Revue musicale — 31 décembre 1835


REVUE
MUSICALE.

On se souvient avec quelle froideur le public français accueillit d’abord la musique de Bellini. À ses premières représentations le Pirate échoua ; ni sa grande réputation italienne, ni la voix du Rubini, ne purent le soutenir. C’est que le public du Théâtre-Italien se méfie surtout des choses nouvelles ; d’ailleurs, à cette époque, Rossini suffisait encore à ses plaisirs de la semaine : aujourd’hui Sémiramis, demain Otello, puis toujours Sémiramis et Otello, avec la Malibran pour Arsace et la Sontag pour Desdémone ; car il est ainsi fait, dès qu’il adopte une œuvre, il en abuse. La partie est entre le public et l’œuvre, c’est une lutte à qui des deux sera le plus tôt terrassé. Si l’œuvre est d’airain ou d’or pur, elle résiste et sort plus éclatante et plus sonore ; dans le cas contraire, il faut qu’elle succombe ; ou c’est le public qui épuise l’œuvre, ou c’est l’œuvre qui épuise le public. Combien de fois les opéras de Mozart ont tenté vaillamment cette épreuve ! Qu’arrive-t-il ? le dégoût vient tôt ou tard. La lassitude enfante l’inconstance. Le public se souvient des partitions qu’on lui faisait entendre à certains jours de loisir, et presque malgré lui, et pour peu que cette musique ait en elle des élémens féconds et généreux, il court à l’auteur et le proclame divin. Chose étrange ! il consacre ce qu’il dédaignait ; il arrache, tiède encore, la couronne, sur les tempes du maître qu’il s’était choisi, et la jette sur le front de sa nouvelle idole, qui se trouble et meurt étonnée au milieu de son triomphe. Voilà comment s’explique la gloire si prompte des compositeurs italiens, et le rapide oubli dans lequel ils tombent presque tous ; pour les faire resplendir plus loin, la gloire italienne consume les noms auxquels elle s’attache, au point qu’à la fin il n’en reste plus que cendres. — Cependant des chanteurs nouveaux arrivaient pénétrés d’une mélodie élégiaque et douce, que nous seuls ne connaissions pas encore. Cette musique avait, sur celle de Rossini, l’avantage incontestable d’avoir été écrite pour eux. La Sonnambula réussit, les tendres cantilènes de la Straniera furent comprises, Rubini le voulait ainsi, et l’on sait quelle influence a la voix de Rubini dans la salle du Théâtre-Italien, et quels prodiges elle y peut faire ! Ensuite vint le succès inoui des Puritains, et Bellini s’empara de cette scène d’où Rossini se retirait de plein gré. Certes, l’admiration excessive de l’Italie pour ce talent si gracieux et si délicat, l’enthousiasme qu’il excitait partout, avaient de quoi nous étonner, nous qui n’avions pas entendu Norma, car Norma suffit pour justifier, en partie, tout cela. Telle est la nature de cette œuvre, qu’on ne peut, sans la connaître à fond, se faire une idée juste de l’inspiration de Bellini. L’artiste, quel qu’il soit, s’achemine pendant les belles années de sa jeunesse, vers un but glorieux : peintures ou mélodies, toutes ses tentatives sont des degrés qui le conduisent à des hauteurs sur lesquelles il doit réaliser ce que l’humanité, plus tard, appellera son chef-d’œuvre, si la chose est digne que l’humanité s’en occupe. Pour Bellini, ce sommet où tend l’artiste, c’est Norma : le Pirate, les Capulets, la Straniera, sont comme autant d’échelons harmonieux ; une fois arrivé là, il a versé sans mesure dans la forme druidique tout ce qu’il possédait en son ame de tendres mélodies et de chaudes inspirations ; puis, l’œuvre étant accomplie, il s’est éloigné, la regardant encore avec amour. Les Puritains sont le premier degré par lequel Bellini commençait à descendre des sommets de Norma.

Sans être épique et grandiose comme celle de la Vestale, la musique de Norma se maintient à une certaine élévation ; ce qui frappe surtout, c’est l’ordonnance dramatique des principales scènes, et la profusion de la mélodie. Jamais le chantre de la Straniera n’a semé sur le sol d’une partition plus de ces belles fleurs mélancoliques, dont il savait seul le secret, comme Ophélie. La mélodie de Norma, tendre ou véhémente, selon que la scène l’exige, ne manque presque jamais de grace et de distinction ; on ne la retient pas la première fois, on ne la fredonne pas en sortant, comme les ariettes vulgaires de certains opéras français ; elle se contente de vous émouvoir et se cache dans les replis du cœur ; puis le lendemain, lorsque vous êtes seul, elle vous revient heureuse et souriant d’aise, comme les petits enfans de Norma, ou plaintive et belle tristement comme leur mère. Il faut que la mélodie évite d’abord toute banalité, et se garde ensuite d’être obscure ; sans cette condition, elle n’existe pas.

Je hais ces motifs effrontés qui, du premier coup, vous sautent aux oreilles, presque à l’égal de ces phrases latentes qui font tout ce qu’elles peuvent pour se dérober sous les fils inextricables d’un orchestre laborieusement travaillé, et que les élus seuls savent découvrir. Entre les chansons de M. Adam et les arides combinaisons de Spohr, il y a pourtant quelque chose, la mélodie franche et naturelle, qui se laisse deviner plutôt que voir, et qui, loin de dépouiller aux yeux tous ses vêtemens, comme une courtisane, attend, les bras croisés sur sa poitrine, que ses adorateurs s’approchent d’elle, et que des mains connues fassent tomber ses voiles un à un ; la mélodie telle qu’elle existe toujours chez Cimarosa, toujours chez Beethoven et Weber, quelquefois chez Bellini.

Le chœur des druides, que Lablache dirige, ou plutôt qu’il chante à lui tout seul, est d’un beau caractère. On a dit avec raison que la phrase principale ressemblait à la cabalette du duo des Puritains. En effet, les deux phrases sont de la même famille, seulement l’une est inspirée et franche, l’autre imitée et commune. La romance qui suit doit tout son mérite à la voix de Rubini, qui la chante avec son admirable expression. Cependant l’aube renaît, les brouillards se dissipent, et Norma vient au milieu des prêtresses cueillir le gui sacré. Alors un chant gracieux et frais comme le matin monte ou plutôt s’exhale de l’orchestre ; c’est une mélodie tout italienne, religieuse et sensuelle, empreinte, comme le visage des madones de Raphaël, d’une expression à la fois sainte et voluptueuse. À Rome, à Florence, à Naples, cet air émeut toute la salle ; tant que dure l’andante, les femmes se penchent sur leurs loges la poitrine haletante. À Paris, l’effet en est le même. Il faut dire aussi que Giulia Grisi le chante à ravir. Quand on entend cette mélodie si fraîche et si pure, on ne peut s’empêcher de déplorer les négligences du travail qui l’accompagne. Quel inappréciable joyau cette perle aurait fait si Beethoven l’eût enchâssée ! Le finale du premier acte passe, à juste titre, pour la plus belle partie de l’ouvrage et la plus dramatique. Adalgise vient auprès de Norma lui confier les secrets de sa passion. Norma écoute avec ravissement la Giovinetta, qui lui raconte ses amoureuses peines sur une mélodie naïve et simple. Cependant la prêtresse veut tout savoir, et tout à coup elle se trouble et frémit ; l’amant d’Adalgise est un Romain, c’est Pollion ; il entre. Quand la situation est grave et simplement posée, quand le drame donne à la musique trois passions rivales qui luttent sourdement d’abord, puis éclatent avec toute leur véhémence, il est rare, ou plutôt sans exemple, que la musique demeure au-dessous de sa tâche, et ne réponde pas à ce qu’on attend d’elle. Voyez le trio de Robert-le-Diable ; c’est là peut-être la seule bonne inspiration que M. Scribe ait eue en sa vie. Il n’a rien inventé, et certes il a bien fait. Il a pris les trois grandes figures de la statuaire catholique au moyen-âge. L’ange, l’homme et Satan, il les a donnés au musicien, le laissant se tirer d’affaire. Or, il était impossible qu’un homme du talent de M. Meyerbeer, et disposant comme lui de toutes les ressources de la voix et de l’orchestre, ne fit pas quelque chose de grandiose, ces élémens étant donnés. Ainsi de Rossini, à propos du trio de Guillaume Tell ; de Bellini, à propos du finale de Norma. Dans ces trois occasions, l’auteur du livret, ou plutôt le hasard, a dignement servi le musicien. La phrase que chante Pollion, et que Norma reprend ensuite, se développe avec ampleur et solennité ; et lorsque sur les dernières mesures les trois voix ennemies éclatent en imprécations furieuses, l’effet est des plus puissans et des plus magnifiques. Je n’ai rien à dire du petit duo qui ouvre le second acte. Franchement, je conçois peu les colères de certains critiques qui s’irritent au nom de l’art pur contre cette mélodie inoffensive. Je sais que c’est là un chant peu druidique, et que le vieux Irminsul n’a guère dû entendre de son temps. Mais qu’importe cela ? je vous prie. Où est aujourd’hui la vérité pour que nous allions la chercher si scrupuleusement au Théâtre-Italien, où nous n’en avons que faire ? Ce duo est placé là, parce que Giulia Grisi et Mlle Assandri le veulent ainsi ; il y restera, parce qu’elles le chantent à ravir. Quelles raisons faut-il de plus ? — Je ne connais rien de plus commun que le chœur si vanté des Gaulois : Guerra ! guerra ! Le musicien doit surtout se tenir en garde contre ces morceaux. Pour peu que sa mélodie ait en elle des élémens grossiers, elle saisit cette occasion pour devenir ignoble. La rapidité du mouvement appelle certaines tournures banales qu’il faut laisser aux tavernes.

En général, le second acte est comme tous les seconds actes des opéras italiens, de beaucoup inférieur au premier. Le finale qui le termine, malgré les rares qualités qui le distinguent, vous laisse sans vous émouvoir ; et cette indifférence a sa cause dans le ton élégiaque de ce morceau qui devrait être fort. Bellini, homme d’un génie incomplet, n’a qu’une inspiration et ne chante que des émotions calmes et sereines. Déjà, dans le cours de cet ouvrage, il a dompté sa nature en s’élevant si haut ; monter encore était au-dessus de ses forces. Aussi, l’auteur du livret a fait preuve d’un manque de tact inexcusable en renouvelant la situation grandiose. Rossini seul s’élève impunément à des sommets sublimes et s’y maintient. Qu’en est-il arrivé ? la phrase reste langoureuse lorsqu’il la fallait épique. L’élégie remplace l’ode. En face de tous ces prêtres assemblés, de cette femme qui supplie, du sacrificateur immobile, en face de ces anathèmes et de ces plaintes, on se souvient du chœur de la vestale et l’on compare malgré soi. Spontini, lui aussi, a été mélancolique et doux dans l’hymne à Latone, mélodie adorable, plus pure encore et plus sacrée que Caste diva. Mais à présent que la tempête gronde, écoutez ces voix étranges et ce rhythme impérieux qui sort en mugissant du récitatif du grand-prêtre, comme un torrent des flancs de la montagne. Aussi, Spontini a élevé à sa propre gloire un temple de marbre et d’or, impérissable comme le Parthénon et l’Iphigénie de Gluck, et Bellini a fait un opéra italien.

Je le répète, ce serait folie de chercher dans Norma le caractère antique, chose parfaitement inconnue aux musiciens de l’Italie, et dont Rossini a seul eu la divination quelque part dans Sémiramis. Ce ne sont pas les orangers des jardins de Florence qui vous diront ces imposantes harmonies des vieux chênes de la Gaule. Quelle musique Weber eut écrite sur un pareil sujet ! Quelles sombres révélations l’auteur de Freyschütz eût trouvées à l’ombre de ces forêts druidiques ! Quelle mâle senteur de chênes verts se serait exhalée de son œuvre ! Comme sous sa mélodie sévère on aurait entendu les frémissemens sonores des bois sacrés et les bruits mystérieux du bouclier d’Irminsul ! — Le succès de Giulia Grisi dans le rôle pesant de Norma est sans contredit le triomphe le plus loyal et le plus glorieux de cette cantatrice. Giulia Grisi chantait la partie d’Adalgise en Italie, dans ces belles soirées où Mme Pasta représentait la prêtresse gauloise. C’est à cette école qu’elle a pris son expression élevée et simple, son geste harmonieux et pur. Dans les hautes situations, dans le trio du premier acte, par exemple, elle s’abandonne, sans s’inquiéter si sa voix, si douce et si flexible, répondra aux sollicitations impétueuses de son ame. Presque toujours cet enthousiasme lui réussit. Aux premières représentations, elle avait de sublimes élans qui rappelaient Henriette Sontag dans les belles scènes de Sémiramis. La création, en France, du rôle de Norma est pour Giulia Grisi un pas qui comptera dans sa carrière dramatique. N’allez pas croire cependant qu’elle soit une druidesse échevelée ; son jeu n’a guère plus le caractère antique, que le vêtement qu’elle porte et la musique qu’elle chante. Giulia Grisi est une belle Athénienne du temps d’Alcibiade, qui met, comme la bacchante, un rameau de chêne vert dans ses cheveux noirs et luisans, et noue autour de son sein une tunique blanche comme la vénus de Milo. Elle s’est éprise de Pollion, qui la trahit. Elle se venge et meurt. Cette passion violente et mélancolique n’a sur elle aucune empreinte du caractère farouche et sombre de la Gaule. Ce n’est pas même une Médée. De toute façon, il faut la louer d’avoir compris ce rôle de la sorte ; car rien ne s’accommoderait moins avec toute cette musique amoureuse et tendre que la passion échevelée et furieuse d’une prêtresse druidique, telle que Shakspeare ou Beethoven l’auraient conçue. Je n’ai pas vu la pièce représentée autrefois à l’Odéon ; mais je soupçonne fort Mlle Georges d’avoir senti tout autrement ce rôle, et cela devait être. L’acteur cherche la vérité en dehors du caractère qu’il compose. C’est ainsi que le grand tragédien français, à force de travail et de persévérance, créait un personnage quelquefois épique, à côté des pauvretés mesquines qu’on lui donnait à débiter, et rendait supportables les platitudes des poètes de l’empire, en clouant sur elles, avec son génie, quelques lambeaux de vérité pris çà et là dans les histoires de Tacite. Mais, au Théâtre-Italien comme à l’Opéra, toute vérité réside au fond de la musique ; c’est là que le chanteur va prendre le caractère de son rôle ; absurde ou raisonnable, il faut qu’il l’adopte. Pour le tragédien, il y a des musées et des bibliothèques ; pour le chanteur, il n’y a qu’une partition. S’il agit autrement, il manque à son œuvre ; l’orchestre n’accompagne plus ni sa voix ni son geste, et toute harmonie est dissoute. — Mlle Assandri, qui représente Adalgise, est une jeune fille de seize ans, d’une voix charmante et sonore, et qui a déjà conscience d’elle-même. Son talent rend irréprochable l’exécution de Norma ; car le rôle de la seconde femme est plus important ici que dans les autres ouvrages du répertoire italien, et, livré à Mme Amigo, compromettrait gravement les représentations. Rubini est chargé de la partie de Pollion, Lablache de celle d’Orovèze. Or, Rubini ne chante qu’un trio, et Lablache conduit le chœur. En vérité, on ne trouve un tel luxe qu’au Théâtre-Italien de Paris.

L’Opéra revient à la musique. Le directeur, homme d’intelligence et de bon goût, se console avec Rossini de l’absence de ses danseuses. Le Siège de Corinthe vient d’être remis à la scène. Après six ans de retraite obstinée, l’illustre auteur de Guillaume Tell a franchi de nouveau le seuil du théâtre de ses derniers succès. Rossini a dirigé lui-même les répétitions de son œuvre, mais il s’en est tenu là prudemment. Toutefois une chose grave, et qui mérite bien d’être constatée ici, c’est la vive part que le maître a prise à son triomphe. Le croiriez-vous ! cet homme impassible que vous rencontrez chaque jour sur le boulevart Italien, et qui ne vous aborde jamais sans sourire du bout des lèvres, a tressailli au bruit des applaudissemens comme il faisait autrefois quand il avait vingt ans, et qu’on représentait Tancrède. Rossini a retrouvé ce soir-là toutes les généreuses émotions de sa jeunesse. Qu’on dise encore maintenant qu’il est des cœurs rassasiés qui se pétrifient au point de devenir insensibles tout-à-fait à la gloire. Rossini s’est donc ému d’un triomphe de théâtre, chose puérile et vaine qu’il semblait tant mépriser ; tant il est vrai qu’il veille au fond des cœurs les plus ensevelis, sous les cendres de l’indifférence, une étincelle ardente que le moindre vent du succès attise et fait grandir au point de la rendre capable de chauffer un grand œuvre ; nommez-la caprice, ambition, vanité, peu importe.

Le Siége de Corinthe passe à bon droit pour l’un des plus faibles ouvrages de Rossini. L’abondance des chœurs, le style-héroïque et déclamatoire de la plupart des morceaux d’ensemble, la profusion des récits, tout cela fait de cette partition la plus monotone qui se puisse entendre. Lorsque Rossini vint pour la première fois d’Italie en France, l’administration royale lui demanda, comme c’était justice, un opéra nouveau. Rossini, tout le monde le sait, aime trop ses loisirs pour s’asseoir volontiers à l’œuvre ; cependant, comme il voulait se rendre aux instances de la maison du roi, il choisit un terme moyen qui pût satisfaire aux intérêts de sa fortune et de sa renommée, sans troubler les heures si douces de son oisiveté ; il chercha dans son bagage ancien s’il n’y trouverait pas d’aventure quelque chose de nouveau et de bon pour les Français. On était alors dans un moment de sympathie et d’enthousiasme pour les Grecs. On ne voyait au Musée que Souliotes terrassant des visirs ; les théâtres regorgeaient de vestes brodées et de caftans, de lourds pistolets argentés, de kangiars, de tromblons évasés, et de tous les ustensiles de guerre dont M. Hugo s’est chargé de faire le catalogue dans son livre des Orientales. Rossini, en homme d’esprit, avisa qu’il y avait dans ses malles un certain Maometto, écrit pour quelque ville d’Italie, et qui pourrait bien à ce moment être de circonstance en France ; et prenant sa partition, il la livra sur l’heure à deux poètes arrangeurs, qui se mirent en travail d’inventer pour cette musique le plus grotesque drame qui se puisse imaginer. Le Siége de Corinthe est écrit dans un style incroyable et stupéfiant pour tous ceux qui, comme nous, n’ont pas assisté aux grandes représentations des tragédies impériales. On se demande comment il est possible qu’on ait tenu ce langage sur le théâtre, et comment le public et les acteurs pouvaient se regarder alors sans éclater de rire, comme les deux aruspices latins. À tout prendre, j’aime mieux la poésie de Gustave que ces vers fastueux et lourds qui tombent un à un comme des lames de plomb sur la musique et l’écrasent. Au moins la langue douteuse que M. Scribe fait parler à ses héros, et qui n’est ni la langue italienne ni à coup sûr la langue française, mais qu’on nommera par la suite, il faut l’espérer, n’offense pas le rhythme et la mesure à l’égal de ces alexandrins académiques reparaissant sans cesse avec une infatigable persévérance. Il est fort question, dans le Siége de Corinthe, des Thermopyles, de Marathon et de Salamine. Autant aurait-il valu donner à Rossini le Voyage d’Anacharsis à mettre en musique. Il y a là un grand-prêtre fort ennuyeux, qui prophétise les destinées futures de la Grèce, ni plus ni moins que le Joad de la tragédie de Racine. Vous figurez-vous quel dut être l’étonnement de Rossini, lorsqu’il tint ce livret entre ses mains, lui qui avait fait le Barbier de Séville avec Beaumarchais, le troisième acte d’Otello avec Shakspeare ; il crut sans doute que c’était là le genre national, se soumit et composa. Sa musique, quoi qu’il ait pu faire, se ressent de la monotonie du sujet, et traîne partout sur ses épaules la chappe pesante du vers. Un défaut grave de cette partition, c’est aussi d’aspirer toujours au sublime. L’homme qui avait écrit Sémiramis avant le Siége de Corinthe, et qui depuis a fait Guillaume Tell, sait pourtant bien que le sublime dans l’art n’est pas un état où l’on puisse prendre demeure et s’installer. On peut, dans son inspiration, s’élever aux étoiles ; mais c’est folie et présomption de croire qu’on s’y maintiendra durant tout le cours de son œuvre, et de vouloir établir ses quartiers si haut. À force d’être sublime, on devient monotone, puis ennuyeux. Regardez les merveilles du génie humain, prenez l’Iliade d’Homère et le Don Juan de Mozart, et voyez si, dans ces œuvres, le ton se soutient sans cesse à l’élévation des plaintes du roi Priam ou du désespoir de dona Anna. Il se trouve, grace à la monotonie générale du style de cet ouvrage, que Rossini a fait, avec le Siége de Corinthe, un grand opéra français dans toute l’acception de ce mot. Le Siége de Corinthe n’est pas une œuvre comme l’Iliade ou Don Juan, mais un poème lourd et monotone, que je comparerais volontiers à la Henriade de Voltaire, la seule épopée que nous ayons en France, comme se l’imaginent encore quelques dignes têtes qui branlent. Jamais peut-être Rossini n’a plus abusé du rhythme que dans cet opéra.

Le chœur d’introduction est solennel et beau ; Donizetti en a imité la phrase principale dans le trio d’Anna Bolena, mais avec tant d’adresse et de bonheur, qu’il faut une attention scrupuleuse pour le reconnaître ; de grandiose qu’elle est, il l’a faite mélancolique et plaintive. L’air de Mahomet manque parfaitement de distinction ; il semble que Rossini, à propos de la reprise de cet ouvrage, aurait bien pu fouiller pour en prendre un autre, dans son répertoire italien si riche en cavatines brillantes. Si peu enthousiaste que l’on soit du caractère dramatique, il est impossible cependant de ne pas être frappé de l’inopportunité de ce morceau. Il n’existe pas à Venise de cabalette plus galante et plus folle, et c’est un chef barbare, vêtu d’acier, c’est Mahomet qui fredonne cela devant son peuple. Cet air pouvait passer à la rigueur du temps où les Turcs de l’Opéra portaient sur leurs épaules un manteau de soie et d’or, et sur leur front une aigrette de diamans ; mais aujourd’hui vraiment il est ridicule. Mieux vaut exclure la vérité, comme on fait au Théâtre-Italien par exemple, que de ne pas l’admettre tout entière. Pourquoi ce costume rigoureux, si la musique le dément ? En revanche, une admirable composition, c’est le finale du dernier acte, la bénédiction des drapeaux. Là, point de détours ni de confusion ; chaque chose va droit à son but ; tout se lie et s’enchaîne avec une logique étonnante. Jamais peut-être le génie et le talent de Rossini ne se sont plus dignement révélés que dans l’invocation du vieux prêtre. Il y a dans cette prophétie toute la démence du trépied antique. C’est un morceau conçu dans de colossales dimensions, un morceau comme le finale de Moïse, auquel il a quelquefois le tort de ressembler, surtout dans la dernière phrase. Quelque critique qu’on en puisse faire, le Siége de Corinthe n’en est pas moins l’œuvre de Rossini ; et, pour être cette fois plus aride que de coutume, le sol n’en a pas moins çà et là gardé l’empreinte des ongles du lion. Le Siége de Corinthe, avec tous ses défauts, reste à l’Opéra comme un monument de la puissance de Rossini. C’est encore là une partition comme on n’en écrit guère depuis qu’il s’est croisé les bras. L’exécution du Siége de Corinthe est digne en tout point de l’Académie royale de Musique. Nourrit, chargé comme autrefois du rôle de Néoclès, trouve des élans naturels et beaux. Dans l’air du troisième acte, qu’il chante avec un sentiment rare, sa voix a des vibrations d’une sonorité métallique. Quant à Pamyra, Mlle Falcon a révélé tout ce qu’il y avait d’énergie et de grace à la fois dans ce caractère. Mme Damoreau, dont le talent délicat et fin se refuse à toute inspiration grandiose, avait laissé dans l’ombre certaines parties de cette œuvre, et le public s’est étonné de découvrir tant d’énergie et de mâle puissance là où, jusqu’à présent, il n’avait vu que mignardise et coquetterie. En complétant Mme Damoreau, Mlle Falcon a produit dans son jour véritable cette création de Rossini, comme elle fit lorsqu’elle s’empara du rôle d’Alice. Elle abordait ce soir là un des airs les plus difficiles du répertoire italien, et certes, il fallait du courage ; car, si par malheur elle eût échoué dans la partie agile du rôle de Pamyra, le public ne lui aurait tenu compte ni de son jeu si vrai, ni de sa voix si belle. L’épreuve a été des plus glorieuses pour la jeune cantatrice, et quoi qu’il advienne maintenant, il est bon qu’elle ait créé ce rôle de la sorte, ne fût-ce que pour faire taire ceux qui prétendent encore aujourd’hui qu’une voix ample et magnifique doit toujours demeurer inhabile aux délicatesses du chant italien, et que la vibration exclut l’agilité, comme si le torrent qui s’épanche à larges nappes de cristal, ne pouvait pas tout aussi bien se dépenser en petites gouttes de pluie et de rosée.

J’avoue qu’après vous avoir parlé si long-temps d’une œuvre de Rossini, je ne me sens guère le courage de commencer une discussion nouvelle sur le mérite de la Grande-Duchesse. La partition de M. Caraffa est du nombre de celles qui se dérobent à toute analyse sérieuse. La chute de la Grande-Duchesse a fait le succès de l’Éclair. Ne croyez pas au moins que la musique de M. Halevy soit de beaucoup préférable. Vraiment, de pareilles compositions on ne sait que penser. C’est quelque chose de moins mélodieux qu’Adolphe et Clara, de plus laborieusement ouvragé. Le public y prend goût ; voilà tout ce qu’on en peut dire. À l’heure qu’il est, l’Opéra-Comique ne donnerait pas l’Éclair de M. Halevy pour le Mariage secret de Cimarosa. Il est vrai que si dans un mois il prend fantaisie à Lablache de s’affubler de la perruque du bonhomme Geronimo, la musique du maître italien renaîtra plus jeune et plus admirable que jamais, et dans un mois que sera devenu l’Éclair ? N’importe, l’Opéra-Comique a des succès en réserve, et bientôt, avant que la lumière de l’Éclair se soit éteinte, l’astre de Mme Damoreau, cet astre si doux et si charmant, se lèvera sur son théâtre entre ses deux satellites, MM. Auber et Scribe.

De tant de notes écloses pendant les douze mois qui viennent de s’écouler, que reste-t-il de généreux ? Quelles augustes harmonies l’année qui s’enfuit emporte-t-elle sous son manteau à ses sœurs qui l’ont précédée dans le gouffre éternel ? Ô Mozart, Beethoven, Weber, Cimarosa, vous tous qui, dans ces jours accourez sur le seuil de l’éternité, tendant les mains à la terre, soyez heureux, car les vents de l’année accomplie vous portent encore vos pensées ; tout le reste s’est dissipé comme la poussière avant d’arriver jusqu’à vous. Respirez, ombres saintes, les parfums des grands lys que vous avez semés autrefois dans le jardin de la terre, et qui seuls aujourd’hui, lorsque tout se flétrit à leur pied, demeurent debout et glorieux.


H. W.