Revue musicale — 14 novembre 1835

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REVUE
MUSICALE.

À voir la foule qui assiége les portes du Théâtre-Italien chaque fois qu’elles doivent s’ouvrir, il y a de quoi se féliciter pour tout homme qui s’intéresse quelque peu au progrès de la musique en France. Tous les ans cet empressement s’accroît, et la salle reste la même. En vérité, si cela dure, il faudra bientôt que MM. Severini et Robert aillent planter leur tente de pourpre dans quelque désert, dans la salle Ventadour, par exemple, et livrent ces murs enivrés d’harmonie et tant de fois ébranlés par les trépignemens des spectateurs, à l’Opéra-Comique, qui n’en abusera pas comme ils font.

Depuis tantôt deux mois que la saison d’hiver est ouverte, le public a pu s’assurer par lui-même de l’état satisfaisant dans lequel toutes ces voix si précieuses lui sont revenues d’Angleterre. Giulia Grisi est toujours cette fille infatigable qui soutient tout un répertoire, cette cantatrice généreuse qui lutte à elle seule contre ces trois voix qu’on appelle Rubini, Lablache, Tamburini. Tant de travail l’épuise, mais ne la rebute pas ; ses joues deviennent pâles, sa poitrine se creuse, mais la voix qui en sort est toujours limpide et vibrante. La reprise d’Anna Bolenna a été cette année l’occasion de son premier triomphe ; elle a chanté sa cavatine et le beau duo du second acte avec un goût parfait et une sûreté d’intonation bien rare ; dans la dernière scène elle a été tragédienne, imposante et belle ; il est vrai qu’elle imitait Mme Pasta, mais comme Donizetti imite Rossini, avec franchise et naïveté. Il ne peut venir à l’idée de blâmer un homme qui, dès le commencement de son œuvre, vous dit : J’ai trouvé ce modèle beau, et je l’imite. Au contraire, s’il a fait selon sa conscience et les mesures de son talent, on doit des louanges et des remerciemens à cet homme. Il y a dans Anna Bolenna quelque chose qui appartient en propre à Donizetti ; c’est le caractère de Percy. Je ne sache pas que cette figure blonde et mélancolique se trouve quelque part dans l’œuvre si complète et si variée de l’auteur de Semiramide et d’Otello. À tout prendre, j’aime mieux un imitateur tel que Donizetti que ces grands musiciens de tant génie qui parlent beaucoup et n’inventent jamais. Donizetti imite et vous le dit, les autres imitent et se taisent sur cette question du moins. Donizetti puise à la source italienne, source limpide et transparente exposée au soleil, et dont l’œil voit le fond de marbre blanc ; les autres vont remuer les eaux profondes et troubles de Weber : voilà toute la différence.

Vous avez entendu Rubini l’an passé ; vous vous souvenez de cette voix incomparable, de ses élans imprévus dans la cavatine de la Straniera, de son trille merveilleux dans celle de Don Giovanni, Eh bien ! cette voix semble encore s’être étendue et se déployer aujourd’hui avec plus de magnificence que jamais. La belle cavatine des Puritains, qui passait inaperçue dans les premières représentations, est applaudie chaque soir avec enthousiasme, tant il y met d’accent douloureux et vrai, de passion touchante et sentie ; mais c’est surtout dans la Sonnambula qu’il développe en toute son ampleur cette gamme pathétique dont lui seul a le secret. De tous les opéras de Bellini, de cette blonde muse si tôt arrêtée dans sa carrière glorieuse, la Sonnambula est sans contredit le plus vrai, le plus gracieux, le plus charmant. La cavatine d’Amina, les plaintes de son fiancé, les chœurs des paysans, tout cela est plein de douceur, de mélancolie et de suavité. L’orchestre même dont on déplore la faiblesse et le néant dans certaines compositions sérieuses du même maître, ici convient à merveille, dans sa simplicité, pour accompagner ces airs naïfs et villageois. Il suffit d’entendre la Sonnambula pour se confirmer dans cette opinion, que Bellini aurait dû s’en tenir toujours à l’expression des sensations intimes et sincères, sans chercher, comme il l’a fait plus tard, dans des sujets héroïques, certains effets grandioses auxquels il n’était pas appelé. Son inspiration est éminemment élégiaque et tendre, et l’on a peine à le voir si souvent renoncer à ce don précieux des larmes qu’il tenait de la Muse. Bellini serait tôt ou tard revenu à ce genre gracieux et pur. Malheureusement il est mort à cet âge où la pensée effleure toute chose avant d’avoir trouvé où s’asseoir. Aussi son œuvre est incomplète. Ses partitions sont des fragmens que rien ne rassemble entre eux. Vous y chercheriez en vain cette succession d’effets, le développement d’un certain ordre d’idées qui frappe chez les hommes arrivés à la maturité du génie et qui marchent délibérément. L’auteur des Puritains est mort en essayant sa lyre ; nul doute, s’il eût vécu, qu’il ne fut revenu à cette corde harmonieuse et pure d’où se sont exhalées les fraîches cantilènes de la Sonnambula. Qui sait ? peut-être que la pastorale, telle que l’entendait le chantre merveilleux de la Molinara et de la Serva Padrona, aurait de nos jours plus de succès qu’on ne le croit. Pour la musique, comme pour la poésie, le temps des réactions est venu. On est las de ces trombonnes qui hurlent sans relâche dans tous les orchestres, las de ces caparaçons d’or au croupe des mules, de ces casques et de ces armures qui s’entrechoquent pêle-mêle dans des métaphores interminables. L’ame demande sa pâture, et ne la trouvant pas se révolte. Oh ! si Païsiello pouvait revenir avec sa phrase mélodieuse et languissante, si Pétrarque pouvait revenir avec ses vers amoureux et limpides, comme les couronnes tomberaient à leurs pieds, comme leur voix modeste ferait taire toutes ces voix emphatiques qui chantent si haut aujourd’hui !

En Italie comme en France, Bellini était le seul homme qui pût remettre en honneur ce genre, depuis long-temps abandonné. Là bas, Donizetti suivra jusqu’à la fin les sillons tracés par Rossini, où il a trouvé d’abord Anna Bolenna, et tout récemment Torquato Tasso, deux glorieux épis que le moissonneur de Pesaro avait oublié de cueillir. Et ici M. Auber est un musicien de trop d’esprit pour jamais satisfaire aux conditions de simplicité que ce genre impose ; s’il fallait un exemple, je citerais le Philtre, petite partition pleine de motifs élégans, mais d’où le sentiment est parfaitement exclu.

Ce qui fait surtout regretter qu’il se rencontre si rarement des musiciens en état d’écrire cette sorte de musique, c’est la manière incomparable dont Rubini la chante. On ne peut se figurer tout ce que cet homme met d’expression plaintive et tendre dans le cavatine du second acte de la Sonnambula. Lorsque l’on vient d’entendre Rubini chanter, avec sa véhémence ordinaire et son inspiration, le bel air de Marino Faliero, on se dit en sortant, qu’il ne peut exister en musique, d’effet plus merveilleux. Il y a cependant quelque chose de plus beau que la voix de Rubini, quand elle éclate, c’est la voix de Rubini quand elle pleure. Lablache est toujours ce comédien sympathique et puissant qui met en émoi toute une salle, soit qu’il s’avance sous le manteau du mage assyrien, soit qu’il accoure affublé de l’énorme perruque du maestro de la Prova, ou du grotesque seigneur de Montefiascone. Nous le reverrons bientôt dans un opéra écrit pour lui. En attendant, sa verve bouffonne a éclaté l’autre soir durant tout le cours de la représentation de Cenerentola, ouvrage admirable dans lequel Mme Albertazzi a déployé une belle voix de mezzo soprano et une manière de chanter qui ne manque ni de goût ni d’intonation sûre. Entre tous les chanteurs italiens, Tamburini me semble être le seul qui n’ait pas encore retrouvé ses triomphes des années précédentes. Sans doute, c’est l’occasion qui lui a fait défaut ; elle se présentera tôt ou tard. La saison d’hiver commence à peine ; vienne la Straniera, et il prendra sa revanche. Je ne sais, mais je soupçonne fort le duo des Puritains de l’avoir épuisé ; sa voix souple et flexible a souffert de s’être si souvent tendue en de pareils efforts. Il est imprudent de se mesurer dans un unisson avec un jouteur tel que Lablache. Que Tamburini y prenne garde, sa voix si pure finirait par s’éteindre tout-à-fait, s’il en abusait long-temps de la sorte. En général, l’unisson est funeste aux chanteurs qui n’ont pas, comme Lablache, une poitrine faite d’airain ou du métal dont on fait les cloches. Quelques jours après la révolution de juillet, Nourrit, ému d’un zèle patriotique qu’on ne saurait trop louer, allait de théâtre en théâtre chantant la Parisienne. Cependant lorsque tout fut rentré dans l’ordre, lorsque le peuple se fut repu à son aise de la poésie de M. Delavigne, les théâtres reprirent leur marche accoutumée, et un beau soir, comme Nourrit chantait à l’Opéra, le public s’aperçut que la voix éclatante d’Arnold et de Mazaniello était restée dans les plis du drapeau tricolore. Heureusement cet accident n’eut pas de suite, et la révolution de juillet n’eut d’autre influence que celle d’un rhume sur l’organe du fougueux chanteur. Si pareille occasion se représentait jamais, je suis sûr que Nourrit étoufferait son zèle plutôt que de laisser son zèle étouffer sa voix. Les unissons et les Marseillaises sont funestes aux chanteurs.

La saison du Théâtre-Italien s’annonce glorieusement ; et comment cela pourrait-il ne pas être avec des chanteurs tels que Rubini, Lablache, Tamburini, voués à l’exécution du plus magnifique répertoire qui se puisse imaginer, du répertoire de Mozart, de Cimarosa et de Rossini ?

À l’Opéra, de tristes évènemens ont signalé l’arrivée de M. Duponchel. Mme Damoreau s’est retirée ; Fanny et Thérèse Elssler ont pris toutes deux leur essor du côté de Vienne, et Mlle Taglioni est tombée un soir, de l’air où elle volait, sur un canapé où reposent avec elle les destinées du nouveau directeur. C’est un mauvais augure quand les oiseaux abandonnent ainsi leur cage pour aller s’abriter ailleurs. Il ne fallait rien moins que cet état de dénuement et de confusion pour qu’on se souvînt à l’Opéra qu’il existait quelque part une bonne déesse qui, dans des temps plus heureux, avait conduit bien haut sa fortune, et qu’après tout, puisque la danse manquait, on pouvait bien avoir recours à la musique sans faire un trop grand sacrilége. Ainsi donc, chose étrange, c’est à la musique que l’Opéra chancelant commet le soin de sa fortune ; c’est elle qui va se charger d’occuper les loisirs du public pendant tout un hiver. L’entreprise est grave et la responsabilité dangereuse ; mais n’importe, la musique dispose encore à l’Opéra d’assez grandes richesses pour qu’il soit permis d’espérer qu’elle tiendra dignement et de pied ferme le champ d’où la danse se retire en traînant l’aile comme une alouette blessée. Aux brillans débuts de Mlle Flécheux doit succéder bientôt le Siége de Corinthe, qui fera patiemment attendre l’œuvre de M. Meyerbeer, autour duquel s’empressent les chanteurs. Le caractère d’Alice, que Mlle Flécheux a choisi, est l’un des plus variés du répertoire, le seul où l’on trouve ce mélange de simplicité et d’élévation, de gentillesse et d’enthousiasme, si rare dans les opéras de l’école française. Je comparerais volontiers Alice à la Ninetta de Rossini. Des deux côtés c’est la même candeur, la même grâce aux premiers actes, la même exaltation à la fin. Le rôle d’Alice est plus dramatique, partant plus allemand ; celui de Ninetta plus italien, plus fidèle aux lois de la mélodie et du chant pur. C’est cette variété musicale du rôle d’Alice qui fait que les jeunes cantatrices, dont le talent est inégal encore, le choisissent pour leurs débuts, peut-être sans s’en rendre compte. Plus le rôle est varié, plus il y a lieu d’espérer qu’elles y trouveront des choses écrites dans la mesure de leur voix ; si elles manquent un effet simple, elles prendront leur revanche dans une situation dramatique ; si la romance échoue, le trio réussira. Ainsi, dans le cours de ses longs voyages, pendant lesquels il dirigeait les répétitions de Robert le Diable dans les capitales et dans les bourgs, Meyerbeer trouvait toujours des femmes capables de représenter Alice convenablement, ce qui ne lui est peut-être pas arrivé une fois pour le rôle de la princesse Isabelle ; et la cause en est tout entière dans la monotonie de ce caractère. Si vous êtes curieux de savoir quelle béatitude éprouve un compositeur qui se rappelle la voix qu’il a rêvée pour sa musique, dites à Meyerbeer de vous raconter l’expression inouie de cette belle jeune fille de Berlin qui chanta un soir le rôle d’Alice avec tant de religion et d’enthousiasme, que lui, Meyerbeer, maître de chapelle du roi de Prusse, oublia de battre la mesure, tant il était ravi en extase. Mais, hélas ! les cantatrices disparaissent sitôt qu’elles ont atteint l’idéal de leur art. La donna Anna d’Hoffman mourut pendant la nuit qui suivit la représentation de Don Juan ; la belle Alice de Meyerbeer quitta la scène après avoir chanté trois fois Robert le Diable. Il y a dans le caractère d’Alice deux natures bien distinctes : l’une soumise et timide, l’autre énergique, violente, enthousiaste. Mlle Dorus n’a vu dans ce rôle que la première et l’a développée jusqu’au jour où Mlle Falcon a révélé tout ce qu’il y avait de force, d’inspiration et de mâle puissance dans cette création de Meyerbeer ; car Mlle Falcon avait, elle aussi, choisi ce rôle pour ses débuts ; c’est sous la tente de Robert qu’on vit poindre dans sa verdeur ce talent précoce et généreux qui devait si tôt mûrir au soleil de Mozart. Mlle Flécheux a compris le rôle d’Alice à peu près comme Mlle Dorus ; elle dit les premières scènes du troisième acte avec une simplicité charmante ; quant aux situations dramatiques, elle en fait bon marché en les abandonnant. Elle n’a pas voulu imiter, ne se sentant pas la force de créer à son tour. Cette modestie est d’un bon augure pour l’avenir. Le public lui en a su gré. La voix de Mlle Maria Flécheux est un soprano aigu un peu voilé dans le bas et qui tend à monter. Si cette voix gagne avec le temps une vibration plus éclatante, un timbre plus sonore, elle deviendra sans reproche, car elle est déjà merveilleusement agile. Mlle Flécheux n’est nullement encore une cantatrice, et pourtant elle fait des gammes chromatiques d’une netteté singulière. Avec un don si précieux de la nature et des études persévérantes, Mlle Flécheux doit prendre un jour une place distinguée à l’Opéra. Mais qu’elle ne se laisse pas étourdir par les folles louanges dont on l’entoure ; qu’elle soit assez modeste pour ne pas se croire du génie, et ne pas prendre au sérieux les paroles de ceux qui lui disent que Mme Damoreau est dépassée, car même dans ce siècle où le génie est une chose si vulgaire, que chaque journaliste en a pour lui et ses amis, on n’a pas du génie pour avoir joué deux fois Robert le Diable comme elle l’a fait ; et quoi qu’on dise, Mme Damoreau occupe parmi les cantatrices un rang inaliénable. Que Mlle Flécheux se console, elle a de plus que Mme Damoreau ce que la nature seule donne, une voix jeune et fraîche, une voix de dix-sept ans ; le reste, il ne dépend que d’elle de l’acquérir à force d’étude et de persévérance.

Le Siége de Corinthe va bientôt paraître réduit en trois actes, selon la coutume usitée à l’Opéra. Moïse et Guillaume Tell ont été taillés en pièces ; le Siége de Corinthe subit le même sort. Quand un chef-d’œuvre de Rossini est sorti une fois du répertoire de l’Opéra, il n’y peut plus rentrer sans laisser sur le seuil quelque chose de sa tête ou de ses pieds ; il semble que le colosse a grandi et que les murs se sont affaissés. Si l’on vous disait que Rossini s’occupe de cette reprise, vous croiriez sans doute qu’il invente un finale nouveau pour son œuvre. Pas du tout ; il met la main à cette profanation, et l’excuse par son exemple. Maître, il vous est permis de vous arrêter au milieu de votre glorieuse carrière et d’éteindre sous la cendre tant de génie et de flamme ; mais les chefs-d’œuvre que vous nous avez donnés nous appartiennent, il ne dépend plus de vous de nous les retirer. Brisez votre plume, Rossini, si elle ne doit plus vous servir qu’à effacer les belles choses que vous avez écrites.

L’opéra de Meyerbeer ne sera pas représenté avant les dernières semaines du mois de janvier. Rien n’est curieux comme le zèle que mettent certains journalistes à parler des beautés de cette musique dont ils ne connaissent pas une note. L’un proclame la romance de Mlle Falcon un chef-d’œuvre ; l’autre préfère le trio de la fin ; celui-ci goûte fort les chœurs ; celui-là tient aux airs de ballet. C’est plaisir de voir ces esprits s’ébattre une fois dans le champ libre de l’imagination. Pour peu que cela dure, ils inventeront une partition fantastique dont Meyerbeer sera jaloux. L’autre jour un journal parlait de l’effet merveilleux que devait produire dans le finale du second acte une décharge de mousqueterie. En vérité, ce sont là des moyens nouveaux ; il appartenait au musicien qui a imaginé d’augmenter les forces vocales avec des porte-voix, d’introduire dans l’orchestre des tromblons et des arquebuses ; des gammes chromatiques produites par des coups de mousquets qui se succéderaient avec la rapidité des notes dans le gosier de M. Dabadie, ne seraient pas d’un médiocre effet. À de pareilles stupidités on ne sait que répondre ; heureusement le public n’en est pas la dupe, et l’esprit et le tact de l’auteur du Crociato et de Robert le Diable sont trop connus partout pour que l’on puisse craindre qu’il aille jamais demander des ressources d’harmonie aux instrumens grossiers et barbares du camp de Kalisch.

L’Opéra-Comique rédige son nouveau programme, où brillent en première ligne les noms de Meyerbeer, de Mercadante, de Mme Damoreau, d’Inchindi et de Chollet. Il a fallu traverser bien des hésitations et des ruines pour en arriver là. Quoi donc ! notre théâtre national abandonne M. Adam, ce Français né malin qui aurait inventé le vaudeville, s’il ne l’eût trouvé florissant à sa naissance, pour se jeter aux pieds de Meyerbeer, d’un barbare Allemand qui a sucé le lait de la muse italienne ! L’Opéra-Comique dit adieu aux chrevrottemens de Mme Casimir pour avoir recours aux roulades élégantes et pures, au chant merveilleux de Mme Damoreau ! Que vont dire les académiciens de l’endroit en voyant leur théâtre favori dépouiller cette perruque nationale dont ils l’avaient affublé ? Ce n’est certes point pour composer des ariettes à la façon de Marsollier que Meyerbeer s’assied à son clavecin, ce n’est pas pour écrire des rondos et des vaudevilles que l’auteur d’Élisa et Claudio se met à l’œuvre. Pauvres vieillards, que de larmes vous allez répandre sur le sol natal dont l’étranger s’empare ! Combien vous allez déplorer amèrement les erreurs de votre patrie ! Il est vrai qu’à certains jours de la semaine, Mme Damoreau aura pitié de vous, et chantera, pour calmer vos ennuis, le rossignol, et la fauvette dans le bocage, et mille autres sornettes musicales qui vous ravissent tant. Ce que la volonté des directeurs n’a pas osé tenter, la nécessité le fait. Voilà maintenant l’Opéra-Comique dans les pleines eaux de l’école nouvelle.

La révolution qui a changé, il y a dix ans, les destinées du grand Opéra, se prépare aujourd’hui à l’Opéra-Comique, et, chose étrange ! c’est encore Mme Damoreau qui est à la tête de cette révolution. En effet, on se souvient qu’à l’époque où l’Académie Royale, conseillée par Rossini, abandonna pour toujours son système caduc de déclamation lyrique, Mme Damoreau, qui chantait le rôle de Chérubin dans le Mariage de Figaro de Mozart, quitta le Théâtre-Italien pour venir à l’Opéra. Aujourd’hui que l’Opéra n’a plus grand besoin d’elle, Mme Damoreau court à l’aide du pauvre Opéra-Comique, qui se débat dans son ornière et semble vouloir en sortir. Le talent de Mme Damoreau est révolutionnaire ; et à ce propos, il faut avouer que Meyerbeer est un homme bien heureux. Mme Damoreau quitte l’Opéra au milieu des répétitions de la Saint-Barthélemy, ouvrage de Meyerbeer, dans lequel elle avait un rôle, et ce rôle se trouve parfaitement convenir à Mlle Dorus qui la remplace. Autre fortune, Mme Damoreau va à l’Opéra-Comique, et il se trouve encore que Meyerbeer écrit, depuis trois mois, une partition pour l’Opéra-Comique. Le filet de Meyerbeer tient toute la plaine ; les oiseaux ont beau s’envoler, ils retombent toujours dans ses mailles.

Au mois de janvier nous entendrons une partition nouvelle que M. Auber a écrite pour Mme Damoreau, et qu’il retire à l’Académie royale de Musique pour en doter l’Opéra-Comique, où se réfugie sa cantatrice favorite. La fortune de M. Auber est fatalement liée à la fortune de Mme Damoreau. La voix de Mme Damoreau convient à la musique de M. Auber, comme les roulades de Mme Casimir conviennent aux ariettes de M. Adam. Mme Damoreau est la cantatrice de l’auteur du Philtre et du Serment, comme M. Scribe est son poète ; ces trois talens gracieux et fins s’associent à merveille. C’est partout la même grace, la même coquetterie, la même profusion de détails et d’ornemens ; mais aussi la même recherche, le même manque absolu de vérité, de fond et de sentiment. Avec la faveur dont jouit en France, auprès du plus grand nombre, ce mélange bizarre de musique et de prose mal rimée, qu’on appelle un opéra-comique, nul doute que le théâtre de la Bourse, s’il tient les promesses de son programme, ne devienne bientôt une puissance rivale de l’Académie royale de Musique.

En attendant ces jours glorieux qui doivent amener des destinées meilleures, l’administration prépare avec activité la mise en scène de Mathilde, poème lyrique en quatre actes, dont M. Mélesville a, dit-on, emprunté l’idée première à un conte florentin publié autrefois dans la Revue de Paris. Ici, comme dans Zampa, c’est encore une morte qui revient. Mathilde est une sœur d’Alice Manfredi. M. Mélesville rêve la réhabilitation du drame fantastique sur la scène du théâtre de la Bourse. À tout prendre, c’est peut-être là une œuvre sociale comme une autre, et qu’il a dignement commencée en refaisant Don Juan. Pour la composition générale du plan, l’invention des caractères, l’originalité des effets, la variété pittoresque des moindres détails, M. Mélesville se place, sans contredit, à côté d’Hoffman. Il y a bien des gens qui prétendent que M. Mélesville, élevé à l’école poétique du Gymnase, donne çà et là des entorses à la langue française. Il n’a pas toujours le style élégant et correct du merveilleux auteur du Pot d’Or. Mais qu’importe cela ? M. Mélesville possède à un plus haut degré que Hoffman l’entente de la scène et la combinaison des grands effets musicaux. Pour la langue, M. Mélesville et ses patrons, M. Scribe et M. Delavigne, en ont fait voir toute la vanité en nous prouvant combien il est facile d’obtenir sans son secours des succès au théâtre. La musique de l’ouvrage intitulé Mathilde est de M. Caraffa. M. Mélesville a tant de bonheur, que je ne m’étonnerais pas que cette musique fût remarquable. Avec Zampa, Hérold a bien trouvé le moyen d’écrire sa plus belle partition. Pourquoi M. Caraffa n’aurait-il pas fait son chef-d’œuvre avec Mathilde ?

Pour venger l’affront que l’école française va subir à l’Opéra-Comique, une société de gens de lettres a demandé au ministère le privilége d’ouvrir le théâtre de l’Odéon, pour y représenter des opéras en un acte, écrits par les jeunes musiciens revenus de Rome. N’est-ce pas là une idée bouffonne. À une époque où Beethoven et Weber ont vécu, où Cherubini et Rossini vivent encore, il est assez curieux qu’on vienne proposer d’écrire des opéras en un acte à des jeunes gens qui rêvent tous des effets grandioses, et sont à l’étroit dans les limites d’un orchestre de nos jours. Or, savez-vous ce que c’est qu’un opéra en un acte ? Si vous l’ignorez, M. Adam vous le dira, lui qui en a tant fait.

Un opéra en un acte se compose d’une romance, d’une walse, d’un chœur de villageois, et d’une ouverture qui résume les principaux motifs, c’est-à-dire la romance, la walse et le chœur des villageois. Et voilà ce qu’on propose aux jeunes musiciens, voilà ce qu’on veut introduire dans une salle où vibrent encore les souvenirs du Don Juan de Mozart, du Freyschütz de Weber, de l’Othello de Rossini ! Insensés qui croient qu’il faut ouvrir des salles nouvelles pour que le génie puisse se produire ; comme si le génie n’avait pas en lui la puissance et la vertu de forcer tôt ou tard les portes des édifices consacrés !


H. W.