistes et le prélude de leur irrémédiable décadence. Sans vouloir ôter à quiconque de respectables illusions, nous devons dire que pareille explosion d’enthousiasme ne nous semble pas justifiée.

Sans doute, en 1898, les socialistes allemands avaient 56 sièges de députés ; aujourd’hui ils en ont seulement 43. Mais leurs 56 députés de 1898 avaient été élus par 2.120.000 votants, tandis que leurs 43 députés de 1907 représentent 3.250.000 voix ! Au Reichstag, ils constituent à peine un neuvième de la représentation nationale mais, en réalité, leurs trois millions de suffrages représentent plus du quart des électeurs allemands. Leur situation n’est donc pas désespérée et cette constatation prouve simplement que le parlement allemand n’est pas du tout formé à l’image de l’opinion allemande.

Sans parler de la pression qu’exercèrent au grand jour et par tous les moyens les membres du gouvernement, le chancelier, les princes eux-mêmes, en faveur de leurs candidats, il ne faut pas oublier que les lois constitutionnelles ont été manifestement violées en plus d’une occasion pour leur assurer la victoire. Les circonscriptions électorales ont été habilement taillées ; c’est ainsi qu’il a fallu près de 100.000 voix à M. X…, candidat socialiste, pour être élu dans la sixième circonscription de Berlin tandis que, dans la première, 8.000 voix ont suffi pour envoyer au Reichstag M. Y…, candidat gouvernemental. Bref, la sozialdemokratie allemande a succombé dans une lutte parfaitement inégale où tout, d’avance, était organisé contre elle. Les résultats médiocres qu’elle en a tirés peuvent donc sembler considérables en raison des difficultés qu’elle a dû combattre.

L’influence française en Orient.

Les subventions aux écoles françaises d’Orient ont été discutées cette année plus âprement qu’à l’habitude dans les deux chambres. Aucune résolution utile n’a suivi ces débats. Il ne s’est pas trouvé un sénateur ou un député pour tenir les propos suivants :

« Nous perdons notre temps, Messieurs, à discuter l’indiscutable. Tous les voyageurs français qui ont visité l’Orient au cours de ces dernières années — j’entends, bien entendu, ceux qui y séjournèrent longuement, s’aventurèrent dans l’intérieur et ne se contentèrent pas d’un passage aux Échelles du Levant — tous ces voyageurs, dis je, sont d’accord pour nous affirmer que l’influence morale et intellectuelle de la France domine de très haut celle des autres nations ; tous nous ont assuré qu’ils avaient rencontré partout des indigènes parlant français, dévoués à la France, fiers de soutenir ses entreprises. Vous n’en rencontrerez pas un qui soutienne le contraire. Constatons-le donc avec joie. D’où que nous vienne cette influence, elle est profitable à la France. Mais les mêmes voyageurs dignes de foi témoignent aussi unanimement que le commerce et l’indnstrie français, jadis prépondérants dans tout l’Orient, sont victorieusement combattus par leurs concurrents étrangers. Cette décadence doit nous préoccuper.

« Pour beaucoup d’entre nous, mes chers collègues, la France est une nation exportatrice d’idées. C’est bien ; mais le commerce intellectuel rapporte peu et les peuples auxquels nous apportons la bonne parole ne s’en contenteront pas longtemps s’ils n’y trouvent pas un avantage pratique. Pour les indigènes du Levant, la connaissance de notre langue n’est pas un but : elle est un moyen de parvenir. Pourquoi l’ont-ils cherchée jusqu’à présent ? parce que les commerçants, les banquiers, les administrations de là-bas employaient de préférence ceux qui la connaissaient. Le jour où elle cessera de leur être avantageuse, ils ne l’apprendront plus malgré toutes les idées religieuses ou laïques que nous prétendrons leur mettre dans l’esprit. Ainsi, la meilleure manière de soutenir notre suprématie intellectuelle, c’est encore de grandir là-bas par tous les moyens notre action matérielle. Assurez cette action pratique et vous songerez plus tard à l’idéal ! »

Sans entourer d’une considération parfaite les sénateurs et députés de la nation française qui s’affirment depuis quelque temps plus habiles à satisfaire leurs intérêts particuliers — voire personnels — qu’à gérer les affaires publiques, nous pensons qu’un grand nombre d’entre eux auraient pu, de bonne foi, tenir un tel langage et qu’ils réprouvent la légèreté avec laquelle sont désormais traitées à la tribune française les questions d’intérêt national. Ceux-là — il s’en trouve dans tous les partis — ne devraient-ils pas apporter une plus grande énergie à combattre des procédés qui déshonorent notre régime parlementaire et qui ruinent le crédit de la France ?…

La déroute du parti libéral espagnol.

Malgré la sympathie du roi et sa persévérance à les tenir au pouvoir, les libéraux espagnols ont dû abandonner leurs portefeuilles. En moins de dix-huit mois, cinq ministères sous la présidence des hommes les mieux qualifiés du parti, MM. Montero Rios, Moret, le général Lopez Dominguez, le marquis de la Vega de Armijo se sont écroulés sans avoir accompli aucun de leurs « grands desseins ». Le plus curieux, c’est que ces cinq ministères — dont l’un n’a pas duré quatre jours — ont été renversés par leurs meilleurs amis ou prétendus tels. On peut ainsi dire qu’ils se sont suicidés. Unis, les diflérents groupes du parti libéral eussent longtemps gouverné et fait aboutir leur programme ; divisés contre eux-mêmes, ils se sont mutuellement déchirés mieux que ne l’aurait su faire l’opposition la mieux conduite et ont simplement consacré leur impuissance à gouverner.

La véritable cause de leur déroute est venue de M. Canalejas, un turbulent parmi leurs chefs, et de son intransigeance sur la politique religieuse. Hanté par l’exemple de la France, il avait inspiré et fait déposer un projet de loi sur les associations d’une immodération telle qu’il souleva une opposition violente jusque chez les anticléricaux. Lourde faute ! Il y a encore des Pyrénées : vérité en deçà devient erreur au-delà. Si l’Espagne perçoit, à vrai dire, certains abus flagrants des congrégations religieuses, elle n’en reste pas moins un pays essentiellement clérical. Vouloir y entreprendre ex abrupto une politique nettement antireligieuse, c’était heurter de front les sentiments intimes de sa population entière. Il en est résulté un malaise que la retraite du parti libéral devait seule pouvoir dissiper.

Il faut à présent souhaiter bonne chance et longue durée au ministère conservateur de M. Maura. Espérons pour l’Espagne qu’il saura réaliser l’exception nécessaire à cette règle dont il est l’auteur : « Les partis se défont au pouvoir et se refont dans l’opposition ».

Le chemin de fer d’Éthiopie.

Il est curieux de noter notre obstination à compliquer les questions les plus claires et à transformer sur tous les points du globe nos avantages en embarras. Voyez ce qui se passe en Éthiopie. Un collaborateur de cette Revue vous a montré l’année derrière[1] comment la France, favorisée par la possession de Djibouti, avait obtenu dès 1897 la concession du chemin de fer destiné à « ouvrir » l’Éthiopie au commerce étranger ; il vous a dit l’indifférence de notre gouvernement à l’égard de cette entreprise jusqu’en l’année 1902 où son intervention in extremis sauva la compagnie française des tentatives d’accaparement de quelques financiers anglais. Dès lors, sous prétexte de garantir la neutralité de l’Éthiopie, les Anglais, renonçant à posséder seuls le chemin de fer, réclamèrent son internationalisation. Cette prétention extraordinaire, soutenue jusque chez nous par quelques personnalités — M. Hugues Le Roux entre autres, qui a ainsi perdu une belle occasion de se taire — fut heureusement combattue par d’autres personnalités mieux qualifiées qui l’emportèrent. À la suite d’une longue et difficile discussion, la France, l’Angleterre et l’Italie, puissances directement intéressées en Abyssinie, ont signé le 13 décembre dernier un accord qui consacre le caractère exclusivement français des entreprises chargées de construire et d’exploiter le chemin de fer de Djibouti à Addis Abbaba et stipule que la compagnie restera absolument française, à charge d’admettre un administrateur éthiopien, un anglais et un italien dans son conseil.

Rien de plus clair, n’est-ce pas ? Hé bien ! ça ne suffit pas encore. Tout est remis en question par un nouveau détour. La compagnie ancienne a très mal administré ses affaires : elle a dépensé plus de 58 millions pour construire de Djibouti à Dirédaoua 310 kilomètres de voies ferrées qui en auraient dû coûter à peine 30 ; elle a exploité de telle façon que ces voies sont aujourd’hui impraticables et doivent être refaites en partie tandis que le matériel roulant est dans un état lamentable. Il faut donc à présent restaurer ce premier tronçon et le compléter jusqu’à Addis Abbaba sur 460 kilomètres. Lourde charge ! La société qui l’assumera a évidemment besoin d’une garantie financière. En lésinant sur les moyens de la lui accorder, le gouvernement français est en train de démolir son œuvre d’hier et, pendant ce temps, les Anglais, par le truchement de la Bank of Abyssinia filiale de la National Bank of Egypt, reviennent à la charge et négocient pour offrir leur concours financier au chemin de fer. Accepter ce concours, ce serait, sachez-le bien, rendre d’une main ce que le traité anglo-frahco-italien nous a donné dans l’autre, ce serait renouveler à propos du chemin de fer d’Éthiopie la folie que nous avons commise en 1875 pour le canal de Suez, ce serait perdre à jamais Djibouti et les avantages tous les jours plus énormes de sa possession. Nous voulons espérer que l’intérêt général de la France prévaudra au Conseil des ministres sur les mauvaises raisons de quelques financiers entêtés à internationaliser quand même un privilège qui doit rester exclusivement français.

La situation du commerce français.

L’administration des douanes vient de publier le recensement général du commerce extérieur de la France pendant l’année 1906. Cette année a été caractérisée, dans le monde entier, par un très large développement d’échanges dont la France a bénéficié dans une mesure assurément inférieure à ses capacités mais néanmoins considérable. Son commerce a atteint la somme de 10 milliards 273 millions, en augmentation de 627 millions sur les opérations de la dernière année.

Dans ce mouvement général d’échanges, les matières premières nécessaires à l’industrie figurent pour 4 milliards 707 millions dont 3.336 millions à l’entrée et 1.371 millions à la sortie. Leur accroissement d’importation accuse une remarquable activité industrielle. Ainsi la houille a progressé de 80 millions et demi ; les laines, de 53 millions ; les soies et bourres de soie, de 44 millions ; les caoutchoucs, de 18 millions ; le cuivre, de 18 millions ; le fer de 5 millions ; le coton, de 5 millions et demi, etc., etc…

À la suite des matières premières viennent les objets fabriqués, avec 3 milliards 500 millions : parmi eux, les automobiles continuent d’occuper une place toujours plus importante avec 138 millions d’exportations contre 100 millions en 1905. Enfin les objets d’alimentation représentent 1 milliard 685 millions.

Parmi tous les pays avec lesquels nous entretenons des relations commerciales suivies, l’Angleterre occupe le premier rang. Il est bien vrai de dire qu’elle est notre meilleur client. Nous lui avons vendu en 1906 pour 1 milliard 289 millions, acheté pour 678 millions. C’est un échange total équivalent à 1.967 millions, près du cinquième de notre commerce extérieur. Après l’Angleterre vient l’Allemagne qui nous a acheté pour 625 millions et vendu pour 542. Puis la Belgique avec un mouvement de 1.102 millions ; les États-Unis, avec 887 millions ; l’Algérie, avec 601 millions, etc…

En résumé la situation du commerce français n’est pas mauvaise. Quand on pense à l’état d’insécurité qui domine actuellement notre industrie et au défaut d’initiative qui paralyse notre commerce, on s’étonne d’enregistrer de pareils résultats et on songe, non sans quelque dépit, qu’ils pourraient être infiniment plus grands si nous voulions nous en donner la peine.

Prisonnier d’un parti.

En veine de confidences, M. Émile Combes affirmait l’autre jour aux lecteurs d’un journal du matin qu’il a voté la loi Briand contre son propre sentiment et — pour employer une expression déjà illustrée par M. Clemenceau — comme prisonnier de son parti.

Sans critiquer plus spécialement telle ou telle personnalité, qu’il nous soit permis de protester contre cette pratique scandaleuse de l’esclavage politique ! S’inféoder à un groupement quelconque de droite ou de gauche jusqu’au point de voter, contre sa volonté et sa conscience, une proposition d’intérêt primordial pour le pays tout entier nous apparaît comme une… faiblesse. C’est le triomphe du principe de l’irresponsabilité. Il nous en coûterait d’insister au moment où la Chambre vient précisément d’achever la discussion d’une loi sur cette catégorie d’irresponsables qu’on appelle les faibles d’esprit.

Les affaires du Maroc.

Les escadres franco-espagnoles ont regagné leurs ports d’attache. Sans avoir débarqué une escouade ni tiré le moindre coup de canon, elles ont, par le seul fait de leur présence devant Tanger, rétabli, nous dit-on, l’ordre le plus complet dans l’empire chérifien. Avouez que ce résultat est merveilleux ! C’était bien la peine de nous effrayer en nous représentant le Maroc comme un pays révolutionné, en perpétuel état d’anarchie et de brigandage : quatre vaisseaux paraissent, et ce pays devient l’un des plus tranquilles qui soient au monde… En doutez-vous ? Lisez plutôt la note diplomatique adressée aux puissances par la France et l’Espagne, hautes parties contractantes. Débarrassés du patriotique souci qui vous portait à considérer cette affaire marocaine comme infiniment dangereuse, semée de pièges pour la France, vous voilà rassurés.

À vrai dire, comme le remarque notre éminent confrère M. René Millet, dans sa chronique de la Revue politique et parlementaire, nous serions plus tranquilles encore en l’absence de certains témoignages privés qui sont venus fâcheusement troubler l’impression optimiste répandue par les documents officiels. Selon ces témoignages — qui nous présentent, d’ailleurs, de sérieuses garanties — l’ordre ne règne pas au Maroc, l’empire est à peu près aussi troublé que jadis, et, si l’amiral Touchard n’a pas débarqué de troupes c’est uniquement parce qu’à l’instigation du ministre d’Allemagne, l’amiral espagnol s’est opposé à toute démonstration violente. À les en croire, le Sultan Abdul Aziz se gausserait journellement de la République française en compagnie de son conseiller intime M. Vassel, consul d’Allemagne, et l’acte d’Algésiras — considéré par beaucoup d’entre nous comme un succès pour notre pays — leur semblerait un éclatant triomphe de leur malice sur notre naïveté.

Hélas ! lecteurs, en dépit des affirmations les plus solennelles, nous n’oserions pas nier la vraisemblance de cette interprétation. L’acte d’Algésiras nous a donné surtout des « apparences », réservant les « réalités » pour nos adversaires. Cantonnés sur la côte dans leur rôle ingrat de policiers et d’instructeurs, nos officiers, contrôlés par un colonel suisse, n’auront jamais la moindre occasion d’exercer quelque action réelle sur le gouvernement marocain. Au contraire, les Allemands, établis auprès du sultan, jouant auprès de lui le rôle fructueux de courtisans et de protecteurs contre les empiétements du « gendarme » français, en obtiendront ce qu’ils voudront. Car la volonté du sultan, « seule loi et seule règle dans un empire qui ne connaît ni loi ni règle », possède malgré tout quelque poids : il nous l’a déjà bien prouvé.

En attendant, des nuées d’industriels, de négociants, de voyageurs allemands — sans parler des missions du lieutenant Wolf et de l’ingénieur von Tschudy — envahissent le pays et l’enveloppent d’un réseau serré d’intérêts germaniques. Il est vrai que les statistiques récemment publiées sur le commerce du Maroc ont constaté la position avantageuse des Français par rapport à leurs concurrents anglais et allemands : il est vrai que nos échanges en 1905 ont représenté 40 % du commerce extérieur de l’empire chérifien. Ne nous laissons pas éblouir par ces avantages : notre position de voisinage apparaît tellement privilégiée en face de celle de nos rivaux qu’ils ne doivent étonner personne. Ayant en mains les principaux atouts, nous serions vraiment maladroits de perdre la partie au premier engagement. Conservons-les du moins ces atouts, ces précieux avantages, et sachons nous défendre autrement qu’en publiant des notes officielles optimistes qui n’ont pas d’autre effet que de nous tromper nous-mêmes et de fausser notre action.


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  1. L’Éthiopie d’aujourd’hui, livraison de juin 1906.