Revue musicale - 14 mars 1844
Il faut avouer que le dilettantisme parisien est ce qu’il y a de plus capricieux, de plus fantasque au monde. Vous l’entendez journellement se récrier sur ce qu’on ne fait rien de nouveau en musique, accuser tous les compositeurs de se tramer servilement sur les traces de deux ou trois maîtres en renom, et en même temps, si quelque essai honorable est tenté, ce public intelligent le désavoue, et va froidement accueillir l’œuvre semi-originale qui se glisse à l’improviste au milieu de tant d’imitations incolores et de vulgaires plagiats. On se souvient de ce qui se passa, voici environ quinze ans, à l’occasion du Crociato de M. Meyerbeer. Cette production sérieuse, mais d’un genre mixte, réalisant en abrégé, pour la première fois, cet éclectisme harmonieux, savant, devenu depuis l’idéal de l’auteur des Huguenots ; cette production, survenant au plus fort de la période rossinienne, étonna et n’eut d’abord qu’un médiocre succès, car l’étonnement, on le sait, touche aux deux points extrêmes, et si, d’une part il confine à l’enthousiasme, de l’autre, il aboutit à l’indifférence. Ce qui jadis eut lieu à propos de l’opéra de M. Meyerbeer vient de se renouveler l’autre semaine pour le Corrado d’Altamura de M. Frédéric Ricci, partition d’un ordre évidemment supérieur, produit, elle aussi, d’un esprit italien qui a fréquenté l’Allemagne. Comme le Giuramento, la Vestale, de Mercadante, comme tous les bons ouvrages de la jeune école qui s’est formée au-delà des Alpes depuis Donizetti, Corrado d’Altamura affecte une certaine sévérité dans l’instrumentation, quelque chose de net et de précis qui rompt singulièrement avec le laisser-aller italien. Ce n’est plus Bellini, ce n’est pas tout-à-fait Meyerbeer ; peut-être faudrait-il recourir à l’ancienne musique française, à Méhul, pour donner une idée de ce style habilement sobre, de cette modération dans l’emploi de la science qu’on se sent posséder à fond. Bien entendu qu’il ne s’agit ici que du système, et que la veine chaleureuse, le brio instinctif, se chargeront de réchauffer au besoin ce que cet amour du correct pourrait avoir de trop froid sur la terre classique de l’inspiration libre et spontanée. Le mérite principal de l’école dont je parle (d’autres disent son défaut) consiste à tout donner à l’expression lyrique, au sentiment ; d’où il résulte qu’on ne saurait apprécier la musique à sa juste valeur, à moins de se résigner à suivre avec quelque attention le drame auquel cette musique se trouve indissolublement liée. J’avoue qu’au premier abord la tâche pourra paraître rude au public des Italiens, d’autant plus rude, qu’on n’ignore pas à quel point la plupart de ces drames sont dénués de sens commun et d’intérêt. Mais, dira-t-on, un pareil système entraîne la ruine du dilettantisme ; du jour où un opéra cesse d’être un assemblage de morceaux isolés qu’on applaudit à outrance, ou qu’on laisse passer sans y prendre garde, selon le caprice de la soirée, de ce jour cette distraction facile et de bon goût qui faisait tout le charme du Théâtre-Italien n’existe plus ; autant vaut alors s’en aller à l’Opéra gémir sur les infortunes de ce bon roi Sébastien, et, pendant cinq heures d’horloge, endurer ce plaisir complexe et fatigant que vous savez. D’accord ; et cependant que faire, si ce système s’accrédite de plus en plus en Italie ? Des maîtres ou du public, qui l’emportera ? Celui-ci imposera-t-il à ceux-là sa prédilection si déterminée pour la routine, son culte des sentiers battus ? ou les maîtres, à force de talent et de persévérance, n’amèneront-ils pas le public à partager leurs convictions, à se déclarer ouvertement pour une réforme, après tout bien modérée, et qui n’exclut aucune réserve à l’égard des sympathies ayant cours ? Quant à moi, j’inclinerais volontiers à cette alternative, d’autant plus que les maîtres formant les chanteurs, auront finalement toujours raison par là des préventions les plus défavorables. Qu’on y prenne garde, Ronconi, le dernier venu dans la troupe italienne, Ronconi ce grand chanteur tout imbu du style dramatique de la nouvelle école, parle déjà moins que les autres la langue de Donizetti. Maintenant supposez que l’année prochaine Moriani nous arrive, dès-lors il faudra bien s’attendre à voir ses impressions se modifier singulièrement, à changer de répertoire, en un mot à donner en plein dans ce système dont jusqu’ici les meilleures productions ont à peine trouvé grace devant nous. Sans Rubini, avec nos goûts retardataires, nous en serions encore à ignorer Bellini. Lorsque les illustres virtuoses dont nous avons vu le faisceau se désunir à la saison dernière vinrent inaugurer en France l’ère du chantre des Puritains, Rossini tenait la scène, avec quel éclat ? chacun le sait. Et cependant, quelles que fussent les résistances au camp des partisans du grand maître, la nouveauté finit par donner gain de cause au débutant, et l’homme de génie, désertant l’arène, se retira, non sans quelque amertume, dans ce panthéon des gloires devenues classiques d’où l’on ne descend plus qu’à certains jours. À une période splendide, mais accomplie, il n’est personne qui ne voie avec plaisir succéder une ère nouvelle, dût cette ère jeter moins de lustre, et bien en a pris à l’âge d’or lui-même de faire place à d’autres temps.
Le Corrado d’Altamura de M. Ricci, l’un des plus grands succès de l’Italie contemporaine, après avoir triomphé sur toutes les scènes de Milan, de Naples, de Florence, est venu presque échouer l’autre soir à Vantadour. Je dis l’autre soir, car depuis on s’est ravisé, et la glace a fini par se fondre, grace au mérite incontestable de l’ouvrage, grace surtout au zèle généreux des admirables chanteurs qui l’exécutent, et qui, pénétrés des beautés réelles de cette musique, ont semblé redoubler d’inspiration, de talent et de verve, pour faire partager leur conviction au public. Je le répète, pour sentir les effets d’un opéra nouveau, il faudrait se résigner à prêter quelque attention au drame qui se joue. À l’Académie royale de Musique, on applaudit Duprez et Barroilhet pour une phrase bien dite, pour un mot. Aux Italiens, au contraire, en dehors de la cavatine, les meilleures intentions passent inaperçues. On veut qu’un chanteur soit aussi comédien, et de sa pantomime, de son jeu nul ne lui tient compte. Comment en serait-il autrement, lorsque la plupart des gens qui composent l’auditoire ne se doutent pas de ce qui se dit sur le théâtre ? Au troisième acte de Maria di Rohan, quand Ronconi se livre tout entier au mouvement de sa passion tragique, l’enthousiasme, j’en conviens, emporte la salle, et les bravos éclatent avec frénésie ; mais cet inimitable talent qu’il déploie dans le cours de l’ouvrage, le soin merveilleux qu’il porte dans les moindres détails de son rôle, qui le remarque et l’encourage ? qui comprend dans la salle l’exquise finesse avec laquelle il dit à Chalais, dans le duo du second acte : La tua madre potria udir ? Maintenant, si l’on nous accorde que la jeune école musicale d’Italie tire son existence même de l’expression du sentiment et prétend se passer de tous ces ornemens oiseux, de toutes ces choses de convention desquelles le dilettantisme parisien semble ne pas vouloir encore se départir, on avouera qu’il serait au moins utile, pour apprécier les compositeurs et les chanteurs qui font la gloire de cette école de comprendre la langue dans laquelle ils s’expriment.
La partition de Corrado d’Altamura est l’œuvre d’un maître, d’un homme qui possède à fond l’art si difficile de grouper les voix et de traiter l’orchestre. L’instrumentation surtout se distingue par une habileté de mise en œuvre vraiment rare, et qui dénote chez M. Ricci une étude particulière des grands musiciens de l’Allemagne. Il y a du Weber dans ces accompagnemens d’un style nerveux et condensé, dans cette manière d’employer les instrumens à vent. Je ne parlerai pas du poème, qui, sans être plus absurde que nombre de libretti auxquels journellement on s’accoutume, ne laisse pas de présenter çà et là des situations très musicales. — La fille d’un puissant seigneur italien du XIIe siècle, la belle Delizia (doux nom que la Grisi devait porter), la belle Delizia aime un galant chevalier qui l’a séduite et la trompe pour rechercher la main de je ne sais quelle princesse sicilienne plus ou moins cousine de l’Isabelle de Robert-le-Diable. Au moment où l’hymen va se célébrer, Delizia survient, renverse les projets du traître, et va se retirer dans un couvent. Lorsqu’il voit sa maîtresse lui échapper, Roggero se reprend à l’aimer avec rage, un peu comme cette reine du drame de M. Hugo. Les deux amans se retrouvent, mais le cloître réclame sa victime, et après des adieux éplorés le beau séducteur finit par tomber sous le fer de Corrado, père de Delizia. — On le voit, les motifs à finales, à duos, à morceaux d’ensemble, ne manquent pas ; il y a même au troisième acte cette teinte religieuse qui fait si bien, ce grain d’encens qu’on aime à respirer au bruit des orgues. Le duo entre Roggero et Delizia, au premier acte : Io t’ho amata e t’amo ognora, se recommande par d’entraînantes qualités auxquelles le public de la première représentation n’a pu lui-même résister. La strette de ce morceau : Ah ! m’abbraccia ei conforti, admirablement dite par les deux voix réunies de la Grisi et de M. de Candia, émeut aujourd’hui la salle entière, et, sauf une ressemblance, assez lointaine du reste, avec certains motifs du beau finale des Capuletti de Bellini, je ne vois pas ce qu’on pourrait reprocher à cette phrase, d’un élan vraiment admirable. Mais ce qu’il y a peut-être de plus remarquable dans cet acte, c’est l’air de Ronconi : Tanto io l’adoro. Jamais on n’a rien chanté avec cette énergie à la fois sombre et éclatante, avec cette fureur tantôt contenue, tantôt déchaînée. Nous savons qu’à ces efforts sublimes du grand chanteur le public ne ménage pas la récompense ; seulement, ce que nous voudrions, moins encore pour la satisfaction de Ronconi que pour l’honneur du dilettantisme parisien, ce serait que les applaudissemens frénétiques, si empressés d’éclater sur chaque explosion de cette voix vibrante, se montrassent plus intelligens, et qu’au lieu de n’obéir qu’à la commotion électrique du son, ils se rendissent davantage à des effets moins indiqués, mais qu’un goût plus délicat relève. Je citerai par exemple cette inflexion d’ironie et de haine que la voix de Ronconi prend lorsqu’il regarde la lame de son poignard et joue avec cet instrument de mort :
Ferro long’ anni nel petto celato
Balena nel pugno ministro di morte.
Kean aiguisant son couteau dans Shylock n’était pas plus grand. Après l’air de Ronconi vient une phrase exquise Raggio di contento, que la Grisi dit avec une délicatesse qui rappelle ses premières années, ces jours où elle gazouillait si adorablement le finale de la Donna del Lago. Ce morceau, d’une élégance et d’une distinction parfaites, ne le cède en rien à la célèbre polacca des Puritains. Puis l’acte se termine par un trio entre la Grisi, la Brambilla et Ronconi, large composition admirablement rendue, magnifique ensemble qui, en Italie, ferait frémir les pierres, et que nous avons à Paris le privilége de savoir écouter froidement. Nous avons parlé du soin apporté dans les détails de l’instrumentation, de la richesse et du tour ingénieux des accompagnemens ; à ce double mérite de l’œuvre de M. Ricci, il convient de joindre encore une certaine originalité dans la coupe des morceaux. Ainsi, dans les duos, la cabalette n’a jamais qu’une reprise ; heureuse imagination qui nous délivre enfin de cet éternel chassé-croisé des deux chanteurs devant la rampe. Je passe sur un chœur de buveurs et sur la ballade de Roggero, inspiration d’un goût assez médiocre (le chœur surtout), et j’arrive au morceau capital de l’ouvrage, à celui qui seul devrait suffire, à mon sens, pour placer l’auteur de Corrado d’Altamura au rang des maîtres. Je veux parler du quintette avec chœur par lequel se termine le second acte, composition puissamment conçue, habilement travaillée, et dont le dessin comme l’exécution appartiennent en propre à M. Ricci. J’ai loué tout à l’heure sa coupe originale des duos ; semblable compliment peut être adressé au jeune maître au sujet de ce quintette, qui, à défaut d’autres mérites, aurait encore celui de ne rappeler en aucun point le type si rebattu désormais du célèbre finale de la Lucia. D’un côté se tiennent Ronconi et la Brambilla, de l’autre la Grisi, M. de Candia, Mlle Amigo ; je cite cette disposition de mise en scène, parce qu’elle me paraît d’une haute importance dans l’économie du quintette considéré au point de vue général. D’une part basse et contralto, de l’autre contralto et ténor, et planant au-dessus de tout, soutenu par tous, le soprano. N’y a-t-il point là quelque chose du triangle mystique entrevu par Dante et donné pour symbole à la divinité qui n’est en somme que l’harmonie suprême ? Ajoutez à cela le chœur, un orchestre parfait, sagement ordonné, vaillamment conduit, et vous aurez une idée de ce magnifique morceau d’ensemble, dont les lignes mélodieuses se développent et se combinent avec une exactitude mathématique. Évidemment une pareille composition ne saurait être l’œuvre d’un musicien ordinaire, et M. Frédéric Ricci, n’eût-il pas d’autre titre à faire valoir, aurait conquis dès aujourd’hui en France la place qu’il occupe en Italie. — C’est au troisième acte que le caractère de Corrado se montre dans toute sa physionomie dramatique. On n’imagine rien de plus touchant que cette phrase par laquelle le malheureux père supplie sa fille de renoncer à son dessein d’entrer au cloître et la conjure de rester auprès de lui. Ronconi met dans toute cette partie du rôle un accent admirable, une sensibilité déchirante, et lorsqu’enfin, cédant à la volonté de Delizia, Corrado étend la main sur le front de la jeune fille agenouillée et s’écrie en dévorant ses larmes : Ti benedico ! le pathétique atteint son apogée. Cependant aucun bravo n’indique en ce moment dans la salle que cette émotion soit partagée ; on continue à causer, à sourire, à lorgner, en attendant quelque vulgaire cabalette pour laquelle on sera tout enthousiasme et tout feu. Le public est ainsi fait. Supposez maintenant que tout ce monde se trouve réuni au Théâtre-Français, et pour une intention du genre de celle dont je parle, vous le verrez donner à Mlle Rachel des témoignages de fanatisme ; mais, au Théâtre-Italien, on n’applaudit que la musique, et tout ce qui se passe en dehors de la cavatine du ténor ou de la prima donna est un luxe que l’on veut bien exiger du chanteur, mais qu’on ne saurait encourager. — La prière à trois voix : O pietoso signor delle genti ! a de l’ampleur et de la solennité ; j’aime moins l’air de contralto qui suit : Tu non pensavi, o misera ! cela est languissant et monotone, et n’a d’autre mérite, à mon sens, que celui de mettre en évidence le talent de la Brambilla, cantatrice d’un grand style et d’un goût parfaitement pur, la dernière qui représente désormais cette école de Velluti, dont il y a peu d’années les conservatoires de Milan et de Naples gardaient encore la tradition. Le duo entre Corrado et Roggero se recommande pour l’adagio par une grande sensibilité d’élocution, et pour la strette par un entraînement sans égal, qualités que les chanteurs qui l’exécutent, Ronconi et M. de Candia, rendent irrésistibles. En effet, chacun des deux a son tour de triomphe ; l’adagio, par exemple, appartient au jeune ténor, qui le dit d’une voix ravissante de timbre et d’expression ; quant à la strette, Ronconi se charge de l’enlever, je ne me souviens pas d’avoir vu au théâtre une explosion de rage pareille à celle avec laquelle il s’écrie en terminant :
Vieni sguarciarti l’anima
Et maledicti io vò.
Un tigre blessé à mort n’aurait pas des bonds plus furieux. La cavatine de la Grisi : Vorrei poter resistere, a le tort de ne point être à sa place. Partout ailleurs ce morceau ferait merveille, car le motif en est exquis. Dans le système adopté par M. Ricci, de semblables intercalations ne sauraient s’admettre. Quand on se propose d’établir une sorte de solidarité entre le drame et la musique, de fonder entre deux élémens jusque-là contraires l’un à l’autre cette alliance intime, harmonieuse, dont l’école de Mercadante, à laquelle se rattache évidemment l’auteur de Corrado, cherche à résoudre le problème, il n’est plus permis de faire chanter des airs di bravura à une religieuse. En revanche, je n’ai que des éloges à donner au duo qui succède à cette cavatine ; la conclusion surtout en est pleine de désespoir et d’angoisses, et les deux nobles voix de la Grisi et de M. de Candia y luttent d’éclat, de passion et d’entraînement. Un trio avec chœur, d’un bon effet, et dans lequel reparaît la mélodie du dernier duo, termine la partition.
Nous avons essayé d’analyser l’œuvre de M. Ricci et d’appeler l’attention du public sérieux sur d’incontestables beautés qui se rencontrent dans cette musique, évidemment mal comprise le premier jour. Dirons-nous maintenant que l’exécution de Corrado d’Altamura est magnifique et dépasse même par instans tout ce qu’on peut attendre des virtuoses illustres de la troupe italienne. Le rôle de Delizia convenait plus que tout autre à la Grisi. Ravissante de race et de séduction dans les scènes d’amour, imposante et superbe dans le finale du second acte, elle s’y montre sous la double physionomie de son talent. Il y a de l’Elvire des Puritains et de la Norma dans la manière dont la belle cantatrice entend ce rôle, mais tout cela combiné avec cet art merveilleux qu’elle possède. Jamais M. de Candia n’avait mieux chanté, jamais cette voix si jeune et si riche, ce timbre d’or, n’avait trouvé encore de si pathétiques accens, de si chaleureuses inflexions ; quant à Ronconi, on sait ce que nous pensons de lui. — À propos de Ronconi, bien des controverses se sont élevées à son endroit au sujet du rôle de Figaro dans le Barbiere de Rossini. Plusieurs lui en ont voulu d’avoir rompu si nettement en visière avec le type consacré. Les gens qui se souviennent d’avoir vu Pellegrini, lequel n’était, à tout prendre, qu’une variété de l’espèce des Dazincourt et des Monrose, se sont choqués de la physionomie âpre, un peu brutale que Ronconi donne au malin barbier, dont il fait une sorte de majo au teint bilieux, à l’œil étincelant et, si l’occasion s’en présente, assez porté à jouer du couteau. Maintenant, cette manière de comprendre le rôle répond-elle davantage aux conditions de la musique ? Franchement, nous ne le croyons pas. La musique de Rossini, comme la pièce de Beaumarchais, dont tout l’esprit semble avoir passé en elle, vit exclusivement d’entrain, de verve, de brio, et n’a que faire de couleur locale. À ce compte, le personnage de Pellegrini conviendrait mieux ; mais ce personnage était si usé, si rebattu, nous l’avions tant vu se reproduire à satiété, qu’un peu d’innovation, même en blessant certaines convenances, ne pouvait manquer de réussir. Que Ronconi ait tort ou raison aux yeux de la critique et du sens commun, il n’importe : tout le monde à cette heure lui sait gré d’une tentative qui devait avoir son excuse dans son originalité même, et, disons-le aussi, dans son succès.
Les reprises d’Otello et des Puritains ont aussi très vivement ému le public du Théâtre-Italien. Otello nous a rendu la Grisi dans Desdemona, et les souvenirs de Mme Viardot n’ont fait qu’exalter l’empressement du monde dilettante à venir saluer la belle cantatrice. Quant à M. de Candia, tragédien remarquable dans le More, il s’est élevé à des effets d’un pathétique extrême dans le rôle d’Arturo, et ses progrès de cette année ont établi définitivement sa position sur ce terrain de Rubini, si difficile à conquérir et qu’il tient désormais avec tant de zèle et de dévouement. — Nous ne quitterons pas le Théâtre-Italien sans dire un mot de Salvi, chanteur de mérite que l’administration semble vouloir étouffer à plaisir. Salvi, qu’on engageait, il y a dix mois, pour briller au premier rang, se trouve, par un de ces reviremens d’humeur auxquels nous sommes tous sujets, mais dont les directeurs de spectacle abusent trop souvent, se trouve, disons-nous, contraint à faire aujourd’hui la plus triste figure qui se puisse imaginer : celle d’un chanteur qui ne chante pas. S’il est un rôle qu’il aime, on le lui ôte ; s’il en est un qui lui répugne, on le lui donne. À quoi Salvi répond par une résignation angélique, se réservant toutefois de ne point partager la conviction qu’on veut à toute force lui communiquer, à savoir qu’il déplaît au public et doit se retirer. Les rôles les plus ingrats les plus nuls du répertoire, il les accepte, et pour toute vengeance il se contente, en homme d’esprit, de les relever par son talent, ainsi qu’il vient de faire dans Otello pour ce personnage de Rodrigue si parfaitement ridicule au temps de Bordogni, et sur lequel il sait attirer l’intérêt.
Le Cagliostro de M. Adam, que l’Opéra-Comique vient de représenter, est une de ces partitions écrites en conscience, où les idées n’abondent guère. À ce sujet, je remarquerai que chez nous le soin du détail a pour cause assez ordinaire je ne sais quelle pauvreté de fonds qu’on s’efforce de déguiser. Les deux élémens essentiels de toute musique sérieuse, la mélodie et l’instrumentation, au lieu d’aller ensemble et de se combiner à souhait pour l’harmonie de l’œuvre, paraissent le plus souvent s’exclure et procéder isolément. Ainsi, quand vous voyez dès les premières mesures l’orchestre tourner à la science, dites-vous : Bon, aujourd’hui les idées n’afflueront pas ; de même que, s’il arrive au début que le maître soit en belle humeur de chanter, l’instrumentation pourra bien en souffrir. Cette fois encore M. Adam n’a pas démenti la règle. Voici bien des modulations ingénieuses, d’habiles dessins dans l’orchestre, des accompagnemens pleins de délicatesse et d’esprit ; mais la verve, le mouvement, l’entrain des jours passés, où sont-ils ? Qu’est devenu ce motif leste et rond, franchement bouffe, quoiqu’un peu trivial, du Postillon de Lonjumeau et du Chalet ? M. Adam veut être de l’institut, il en a certes tous les droits, et cet opéra l’en rapproche. Si l’auteur de Cagliostro a prétendu faire une partition académique, dans les conditions du genre s’entend, nous ne pouvons que l’en féliciter ; la voix de M. Halévy lui est acquise. Quant à la pièce, vous la composerez vous-même sur le titre, pour peu que vous soyez au fait de certaines combinaisons inévitables que le cours des choses doit nécessairement ramener à des périodes plus ou moins déterminées. L’esprit humain ne saurait se mettre en frais continuels d’invention, et M. Scribe tient en réserve d’infaillibles recettes qu’il applique chaque fois que le hasard du sujet en indique l’usage. S’agit-il par exemple d’un alchimiste, d’un de ces êtres voués aux recherches occultes, attendez-vous à voir les poudres narcotiques et autres jouer leur rôle et donner lieu aux plus piquans effets, sinon aux plus neufs. Tout cela est rangé, classé, étiqueté dans la cervelle de l’ingénieux auteur de tant d’opéras-comiques, absolument comme les fioles et les onguens dans la boutique d’un apothicaire. Je le répète, vos souvenirs de la Marquise de Brinvilliers (mais il ne vous en reste pas, et c’est bien sur quoi M. Scribe a compté), vos souvenirs vous suffiraient au besoin pour construire à part vous le drame de Cagliostro. Il y aura là naturellement une vieille douairière fort ridicule, tante ou grand’mère de quelque adorable nièce amplement pourvue de millions, et dont le charlatan recherchera la main, dans quel but ? on se l’imagine. Pour se rendre la matrone favorable, Cagliostro lui proposera de la rajeunir, laquelle ruse sera découverte à point et déjouée par un petit cousin de chevalier, personnage indispensable dans une action qui se passe au XVIIIe siècle. N’oublions pas une scène de magnétisme fort habilement traitée par le musicien et qui couronne l’œuvre. Jusqu’ici nous n’avions vu que des somnambules en déshabillé nocturne et courant sur les gouttières comme des chattes ; mais cette fois c’est le magnétisme à grand orchestre, le vrai magnétisme imposant les mains au sujet endormi, et dégageant, au bruit des violons en sourdine, des torrens de fluide électrique. Au fait, pourquoi le magnétisme ne monterait-il pas sur le théâtre ? Nous l’avons, Dieu merci, assez souvent rencontré dans le monde pour ne plus nous étonner de ses passes. On se souvient de cette comédie qui se renouvelait presque chaque soir l’hiver dernier. Vous ne pouviez entrer dans un salon sans assister à quelque scène analogue à celle qu’on représente au troisième acte de Cagliostro. Un individu à manches retroussées torturait, sous prétexte de l’endormir, une pauvre créature chétive qui suffoquait. On n’imagine rien de plus lugubre qu’un pareil délassement. D’ordinaire, pour le plus grand succès de l’expérience, on éteignait les bougies, et les choses se passaient à ce demi-jour si favorable aux incantations mystérieuses. Le silence aussi était de rigueur, un silence de mort, çà et là interrompu par le cliquetis d’une cuiller retombant sur la soucoupe de porcelaine ou l’éclat de rire aussitôt réprimé d’un incrédule devisant dans son coin. Que diraient Eschenmayer, Kerner, ces esprits sérieux, ces hommes de conviction et d’enthousiasme, s’ils apprenaient qu’une science à laquelle ils ont voué leur vie, qu’une étude dont ils ne s’approchaient qu’avec recueillement, sert chez nous à défrayer les loisirs d’une soirée ? À coup sûr, ils n’y voudraient pas croire, et cependant rien n’est plus vrai. Pourquoi le théâtre respecterait-il des choses qu’un dilettantisme imprudent a dépouillées pour nous désormais de leur prestige scientifique ? Nous avons parlé de dilettantisme ; à quoi n’a-t-il pas touché ? N’avons-nous pas vu le dogme catholique lui-même devenir dans ses mains un objet le distraction et d’agréable passe-temps ? Le roman avait eu son heure, il fallait bien que la théologie eût la sienne. Mais que nous voilà loin de notre sujet ! Aussi n’aurons-nous garde d’y revenir ; passons au ballet nouveau.
Si Cagliostro nous montre Mme Thillon en prophétesse, le corps disparaissant sous de longs voiles, le front ceint d’un bandeau de chêne vert, Lady Harriett nous introduit à Bedlam. Après le magnétisme, la maison des fous ; l’un mène à l’autre, rien de plus simple. Que dites-vous de ces aliénés à l’œil hagard, au sourire hébété, de ces rois affublés de couronnes postiches, ces poètes à longue barbe, de tant de pauvres diables, hommes et femmes en haillons, qui dansent éperdument, et pour compléter la scène finissent par s’arracher les cheveux ? Un pareil spectacle vous semble-t-il de nature à vous égayer beaucoup ? Or, cela s’appelle, en termes de coulisses, un ballet d’action. Qu’est-ce donc qu’un ballet d’action ? Une chose qui d’ordinaire ne se met guère en peine de briller par l’originalité du sujet ou le mouvement des combinaisons. On le conçoit de reste ; si cette action dont vous parlez tant avait eu pour elle la moindre chance de trouver ailleurs son emploi, vous en auriez fait bien vite un opéra, une comédie, un drame, un mélodrame, tout plutôt qu’un ballet. Ce qui ne saurait être dit, on le chante, s’écrie le Figaro de Beaumarchais ; ce qui ne peut être dit ni chanté, on le mime. De là le ballet d’action. — Lady Harriet s’ennuie dans sa villa, et, pour rompre la monotonie de son existence désœuvrée, l’indolente jeune fille imagine de se faire servante, et la voilà se mêlant au groupe de paysannes qui vont s’engager au marché. Prendre un balai pour chasser l’ennui, l’expédient nous semble bien trouvé ! Malheureusement on ne s’avise jamais de tout ; le traité signé, le nouveau maître de lady Harriet entend qu’on s’y conforme ; en quoi le drôle a bien raison, et tout le monde conviendra qu’un garçon de vingt ans auquel échoit, pour tenir son ménage, une fillette du minois et de la taille de Mlle Adèle Dumilatre est en droit d’y regarder à deux fois avant de rompre son contrat. Cependant la gentille alouette prie au piége se dégage et s’envole, emportant le cœur du beau fermier, qui se fait soldat, obtient un grade dans l’armée en sauvant à la chasse les jours de la reine, et finit, après mille tribulations, par devenir fou de désespoir et d’amour. En présence d’une pareille extrémité, lady Harriet songe à réparer le mal qu’elle a causé. Elle épouserait bien le damoiseau ; mais comment faire ? on ne peut cependant se marier avec un fou. Qu’à cela ne tienne ; les auteurs ont trouvé dans le dénouement de la Grace de Dieu un moyen efficace, et qui ne saurait manquer de remettre en état cette pauvre cervelle. On ramène Lionel à la ferme, et tout à coup, à un signal donné, lady Harriet apparaît vêtue en servante, comme au premier acte. Il n’en faut pas davantage pour rendre à la raison notre amoureux, et la meilleure douche n’eût pas mieux fait. — Je le demande, quel profit la danse et la musique peuvent-elles tirer d’une action pareille ? Où est la grace, le motif, dans cet assemblage de scènes qu’on prendrait pour une de ces héroïdes du boulevard dépouillée de son jargon sentimental ? Non, encore une fois, le ballet n’est point cela ; le ballet vit de fantaisie et n’a que faire de ces passions dont il ne parle ni ne comprend la langue. Long-temps il eut l’Olympe pour domaine ; depuis la Sylphide, de nouveaux royaumes se sont ouverts à lui : les régions vaporeuses de l’air, la grotte des ondines, la caverne des gnomes et des kobolds. Ces régions, direz-vous, il les a toutes parcourues ; n’importe, l’imagination a ses ressources. Et d’ailleurs, pourquoi la légende s’épuiserait-elle si vite, quand la mythologie a fourni des siècles d’existence ? Ce qui manque, avouons-le tout de suite, ce ne sont point les idées, mais les danseuses pour les rendre ; ce qui manque, c’est Taglioni, c’est la Elssler. De tant de richesses passées, on n’a su conserver que la Carlotta, talent surfait sans aucun doute, mais qui, dans l’absence d’autres plus glorieux, vaut certes bien son prix ; alors pourquoi s’en passe-t-on ? Est-ce à chanter dans l’opéra nouveau qu’on la destine ? Vraiment, cette situation de l’Académie royale ne saurait se prolonger davantage. On éprouve je ne sais quel serrement de cœur à parler de ce noble théâtre, jadis si magnifique, si splendide, si pourvu de nombreuse et puissante clientelle, et maintenant presque abandonné. Qu’il s’agisse de musique ou de danse, d’un opéra ou d’un ballet, partout les brèches sont ouvertes, et des deux genres, menés jadis de front si vaillamment, à peine reste-t-il çà et là quelque sujet attardé, espèce d’oiseau dépareillé dont l’attitude contristée semble trahir l’isolement.