Revue pour les Français Avril 1907/V

Collectif
Imprimerie A. Lanier (2p. 628-636).

UNE ÉPOPÉE MYSTIQUE



Pour un peu oublié qu’il soit, le cas de la sœur Anne-Catherine Emmerich ne laisse pas que d’attirer encore l’attention de maints spécialistes des phénomènes psychiques. Anne-Catherine Emmerich naquit au hameau de Flamske près Cœsfeld en Westphalie le 8 septembre 1774 et mourut en 1823. Sa famille était pauvre ; elle manifesta dès sa tendre enfance une piété très grande mais aucune incohérence mentale. Son intelligence était extrême et bien vite l’instituteur du village dut la renvoyer à ses parents n’ayant, disait-il, « plus rien à lui apprendre ». Le pauvre homme évidemment ne possédait pas lui-même un très lourd bagage scientifique mais une semblable élève eut dérouté plus fort que lui. Toute enfant Catherine Emmerich racontait l’évangile à ses compagnes de jeu et celles-ci demeuraient suspendues à ses lèvres. L’évangile servait à la petite narratrice de « thème à visions » si l’on peut ainsi dire. Elle y ajoutait une multitude de détails qui le rendaient vivant et en rapprochaient les scènes comme, en un gigantesque télescope, la surface des astres les moins lointains se rapproche des regards humains. Rien d’exalté ou d’inégal. La voix décrivait indéfiniment, câline et sereine, des faits, des êtres, des paysages dont la succession logique se reflétait dans l’esprit de Catherine avec une grâce et une vérité surprenantes. Non seulement ce don ne l’ennivrait pas, mais elle tarda à s’apercevoir qu’il fut exceptionnel. « Où as-tu pris tout cela ? » lui demanda son père un jour qu’assise sur ses genoux elle lui répétait, selon son désir, quelques-uns de ses contes merveilleux. « Je le vois », répondit-elle simplement.

Et en effet, elle voyait. Toute sa vie tient dans ce mot unique. Elle fut une voyante de l’espèce la plus rare. Elle ne prophétisa pas, elle ne raisonna pas, elle ne prêcha pas. Elle raconta. Et dans les trois volumes qui relatent ses visions on chercherait en vain une contradiction ou une lacune. Sans doute, lorsque par la suite, elle fut entrée en religion, son état physiologique devint des plus singuliers. Ses souffrances reproduisaient celles de la passion du Christ. Elle eut comme les stigmatisées, des plaies permanentes aux pieds et aux mains. À peine put-elle se nourrir et elle dut demeurer misérable dans la chaumière où l’avaient reléguée les événements politiques. Son couvent en effet fut supprimé avec beaucoup d’autres au temps du roi Jérôme et son ordre dispersé. Ces circonstances n’influèrent en rien sur la mentalité de la sœur, non plus que le nombre croissant des curieux qu’attirait sa réputation ni les enquêtes et les contre-enquêtes auxquelles procédèrent successivement à son égard les autorités ecclésiastiques et les pouvoirs publics. Finalement sur l’ordre de l’évêque de Ratisbonne, un homme distingué et respecté, M. Clément Brentano fut choisi pour recueillir les récits de Catherine Emmerich. M. Brentano se dévoua à cette tâche. Il a conté lui-même sa première entrevue avec la sœur. « Je ne remarquai en elle, dit-il, rien de tendre ni d’exalté mais un enjouement naïf souvent aussi un tour qui tenait d’une innocente espièglerie. Tout ce qu’elle dit est prompt, bref, simple, sans retours complaisants sur elle-même. Elle vit au milieu de l’entourage le plus inintelligent et le plus fâcheux, composé de braves gens simples mais grossiers, de visiteurs incommodes et d’une méchante sœur. Toujours malade à la mort, soignée par des mains maladroites et rudes, travaillant, dirigeant tout le ménage, maltraitée par sa sœur comme une cendrillon et pourtant toujours affectueuse et douce, calme et sereine ». M. Brentano notait les paroles de Catherine Emmerich avec la plus scrupuleuse exactitude ; puis il les mettait au clair et lui lisait aussitôt sa rédaction pour s’assurer qu’aucune erreur ne s’était glissée sous sa plume. Assez instruit, M. Brentano ne possédait pourtant pas le premier mot d’archéologie, d’orientalisme ou des langues sémitiques auxquelles les visions de la sœur font de continuelles allusions. Et les notes qu’il ajoute à chaque instant, en marge de son manuscrit pour exprimer son étonnement et ses doutes le prouvent assez. Or, la plupart de ces notes sont sans objet. Vérifications faites, Catherine Emmerich avait vu juste ; et depuis lors les découvertes et les progrès scientifiques n’ont abouti qu’à confirmer son témoignage sur beaucoup de points demeurés obscurs à l’époque où elle vivait.

Mais ce n’est pas là ce que l’on cherche dans cet article à mettre en relief. Laissant de côté la discussion d’un « cas » tout à fait extraordinaire et sur lequel il reste encore assez de documents dans les archives allemandes pour que la science moderne puisse l’étudier à nouveau avec fruit, nous ne voulons que signaler ici l’extraordinaire beauté littéraire de cette épopée qui a été fort bien traduite de l’allemand et ingénieusement divisée en courts chapitres. Peut-être les auteurs de la dernière édition française publiée chez Broy et Retaux à Paris n’ont-ils pas été aussi heureusement inspirés dans les coupures qu’ils ont exécutées ça et là. Trop préoccupés de faire œuvre purement religieuse, ils ont élagué nombre de passages qualifiés par eux de « hors-d’œuvres » et qui n’étaient pas parmi les moins intéressants. Il y a à dire pour leur défense que l’épopée remplit encore, telle quelle, trois volumes de cinq cents pages, ce qui est assurément considérable. Mais ces volumes dictés par une paysanne se recommandent par une telle variété dans les descriptions, quelque chose de si animé et de si proche dans l’énumération des détails et avec cela tant d’ampleur et de beauté biblique dans les vues d’ensemble que la lecture n’en est pas un instant fastidieuse.

Elle englobe la vie de Joachim et d’Anne, la vie de la vierge Marie, celle du Christ, la passion et l’établissement de l’église chrétienne. L’épopée débute par une « vision d’Élie » dont voici les premières lignes : « La terre promise, privée d’eau, était toute desséchée et je vis Élie : accompagné de deux serviteurs il montait au Carmel pour demander de la pluie à Dieu. Ils gravirent d’abord une pente escarpée ; puis, par des degrés grossièrement taillés dans le roc, ils arrivèrent à un plateau ; au milieu s’élevait un rocher nu et dans le rocher il y avait une grotte. Laissant là ses serviteurs, Élie monta seul jusqu’au sommet de la montagne, après leur avoir ordonné d’observer la mer de Galilée. Elle était horrible à voir ; l’eau avait entièrement disparu ; il ne restait qu’un fond de vase, plein de gouffres et de fondrières, couverts d’animaux putréfiés. Avec le dessèchement de la terre, je vis aussi la stérilité dans l’espèce humaine et surtout les races élevées, frappées d’une sorte d’appauvrissement et de dégénérescence ». Dès ce début s’affirme le style si caractéristique de Catherine Emmerich, ces grands aperçus d’horizons coupés d’une brève évocation philosophique. Suivent des tableaux de la Vie des Esseniens « descendant des prêtres qui avaient porté l’arche d’alliance ». « Ils n’exerçaient aucun commerce et se bornaient à échanger les produits de leurs champs contre des objets nécessaires à la vie. Ils élevaient des troupeaux, s’occupaient d’agriculture. On voyait sur le mont Horeb, à côté de leurs cabanes, un nombre considérable de jardins et de vergers. Plusieurs tissaient. Leur vie était austère. Dans le mariage même ils n’apportaient d’autre désir que celui d’une postérité sainte qui put préparer les voies de l’avènement du Messie. À certaines époques ils chassaient dans le désert des agneaux sur lesquels ils avaient prononcé certaines paroles comme pour les charger de leurs péchés. Dans les parois des grottes du Mont Horeb étaient des enfoncements grillés où ils conservaient des ossements de saints personnages enveloppés dans de la soie. Ils allumaient des lampes et faisaient des prières devant les restes vénérés. » De cette secte pieuse était issue Anne. Rien de poétique comme la narration rapide de son enfance, de son mariage avec Joachim qui n’était « ni beau, ni riche, petit, trapu et maigre, mais homme d’une grande sainteté » et des années tristes vécues par eux, jusqu’à la naissance de Marie. Tout ce qui a trait à celle-ci est peint avec une délicatesse de toucher et une grâce de coloris d’autant plus remarquables que ces qualités ne se doublent point du tout de l’espèce d’enfantine naïveté des primitifs italiens. À tout instant transparaît le réalisme le plus inattendu. Ces figures sont celles de saintes gens assurément et que paraît inspirer le plus ardent désir de la réalisation des prophéties relatives à la venue du Messie. Mais ce sont des êtres de chair et d’os aussi humains que n’importe lequel d’entre nous ; il n’ont rien de fictif ni d’arrangé. On les voit aller et venir au sein de la réalité parfaite. L’incident du scandale arrivé dans la maison de Joachim et d’Anne avant la naissance de Marie et plus tard au temps où celle-ci devait quitter le temple, la scène du rassemblement des prétendants à sa main comptait à cet égard parmi les plus symptomatiques.

C’est du troisième volume qu’à l’occasion des fêtes récentes de Pâques, nous extrayons quelques passages aptes à compléter l’idée que le lecteur peut se faire des beautés de l’« épopée mystique. » Voici d’abord un fragment de l’agonie au jardin des oliviers : « Devant l’âme de Jésus parut le triste spectacle de l’ingratitude des hommes ainsi que toutes les souffrances de ses apôtres, de ses disciples et de ses amis. Il vit l’Église d’abord, si peu nombreuse puis, dès qu’elle se fut accrue, envahie par les schismes et les hérésies. Il vit la tiédeur, la perversité, la malice d’un nombre infini de chrétiens, les mensonges et les vaines subtilités des docteurs orgueilleux, les exécrables sacrilèges des mauvais prêtres, les suites funestes de tous ces actes. Tous déchiraient et se partageaient entre eux la robe sans couture de son Église ; chacun voulait avoir le sauveur sous une forme différente de celle sous laquelle il s’est donné par amour. Beaucoup le maltraitaient, le reniaient, l’insultaient, beaucoup, secouant la tête et haussant les épaules, passaient dédaigneusement devant lui. » Plus loin, à propos de Judas, cettte analyse si précise : « L’argent seul préoccupait son esprit et depuis longtemps il s’était mis en rapports avec quelques intrigants pharisiens et saduciens qui, par leurs flatteries, l’avaient excité à accomplir sa trahison. Il était las de la vie fatigante, errante et persécutée que menaient les apôtres. Depuis plusieurs mois, il avait préludé à son crime en volant les aumônes confiées à ses soins et sa cupidité, irritée par la prodigalité de Madeleine lorsqu’elle oignit Jésus de parfums, mit enfin sa patience à bout. Il avait toujours espéré que Jésus établirait un royaume terrestre et qu’il y obtiendrait un emploi brillant et lucratif ; se voyant trompé dans ses espérances, il voulait amasser une fortune. Comme la persécution croissait toujours, il songea, avant l’approche du danger, à se mettre bien avec le grand prêtre et tous les plus puissants ennemis de Jésus dont le prestige l’éblouissait. Il se livrait de plus en plus à leurs affidés qui le flattaient de toutes manières et lui disaient avec assurance que, quoiqu’il arrivât, on en finirait bientôt avec Jésus. » Puis encore, ces croquis qu’on dirait pris sur le vif pendant la nuit fatale. « Les cérémonies religieuses et les préparatifs de la fête étaient terminés et les habitants de la grande ville dormaient déjà d’un profond sommeil quand la nouvelle de l’arrestation de Jésus réveilla tous les amis et les ennemis du Seigneur. De tous les points de la ville les personnes convoquées par les messagers des prêtres se mettent en mouvement ; elles s’avancent à la clarté de la lune ou à la lueur des torches à travers les rues sombres et désertes, car presque toutes les maisons ont leurs fenêtres et leurs sorties sur des cours intérieures. Tous montent vers le quartier de Sion où brillent des flambeaux, où des cris retentissent. On entend verrouiller et barricader beaucoup de portes dans la crainte d’un soulèvement populaire. Les passants sont arrêtés et questionnés. Mille propos malveillants circulent… Les soldats romains ne prennent aucune part à l’événement, mais leurs cohortes se rassemblent, et leurs postes sont renforcés. Ils observent attentivement tout ce qui se passe. Ils sont toujours ainsi aux aguets au temps des fêtes de Pâques, à cause de l’immense affluence des étrangers… En aucune partie de la ville on ne témoigne une aussi touchante sympathie pour Jésus que sur la colline d’Ophel, parmi les journaliers et les pauvres serviteurs du temple, porteurs d’eau et de bois qu’il a enseignés, consolés, secourus et guéris. » Voici Caïphe silhouetté en quelques traits fermes et accentués. « Caïphe était un homme d’une contenance grave, mais son visage trahissait la véhémence et la cruauté de son caractère. Il était revêtu d’un long manteau d’un rouge sombre, orné de fleurs et de franges d’or et attaché sur les épaules et par devant avec des agrafes d’un métal brillant. Il était coiffé d’un bonnet semblable à une mitre ; des deux côtés, il y avait des ouvertures d’où pendaient des bandelettes. L’impatience de Caïphe à ce moment s’accrut tellement qu’il descendit de son siège, courut dans le vestibule revêtu de ses habits pontificaux et demanda avec colère si Jésus n’arrivait pas. Comme le cortège approchait, il retourna à sa place… » Catherine Emmerich lorsqu’elle en vient à décrire l’élévation de la croix sur le Golgotha la montre « s’enfonçant dans le creux du rocher, en tremblant, après avoir un moment oscillé en l’air. » Aux cris insultants des archers, des pharisiens et de la populace, qui regarde de loin, succède une minute de solennel silence : « tous éprouvaient une sensation nouvelle et jusqu’alors inconnue. Les âmes captives dans les limbes entendirent le choc avec une joie pleine d’espérance ; il leur sembla que le vainqueur de la mort frappait à la porte de leur prison. Et juste à ce moment, au milieu du silence qui avait remplacé les cris furieux, les trompettes du Temple retentirent annonçant l’immolation de l’agneau pascal ». Suit ce portrait qu’on dirait issu du pinceau d’un maître flamand. « Jésus avait une poitrine haute et large ; elle n’était pas velue comme celle de Jean-Baptiste qui était couverte de poils rougeâtres. Ses épaules étaient larges et les muscles des bras très prononcés ainsi que ceux des cuisses ; ses genoux étaient torts comme ceux d’un homme qui a beaucoup marché et s’est souvent agenouillé pour la prière. Ses pieds avaient une belle forme quoique endurcis par suite de son habitude de marcher sans chaussures ; ses mains étaient belles avec des doigts effilés et sans être délicates elles ne ressemblaient point à celles d’un homme qui vit d’un travail grossier. Son cou assez long était fort et musculeux. Sa tête était bien proportionnée, son front élevé et ouvert. Son visage formait un ovale très pur ; son teint était blanc et légèrement coloré comme celui de sa mère, mais dans les dernières années les fatigues et les voyages avaient bruni ses joues. Ses cheveux d’un blond doré et assez épais se séparaient au haut du front et retombaient sur les épaules. Sa barbe était courte, pointue et partagée au-dessous du menton. »

Rien de plus beau, peut-être, dans toute l’épopée, que la descente aux Enfers. « Lorsque Jésus rendit sa très sainte âme, en poussant un grand cri, je la vis, semblable à une forme lumineuse, pénétrer dans la terre, au pied de la croix ; plusieurs anges l’accompagnaient. Je vis sa divinité rester unie à son âme, aussi bien qu’à son corps suspendu sur la croix : je ne saurais dire comment cela se faisait. Le lieu où entra l’âme de Jésus était divisé en trois parties ; c’étaient comme trois mondes séparés les uns des autres par des sphères qui les environnaient. Le Sauveur resplendissant de lumière et porté par les anges comme en triomphe, passa entre deux de ces cercles, dont celui de gauche renfermait les patriarches antérieurs à Abraham ; celui de droite les âmes des justes ayant vécu depuis Abraham jusqu’à Jean-Baptiste. Ils ne reconnurent pas encore le Rédempteur mais ils furent tous remplis d’espérance ; les lieux étroits, où ils demeuraient dans l’attente, parurent se dilater ; eux-mêmes furent rafraîchis par un souffle d’air, une rosée de rédemption qui passa avec la rapidité d’un vent impétueux. Le Sauveur pénétra entre ces cercles, dans un lieu enveloppé de brouillards où se trouvaient Adam et Ève. Il leur parla, et ils l’adorèrent avec un ravissement inexprimable. Puis le cortège du Seigneur pénétra dans une autre sphère où se tenaient les pieux païens qui avaient pressenti la Vérité et désiré la connaître… » Le symbolisme de cette partie de l’épopée atteint parfois au sublime comme inspiration. Viennent ensuite des tableaux tout différents ; celui-ci, par exemple, évoquant la persistance de la douleur de Madeleine, au lendemain de la résurrection « Madeleine est absorbée dans son désespoir et son amour ; elle est au-dessus du respect humain ; elle brave héroïquement les dangers ; elle ne saurait demeurer en repos. Elle parcourt souvent les rues, les cheveux flottants, et partout où elle rencontre des auditeurs, soit dans les maisons, soit en public, elle accuse les meurtriers du Seigneur, raconte avec véhémence les traitements qu’on lui a fait endurer, et annonce sa résurrection. Quand elle ne trouve personne, elle erre à travers les jardins et parle de sa douleur aux fleurs, aux arbres et aux fontaines. Souvent, on se rassemble autour d’elle, les uns avec un sentiment de compassion, les autres pour l’insulter au sujet de sa vie passée. Le peuple n’a aucune considération pour elle, à cause des scandales qu’elles a donnés autrefois ».

Après l’ascension du Christ, scène de lumière et de paix empreinte d’une indicible grandeur, reparaissent de ces détails précis, nets sur les menus détails dont toute l’épopée est remplie. Voici, par exemple, une description de Bethesda : « La piscine de Bethesda, située au sud-Ouest du Saint-des-Saints, était depuis longtemps déserte et tombait en ruines. Négligée de presque tous, elle n’était en honneur qu’auprès de quelques gens pauvres et simples… La piscine est de forme ovale ; cinq enceintes séparées l’entourent et leurs terrasses qui s’abaissent en pente douce forment un amphithéâtre coupé par cinq chemins aboutissant à quelques marches ; on peut voir de toutes parts quand l’eau est agitée. Le fond de la piscine est couvert d’un sable blanc et brillant. Trois sources y bouillonnent en remuant le sable au milieu ; souvent aussi ces sources jaillissent au-dessus de la surface. » Jusqu’au bout de ses récits, la sœur marque une suite de préférences pour Madeleine. Elle la suit dans son odyssée jusqu’à Marseille. « Je les vis arriver dans la grande ville de Massilia. On les laissa passer et l’on se contenta de les regarder sans leur taire aucun mal. On célébrait alors la fête d’une idole et je vis les sept étrangers s’asseoir sur la place publique, sous le péristyle d’un temple. Ils demeurèrent là longtemps ; enfin, Marthe, la première, adressa la parole au peuple qui s’était rassemblé autour d’eux. Elle raconta les circonstances de leur voyage et parla de Jésus avec beaucoup de vivacité et d’émotion. Bientôt, la foule voulut les forcer à se retirer et leur jeta des pierres, mais qui ne les atteignirent pas et ils restèrent là, tranquillement assis à la même place jusqu’au lendemain matin. Les autres s’étaient mis à haranguer la multitude et plusieurs leur témoignaient de la sympathie. » C’est l’heure de la grande dispersion ; la lumière divine s’est retirée : la conquête obscure et laborieuse commence. Les apôtres vont se séparer, « Je les vis rassemblés pendant la nuit avec un grand nombre de disciples, tous en habit de voyage et prêts à partir. Ils se tenaient en cercle autour d’une lampe ; Pierre occupait la place d’honneur. Tous les apôtres avaient à la main des houlettes recourbées ; les disciples se tenaient par derrière ayant dans leurs mains des bâtons plus courts avec des pommeaux. Pierre prit la parole et je crois que ce fut lui qui, avec Jacques et Jean, indiqua dans quelle contrée, chacun devait se rendre. Chaque apôtre avait avec lui un ou deux disciples. Avant de se séparer ils s’embrassèrent les uns les autres et chacun donna aux autres sa bénédiction en leur imposant les mains. Ceux qui recevaient la bénédiction ne s’agenouillaient pas. Enfin, ils se séparèrent. Les apôtres portaient des robes sacerdotales blanches et par-dessus celles-ci de longs vêtements de couleur brune et grise. Ce double vêtement était relevé à l’aide d’une ceinture de cuir. Les jambes étaient couvertes par une courte tunique d’étoffe grise qui descendait jusqu’aux genoux et qui était fendue sur les côtés afin qu’ils puissent marcher plus facilement. J’eus alors la vision des différentes contrées du globe où ils se rendaient : j’en vis quelques-uns traverser les mers. Ils devaient se réunir encore pour la dernière fois, à la mort de Marie, puis se disperser de nouveau dans des contrées lointaines où ils atteignirent le terme de leurs travaux. »

Il était impossible de donner en quelques pages un résumé même succinct de l’épopée mystique. Mais il nous a paru intéressant de la signaler. Peu de personnes, en France, la connaissent et, en dehors de toute considération de prosélytisme, il y a là une œuvre qui égale souvent en beauté et parfois surpasse la divine comédie de Dante.


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