Revue pour les Français Avril 1907/VI

Collectif
Imprimerie A. Lanier (2p. 636-640).

LE PANGERMANISME



Dans le numéro d’avril de la Fortnightly Review paraît sous la signature de M. Chedo Mijatovich, diplomate serbe, une étude sur le Pangermanisme qui nous a paru sortir de la banalité des articles similaires. À ce titre, nous pensons que les lecteurs de la Revue pour les Français éprouveront quelque intérêt à voir passer sous leurs yeux les idées émises dans la revue anglaise.

M. Chedo Mijatovich aborde successivement deux questions : 1o qu’est-ce en réalité que le Pangermanisme ; 2o le Pangermanisme constitue-t-il un péril sérieux pour les autres nations. L’auteur entreprend son examen, dégagé de toute idée préconçue, avec le ferme propos de trouver et de proclamer la vérité. C’est du moins ce qu’il affirme et nous devons lui faire crédit de notre confiance.

Qu’est-ce que le Pangermanisme ? D’une façon générale on peut dire que les Anglais, qu’il s’agisse de l’homme dans la rue ou des classes élevées de la société, sont incapables d’en donner une définition claire. Pour eux, le Pangermanisme est une chose dangereuse pour les intérêts mondiaux de la Grande-Bretagne, une chose made in Germany dont il faut non seulement se défier, mais encore qu’il faut combattre, et c’est tout. À ne pas définir clairement le Pangermanisme, on s’expose à lui donner gratuitement un don d’ubiquité. On pourra bientôt dire qu’on en a mis partout. Récemment M. Stead écrivait que le Panislamisme n’était qu’un Pangermanisme déguisé. La lumière manquant du côté anglais, cherchons des clartés en Allemagne.

Quelle que soit la nature du Pangermanisme, on peut dire que tout Allemand, au moins « académiquement et théoriquement », est pangermaniste. Ce sentiment a pris naissance au début du dix-neuvième siècle, lorsque l’Allemagne, vaincue et humiliée, enseigna à ses fils l’amour de la patrie allemande et le culte de son idéal. La conquête napoléonnienne transforma les idéologues en hommes pratiques. Depuis lors, le Pangermanisme s’est constamment développé et il prendra plus de force à mesure que la culture intellectuelle grandira elle-même davantage. Vires aequirit eundo. Il constitue à la fois un sentiment politique et un programme politique. Comme sentiment politique, il est parfaitement légitime. Il est naturel, en effet, que des hommes de même race, de même langue et de mêmes goûts aient l’idée qu’ils forment un seul et même peuple. De cette idée est né le programme politique dont le but est de réunir en un seul et même empire germanique tous les pays allemands d’Europe. Le congrès de Vienne en 1815 a failli réaliser ce rêve, mais l’union des États allemands, der deutsche Bund, créée par lui, constituait un corps pangermanique auquel il manquait une âme pangermanique.

Chose curieuse, pendant une partie du dix-neuvième siècle, la politique prussienne a été en opposition avec l’idéal pangermanique ; en un certain sens même, l’Empire allemand fut une création anti-pangermanique car il avait pour condition préliminaire d’exclure l’Autriche de l’Union. Mais le développement prodigieux de l’Empire d’Allemagne depuis 1870, son influence croissante dans le monde, son incontestable puissance militaire ont fait naître dans l’esprit de l’Allemand le plus obscur, le désir d’enfermer dans les limites de l’Empire les Allemands de l’extérieur et ceux-ci à leur tour, fiers de sa force, fatigués d’une lutte incessante contre des races non-germaniques, ont pensé à être incorporés dans le sein du vaste empire.

Le parti pangermaniste modéré se borne à réclamer l’annexion des provinces allemandes d’Autriche ; le parti avancé voudrait acquérir la Bohême, la Moravie, la Corinthie et la Hollande : le parti extrême, qui croit que le Drang nach Osten est une mission confiée par la Providence aux Allemands, rêve l’annexion de la Hongrie et de la péninsule des Balkans avec les ports d’Amsterdam et de Rotterdam au nord, ceux de Trieste et de Salonique au sud.

Voilà le côté idéal du Pangermanisme. Examinons maintenant son côté pratique. Ceci nous amène à répondre à la deuxième question posée au début de cet article : le Pangermanisme constitue-t-il un danger sérieux pour les autres nations ?

Il n’est pas douteux qu’au fond de leur cœur l’Empereur, les Princes et les Ducs, les Ministres et les hommes politiques ne soient des pangermanistes, mais en tant que conducteurs de l’Empire et responsables comme tels de la marche du pays, ils laissent l’idéal pangermanisme hors de la sphère de la « real Politik ». Cette attitude s’explique par bien des raisons.

Notez d’abord la différence considérable entre la mentalité allemande du Nord et celle d’un Allemand du Sud. L’Empire actuel est l’œuvre des Allemands de Prusse et porte l’empreinte politique des Allemands du Nord. Ceux ci, et Berlin en particulier, ont donc un intérêt puissant au maintien de cet état de choses. Or, l’incorporation des Allemands d’Autriche dont le type, politiquement et moralement, se rapproche beaucoup de celui des Allemands du Sud, modifierait d’une manière très-sensible le caractère politique de l’Empire.

Ajoutez à cela qu’en dépit du grand nombre de catholiques que contient l’Empire actuel d’Allemagne, il n’en est pas moins vrai que cet empire a tous les caractères d’un État essentiellement protestant. Or, les Allemands d’Autriche sont des catholiques très-attachés à leurs croyances. Et les protestants aussi bien que les libéraux d’Allemagne sont si opposés à un accroissement d’influence des catholiques dans l’Empire que les pangermanistes autrichiens s’efforcent de modifier le caractère catholique des Allemands d’Autriche. Le mouvement connu sous le nom de Los von Rom, « la séparation d’avec Rome » n’a pas d’autre origine.

D’autre part, on a considéré non sans raison que l’existence de la monarchie austro-hongroise était une nécessité européenne et des panslavistes aussi convaincus que Palacky et Rieger ont même déclaré que si l’Autriche n’existait pas, il faudrait la créer. Le démembrement de ce pays constituerait donc une calamité européenne et ce démembrement fait partie du programme pangermaniste. L’Allemagne courrait de ce fait un danger considérable auquel ses maîtres ne l’exposeront pas, celui d’une coalition formidable des puissances européennes contre l’Allemagne agrandie. Il y a donc ici antagonisme profond entre la real Politik l’empire d’Allemagne et le Pangermanisme. Mais voilà qui va creuser le fossé plus profondément encore.

Comme allié de l’Empereur d’Autriche, l’Empereur d’Allemagne peut compter sur la coopération des régiments bohémiens, moraviens, polonais, ruthéniens, transylvaniens, magyars, slovaques, serbes et croates qui font partie de l’armée austro-hongroise. Que les vues des pangermanistes se réalisent et ces armées se tourneront probablement contre l’Allemagne.

D’autre part, l’Allemagne profite indirectement de l’influence économique et politique de son alliée dans les Balkans, influence dont la priverait la réalisation du rêve pangermaniste.

Les hommes d’État de l’Allemagne ne peuvent non plus songer à une annexion d’Amsterdam et de Rotterdam. Les Hollandais n’ont pas le moindre désir de s’amalgamer avec les Allemands et une guerre pour les réduire déterminerait une coalition européenne, dirigée par l’Angleterre, qu’aucun homme d’État allemand n’affronterait d’un cœur léger. Sans compter qu’en matière économique, les Hollandais et les Allemands ont des idées totalement différentes, ceux-ci protectionnistes, ceux-là libres-échangistes.

Enfin le désir général, universel, de maintenir la paix du monde, ne peut être et n’est pas étranger aux hommes qui dirigent la politique de l’Allemagne. Et par ce côté encore, ils ne peuvent travailler ouvertement ou dans l’ombre à la réalisation du programme pangermaniste.

Comme conclusions à cette étude, ou peut dire que le Pangermanisme existe à l’état de sentiment patriotique, mais non à l’état de politique pratique ; que les eflorts des pangermanistes, pour la plupart politiciens sans mandat, n’ont eu jusqu’ici aucun succès ; qu’ils n’en auront probablement jamais aucun, la réalisation du programme pangermaniste étant de nature à porter un trouble profond dans la paix de l’Europe et à faire courir de graves dangers à l’Empire d’Allemagne ; que, pour toutes ces raisons, les hommes d’État allemands sont et demeureront pratiquement étrangers au Pangermanisme.


Séparateur