Revue musicale — 31 janvier 1838

Revue musicale.

Le Théâtre-Italien est en ruines. La voix fière et puissante de Mozart est la dernière qu’ait entendue, sous ses lambris, ce sanctuaire charmant de la musique heureuse et facile ; ces murailles teintes de pourpre, ces colonnettes d’or, ces voûtes sonores, sans cesse parfumées de mélodieuses haleines, devaient encore une fois tressaillir aux accens terribles du grand maître, puis se tordre dans les flammes et crouler pour ne plus se relever jamais. Comme on le pense, cette dernière soirée du Théâtre-Italien a donné lieu à toutes sorte d’inventions fantastiques ; chacun a voulu écrire son histoire sur un sujet si beau : Hoffmann se trouvait là tout exprès sous la main, Hoffmann et don Juan, quelle fortune ! quelle rencontre heureuse et combinée à souhait par le hasard, ce grand maître des choses de ce monde ! Les uns avaient entendu dans la soirée des voix mystérieuses s’échapper de l’orchestre (tout juste comme dans le conte allemand) ; les contre-basses frémissaient par intervalles, les cordes des violons se brisaient, et le clavier de M. Tadolini rendait, durant l’entr’acte, des sons lamentables et précurseurs de quelque grand fléau ; d’autres, à l’ensemble inoui des chanteurs à cette représentation, à l’enthousiasme de leurs gestes, au feu de leurs regards, à l’expression surnaturelle de leurs voix, avaient senti que c’était là le chant du cygne. Pour nous qui n’aimons guère la poésie que là où Dieu l’a mise, et tenons pour ce qu’elles valent ces sornettes prophétiques inventées après coup, nous dirons tout simplement que cette dernière représentation a été l’une des plus médiocres que le Théâtre-Italien eût encore données, et si l’on voulait à toute force chercher une cause à ce fait incontestable, on la trouverait, sans nul doute, dans la fatigue des chanteurs qui avaient déjà exécuté la veille le chef-d’œuvre de Mozart. D’ailleurs, entre toutes les partitions du répertoire, Don Giovani est peut-être celle qui convient le moins à ces voix formées par les douces cantilènes de Bellini. Giulia Grisi gazouille avec une gentillesse rare les jolis fredons qu’on pointe pour sa voix, mais d’aucun temps cette cantatrice agréable n’a passé pour une dona Anna sérieuse ; ce serait une singulière folie que de vouloir chercher l’idéal du caractère de Mozart dans cette belle personne toute florissante d’embonpoint et de fraîcheur, qui récite le sublime monologue du premier acte de Don Giovani, sans plus s’émouvoir que s’il s’agissait d’un motif des Puritains. Hoffmann lui-même y perdrait son allemand. La partie de Zerlina est écrite trop bas pour la voix de la Persiani, et quant à Tamburini, il n’a ni la force ni la puissance qu’il faut pour aborder le grand rôle de don Juan. Restaient donc Lablache, remarquable seulement dans la strette du septuor, et Rubini, qui chante Il mio tesoro, cette phrase de mélancolie et d’amour, avec une expression inouie, un style incomparable, une voix qui semble reculer chaque jour ses limites. Mais c’étaient là prodiges auxquels Rubini nous avait tous dès long-temps accoutumés ; chaque fois que Rubini chante Il mio tesoro, il y met toute sa voix et toute son ame. De ce que Rubini dit une cavatine de Mozart d’une façon surnaturelle, s’il fallait en conclure que la salle va brûler, vraiment alors le prince des ténors devrait se résigner à ne plus chanter qu’en plein air.

Voici plus de trois mois que la saison s’est ouverte, et nous n’avions point encore parlé du Théâtre-Italien. Pour la critique, qui ne peut se préoccuper des menus détails d’une représentation, qui trouve puéril de commenter les petits airs qu’une prima donna a pris la veille, et de conter chaque matin, aux gens désœuvrés, les frémissemens des loges à certains endroits d’une cavatine, c’est là une tâche qui devient de jour en jour plus difficile. Que dire en effet des mêmes chefs-d’œuvre, exécutés par les mêmes chanteurs devant le même public. Pour nous, nous avions mieux aimé attendre une occasion, par exemple, la mise en scène de quelque opéra nouveau de Donizetti où la voix de la Persiani pût se déployer à son aise dans une partie écrite à son intention. Le talent de la Persiani, qui, depuis tantôt six ans, occupe presqu’à lui seul tout l’enthousiasme de la Scala et de San-Carlo, ne montera plus, au contraire ; il entre dans sa première période de décroissance, le travail et la fatigue ont mûri cette belle voix avant le temps. Mais quelle agilité savante ! quelle noble expression par moment ! quel souvenir de la grande école italienne ! Les éclairs de la Persiani ont fait pâlir l’astre de la Grisi. Du reste, la troupe demeure la même que par le passé, et les variations survenues à ces voix chéries du public ne valent pas la peine qu’on s’en inquiète.

Lablache est toujours cet atlas énorme qui porte un finale sur ses épaules, cependant le caractère grotesque a tellement envahi toute sa personne, qu’il n’y reste plus la moindre place pour le sérieux. Si Lablache nous en croit, il renoncera désormais aux rôles graves du répertoire. En effet, il est impossible maintenant de le regarder en face sans pouffer de rire ; son visage s’enlumine de la plus curieuse manière, sa poitrine devient de jour en jour plus vaste et plus épaisse, son ventre plus copieux, et l’on conçoit que si ces élémens de pesanteur font qu’il est sublime dans le grotesque, en revanche ils ne contribuent pas médiocrement à le rendre grotesque au plus haut degré dans le sublime. Il suffit d’avoir assisté à la dernière représentation de la Norma pour savoir s’il est possible de se contenir et de garder son sang-froid devant cette incomparable figure d’Oroveze, qui vous rappelle si singulièrement le podesta de la Gazza, le vieux marquis de Montefiascano, et tant de types de gaieté bruyante et sympathique. Le grotesque ressemble un peu au pied de cheval de Méphistophélès : une fois que vous êtes marqué de ce signe, il faut qu’il perce ; quel que soit le vêtement dont Lablache s’affuble, la robe de Moïse ou le manteau sacerdotal du grand prêtre gaulois, la casaque du bouffon se laisse toujours voir au public par-dessous, et provoque son rire intérieur aux plus beaux endroits. Je défie qu’on regarde la couronne de chêne dont le joyeux compère imagine de se ceindre les tempes dans Norma, sans penser aussitôt à ce ruban singulier qui fixe une coiffe extravagante sur le crâne du bonhomme Geronimo. Tamburini n’a rien perdu de son agilité merveilleuse et de cette expression à la fois aimable et monotone qui répand un certain air de ressemblance sur presque toutes les cantilènes qu’il affectionne. La Grisi, malgré l’embonpoint singulier qui s’épanouit autour d’elle, gazouille aussi agréablement que jamais, et fredonne, avec une gentillesse inexprimable, le joli rôle de Desdemona, où la Malibran avait la prétention de vouloir être sublime. Quant à Rubini, l’état de détresse où sa récente indisposition avait mis le théâtre prouve quelle haute influence cette voix magnifique exerce sur le public. Sans Rubini, il n’y aurait pas d’Italiens possible ; tant que l’absence de Rubini a duré, l’alarme était partout, les loges commençaient à bouder, le balcon à se plaindre, et le parterre à murmurer ; on poussait même l’irrévérence et la colère jusqu’à trouver que les chœurs chantaient faux, et que le grand-prêtre Oroë portait, dans la Semiramide, une fort ridicule perruque ; or, de tout temps, au Théâtre-Italien, les chœurs ont chanté faux, et les grands prêtres se sont affublés de chevelures lamentables ; mais il fallait l’absence de Rubini pour qu’on en vînt à le remarquer tout haut. En effet, cette voix fait de tels prodiges, que, lorsqu’on l’entend, il est impossible de rien voir à l’entour. L’illusion se multiplie alors, elle est partout, dans les décors, dans l’orchestre, dans les chœurs ; les pauvres diables de choristes du Théâtre-Italien ressemblent à des hommes quand Rubini chante, on dirait que cette voix d’or brode leurs vêtemens et change en étoffes de prix ces misérables guenilles dont on les couvre.

Si, comme on le dit, Rubini n’attend que la fin de la saison pour se retirer, c’en pourrait bien être fait de la fortune du Théâtre-Italien. Il y a des entreprises qui s’acheminent long-temps, à petits pas, vers la prospérité, puis, une fois arrivées au plus haut, diminuent et s’éteignent insensiblement dans l’oubli et l’indifférence du public, d’autres qui finissent tout d’un coup, au milieu de la gloire et de la splendeur. Telle aura peut-être été la destinée du Théâtre-Italien ; il sera mort à sa plus belle fête, mort sur le bûcher, comme Sardanapale, environné de ses plus harmonieuses figures, Anna, Juliette, Desdemona, Elvire, toutes les créations de Mozart, de Rossini et de Bellini, toutes ces voix divines qui vont se taire désormais sans retour. Et cette ruine du Théâtre-Italien n’aura peut-être pas été aussi imprévue qu’on se l’imagine. Depuis long-temps, de sinistres éclairs, qui glissaient çà et là dans le ciel, laissaient pressentir l’incendie, et déjà plus d’une fois le public enthousiaste, qui fréquentait le sanctuaire de la mélodie et du bon goût, avait pâli en voyant filer dans l’air des signes qui lui annonçaient de loin la fragilité du plus charmant de ses plaisirs : l’an passé, la mort de la Malibran fut un de ces signes précurseurs. La Malibran, nous le savons, ne faisait plus partie de la troupe italienne ; mais n’importe, du fond de la Scala, de San-Carlo et de Drury-Lane, ce nom radieux protégeait le théâtre Favart. Tant que la Malibran a chanté, nous gardions tous l’espérance de la revoir sur cette scène de Paris qu’elle avait tant illustrée de ses premiers triomphes, et, si l’on y pense, c’est une grande affaire pour une administration que d’entretenir dans le cœur du public un espoir qui peut se réaliser d’un jour à l’autre : avec l’avenir on fait accepter le présent, et certes, le présent du Théâtre-Italien était loin d’être contestable. Mais on se lasse de tout si facilement en France ; un beau soir on pouvait se dire : Rubini, Lablache et Tamburini sont d’admirables chanteurs ; mais il semble que voilà bien long-temps que nous les entendons ; si nous passions à d’autres ? Qui peut répondre des fantaisies du public ? Le public ne paie si cher ceux qui l’amusent que parce qu’il se réserve le droit de les répudier sans façon, et comme il lui plaît. D’ailleurs la dissolution pouvait se mettre dans le trio célèbre ; Rubini pouvant s’en aller à Bergame, Lablache rester à Londres, Tamburini perdre sa voix ; que sais-je ? Alors la Malibran serait venue renouveler le répertoire, et semer partout sous ses pas la vie et la fécondité. Quelque belle jeune fille aurait grandi sans nul doute à cette noble école, et nous aurions vu renaître les rivalités magnifiques d’autrefois, lorsque la Sontag jouait Aménaïde ou Sémiramis, et la Malibran, Arsace ou Tancrède. La Malibran avait en elle au moins six florissantes années du Théâtre-ItaIien. Quelque temps avant, un jeune maître, que sa nature choisie et mélodieuse entraînait vers des tentatives nouvelles, Bellini, s’était arrêté au milieu de son triomphe des Puritains. Certes, nous ne prétendons pas dire ici que l’auteur de la Sonnanbula fut destiné à régénérer la musique italienne, à Dieu ne plaise ! Une tâche si laborieuse et si rude n’était pas réservée à ce talent mélancolique et doux, dont on aime jusqu’à la faiblesse. N’importe, Bellini aurait alimenté le répertoire, et fourni çà et là aux chanteurs l’occasion de se produire dans toute la belle simplicité de leur expression. Bellini et la Malibran ! la mélodie et la voix ! Peut-être le nuage qui a passé sur ces deux astres jumeaux au ciel de la musique aura-t-il eu sur les destinées du Théâtre Italien une plus triste influence qu’on ne se l’imagine d’abord. L’incendie de la salle Favart n’a mis en ruine que les murailles, c’est-à-dire ce qui se relève à force d’or, de temps et de travail ; mais des inspirations mélodieuses, des ames pour les sentir, des voix pour les transmettre à la multitude, tous ces trésors du ciel, où les trouverez-vous quand vous aurez une fois épuisé les ressources dont vous disposez de la même façon et depuis si long-temps.

Les représentations vont recommencer plus splendides que jamais dans la salle Ventadour, on peut le dire d’avance, et si nous émettons quelque sollicitude pour ce théâtre charmant que nous aimons entre tous, c’est que nous croyons voir plus loin dans son avenir, car du présent il n’y a pas à s’en occuper ; qui en doute ? L’enthousiasme si véhément du public va s’accroître encore d’une bien vive sympathie que le récent désastre lui inspire. Ensuite toute cette foule attardée qui depuis dix ans frappait aux portes de la salle Favart, trop étroite pour l’admettre, aura bientôt envahi les loges innombrables et profondes de Ventadour, et le triple rang de ses galeries immenses. Les houras vont éclater et les fleurs pleuvoir ; il y aura des applaudissemens, des couronnes et de l’or pour tous. Mais ensuite, lorsque la première ardeur se sera ralentie, on s’apercevra que cette vaste salle manque parfaitement de sonorité, et d’ailleurs, dût-on s’en contenter de gré ou de force, il faudra y renoncer à la saison prochaine. La salle Ventadour est louée depuis un an au théâtre de la Renaissance. Au mois d’octobre, lorsque les oiseaux mélodieux traverseront la mer pour venir s’abattre parmi nous, ils trouveront leur nid occupé par toute sorte d’orfraies et de hiboux qui croasseront à l’envi des refrains de mélodrames ; alors sous quel toit s’abriter ? quelle voûte sonore choisir pour y chanter Mozart et Cimarosa, Rossini et Bellini ? l’Odéon, grand Dieu ! Mais mieux vaudrait pour le Théâtre-Italien rester enfoui sous les cendres de la salle Favart, que d’aller volontairement s’ensevelir dans ce sépulcre morne et silencieux qui a déjà dévoré tant de royautés. M. Crosnier offre de reconstruire la salle Favart, et ne demande pour prix des charges qu’il s’impose que le privilége du Théâtre-Italien qu’il exploitera sans subvention pendant quarante ans. Ce temps révolu, l’édifice entrera dans le domaine du gouvernement. Voilà certes une entreprise hardie. M. Crosnier semble voué au culte des ruines : il a relevé l’Opéra-Comique aboli, et le voilà maintenant qui s’attaque aux murs croulés de Favart. Prendre à des conditions pareilles l’administration du Théâtre-Italien avec les chances menaçantes dont nous avons parlé, nous semble une affaire grave et de haute responsabilité.

S’il ne s’agissait ici que d’une simple spéculation, nous n’aurions garde d’entamer la querelle ; permis à qui veut d’aventurer, comme il lui plaît, les millions dont il dispose ; mais si l’on y réfléchit, il y va bien aussi quelque peu de l’intérêt de l’art et de l’avenir de la musique en France. La fortune énorme et rapide de M. Severini a piqué au vif l’activé de tous les gens qui se mêlent de spéculations. Dans la fièvre chaude qui les pousse, ils ne tiennent compte ni du temps, ni des circonstances dont l’ancienne administration avait à profiter. On ne voit là qu’une mine d’or où l’on se rue. Et d’abord cette mine pourrait bien être moins profonde qu’on ne le croit. Chacun sait aujourd’hui que ce n’est pas seulement dans le Théâtre-Italien que M. Severini avait élevé si haut le chiffre de sa fortune. M. Severini s’occupait d’affaires de bourse et réussissait souvent. Autant à déduire du capital énorme qui soulève à l’heure qu’il est tant de prétentions ambitieuses. Si M. de Montalivet conserve toujours pour la musique cette sollicitude qu’il a si dignement témoignée à la dernière distribution des prix au Conservatoire, il se méfiera des spéculateurs et des fermiers. On ne sera point en peine, nous le savons, de reconstruire la salle, de prendre le privilége sans subvention, de l’acheter même cent mille écus, s’il le faut ; mais une fois le maître, vous verrez comme on traitera l’art, comme on fera payer à la musique les frais de son installation. On vous dira : Lablache est engagé à King’s-Théâtre, voici M. Zuchelli ou tout autre ; Rubini s’est retiré à Bergame, prenez M. Bordogni, que nous avons là sous la main ; la Malibran est morte et la Sontag ne chante plus que dans le salon de l’ambassadeur de Sardaigne à Francfort, écoutez Mme Damoreau, qui consent par grace à revenir sur le théâtre de ses premiers débuts. — N’ayez plus de Théâtre-Italien si vous croyez que le Conservatoire de la rue Bergère suffit à vos besoins, et que vos chanteurs peuvent se passer désormais de cette grande école ; mais, si vous en avez un, ne ménagez ni l’or ni les prévenances pour le public d’élite qui le fréquente ; qu’il soit, avant tout, comme par le passé, un théâtre de luxe, d’élégance et de bon goût, et, puisque vous vous êtes mis une fois sur le pied de donner le ton, en cette affaire, à toutes les autres capitales de l’Europe, renoncez-y plutôt que de dégénérer. En attendant, Rubini se retire ; et, si vous lui demandiez comment il se fait qu’il s’arrête ainsi dans toute la puissance de son talent, sans doute qu’il vous donnerait les mêmes raisons que l’auteur de Sémiramide et de Guillaume Tell. Quels biens la musique lui donnerait-elle désormais, dont il n’ait pas joui jusqu’à satiété ? de l’or ? il en a plus qu’il n’en souhaitait ; de la renommée ? on lui élève une statue à Bergame. Le prince des ténors partagera avec le duc de Wellington cette gloire de pouvoir saluer tous les matins et tous les soirs sa propre image debout sur un piédestal. Qu’on vienne ensuite nous parler d’idées révolutionnaires qui fermentent au cœur de l’Italie. L’Italie ! elle fond des couronnes d’or à la Ungher, et taille des statues de marbre à Rubini. La vierge en honneur sur cette terre frivole, la déesse dont le pied fait sortir du sol l’enthousiasme et les acclamations du peuple, ce n’est pas la Liberté, mais la Mélodie. L’Autriche peut dormir tranquille sur son lit de fleurs tant qu’il y aura dans les états vénitiens et milanais des chanteurs de cavatine à glorifier.

La question qui s’agite en ce moment au théâtre de la rue Lepelletier, est de savoir si Mlle Falcon chantera le premier rôle dans l’opéra de M. Halévy. Dernièrement, la voix de Mlle Falcon était dans un tel état d’altération, que la jeune cantatrice dut renoncer à sa partie ; Mme Stoltz, qui se trouvait là fort à propos pour empêcher le répertoire d’être suspendu, voulut bien se charger alors, avec une complaisance toute gracieuse, du travail des répétitions. Les choses se passèrent ainsi jusqu’au jour où M. Halévy changea d’humeur, et trouva bon de reprendre son rôle des mains de Mme Stoltz, pour le confier à Mme Dorus. À cette nouvelle, Mlle Falcon, qui se disposait à partir pour l’Italie, crut sentir sa belle voix de ses débuts, sa voix d’Alice, de donna Anna, de Valentine, lui revenir comme par miracle, et l’affiche annonça tout à coup sa rentrée, au moment où l’on s’y attendait le moins. Fâcheuse rentrée, où le public de l’Opéra accueillit sa jeune cantatrice avec une réserve, une froideur, une indifférence qui ressemblaient à de l’ingratitude. Certes, ce n’était plus, nous l’avouons, cette voix sonore, puissante, magnifique, pleine d’expression et d’éclat, mais encore aurait-on dû tenir compte à Mlle Falcon de l’émotion inséparable d’une rentrée à laquelle elle n’était peut-être guère plus préparée que le public, et surtout de cinq années d’incontestables succès. En attendant que cette voix eût recouvré, dans les cordes hautes, cette vibration cristalline, ce timbre d’or, qui l’aidaient si merveilleusement à s’élever au-dessus de toutes les autres, il eût été de bon goût de l’encourager par quelques applaudissemens donnés, sinon à l’heure présente, du moins aux services rendus dans le passé. Depuis cette rentrée, Mlle Falcon n’a plus chanté. On dit cependant qu’elle reparaîtra dans Cosme de Médicis. Il est à souhaiter que la jeune cantatrice trouve dans le repos et l’éloignement de la scène cet organe limpide, égal, harmonieux et sûr, qui lui a si cruellement fait défaut l’autre soir. En attendant, M. Halévy profite de ces retards, qui semblent se multiplier à plaisir, pour écrire sa musique ; car l’auteur de la Juive et de l’Éclair a pour habitude de se mettre à l’œuvre le jour où les répétitions commencent. Dès-lors on conçoit facilement combien ces transpositions sans cesse renaissantes de rôles qui changent de mains à tout propos, combien ces transpositions, ruineuses pour un théâtre, plaisent au musicien attardé. Pendant que Mme Stoltz répétait la partie de soprano, M. Halévy aura écrit son troisième acte ; le temps qu’on a dû perdre lorsque Mme Dorus est survenue, aura sans doute servi à l’enfantement du quatrième, et je soupçonne fort que M. Halévy va s’occuper de mettre la dernière main à sa partition, aujourd’hui que Mlle Falcon recommence sur de nouveaux frais de vocalisation et de mémoire. Voilà, on peut le dire, une admirable manière de composer, et qui, outre qu’elle aide plus que toute autre au recueillement indispensable dans une œuvre de conscience et d’art, a l’avantage singulier de graver la musique d’un opéra dans la mémoire de chacun. De la sorte, les indispositions ne peuvent rien sur le succès. La prima donna ne peut chanter, une autre se trouve là toute prête, qui, pour savoir le rôle aussi bien, n’a qu’à se souvenir. À voir M. Halévy prendre de si louables précautions, on peut dire que désormais, quoi qu’il advienne, Cosme de Médicis sera représenté à l’Opéra, tous les soirs où l’on ne jouera pas la Juive. En vérité, c’est là une déplorable influence que M. Halévy exerce sur la destinée de l’Opéra. Si vastes que soient les dimensions de son œuvre il est clair que sans toutes les raisons dont nous avons parlé, elle se serait depuis long-temps produite à la lumière. Il faut des gloires plus radieuses que celle de l’auteur de la Juive pour absorber en elles seules, durant six mois, la fortune et la vie d’un théâtre comme l’Opéra, et certes, il est bien temps qu’on en finisse avec ces blocs de pierre qui encombrent la place, et forcent ainsi tous les autres courans à remonter. À ce sujet, la commission royale s’est assemblée ; on parle d’un arrêt qu’elle va rendre, et grace auquel un auteur ne pourra désormais entrer en répétition, si son œuvre n’est ponctuellement achevée. Ainsi, on aura souffert que M. Halévy abusât pendant six mois du droit que lui donnait son tour, et l’arrêt entrera en vigueur lorsqu’il s’agira d’une partition de quelque musicien exact et scrupuleux, de M. Meyerbeer, par exemple, qui ne livrerait pas son œuvre, s’il y manquait une seule note. Voilà, on peut le dire, une surveillance exercée avec une prévenante intelligence. Heureusement pour l’Opéra qu’il trouve encore, dans les chefs-d’œuvre du répertoire, des ressources contre une mise en scène si lente et si laborieuse. Les Huguenots tiennent bon ; on ne se lasse pas de cette musique imposante et fière, pleine de mystérieuses beautés qui ne se laissent point prendre, mais conquérir, sous la rude écorce qui les enveloppe comme des diamans. Et c’est peut-être là, dans cette profondeur obscure au premier coup d’œil, mais qui s’illumine et se découvre à la pénétration, dans les innombrables choses qui s’y agitent confusément d’abord, puis avec ordre et mesure, qu’il faut chercher le secret de ces succès immenses de Meyerbeer, de ces succès qui durent dix ans, et résistent à toutes les épreuves. Cette musique est animée et vaste comme la mer, et cependant limpide et transparente à sa manière. Si vous ne faites que vous incliner dessus en passant, le vertige vous prend, et vous demeurez étourdi ; mais ensuite, à mesure que vous regardez au fond, le miroir s’éclaircit, vous découvrez une étoile, puis une autre, puis enfin mille apparitions harmonieuses qui vous retiennent ou vous appellent avec des voix de sirènes. Quand Duprez ne chante ni les Huguenots, ni Guillaume Tell, Fanny Elssler joue le Diable Boiteux. Pour varier son répertoire, qui n’a guère qu’un rôle, la charmante danseuse vient de composer un ballet en un acte. Sitôt après Cosme de Médicis paraîtra cette imagination de la jolie Viennoise. Certes, nul mieux que Fanny Elssler ne doit savoir tout le parti qu’on peut tirer de ce beau talent, qui n’a trouvé encore qu’une seule occasion de se produire, et le rôle qu’elle se destine ne peut manquer d’être fait à sa taille. Ensuite viendront les débuts de M. de Candia, ce fils de famille, qui affronte la vie de théâtre avec une insouciance de vingt ans. Les bravos de Rubini et de Duprez, les séductions sans nombre qui rayonnent autour de ces deux royautés de la scène, ont troublé M. de Candia dans ses nuits de plaisir, et voilà maintenant qu’il polit et façonne pour le public cette belle voix de ténor d’un timbre si pur, qui, jusque-là, ne s’était dépensée que dans les salons et les joyeux soupers. M. de Candia a choisi déjà Robert-le-Diable pour son premier rôle, et Meyerbeer va écrire un air à l’occasion de ces curieux débuts. Voilà, certes, de belles soirées qui se préparent dans l’avenir, et qui feront attendre avec patience l’arrivée de deux jeunes cantatrices dont on dit merveilles, et la partition dont M. Auber s’occupe, un sujet aérien, une fantaisie à la manière d’Oberon, que l’auteur du Domino Noir compose à l’heure qu’il est, et qui tremblote déjà comme un point lumineux dans les vapeurs de l’horizon.

Le Conservatoire vient d’ouvrir ses portes. Beethoven a fait, comme d’habitude, les frais des deux premières séances. Beethoven est le dieu de ce sanctuaire. L’admirable orchestre que M. Habeneck gouverne avec tant de précision et de puissance, a exécuté le premier jour la symphonie avec chœur, le second la symphonie en la. Nous avons dit plus d’une fois notre avis sur cette dernière composition ; c’est là un magnifique chef-d’œuvre qu’on ne peut entendre sans recueillement, jamais la musique instrumentale ne s’est élevée et maintenue plus haut. Là Beethoven demeure égal à lui-même ; du commencement à la fin, on dirait que le sublime est l’élément où il se meut, et, chose très rare dans des œuvres de pareille dimension, l’ordre ne s’y trouble pas un instant ; vous ne perdez jamais de vue la pensée dominante, une ligne calme et sereine environne la création mélodieuse. Certes on n’en peut dire autant de la symphonie avec chœur : ici Beethoven divague ; à force de s’élever, il se perd dans l’infini, et si l’on nous contestait cette vérité, nous citerions cette incroyable profusion de théories que mille cerveaux en travail inventent chaque jour, dans le but de commenter cette œuvre du grand maître. La symphonie avec chœur est un champ qu’ils ensemencent à loisir des plus étranges billevesées ; chacun y voit ce qu’il lui plaît d’y voir, l’un dit que c’est la Bible, l’autre soutient que c’est l’Iliade, celui-ci penche pour l’Énéide, celui-là pour la Divine Comédie. Ils trouvent tous là-dedans Homère, Virgile, Dante, Goëthe, que sais-je moi ? et nul n’y cherche Beethoven. Ridicule prétention née de l’impuissance ! on prête au génie sa propre faiblesse, on mesure Beethoven à sa petite taille, on s’imagine qu’un homme de cette trempe ne peut composer sans avoir un texte et des paroles sur son pupitre, que l’esprit ne peut exister sans la lettre. Eh ! Messieurs ! Beethoven n’a fait ni l’Iliade d’Homère, ni l’Énéide de Virgile, ni la Comédie de Dante, ni le Faust de Goëthe ; il a fait tout simplement la symphonie en la, et la symphonie avec chœur de Beethoven.

L’Opéra-Comique a trouvé dans le Domino Noir une miné de succès qu’il exploite depuis deux mois aux applaudissemens de tous. C’est qu’en effet M. Auber n’a jamais eu encore plus de grace, d’esprit et de goût. En vérité, on ne peut se défendre d’un certain étonnement en face de cette inspiration charmante qui ne tarit pas, de cette verve d’où les motifs découlent par milliers, comme les perles du gosier de Mme Damoreau. Cela ne peut guère s’appeler un opéra, nous le savons ; il n’y a guère là que des couplets et des chœurs, point de trio, point de quatuor ; un seul duo au premier acte. Mais n’importe, la grace, la coquetterie et la fraîcheur abondent ; à cause de ses petites proportions, ce n’est pas un chef-d’œuvre, mais un bijou. Du reste, l’Opéra-Comique se prépare à de plus hautes destinées musicales ; nous croyons savoir, pour notre part, qu’on s’y occupe activement d’une œuvre qui portera sur son titre deux noms, dont un seul suffit au succès. Lorsque Weber mourut, sa famille trouva dans ses papiers une partition qu’il laissait inachevée. Des deux actes un seul était entamé, et encore, quel manuscrit, bon Dieu ! des idées semées çà et là pêle-mêle et sans ordre, des mélodies tracées à peine sur des lignes où les taches d’encre se confondent avec les notes ; comment trouver la lumière dans un pareil chaos ? C’était au point qu’il aurait fallu renoncer au manuscrit, sans la sublime patience d’un homme qui se voue à la gloire de ses amis, avec autant de zèle et de conviction qu’à la sienne propre. Meyerbeer a pris entre ses mains le précieux cahier et cherche maintenant sans relâche les traces du génie de Weber, sur ce terrain mouvant et presque effacé. Ce sera certes, on peut le dire, un spectacle intéressant et curieux d’assister à l’hyménée de ces deux belles intelligences faites pour se comprendre et s’aimer, et les sympathies ne manqueront pas à l’auteur de Robert-le-Diable et des Huguenots, s’efforçant d’ajouter un fleuron à la sombre et royale couronne de l’auteur de Freyschütz et d’Euryante.


H. W.