Revue musicale - 31 décembre 1843



REVUE MUSICALE.

Le Théâtre-Italien en est encore aux débuts de sa campagne, et déjà l’ensemble de la nouvelle troupe se montre tel, qu’il promet de faire oublier les plus beaux souvenirs du passé. À l’ancienne combinaison, qui fut illustre, nul ne le conteste, mais dont la retraite de Rubini avait rompu le nœud, succède aujourd’hui un corps d’armée chaleureux et brave, une autre légion d’élite : Ronconi, Fornasari, Salvi, M. de Candia (nous le rangeons parmi les nouveaux et pour cause), tous jeunes, tous vaillans, et dans cette généreuse période de la vie où le talent se dépense librement et sans compter avec lui-même, bien sûr que le travail et l’exercice, loin d’épuiser ses forces, les développent et les accroissent ; où les encouragemens d’une année nous préparent de l’émulation et des progrès pour l’autre. Si les cantatrices restent les mêmes que par le passé, c’est apparemment qu’il ne s’en est pas formé de plus dignes de se produire sur notre scène. D’ailleurs, qui songerait à souhaiter sérieusement l’abdication de la Grisi ? Où trouverait-on, à l’heure qu’il est, en Italie aussi bien qu’en Allemagne, une voix plus énergique à la fois et plus charmante, plus susceptible de se prêter aux conditions des deux genres en honneur à l’Opéra-Italien ? Où trouverait-on un geste plus noble, une plus belle cantatrice ? Certes, la Grisi a ses défauts, qui en doute ? Les dix années qui viennent de s’écouler ont passé sur elle comme sur tant d’autres ; mais, grace à la complexion de sa nature généreuse, cette expérience qui, au théâtre comme dans la vie, ne s’acquiert jamais qu’à nos dépens, lui a fourni de puissantes ressources, des moyens d’action qu’elle ignorait aux premiers jours, et, chez elle, si la prima donna a perdu quelque chose de son timbre enchanteur, on sent que la tragédienne a gagné en grandeur, en tenue, en aplomb, qualités qui font au théâtre les cantatrices qui durent, que la Pasta possédait au plus haut degré, et qu’avec tout son génie, ou plutôt à cause de ce génie dont le feu la dévorait, la Malibran n’aurait jamais eues. Quant à la Persiani, c’est toujours le mécanisme le plus rare qui se puisse imaginer, et, à ce compte, l’administration a bien fait de la retenir, d’autant plus que cette singulière faculté d’éblouir les oreilles par toutes sortes de trilles et de fusées chromatiques semble encore avoir grandi chez elle cette année. La Persiani est une curiosité, même sur la scène italienne, un véritable objet de luxe, même sur ce théâtre où tant de voix de sirènes ont égrené leurs merveilleux colliers.

Au début de la saison, le public des Bouffes, un peu embarrassé de se trouver pris à l’improviste, et d’avoir à se former une opinion sur des chanteurs entièrement nouveaux pour lui, le public des Bouffes affectait une réserve extrême, et, s’il émettait un avis, c’était avec prudence et de ce ton équivoque qui n’a garde de vouloir engager l’avenir. Évidemment, les gens qui disposent de l’opinion n’avaient point encore parlé. Le public des Italiens puise assez volontiers ses impressions de dédain ou d’enthousiasme dans le monde, qui s’inspire à son tour de trois ou quatre dilettanti féminins dont l’aimable voix a force d’oracle en pareille question. Pour ce public-là, les sentences des journaux ne signifient absolument rien, et tel feuilletoniste qui trouve plaisant de renverser chaque matin l’idole de la veille, et d’amuser les badauds de je ne sais quelle partie de raquettes dont son opinion est le volant, perdrait ici parfaitement sa peine : les journaux auront beau s’être prononcés d’avance ; pour qu’on sache définitivement à quoi s’en tenir sur le mérite des uns et les prétentions des autres, pour que des classifications légitimes s’établissent entre les triomphateurs et ceux qui doivent simplement réussir, il faudra que le monde revienne et que les salons s’ouvrent. Laissez donc faire le public des premiers jours, et il va vous mettre d’emblée Ronconi et Salvi sur la même ligne, arrêt sublime que les journaux du lendemain ne manqueront pas de sanctionner à son de trompe. Trop heureux Ronconi s’ils n’accordent point la palme à Salvi, dont le talent, d’un ordre inférieur, devait nécessairement être plus remarqué de la foule. — Salvi est un ténor élégant, d’une voix agréable et pure, mais qui manque de puissance, et surtout de cette verve originale, de cet entraînement, de ce diable au corps de Voltaire, qui caractérise les grands chanteurs. Entre Ronconi et Salvi, il y a la différence du maître à l’élève. Ronconi, lui, est un véritable maître, un de ces hommes qui, comme Davide, comme Rubini, comme Duprez, impriment au chant de leur époque une physionomie, un tour particulier, et qui inventent dans leur art, un de ces hommes qui chantent par le cœur avant de chanter par la voix, témoin Duprez, chez lequel tout fut artificiel. Salvi, au contraire, se contente de suivre paisiblement la route battue : il a une voix, donc il chante, puisque du temps où nous vivons, les cavatines se paient à prix d’or. Du reste, la même remarque pourrait se faire à propos de M. de Candia, délicieux chanteur, et qui, bien qu’en voie de progrès d’année en année, ne dépassera pourtant jamais, je le crains bien, certaines limites modérées. Le progrès parcourt une étape au bout de laquelle il doit fatalement s’arrêter, et le haut rang dont je parle se conquiert plutôt qu’il ne se gagne. Dès ses seconds débuts à Paris, Rubini fut ce grand maître qu’il est encore aujourd’hui à Pétersbourg. Pour la force et l’ampleur du son, M. de Candia me paraît de beaucoup l’emporter sur Salvi. Ainsi dans le magnifique adagio du troisième acte de la Lucia, où M. de Candia trouvait de beaux accens, même après Rubini, Salvi demeure tout-à-fait insuffisant. Mais ce qu’il dit à ravir, ce qu’il chante avec une onction remplie de grace et de délicatesse, c’est la romance de Chalais dans Maria di Rohan : Alma soave. On n’imagine rien de plus pur, de plus tendre, de plus délicieusement nuancé que l’exécution de cette aimable cantilène, où sa voix donne, avec un rare bonheur, tout ce qu’elle a d’exquis. Ainsi, pour l’expression, l’ampleur et le style dramatique, M. de Candia ; pour la grace, le chant nuancé, le goût pur, Salvi ; celui-ci pour Chalais, celui-là pour Rawenswood. Voilà l’héritage de Rubini tombé en bonnes mains. Est-ce à dire qu’ils parviendront à deux à combler ce vide immense que laisse l’absence d’un seul ; non, certes, deux hommes ne feront jamais ce qu’a pu faire seul celui dont ils prennent la tâche, et d’ailleurs ce qu’on a perdu ne se retrouve pas, dans les mêmes conditions du moins. Mais, par cette combinaison nouvelle, l’ensemble du Théâtre-Italien sera plus riche encore et plus imposant qu’autrefois, et quant à l’individualité dominante, s’il en existe, elle s’est déplacée, elle a passé du ténor au baryton, et le virtuose par excellence ne s’appelle plus aujourd’hui Rubini, mais Ronconi.

Jusqu’à présent, les honneurs de la saison ont été pour la Maria di Rohan de M. Donizetti, partition incomplète sans doute, mais qui justifie par certains mérites la double faveur qu’elle a trouvée à Vienne et à Paris. Il est rare que, dans le cours d’un ouvrage en trois actes, M. Donizetti ne saisisse pas au vol quelques-unes de ces mélodies qui séduisent irrésistiblement une salle, pourvu qu’elles passent par le gosier des chanteurs italiens. Cela trouvé, tout va pour le mieux, et l’infatigable maëstro triomphe une fois de plus. Je ne m’explique pas autrement les vicissitudes de la fortune musicale de M. Donizetti, qui, avec deux partitions de mérite à peu près égal, va réussir à Ventadour et tomber à l’Opéra. C’est qu’aux Italiens l’auteur de Maria di Rohan combat en s’appuyant sur la Grisi, sur Ronconi et Salvi, tandis qu’à l’Académie royale de musique le diantre de Dom Sébastien en est réduit à ses propres forces pour se tirer d’affaire ; et franchement, avec sa manière de travailler d’aujourd’hui, être seul ce n’est point assez. Dans Maria di Rohan, les motifs bien trouvés ne manquent pas, et l’on citerait au besoin plus d’une excellente inspiration : la cavatine de Maria, la romance de Chalais dont nous parlions tout à l’heure, le duo semi-seria entre Chalais et le comte de Rohan sont des morceaux de choix par lesquels les deux premiers actes se recommandent. Quant au troisième, je n’hésite pas à le dire, si le reste de la partition répondait au style de cet acte, la Maria di Rohan prendrait place à bon droit entre les deux chefs-d’œuvre de M. Donizetti. Peut-être aussi l’exécution véritablement merveilleuse de cette musique fait-elle qu’on s’en exagère la valeur. Ce troisième acte, d’un mouvement plein d’intérêt, n’a que trois interprètes, la Grisi, Salvi et Ronconi surtout qui, presque inaperçu dans le courant de l’ouvrage, se redresse tout à coup dans toute la fougue de l’inspiration la plus véhémente, dans toute la puissance de la voix la plus tragique et la plus passionnée. Il faut remonter aux souvenirs de la cavatine de Niobé pour se faire une idée de l’explosion d’applaudissemens qui éclate sur la strette de son air, que la salle entière redemande toujours. Puis vient le trio du dénouement, l’un des plus dramatiques morceaux de M. Donizetti, et dont ces trois voix de baryton, de soprano et de ténor portent l’effet jusqu’à l’enthousiasme. — Avant Maria di Rohan, le Théâtre-Italien avait donné pour les débuts de Fornasari le Belisario du même auteur, et si le premier de ces deux opéras se rattache à la série des bonnes compositions de M. Donizetti, c’est à coup sûr à la catégorie des pires qu’appartient le second. Si l’on excepte le duo pour basse et mezzo soprano, et la cavatine de soprano, deux morceaux qui depuis cinq ans traînent sur tous les pianos, la partition de Belisario n’a pas une phrase qu’on puisse remarquer. Cela est monotone et languissant, mais d’une monotonie commune, d’un languissant vulgaire, et qui ne prend même pas la peine de se donner pour prétexte la recherche d’un certain style admiratif que la nature du poème excuserait. De sorte que vous passez là trois heures dans votre stalle solitaire sans pouvoir faire autre chose que bâiller, car le monde dilettante, pour si fanatique qu’on le tienne, ne se laisse point prendre deux fois à pareil piége. Quelle idée aussi d’aller mettre en musique le tableau de David ! L’agréable personnage pour contribuer à varier les situations du drame que ce pauvre aveugle qui, faute d’interlocuteur, passe son temps à chanter des duos avec son Antigone ! Ce rôle de Belisario, si larmoyant et si décoloré qu’il soit, est encore le seul qu’on rencontre dans cette partition, écrite sans doute pour quelqu’une de ces troupes incomplètes d’Italie où le virtuose absorbe à lui seul toutes les ressources du théâtre : il n’en faut pas davantage pour s’expliquer comment Fornasari devait choisir pour ses débuts un semblable opéra. On connaît en effet la prédilection de tous les chanteurs pour les partitions qui n’ont qu’un rôle, prédilection qui se hausse d’ordinaire à l’enthousiasme lorsqu’au mérite de primer tous les autres le rôle en question joint celui de donner son nom à la pièce. Fornasari fait valoir comme il peut ce triste rôle de Belisario, dont il chante habilement certains morceaux, entre autres le célèbre duo du second acte. Cependant, quelques bonnes qualités qu’on se plaise à lui reconnaître, Fornasari n’appartient pas encore à cette classe de virtuoses éminens auxquels un talent hors ligne semble parfois donner le privilége d’imposer au public de détestable musique. Il a donc prudemment agi en abandonnant au plus vite son choix du premier jour pour continuer ses débuts dans Assur de la Semiramide, où du reste il s’en faut qu’il puisse entrer en lutte avec les souvenirs de Lablache et de Tamburini. La voix de Fornasari est une basse d’une admirable ampleur, mais à laquelle on reprochera de manquer d’éclat et de métal. C’est là un cas assez ordinaire dans la voix de basse, sur les notions de laquelle certaines voix de baryton si en faveur aujourd’hui pourraient bien avoir quelque peu faussé notre jugement. Cependant, sans exiger d’un basso tel que Fornasari les conditions de mordant et d’imprévu du chant de Ronconi ou même de Barroilhet, ne pourrait-on lui demander plus de nerf dans l’attaque, moins de mollesse et d’abandon dans la période ? Ce reproche fait, il reste beaucoup à louer chez Fornasari, dont le talent paraît devoir gagner encore avec le temps. Le chant spianato, par exemple, lui réussit à merveille, et jusqu’ici ce qu’il a trouvé de mieux dans ce genre, c’est l’adagio que M. Persiani vient d’écrire pour lui dans sa partition du Fantasma.

Cet opéra du Fantasma, auquel on n’a pas fait grand accueil, méritait cependant mieux que son sort. Entre telle partition de M. Donizetti qu’on applaudissait hier, et celle-ci qu’on dédaigne aujourd’hui, il n’y a vraiment pas la différence d’une cabalette. Je sais même plus d’une improvisation du célèbre maëstro qui aurait peine à soutenir la comparaison avec l’ouvrage de M. Persiani. D’où vient donc qu’on exalte l’un et décourage l’autre, qu’on est tout feu pour celui-ci et tout glace pour celui-là ? Serait-ce qu’au Théâtre-Italien un musicien n’arrive qu’après avoir essuyé de longs mécomptes, et que le public dédaigneux de l’endroit répond aux nouveaux venus comme l’Académie à ses candidats : Repassez ? En effet, si nous avons bonne mémoire, l’épreuve ne fut pas même épargnée à Bellini. La parfaite indifférence dont on accueillit le Pirate, lors de sa première apparition sur notre scène, était loin de faire soupçonner l’enthousiasme qu’on témoignerait aux Puritains trois ou quatre ans plus tard. Bien que nous ne pensions pas le moins du monde qu’il y ait chez l’auteur ingénieux, mais prosaïque, du Fantasma l’avenir musical d’un Bellini (entre le chantre de la Norma et M. Persiani aucune espèce de parallèle n’est possible), peut-être convenait-il d’appuyer sur cette humeur fantasque et magnifiquement dédaigneuse du dilettantisme parisien, qui, le cas échéant, finirait par décourager un homme de génie. La partition du Fantasma ne brille point par l’originalité, je l’avoue ; c’est même là une musique comme tout Italien parvenu à l’âge de trente ans en doit écrire, s’il tient quelque peu à passer pour être vraiment de son pays. Ce qui n’empêche pas qu’il se rencontre çà et là, dans la partition du Fantasma, de fort agréables choses dont M. Persiani peut bien, en dernier lieu, revendiquer le mérite, puisqu’elles appartiennent à tout le monde. Je citerai au nombre des morceaux remarquables le trio du premier acte entre la Persiani, Ronconi et Fornasari ; l’andante du duo entre la Persiani et Ronconi, au second acte, et surtout la grande scène du jugement où le solo de ténor : Ah non avessi misero ! m’a paru d’une inspiration heureuse et fort habilement traité. Il faut dire aussi que M. de Candia le chante à ravir ainsi que la délicieuse phrase qui suit :

Ah ! madre mia ! deh ! involammi
Recami teco in ciel !

En général, M. de Candia excelle à rendre ces sortes d’invocations passionnées, et celle-ci me rappelait l’autre soir un passage du trio de Robert-le-Diable : Si je pouvais prier ! qu’il disait avec une expression rare. La scène dont je parle s’ouvre par un très bel effet, produit par les instrumens de cuivre. Inutile d’observer que cet effet n’appartient pas plus en propre à M. Persiani que tant d’autres mis en œuvre dans son opéra, et dont personne sans doute ne lui aurait su gré de s’abstenir. Le véritable auteur de cette combinaison harmonique est M. Donizetti, qui l’a employée pour la première fois, d’une manière éclatante, dans l’accompagnement d’un chœur de la Lucia qui passe inaperçu au Théâtre-Italien, et qu’en Allemagne un des chefs de la jeune école musicale jugeait devant moi digne d’être signé du nom de Beethoven. On distinguera aussi le début du trio qui sert de finale au second acte : Qual mano di gelo ! morceau d’un tour original, et que Ronconi, M. de Candia et Fornasari exécutent dans la perfection. Au troisième acte, la cavatine de la Persiani : Per te dimentico, est à coup sûr la plus incroyable merveille à laquelle le public des Italiens ait jamais assisté. Bien entendu qu’il ne s’agit point ici d’un morceau de musique, mais simplement d’un canevas disposé avec toute l’adresse et tout l’art du monde pour les fantastiques broderies d’un gosier sans pareil. J’ai dit fantastiques, et le mot convient. En effet, ce ne sont plus là des trilles et des gammes chromatiques, comme en dégoisent les autres cantatrices les plus agiles, les plus brillantes qu’on cite, la Sontag par exemple et Mme Damoreau, mais des fusées de notes à vous déconcerter, des fantaisies non moins éblouissantes dans l’ordre musical que celles qui s’échappaient du cerveau d’Hoffmann. Jamais, dans aucun rôle, la Persiani ne s’était livrée encore à de semblables tours de force, et cela se conçoit. Quel maître ira soupçonner dans un gosier humain, si subtil et si délié qu’il soit, des trésors de vocalisation qui doivent n’appartenir qu’au rossignol de mai ? Il n’y a que le mari, ou l’amant d’une prima donna pour lui donner de ces occasions de triomphe, parce que ceux-là seuls peuvent surprendre au vol et les noter les mille et un caprices où sa verve l’entraîne lorsqu’elle étudie seule à son piano. Il n’est pas de Sontag au monde qui, si on lui montrait écrits sur la partition les traits de la Persiani dans cette cavatine, ne commençât par hausser les épaules en s’écriant : C’est impossible ! et même, après l’avoir entendu, on se sent presque tenté de n’y pas croire. L’évidence ici ne change rien à l’affaire, et c’est un peu comme avec les somnambules, qui lisent par l’épigastre ; on a vu cela, mais c’est impossible. J’arrive à l’air d’Ernesto, le meilleur morceau jusqu’ici du répertoire de Fornasari, qui s’y montre moins chancelant qu’à l’ordinaire, et dit cette phrase large et posée :

Ei forse innalga per me una prece !
Ei forse implora il cielo per me,

d’un ton plein d’émotion et de pathétique. La voix sourde et sépulcrale du jeune basso convient, du reste, assez à ce rôle de fantôme. On dirait parfois le bourdon d’une cloche funèbre, mais cela dans ses bons momens, et lorsqu’il parvient à se garder de certaines intonations nasillardes qui rappellent trop le basson, ou mieux encore le serpent du sacristain. Je ne terminerai pas sans indiquer, à la dernière scène, un excellent morceau, d’un style large et fort distingué :

T’arresta ! i tuoi rimorsi…

Malheureusement ce morceau, comme tout dernier final d’opéra italien, s’exécute au bruit des banquettes qui tombent et des portes qui s’ouvrent. Au fait, pourquoi plaindrions-nous M. Persiani ? le dénouement de Don Juan n’a-t-il pas le même sort, et ne voyons-nous pas tous les ans la statue du commandeur proférer ses sublimes menaces en présence de gens en désordre, tout empaquetés déjà de fourrures et de manteaux, et qui ressemblent plus à une cohue prête à s’embarquer sur le bateau à vapeur qu’au public ordinaire de Rossini, de Mozart et de Bellini ? — Maintenant, si de la musique du Fantasma nous passons à l’exécution, nous dirons que jamais peut-être on n’entendit rien d’aussi parfait au Théâtre-Italien. Jamais la Persiani ne chanta de la sorte, et jusqu’ici, bien que nous l’entendions depuis quatre ans, nous ne nous doutions pas de quels prodiges elle était capable. D’abord sa voix a énormément gagné, elle est devenue presque pleine, presque mœlleuse, et puis c’est une faculté qu’on peut appeler unique de dire sur les notes les plus élevées ; ainsi, presque tout son récitatif du Fantasma est écrit entre le du milieu et le la au-dessus de la ligne. Je le répète, jamais la Sontag ni Mme Damoreau, les coryphées par excellence de ce genre coquet et orné, n’ont rien fait, dans leurs caprices les plus brillans, qui puisse donner une idée même éloignée des traits qu’elle débite et multiplie avec une incroyable aisance. Pour Ronconi, on sait notre opinion sur ce virtuose, le plus grand chanteur, selon nous, qui existe aujourd’hui en Europe. Quelle admirable intelligence dramatique ! et dans son chant quelle énergie, quelle passion, quelle anima, comme disent les Italiens ! Cette dernière qualité surtout est chez lui développée à l’extrême, et je n’en veux d’autre preuve que cette rentrée dans la cabalette de son premier morceau du Fantasma, qu’il enlève de manière à faire tressaillir la salle. Rien de plus entraînant en effet, de plus électrique, que ce rinforzando sur la même note au moment de reprendre la phrase. Du reste, cette énergie lui vient de sa nature, qui, sous des apparences grêles et délicates, cache une complexion de fer. Nulle fatigue ne l’épuise ; nul excès de travail ne l’abat. Ainsi l’autre samedi, après avoir chanté ces trois actes écrasans du Fantasma, il arrivait chez Mme la duchesse d’Albuféra et convertissait à l’enthousiasme les plus prévenus contre lui, et le nombre en est grand encore. Vous rencontrerez des gens de par le monde qui vous diront que la voix de Ronconi manque de fraîcheur et de jeunesse, comme si l’on parvenait à cette perfection du talent en conservant sa voix dans une boîte d’or. Passons en revue tous les grands chanteurs qui depuis vingt ans ont illustré la scène, en citerez-vous un seul parmi eux auquel on n’ait pu adresser le même reproche ? Davide avait une voix glapissante et nasillarde, une voix insupportable, lorsque l’inspiration du moment ne l’échauffait pas ; Duprez s’était forgé la sienne à force de travail, et Rubini lui-même puisait dans des moyens tout artificiels la faculté d’épancher en mélodies ces trésors d’émotion que renfermait son ame. Ces études sans fin, par lesquelles un grand chanteur se forme, ces exercices de tous les jours et de toutes les heures, cet effort incessant, en donnant à la voix la souplesse, la méthode, en lui apprenant à se régler, à se rassembler, comme on dit en style d’équitation, à devenir en dernier terme l’instrument passif de votre volonté, doivent nécessairement lui enlever à la longue cette fleur de jeunesse, ce timbre sonore et pur de la première émission. Mais, puisque la nature le veut ainsi, qu’y faire ? Se résigner sans doute ; car, qu’il s’agisse de la Persiani ou de Duprez, de Rubini ou de Mme Damoreau, on n’aura jamais de grands maîtres dans l’art du chant qu’à cette condition.

D’ailleurs, Ronconi est peut-être un des virtuoses parvenus à l’apogée du talent chez qui cet inconvénient d’un travail excessif ait le moins laissé de traces. Il suffirait, pour s’en convaincre, de l’entendre dans ces tenues où sa voix (chose rare surtout chez les basses et les barytons) file le son avec cette netteté de la Grisi autrefois. En outre, l’organe de Ronconi n’a rien de cet accent guttural et saccadé que l’on reproche à Barroilhet, et qui s’éloigne fort de la manière ample et sûre de la jeune école italienne, dont le calme et l’aplomb sont les deux qualités dominantes. Entre Ronconi et Barroilhet, tous les deux coryphées de ce style nouveau dont je parle, artistes supérieurs tous les deux, il n’y a du reste qu’une nuance : vous savez, cette nuance de bleu qui distingue une soucoupe de vieux Sèvres.

Sans doute, l’administration du Théâtre-Italien nous donnera prochainement le Torquato Tasso, de M. Donizetti, l’un des meilleurs rôles du répertoire de Ronconi, celui qui lui valut ses plus brillans triomphes en Italie comme à Vienne. Puis nous demanderons à l’entendre dans le bouffe, dans le Figaro du Barbiere, par exemple. Quelles charmantes représentations du chef-d’œuvre comique de Rossini on va pouvoir organiser, maintenant que Lablache nous revient ! Quel pétulant et svelte Figaro le vieux Bartholo aura trouvé là ! M. de Candia chanterait le comte comme par le passé, et la Grisi reprendrait son joli rôle de la Rosina ; quant à don Basilio, Fornasari semble fait à souhait pour le représenter. Fornasari, nous le savons, ne réussit point dans le bouffe, et le célèbre fiasco essuyé par lui à Londres l’été dernier dans un certain duo du Matrimonio segreto n’est pas de nature à l’engager à tenter de nouveau le public sur ce point. Toutefois, ce rôle de don Basilio ne tient au genre ni par la verve, ni par le brio, deux qualités absentes chez Fornasari, destiné plutôt à tenir un rang honorable dans l’emploi de basso serio ; et l’impassibilité de sa physionomie, non moins que le ton caverneux de sa voix, se trouveront ici parfaitement de mise, grace au caractère excentrique du personnage.

Le Théâtre-Italien commence une des plus belles campagnes qu’il ait encore parcourues. Cette réforme de la troupe, qui pouvait amener dans son public de fâcheuses hésitations, ne trouve aujourd’hui que des gens qui l’approuvent. Le moment était venu de se rajeunir, tout le monde en convenait ; seulement, provoquer une crise au milieu d’une si évidente prospérité pouvait être dangereux. Heureusement la crise a tourné à l’avantage de l’administration, et le public, à l’heure qu’il est, lui en sait gré. Le public du Théâtre-Italien, fort lent dans ses adoptions, une fois qu’il a reconnu et proclamé trois ou quatre idoles, s’endort dans une sorte d’admiration béate, au point qu’il faut lui faire violence pour appeler son attention sur ce qui se passe en dehors de son cercle. En fait de talens nouveaux, on les lui impose plutôt qu’il ne les demande. Cette violence, l’administration du Théâtre-Italien a su l’exercer habilement à l’heure voulue, et le succès l’en récompensera.

Il s’en faut que la fortune de l’Académie royale de musique ait suivi depuis quelque temps une marche pareille ; ce théâtre de l’Opéra, que nous avons vu si splendide et si superbe autrefois, est aujourd’hui abandonné de tous : triste et lamentable décadence qui ne date malheureusement pas d’hier, et que les efforts les plus courageux, nous le craignons, auraient peine à conjurer désormais. Ce qui a manqué à l’Opéra, c’est justement cette activité opportune dont nous félicitions tout à l’heure l’administration du Théâtre-Italien, ce soin de pourvoir en un moment donné aux réformes de la troupe. L’ensemble des beaux jours se disloquait ou vieillissait, et, au lieu de se mettre en quête de jeunes talens, on se contentait de réparer ses brèches tant bien que mal avec ce qu’on avait sous la main, de telle sorte que les coryphées d’autrefois devinrent à leur tour des chefs d’emploi par droit d’ancienneté, absolument comme cela se pratiquerait dans une administration de douanes ou de poste. Qu’arriva-t-il ? les chœurs se dégarnirent sans profit pour les premiers rangs. Au temps où florissait l’Opéra, un ouvrage mis en scène avec quelque soin avait d’ordinaire une série de quinze ou vingt représentations d’un admirable ensemble ; à présent, cet ensemble n’existe pas même pour la première représentation. Qu’est devenu le fameux septuor des Huguenots ? où sont ces voix hardies qui menaient si vaillamment le finale de Don Juan ? Nous disions tout à l’heure qu’on n’avait pas su recruter de nouveaux talens : bien plus, il s’en rencontre un du plus bel avenir, on le décourage, on l’éloigne. Nous voulons parler de M. de Candia, qu’on s’efforçait dernièrement de rappeler à soi ; mais, à présent, c’est lui qui ne veut pas, et pourquoi voudrait-il ? Au Théâtre-Italien, M. de Candia n’a qu’une seule chance à redouter, celle de voir survenir un de ces ténors de haut vol qui effacent toute renommée autour d’eux ; mais cette chance, du reste fort aventurée, pour combien d’autres, et de plus périlleuses, ne l’échangerait-il pas en retournant à l’Opéra, à ce théâtre où, s’il nous en souvient, on lui donnait, il y a trois ans, une représentation à bénéfice pour le décider à quitter la place ? Du manque absolu de chanteurs devait naturellement résulter la disette de partitions. Tous les maîtres n’ont pas le courage de M. Donizetti, auquel son inépuisable fécondité donne des priviléges exceptionnels. Raisonnablement le musicien étourdi, accoutumé à tenter quatre ou cinq fois la fortune dans la même année, aurait mauvaise grace à se montrer aussi sévère sur ses moyens d’exécution que l’homme scrupuleux qui conçoit et médite son œuvre dans les veilles. Qu’importe une défaite à M. Donizetti ? s’il échoue aujourd’hui, demain lui fournit sa revanche, et le succès de Maria di Rohan le console de la chute de Dom Sébastien. En est-il ainsi de tout le monde, de M. Meyerbeer par exemple ? et quand l’auteur des Huguenots aura compromis sans nécessité une des plus belles gloires musicales de ce temps-ci, qui le dédommagera de sa mésaventure, lui génie discret et patient, dont la pensée a besoin, pour s’exercer, de certaines conditions normales ? Il faudra donc que l’impression de cet échec pèse sur sa tête jusqu’au jour de la réhabilitation et mine désormais l’édifice de sa renommée qu’il lui a tant coûté d’élever. M. Meyerbeer tient en réserve deux ouvrages entièrement terminés, le Prophète et l’Africaine ; ces deux ouvrages, personne plus que lui ne souhaite de les voir représenter au plus tôt ; il faut même que le côté ridicule de ces éternelles allées et venues ait bien frappé l’illustre maître pour qu’il promette de se contenter de Mme Stoltz, et borne désormais ses prétentions à la demande d’un nouveau ténor. Reste à savoir où on le trouvera, ce ténor fantastique. On voit par là que les retards dans la mise en scène de cette partition, qui semble l’unique planche de salut à laquelle puisse encore s’attacher la fortune de l’Opéra, ne viennent point du fait de l’auteur du Prophète, bien qu’au dire de certaines gens M. Meyerbeer se plaise à multiplier les embarras et les obstacles, parce qu’il redoute au fond de l’ame de livrer bataille une troisième fois.

Si grave et si solennelle que soit une pareille épreuve dans les circonstances actuelles, nous ne pensons pas que M. Meyerbeer doive la craindre ; notre opinion est au contraire qu’il l’appelle de tous ses vœux et la regarde comme une délivrance, en ce sens que, chez un maître de son organisation, deux œuvres capitales inédites encombrent toujours un peu. D’ailleurs, pour un génie si épuisé que de pareilles suppositions sembleraient l’indiquer, M. Meyerbeer donnait l’hiver dernier à Berlin de singulières marques d’inspiration, et qui plus est de promptitude dans l’inspiration, en écrivant en moins d’un mois un intermède dramatique qui vaut à lui seul un opéra en trois actes. Cet intermède, spécialement composé pour un royal anniversaire de la cour de Prusse, dont M. Meyerbeer est le maître de chapelle, s’appelait la Fête de Ferrare ; le poète national des Hohenstauffen, Raupach, en avait tracé le programme, espèce de divertissement grandiose où figuraient tous les héros de l’Arioste et du Tasse, où les personnages de la Gerusalemme et de l’Orlando, harmonieusement disposés par Cornelius en groupes respectifs, représentaient en vivans tableaux les principales scènes des deux épopées, tandis que du dehors les voix les plus brillantes, dirigées par le maëstro, venaient en aide à la pantomime, dont elles exprimaient en duos et cavatines les sentimens et les passions. Que dites-vous de l’idée et de cet art complexe ? Voilà qui est allemand, j’imagine. Il va sans dire que les noms les plus illustres de l’aristocratie prussienne figuraient dans ce programme, un peu conçu, comme on voit, à la manière de ces fameux intermèdes de l’aimable cour de Weimar, où Goethe amalgamait ensemble pêle-mêle les personnages de Schiller, de Wieland et les siens, où Musarion et la Fiancée de Messine, le docteur Faust, Oberon et Guillaume Tell, défilaient sous la baguette féerique de la jolie nymphe de l’Ilm, en récitant chacun quelque élégante strophe en l’honneur de la circonstance. M. Meyerbeer, dans son ardeur de faire oublier à son souverain l’empressement avec lequel l’auteur de Robert-le-Diable et des Huguenots recherche les succès de Paris, M. Meyerbeer a composé toute une partition nouvelle à cette occasion. On parle, entre autres morceaux célèbres, d’une marche héroïque au moment où le cortége se déploie, qui passe déjà en Allemagne pour la plus belle symphonie que l’illustre maître ait jamais écrite. Quel dommage que M. Meyerbeer, qui se trouvait dernièrement à Paris, n’ait pu retarder son départ à l’ouverture des concerts du Conservatoire, dont le fragment instrumental en question eût enrichi cet hiver le répertoire un peu monotone ! Pour en revenir à l’Académie royale de musique, en attendant le nouveau ténor à la recherche duquel le directeur explore, dit-on, l’Italie, on prépare un opéra en deux actes de M. Halévy, la Fortune vient en dormant. Hélas ! viendra-t-elle ? On annonce déjà, comme un des attraits les plus piquans du nouvel ouvrage de l’auteur de Charles VI, que Mme Stoltz s’y montrera sous le costume badin d’un étudiant de Salamanque : agréable fantaisie renouvelée de la Xacarilla de M. Marliani et de je ne sais plus quelle parade musicale de M. Berlioz. À merveille, mais, puis après ? car une partition en deux actes, fut-ce même Le Comte Ory, n’exercera jamais qu’une influence secondaire sur les recettes de l’Opéra. Après viendra un ballet de M. de Saint-George pour la Carlotta… Mais enfin ? Eh bien ! on ira trouver M. Scribe, on lui demandera une idée neuve, et M. Scribe exhumera en souriant, du fond de ses cartons, un certain Duc d’Albe, pendant de cet infortuné Dom Sébastien, lequel Duc d’Albe sera mis à l’instant en musique par M. Donizetti, et exécuté, j’allais dire dans les vingt-quatre heures, par Duprez, Massol et Mme Stoltz. Quel avenir pour un théâtre !

L’Opéra-Comique a trouvé, dans la reprise d’un opéra du bon vieux temps, un de ces incroyables succès que l’engouement du public explique seul. Déjà, l’an dernier, l’immense réussite de Richard Cœur-de-Lion avait donné l’éveil et mis le directeur sur la piste de l’ancien répertoire, véritable mine à exploiter, mais où cependant il faudrait savoir puiser avec plus de discernement et de tact musical. Remarquez que nous ne parlons pas ici simplement du succès ; au point de vue du succès, le Déserteur est un chef-d’œuvre incomparable, une éblouissante escarboucle dont le moindre rayon efface la gloire de Joseph, de Médée et de Stratonice. Mais ne conciliera-t-on donc jamais ces deux choses : les convenances de l’art et le succès ? Est-il écrit que, dans l’ancien comme le nouveau répertoire, il n’y aura jamais de chaud et vigoureux enthousiasme que pour les œuvres où domine l’élément commun et bourgeois ? Sous ce rapport, le Déserteur devait incontestablement réussir. Ajoutez en effet à cette médiocrité originelle, dont je parle, un certain air de vétusté qui ne messied pas dans un théâtre dont les habitués causent pendant l’entr’acte du petit Philidor et des parties d’échecs qu’il leur gagnait, et vous aurez le secret de cette mirifique exhumation du chef-d’œuvre de Monsigny. Quant à la musique, c’est d’un larmoyant, d’un décousu, d’une platitude et d’un ennui sans exemple. Passe encore pour la partie comique : cette ariette de Montauciel au second acte a quelque grace, et M. Mocker la dit avec aplomb ; mais la partie sentimentale et pathétique, vit-on jamais rhapsodie pareille à celle-là ? Et M. Adam qui trouve le loisir de rajuster cette instrumentation chevrottante, l’auteur du Postillon de Lonjumeau qui se met de sang-froid à poudrer à neuf cette perruque oubliée sur un clavecin du dernier siècle ! Je m’étonne qu’on n’ait pas crié à la profanation, au sacrilége. Voyez un peu l’impertinence ! oser toucher au texte du maître, ajouter des trombones à l’orchestre du Déserteur ! Le thème semblait si bien fait pour inspirer ces hiérophantes intelligens qui se sont constitués les gardiens du sanctuaire du passé ! En tout ceci, l’esprit de réaction ne nous aveugle pas, personne plus que nous n’admire les richesses de l’ancien répertoire ; mais qu’on néglige ces richesses pour des pauvretés musicales qui n’ont aucun sens désormais, qu’on oublie Méhul pour Monsigny, Joseph et Stratonice pour le Déserteur, qu’à une époque où toute une génération nouvelle demande à se produire, on encombre la scène de pareils ouvrages, voilà ce que nous ne saurions comprendre. Ce que nous comprenons encore moins, c’est l’écho que le succès du Déserteur a trouvé dans la presse. Dire que les mêmes gens aux yeux desquels M. Auber ne compte pas trouvaient cela délicieux, que les mêmes gens qui vont hausser les épaules si vous leur parlez de Gustave, du Domino noir ou de la Part du Diable, exultent le mérite de cette œuvre musicale, dont la littérature de Berquin peut seule donner une idée ! Admirable procédé de la critique de notre temps, qui se sert des morts pour étouffer les vivans, et cela dans quelque champ qu’elle s’exerce, sous la barre du feuilleton comme dans la chaire du professeur de Sorbonne, que le vivant s’appelle Auber ou Victor Hugo.

La partition de Mina, l’une des dernières nouveautés que l’Opéra-Comique ait représentée, sans briller beaucoup par l’originalité des mélodies, se recommande néanmoins à l’estime d’un certain public curieux de l’élégance et du fini dans une œuvre d’art. M. Thomas, l’un des meilleurs élèves qui se soient formés à l’école de ce charmant génie auquel depuis trente ans l’Opéra-Comique doit ses plus aimables chefs-d’œuvre, M. Thomas possède à part lui de très ingénieuses ressources de style, des artifices d’instrumentation d’une délicatesse extrême ; et quand le motif lui fait défaut, il y supplée par des semblans d’idée qui ne sont point sans grace. La collaboration heureuse qui a valu déjà au théâtre Favart un de ses plus jolis opéras en un acte : la Double échelle, devait réussir encore cette fois. Malheureusement, le succès n’a point eu cette notoriété que le mérite réel de l’ouvrage aurait fait supposer, et je crois qu’il faut s’en prendre à la pièce, très agréable au fond et très habilement traitée, mais dont le sujet convenait peu à la musique. En effet, les airs et les duos se montrent là sans grande nécessité, comme ils se montreraient dans la première comédie venue de Dancourt ou de Sedaine ; rien ne les exclut, je le veux bien, mais aussi rien ne les commande ou les motive ; ces choses qu’on se serait dites si naturellement, pourquoi donc prendre la peine de se les chanter ? M. Planard regrettera de ne point avoir fait une comédie de son idée, je le répète, fort ingénieusement mise en œuvre, et (singulière rencontre à l’Opéra-Comique) où le grain de fantaisie ne manque pas. — Nous ne parlerons que pour mémoire d’un petit acte assez médiocre de M. de Flotow : l’Esclave du Camoëns. Avant de se produire au théâtre, M. de Flotow possédait déjà quelque renommée dans le monde, renommée acquise sous le patronage de M. le marquis de Belissen, dont il était en quelque sorte le maëstro lauréat ; les ombrages du parc de Royaumont gardent encore le souvenir d’un certain duc de Guise, qui fut célèbre jusqu’au jour de l’imprudente représentation qu’on en donna au théâtre Ventadour. Pourquoi, lorsqu’on est assez heureux pour rencontrer quelque part des cœurs qui s’enthousiasment à vos mélodies, ne point savoir se contenter d’un pareil hommage ? Le succès est une si douce chose, même dans un cercle d’amis ! hélas ! que de réputations musicales n’avons-nous pas vues échouer tristement au théâtre, qui s’étaient ainsi faites à la campagne, dans une serre chaude paternellement disposée en salle de spectacle ! La musique de M. de Flotow ressemble à la poésie de M. de Rességuier, poésie et musique charmantes, pourvu qu’elles vivent dans l’atmosphère qui leur convient, au milieu d’une petite cour de gens du monde :

Foule choisie
Qui s’ectasie
De poésie
Et de beaux-arts !

mais dont la publicité met soudain en cendres les ailes de papillon !


H. W.