Revue musicale — 14 février 1839
L’Opéra Italien fait cette année encore une glorieuse campagne et soutient vaillamment l’éclat des années précédentes. À l’Odéon comme à Favart, c’est toujours le même empressement, le même succès, le même enthousiasme de bon goût ; il ne fallait rien moins que les voix toutes puissantes de Rubini, de Lablache, de la Grisi et de la Persiani, pour dompter la mauvaise fortune attachée aux murailles de cette salle abandonnée. Ce que Mozart et Rossini n’avaient pu faire à eux seuls et livrés à leur simple force mélodieuse, les grands chanteurs l’ont accompli. Désormais le charme est rompu, pour cette année du moins ; car si cette funeste influence du quartier qui a déjà ruiné tant d’administrations diverses doit aussi se faire sentir à celle-ci, ce ne sera guère que l’hiver prochain, et encore à certains jours de représentations extraordinaires, où la location est laissée aux chances du spectacle. Pour le public des loges et des stalles, le vrai public enfin du Théâtre-Italien et du dilettantisme, il se trouve là tout aussi bien qu’à Favart, mieux peut-être ; car il faut avouer que cette salle du faubourg Saint-Germain convient à ravir à ce public d’élite ; il y est à son aise, il y est chez lui, zu hause, comme on dit en Allemagne ; pour s’en convaincre, il suffit de promener sa vue sur cet hémicycle merveilleux que forme le premier rang des loges par une belle soirée de Don Giovanni ou des Puritains.
Le répertoire, si complet et si beau, s’est encore enrichi cette année de partitions nouvelles, et surtout d’un chef-d’œuvre de Rossini qu’on avait eu le tort de laisser trop long-temps hors de la scène. Entre tous les opéras du grand maître, la Donna del Lago est, avec Tancredi, celui qui se recommande par les plus fraîches, les plus aimables et les plus mélodieuses inspirations. Certes on ne trouve dans cette musique ni le sentiment épique, ni la force de composition qui se révèlent dans la Semiramide et Guillaume Tell ; mais, en revanche, quelle abondance ! quelle fantaisie ! comme les idées coulent de source ! En Italie, il y a toujours dans le bagage des musiciens de génie quelque grand chef-d’œuvre sacrifié ; or, cela ne peut-il pas se dire de la Donna del Lago ? Quelles que soient les beautés qui s’y rencontrent, la froideur accablante du poème et les difficultés qui entourent le rôle de Malcolm, écrit pour une voix que le public a cessé dès long-temps d’apprécier, en rendront toujours les représentations rares et monotones. Chacun pourtant connaît cette musique, chacun en sait par cœur les motifs les plus heureux ; et cela, grace à cette singulière habitude qu’ont tous les chanteurs italiens de transporter sans scrupule les fragmens d’une œuvre dans une autre, et d’intervertir de la sorte tout ordre de composition. Par exemple, un musicien, le premier venu, Mozart, écrit pour l’Opéra son Don Juan. On le siffle, il tombe, il n’en est plus question, et voilà le chef-d’œuvre enseveli pour jamais dans la poussière de la bibliothèque. Mais en Italie les choses ne se passent point ainsi, et, pour ce qui est des opéras, on dépouille les morts de manière à ne leur laisser rien. Le ténor arrive le premier, et prend bien vite sa cavatine, qu’il emporte ; puis survient la prima donna, qui s’empare de l’aria di soprano ; puis enfin le maestro économe, qui recueille ses airs, ses duos et ses morceaux d’ensemble pour les faire servir à la prochaine occasion ; de sorte que le public accepte en détail, à son insu, les œuvres qu’il a d’abord répudiées. De là vous avez dans la Straniera la cavatine de Niobe, et l’air d’Elizabeth dans Otello. Certes, on ne peut nier que cette façon d’agir n’ait son côté louable, puisqu’elle impose au public, à force d’insistance, des œuvres condamnées à tort ; mais aussi, le plus souvent, combien elle dénature la pensée originelle du maître ! C’est ce qui arrive pour la Donna del Lago. À force d’avoir entendu cette musique en dehors du centre pour lequel Rossini l’avait composée, et de s’être habitué à l’expression arbitraire que lui donnaient les traducteurs, on n’en saisit plus qu’avec peine le véritable sens. Je ne sais si cette absence d’unité qui vous frappe dans la Donna del Lago vient de l’œuvre même ou de l’abus qu’on en a fait. Il est impossible qu’une partition alimente dix ans d’autres partitions de sa substance mélodieuse sans perdre à ce travail quelque chose de sa propre vitalité. Une fois que les idées se sont dispersées au hasard, elles cherchent en vain à se rassembler de nouveau, car toute harmonie est dissoute, car elles ont perdu dans leurs alliances adultères cette force de concentration qui fait l’œuvre. Cependant, quelque droit qu’on ait de contester à cette partition les qualités d’ensemble, de style et de composition, on ne peut s’empêcher de reconnaître les magnifiques beautés qui s’y rencontrent. Le finale du premier acte est un des plus vastes morceaux que Rossini ait jamais écrits, un morceau dont l’inspiration du grand-prêtre, dans le Siége de Corinthe, restera l’unique pendant. Quoi de plus solennel et de plus large que cet hymne de guerre qu’entonnent les bardes en s’accompagnant sur des harpes d’or ! Dès les premiers préludes de cette musique vaporeuse, vous vous sentez transporté dans un monde imaginaire, vous voyez les chantres sublimes flotter échevelés dans les brouillards de l’air ; vous entendez leurs voix puissantes se mêler au vent qui gronde, au fracas du torrent qui se précipite de la montagne, aux cris de mort des guerriers farouches qui se préparent au combat et frappent sur leurs boucliers. Ossian, Scott et Rossini, quel rêve ! Malheureusement vous êtes aux Italiens, c’est-à-dire dans le lieu de la terre où l’on se préoccupe le moins de ce qui touche à l’idéal ; et ce sentiment d’épouvante qu’émeut en vous le songe fantastique du grand maître se dissipe aussitôt à la vue de ces huit ou dix pauvres diables affublés de perruques monstrueuses, et qui, pâles, ébouriffés, chantent faux à tue-tête, et promènent entre deux morceaux de bois vermoulu leurs doigts énormes qui pincent le vide. Le duo du second acte, entre Malcolm et la mystérieuse dame, débute par une phrase pleine de grandeur et de noblesse, à laquelle succède un agitato sublime, et dont Paisiello eût envié l’expression dramatique.
On peut dire que, depuis la Monbelli et la Sontag, les traditions mélodieuses du rôle si frais et si pur d’Elena se sont perdues : ce n’est pas que la Grisi ne rencontre par intervalle quelques beaux élans dans sa voix ou son geste ; mais tout cela se fait sans succession, sans ordre, sans intelligence de l’ensemble du caractère, comme au hasard. Dans le quatuor du premier acte, lorsqu’elle refuse l’époux qu’on lui destine, et, suppliante, éperdue, en butte à la colère de son père outragé, s’efforce de contenir la haine de son amant, l’expression de la Grisi est parfaitement belle et dramatique. On retrouve bien, à la vérité, dans cette façon de porter ainsi brusquement son corps en arrière et de le laisser peser sur sa jambe ployée, un geste qu’affectionnait la Pasta. Mais, en pareil cas, peu importe l’imitation, et d’ailleurs la Grisi n’a jamais prétendu créer les beaux effets qu’elle produit. Du reste, c’est l’unique fois qu’elle prend la peine de s’émouvoir dans la soirée, et dès ce moment, soit qu’elle se sente épuisée par l’élan naturel et généreux où elle vient de s’abandonner, soit qu’elle ne trouve pas cette musique digne de ses efforts, de son talent, elle ne fait plus que traverser la pièce dans une indifférence absolue de tout ce qui se passe, et, comme l’Hélène antique, absorbée par la contemplation de sa propre beauté. Une chose aussi qu’on ne saurait trop déplorer chez la Grisi, c’est cette absence de toute élévation dans la méthode, de toute largeur dans la manière de poser la voix, de toute intelligence des moindres artifices de la respiration. Ce qu’elle tente est toujours net, limpide, agréable, merveilleux, mais la plupart du temps en reste là, et son ame de cantatrice, agissant sur son gosier sonore, ne dépasse guère les fonctions du marteau qui provoque la vibration d’un timbre métallique. Quant à Mme Albertazzi dans le rôle de Malcolm, je ne sais à qui la comparer, si ce n’est à Mme Albertazzi dans celui d’Arsace. Qui donc a pu inspirer à cette cantatrice l’idée malencontreuse de prendre les parties de contralto ? Autrefois, lorsque sa voix s’exerçait dans la gamme du mezzo soprano, on l’entendait à peine ; que dire maintenant qu’elle s’est abîmée dans la profondeur des registres du contralto ? Du reste, Mme Albertazzi semble elle-même tout aussi convaincue qu’on peut l’être de l’insuffisance de son organe, et, pour avertir le public de sa présence, elle invente un stratagème des plus ingénieux. Voyant que l’orchestre est assez impertinent pour étouffer sa voix, Mme Albertazzi imagine de chanter sans lui. Ainsi, dans l’entrée de Malcolm, au premier acte, elle épie le moment où les fanfares ont cessé pour émettre une note bizarre à laquelle elle s’efforce de donner, avec une affectation risible, l’accent le plus mâle qu’elle trouve dans sa poitrine et que chacun prend pour un bruit que l’écho de la salle renvoie à ses oreilles. Rubini chante, au second acte de la Donna del Lago, une cavatine qu’on peut avoir entendue autrefois dans Ricciardo et Zoraïde. Je ne sais au juste à laquelle de ces deux partitions elle appartient ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que David la chantait dans Ricciardo, et la chantait à ravir. Rubini dit cette cavatine avec une puissance d’organe, une facilité de vocalisation qui tiennent du prodige ; large et pathétique dans l’adagio ; vif, entraînant, prodigue de richesses frivoles et de traits éblouissans dans la cabalette, qu’il enlève. Cependant, s’il fallait opter, dans ce morceau, entre Rubini et David, il me semble que je n’hésiterais pas à me décider pour ce dernier. Il y avait sans doute chez David moins d’éclat et de séduction, mais, à coup sûr, plus de passion chaleureuse et d’enthousiasme sincère. On sait quel étrange chanteur était cet homme, surtout vers les dernières années de sa carrière musicale. Il n’avait, la plupart du temps, qu’un éclair par soirée, mais un éclair de génie : il fallait, pour un moment d’émotion vraie, supporter durant trois heures toutes les pasquinades ridicules de son extravagante personne ; mais aussi, quand venait ce moment tant désiré, qui jamais regretta de l’avoir payé trop cher ? On se souviendra toujours du David de l’admirable duo de la Gazza, lorsque son inspiration s’allumait tout à coup à l’étincelle du génie de la Malibran, et grandissait ensuite, dévorant tout autour d’elle ; du David de la cavatine de Ricciardo : on ne voyait plus alors le soldat grotesque ou le Turc affublé d’oripeaux ramassés au hasard à la friperie, mais le chanteur sublime dont l’inspiration s’exhalait en notes de flamme. Le triomphe de Rubini est toujours la cavatine de la Niobe.
Nous ne parlerons pas de Roberto Devereux, hâtive production d’un maître que sa facilité déplorable égare. Quels que soient les dons que vous teniez de la nature, un opéra ne s’improvise pas en quelques jours ; on n’aboutit de la sorte qu’à mettre au monde des ébauches dont nul ne vous sait gré, car le plus souvent ces tristes œuvres, fruits de l’insouciance ou de l’orgueil, échouent devant le public. Et quant à la critique, elle n’a garde de s’en occuper. La critique, en effet, serait bien dupe de prendre au sérieux des choses que leur auteur lui-même traite avec si peu d’importance. Donizetti a mieux réussi avec l’Elisir d’Amore. Ce n’est pas qu’il y ait dans cette partition beaucoup plus de soin et d’invention que le maestro n’a coutume d’en mettre dans ses œuvres. Mais au moins cette fois, on peut le dire, il a été mieux inspiré ; la veine mélodieuse s’est ouverte, et de grosses larmes de joie ont coulé, de sorte qu’à cette malheureuse imitation d’Anna Bolenna a succédé un excellent opéra bouffe, écrit dans les meilleures traditions de l’ancienne école italienne, une musique facile, joyeuse, épanouie ; une musique, après tout, d’assez bon aloi. Comme on le pense, on n’a pas manqué de comparer l’opéra de Donizetti au Philtre de M. Auber, et cependant il n’existe pas entre ces deux partitions le moindre lien de parenté. Chacune a son mérite qui lui est propre, et ses raisons de succès qu’elle peut réclamer sans partage. Bien plus, les deux poèmes, malgré leur apparente identité, ont chacun une existence bien marquée, et, pour peu qu’on y réfléchisse, on verra comme ils inclinent vers des sentimens contraires. Ainsi, la pièce française, en se transformant, exagère tout de suite son expression, et prend, en passant dans la langue du Tasse et de Cimarosa, deux élémens nouveaux, le bouffe et la sentimentalité pastorale du pays de Scaramouche et d’Aminta, c’est-à-dire la poésie de l’esprit, que M. Scribe ne pouvait lui donner, lui qui n’a que l’esprit. La musique de M. Auber est vive, ingénieuse, charmante, d’une gaieté toute française, c’est-à-dire d’une gaieté qui ne va jamais au-delà du sourire. Celle de Donizetti, au contraire, aborde la situation sans scrupule, largement bouffe avec le charlatan, passionnément mélancolique et tendre avec ce berger transi qui se lamente au bord du ruisseau. Après tout, la musique ne vit guère que de sentimens exagérés ; les Italiens l’ont compris, eux qui ont inventé pour elle le grotesque et la pastorale, et voilà sans doute pourquoi les Italiens sont de plus grands musiciens que nous. Le duo entre Adina et le charlatan, au second acte de l’Elisir d’Amore, peut passer pour un petit chef-d’œuvre ; c’est là un duo bouffe composé à souhait pour la voix et pour le geste, un morceau conduit à merveille, où rien ne manque, ni le trait agile pour la cantatrice, ni le récit staccato du basso ; et lorsque, vers la fin, survient tout à coup cette cabalette si heureuse, que la Persiani dit avec tant de grace, de coquetterie et de malice, et que Lablache accompagne avec un si parfait comique, on ne peut s’empêcher de trouver tout cela charmant. Depuis le duo de la Cenerentola, on n’a rien écrit en Italie de plus amusant et de plus gai que ce morceau. Il faut dire aussi que la Persiani et Lablache y sont à ravir. Quelle pureté, quelle grace, quelle irréprochable vocalisation chez la prima donna ! Et chez le sublime basso cantante, quelle verve, quel aplomb, quelle imperturbable sûreté dans sa manière d’attaquer la note ! Vraiment, plus on se sent d’aise à l’exécution d’une pareille musique, plus on regrette de voir le discrédit où tombe de jour en jour ce genre si précieux, qui pourtant amusait nos pères. On ne peut le nier, l’opéra bouffe sen va. Lablache est le dernier Geronimo, le dernier marquis de Montefiascone, le dernier Dulcamara. Aux Italiens, à l’Opéra, à la Comédie-Française, il y aura toujours des épées et des poignards, des coupes pleines de poison et des grincemens de dents ; il y aura toujours des princesses amoureuses et de mélancoliques jeunes gens, auxquels ne manqueront, dans leurs plaintes, ni les belles mélodies, ni les beaux vers ; mais le rire si généreux, si bon, si sympathique, le rire épanoui de Molière et de Cimarosa, quand Lablache n’y sera plus, qui nous le rendra ?
L’Opéra a retrouvé, avec M. de Candia, ses magnifiques soirées de Robert-le-Diable. Le chef d’œuvre, vieilli dans les triomphes, s’est de nouveau fait jeune, grace aux miracles de cette voix si sonore, si pure, si mollement flexible. Il en est un peu de Robert-le-Diable comme de ces vieux rois qui, arrivés au terme d’une longue carrière, se versaient dans la veine, pour revivre, un sang jeune et vermeil, avec cette différence toutefois, que les vieux rois francs n’en mouraient pas moins, et que la partition de Meyerbeer a reconquis à cet expédient toute la vaillance de sa puissante jeunesse. La voix de M. de Candia est un ténor d’une richesse inouie, auquel une vibration toute juvénile donne par momens l’expression du contraltino. Ample, facile, toujours agréable, elle parcourt la gamme la plus étendue, et s’élève en son de poitrine du ré au si naturel, qu’elle attaque avec une singulière plénitude. Les sons du medium sortent un peu voilés, et, selon moi, il y a un charme inexprimable dans ces légers brouillards que les belles voix ont seules, et qui ressemblent aux petites vapeurs d’une fraîche matinée de printemps. M. de Candia n’est pas un comédien de l’école de Nourrit ; il lui suffit de ne jamais faire défaut à l’expression du moment, et, raisonnablement, c’en est assez pour un chanteur. Quant au reste, il y a dans son air et ses façons d’agir sur la scène une sorte de morbidezza dans la désinvolture, qui n’est pas sans élégance, et rappelle un peu le gentilhomme dans le chanteur. M. de Candia étudie en ce moment le rôle du comte Ory, et, dans quelques jours, la musique si vive, si aimable, si ingénieusement mélodieuse de Rossini sera, pour le charmant ténor, un nouveau motif de succès, car l’élément naturel de cette voix heureuse, c’est le chant italien.
On se souvient d’une ravissante fantaisie d’Hoffmann, Chiara, cette blanche sœur de Mignon et de Preciosa, qu’un charlatan exploite, et qui dit à tous la bonne aventure dans une boule de cristal. Cette idée du conteur de Berlin vient d’inspirer à M. de Saint-Georges le plus charmant ballet qui se puisse voir.
En général, je trouve qu’on a tort de traiter si lestement ces sortes d’imaginations, et qu’un poème d’opéra ou de ballet ne mérite pas toujours le dédain qu’on affecte à son égard ; il est peut-être plus difficile qu’on ne pense de trouver une idée qui se chante ou qui se danse, et de la mettre en œuvre selon les conditions de la musique ou de la chorégraphie. Aussi, je ne partage nullement, sur ce point, l’opinion des Italiens, et ne saurais m’accommoder du système de Vigano, qui prétend que toute action dramatique est propre à faire une excellente pantomime, et qu’il suffit d’arracher la langue au premier personnage de tragédie, pour qu’il devienne à l’instant même un admirable héros de ballet. Othello, Macbeth, Hamlet, réduits à de semblables proportions, m’ont toujours paru souverainement ridicules. Pourquoi ôter la voix à ces passions sublimes qui ont tant de choses à nous apprendre des mystères du cœur ? La mythologie, la légende, l’histoire, abondent en imaginations dramatiques, lyriques, chorégraphiques, en personnages tellement organisés, que leur passion est faite pour se répandre en phrases déclamées, en airs mélodieux, en gestes ; le tout, c’est de savoir choisir. Par exemple, si les Grecs ont connu ce genre de spectacle, Hélène, la beauté pure, mais impassible, inerte, préoccupée sans cesse de sa pose harmonieuse ou de son geste, Hélène a dû être chez les Grecs un admirable personnage de ballet. À coup sûr, on n’en peut dire autant d’Hécube ou d’Andromaque. La tragédie trouve ses sujets dans le cœur humain ; le ballet a les champs du merveilleux et de l’excentrique pour domaine : l’air lui donne ses sylphides ; le Danube, ses filles ; la terre, ses bohémiennes et ses courtisanes. Mais de la passion, il ne prend que le côté réel, qui va au sens, le côté plastique, de sorte qu’en un véritable ballet, du commencement à la fin, tout est clair, jusqu’au moindre détail, et se laisse si facilement saisir, qu’on oublie de regretter la voix absente. Trouvez un langage plus éloquent que la pantomime vaporeuse de Taglioni dans la Sylphide ? Quel récit vaudrait la Cachucha ? Le ballet nouveau a du moins le mérite d’être un sujet bien trouvé pour la danse : cette action nette, rapide, dramatique, se lie et se dénoue sans la moindre obscurité ; tout s’y enchaîne à souhait pour le plaisir des sens, et c’est la danse seule qui fait tous les frais de la soirée. Il y a surtout, au second acte de la Gypsy, une scène charmante, et que je veux louer tout à mon aise. Le peuple des Bohêmes, irrité contre sa souveraine qui l’empêche d’arrêter les passans au coin de tous les carrefours, se révolte et refuse, par un beau jour de fête, d’aller gambader sur la place. En vain la reine d’Égypte commande, en vain elle supplie, la race des bandits, conduite par un mauvais drôle à face patibulaire, reste les bras croisés et persiste dans sa rébellion, lorsque tout à coup survient la Gypsy, qui, au lieu de s’emporter ou de tomber à leurs genoux, danse tout simplement devant eux, et, les fascinant sans qu’ils s’en doutent, les entraîne sur ses pas. Cette femme, qui met en danse toute une tribu de bandits mutinés, est une imagination heureuse qui, au théâtre, ne pouvait manquer de réussir. Du reste, Fanny Elssler conduit cette scène avec un art infini, une expression irrésistible de grace, de coquetterie et de volupté. Il faut voir comme elle va de l’un à l’autre, comme elle s’anime par degré jusqu’au délire des sens : elle danse d’abord avec insouciance, puis avec chaleur, puis avec enthousiasme et frénésie. Alors ses regards s’enflamment, son sein palpite, ses bras épuisés battent ses hanches ; c’est la véritable fille de Bohême, la Zingara lascive qui cherche, dans ses jeux effrénés, l’oubli de la misère ignoble qui l’oppresse et la révélation des brillantes voluptés qu’elle rêve. Le pas des deux sœurs sur la place du marché abonde en combinaisons ingénieuses, en poses pleines d’harmonie et d’abandon. Fanny rase le sol, comme toujours, sans s’élever aux sphères vaporeuses de Taglioni ; et Thérèse, la grande Thérèse, mesure l’espace avec des allures gigantesques, qui ne conviennent guère au nom merveilleux qu’elle porte dans ce ballet. Qui donc, en effet, a pu imaginer de donner à Thérèse Elssler le petit nom de Mab ? Voilà, certes, une étrange rencontre, et je ne vois pas quels rapports peuvent exister entre cette personne hardie, impérieuse, au col tendu, aux grands airs de Judith, avec la fée invisible des rêves de Mercutio. Tout à coup Fanny reparaît vêtue à la hongroise, sa taille serrée dans un étroit corset de velours épinglé, ses pieds dans des bottines rouges à éperons d’or, qui battent la mesure avec un tintement métallique, et la mazurka va son train. Il y a vraiment un charme inoui dans cette danse variée et changeante, qui se ploie avec la souplesse de reins d’une jeune espiègle de seize ans, et se redresse tout à coup avec l’allure fringante d’un lieutenant de hussards ; c’est ainsi que devaient danser les Amazones sur les rivages embaumés de la Colchide. Quoi qu’on dise, tout ce qui porte en soi un caractère de nationalité exerce sur l’esprit une irrésistible influence : je parle ici de la danse comme de la musique, comme de la poésie. C’est quelque chose qui n’a rien à démêler avec l’art, quelque chose de mélancolique et de mystérieux qui vous ravit par-delà les fleuves et les montagnes, et fait qu’on se sent tout à coup dans l’ame le désir de connaître un pays, ou le regret de l’avoir quitté. — La musique de cet acte est tout entière de Weber, qui, par une modestie qu’on ne peut expliquer, persiste à se dérober à l’admiration de la foule sous le pseudonyme d’Ambroise Thomas. L’illustre auteur de Freyschütz et d’Oberon a pourtant eu parmi nous d’assez glorieux succès pour ne pas devoir craindre de s’abandonner franchement au public, d’autant plus que la partition dont nous parlons ne saurait compromettre sa renommée le moins du monde, composée, comme elle est, de sublimes fragmens consacrés depuis long-temps par l’admiration publique et choisis avec goût dans son œuvre. Les idées s’y succèdent avec une rapidité miraculeuse, jamais on n’avait vu pareilles richesses : Freyschütz, Oberon, Preciosa, tout cela tient dans un acte. Aux phrases si profondément originales de Preciosa, cette musique toute empreinte de la poésie des brigands de Schiller, l’auteur a mêlé avec un art exquis les plus délicieux motifs hongrois qu’on joue à Vienne, et qui sont d’un effet ravissant. En somme, c’est là un succès fait pour accroître encore parmi nous la gloire de Weber. C’est pourquoi nous désirons vivement qu’il prenne sa place sur l’affiche et n’usurpe pas plus long-temps le nom d’Ambroise Thomas, qui appartient à un jeune compositeur de mérite et d’avenir, dont on chante les partitions à l’Opéra-Comique.
On répète toujours activement la partition nouvelle de M. Auber, et les amis de l’administration disent déjà merveilles de cette musique toute paisible, toute sereine, tout aimable et mélodieuse, et qui doit dissiper les vapeurs malsaines qu’ont laissées dans l’atmosphère de l’Opéra les psalmodies lugubres de Guido et les ophicléïdes de Cellini. Si l’on en croit les bruits qui courent, toutes les parties du chant auraient été sacrifiées au rôle de Mlle Nau, qui représente la sœur des fées. On a peine à s’expliquer quelles raisons ont pu décider M. Auber à commettre les destinées de son œuvre dans cette voix pure et flexible à la vérité, mais si fluette qu’elle se laisse à peine entendre. Sans doute, cette fois encore, M. Auber aura obéi à cet ascendant irrésistible qui lui fait chercher le talent de Mme Damoreau jusque dans ses plus pâles reflets. Quoi qu’il en soit, Mme Dorus a rendu son rôle, et la partie de cette charmante cantatrice sera nécessairement abandonnée à quelque talent secondaire qui n’aura point sans doute les mêmes raisons pour ne pas vouloir reconnaître la royauté de mademoiselle Nau. Ensuite viendront les débuts de Mlle Nathan, l’élève affectionnée de Duprez. Il est temps que l’Opéra trouve enfin une prima donna capable de tenir tête aux grands rôles du répertoire. Tant que l’état de la voix de Mlle Falcon a laissé quelque espoir, on n’a pas dû se montrer trop exigeant ; mais aujourd’hui que toute chance de retour est perdue, il faut absolument qu’on sorte d’un provisoire dont ni le public, ni les maîtres ne sauraient s’accommoder désormais, et que l’élève de Duprez se produise à la place de l’élève de Nourrit, éloignée de la scène. Alors seulement on retrouvera les splendides soirées des Huguenots ; car, pour quiconque n’ignore pas les profondes ressources de l’art du chant, il n’est pas douteux que Duprez, qui n’a guère été soutenu jusqu’ici que dans les rares duos qu’il chante avec Mme Dorus, ne puise une force nouvelle d’inspiration dans le voisinage d’une jeune cantatrice, sinon son égale, du moins digne lui.
La partition de M. Meyerbeer ne sera guère livrée à l’Académie royale de musique avant l’hiver prochain. En attendant, l’illustre maître travaille à composer, avec de bien précieux fragmens laissés par Weber, une œuvre que le roi de Saxe attend pour l’inauguration de la nouvelle salle qui se construit à Dresde. L’intendant de la musique de sa majesté est en ce moment à Paris pour ce sujet, qui se traite comme une affaire d’état à la légation de Saxe, chez le baron de Kœneritz. — On a parlé de changemens dans l’administration de l’Opéra : il a été question en effet de M. Viardot à la place de M. Duponchel, et d’une combinaison immense qui réunirait dans les mêmes mains le Théâtre-Italien, l’Académie royale et le Queen’s-Theatre. Mais tous ces grands projets ont échoué, du moins pour ce qui regarde l’Opéra. On ne saurait trop louer la commission du zèle qu’elle a mis en cette affaire. Rien n’est plus déplorable en effet que ces sortes d’abdications à prix d’or ; il en résulte un grand dommage pour l’art dont les intérêts sont abandonnés le plus souvent à des entrepreneurs qu’aucun antécédent ne recommande, et la dignité du théâtre en souffre presque toujours. Lorsqu’un ministre vous accorde le privilége de l’Opéra, c’est apparemment pour que vous l’exploitiez à vos risques et périls, jusqu’à l’expiration du bail, et non pour que vous saisissiez la première occasion de vous en défaire. — C’est M. de Coigny qui remplace M. de Choiseul dans la présidence de la commission des théâtres royaux. L’opinion publique avait désigné tout d’abord M. le marquis de Louvois ; M. de Louvois, dans une lettre pleine de modestie et de réserve, a déclaré qu’il se contenterait d’entrer dans la commission en qualité de simple membre. Et certes, ce serait là un choix auquel on ne saurait trop applaudir : la musique ne peut que gagner à l’influence du noble pair dont chacun connaît le goût exquis et le dilettantisme éclairé.
Le théâtre de la Bourse a représenté, à quelques semaines de distance, deux opéras nouveaux de M. Adam, le Brasseur de Preston et Régine. M. Adam a pour lui cette triste facilité d’écrire que nous déplorions tout à l’heure chez Donizetti. Il faut absolument que chaque année M. Adam produise ses trois partitions ; les temps où l’auteur du Postillon de Lonjumeau ne fait que six ou sept actes en douze mois, sont pour lui des temps de sécheresse et de disette. Sérieusement, quel résultat peut-on attendre d’un tel abus des meilleures facultés, quand on pense que Weber n’a composé dans sa vie que cinq partitions ? Cependant il est impossible de ne pas reconnaître çà et là dans le Postillon de Lonjumeau, dans le Fidèle Berger, dans le Brasseur de Preston, etc., certaines qualités bouffes qui, sagement réglées, auraient, sans aucun doute, abouti à d’excellentes fins ; mais tout cela s’en va se perdre dans un fatras de notes assemblées sans choix, au hasard, comme elles se présentent, et dont la disposition mesquine décèle l’ouvrier hâtif plutôt que le maître sérieux. Que dire maintenant de Zurich, de la Mantille et de ces partitions en un acte de toute espèce, sortes de fleurs inodores qui poussent par milliers sur le sol de l’Opéra-Comique, et meurent sans laisser dans l’air la moindre trace mélodieuse ? Il semble, en vérité, qu’on devrait avoir plus d’égards pour les jeunes musiciens qui débutent ; il suffirait pour cela, au lieu de les accueillir au hasard, comme on fait, de choisir avec soin dans le nombre, et, quand on en aurait trouvé un digne de se produire, de lui confier une œuvre où son talent pût se développer à loisir. Tout au contraire, on obéit à je ne sais quel article d’un règlement stupide qui dit que tout lauréat de l’Institut, à son retour de Rome, peut prétendre à faire représenter un acte à l’Opéra-Comique. Or, je vous le demande, que signifie un pareil début ? Quel parti voulez-vous qu’on tire d’une forme étroite et mesquine qui n’admet ni symphonie ni morceaux d’ensemble, et fait son affaire d’une ariette pour le gosier de Mlle Berthault ? Aujourd’hui, un musicien qui écrit un acte pour l’Opéra-Comique, fût-il le chevalier d’Alayrac, cet aimable génie, sait au fond qu’il ne travaille que pour l’indifférence publique. Nous nous rappelons à ce propos une contestation des plus curieuses survenue entre le directeur du théâtre de la Bourse et le directeur du théâtre de la Renaissance. M. Crosnier prétend que M. Anténor Joly, dont le privilége ne s’étend pas au-delà des vaudevilles avec airs nouveaux, se permet de jouer des opéras-comiques, et réclame de lui toute sorte de dommages et intérêts. On le voit, le moment serait mal choisi pour discuter le mérite d’une œuvre telle que Lady Melvil ou l’Eau merveilleuse. Il s’agit de savoir si la musique de M. Grisar est de la musique ; nous n’oserions, quant à nous, nous prononcer sur ce point : la cour royale en décidera. En attendant, Mme Damoreau est rentrée au milieu d’un tonnerre d’applaudissemens et d’une pluie de fleurs. La voix de Mme Damoreau n’a guère subi d’altération ; c’est toujours la même souplesse, la même flexibilité suave ; c’est toujours ce talent ingénieux à suppléer par toute sorte de coquetteries vocales à la sonorité d’organe qui lui manque. Grace aux mille artifices dont elle sait disposer, grace surtout à la sollicitude du public de l’Opéra-Comique qui retient son souffle sitôt qu’elle fait mine de vouloir émettre un son, Mme Damoreau pourra chanter jusqu’à son dernier jour. Avec Mme Damoreau, le Domino noir a reparu ; on se presse maintenant au théâtre de la Bourse, on applaudit, on se laisse ravir par les folles gentillesses de cette charmante musique de M. Auber. Mme Damoreau est le vrai rossignol de ce pays ; dès qu’elle se tait, on devient morne et triste, la solitude règne partout ; mais aussi, à son retour, quelle joie ! Les vieux arbres poudreux de l’Opéra-Comique semblent reverdir ; le printemps se fait ; il n’y a pas jusqu’à M. Moreau-Sainti qui ne retrouve un brin de voix dans son gosier. — On s’occupe d’une partition nouvelle que M. Halévy vient d’écrire pour l’élégante cantatrice d’Auber. Le chantre de la Peste de Florence, après avoir labouré vainement dans ses profondeurs le sol ingrat pour lui de l’Académie royale de musique, se voue au culte des muses paisibles. Nous souhaitons sincèrement à M. Halévy un succès sérieux et capable de le consoler des récentes mésaventures de Guido et Ginevra.
Les concerts se succèdent avec une rapidité sans exemple ; ce ne sont de toutes parts que séances et matinées de musique instrumentale, de musique vocale, de musique de chambre ; que sais-je ? Quand les mots ne suffisent plus, on en invente, et du reste, au fond, les choses ne varient guère. Quelle que soit l’affiche ambitieuse qui vous leurre, vous n’échappez pas aux pianistes qui font d’ordinaire à eux seuls tous les frais de ces réunions monotones. La race des pianistes a singulièrement multiplié depuis quelques années ; ils sont si nombreux maintenant, qu’on ne les peut compter : il y en a de tendres, de passionnés, de rêveurs, de mélancoliques et de catholiques, et, chose étrange ! tous ont la puissance et le génie ; tous portent à leurs fronts illuminés le signe glorieux et fatal. On dirait qu’il en est de la tribu des pianistes comme de la race juive, et que le ciel répand sur elle à tout instant des dons sublimes qui, dispensés autrement, suffiraient pour alimenter durant trois siècles la poésie et les autres arts. Dès qu’il s’agit du piano, le talent n’est plus de mise ; il faut absolument parler de génie : le génie a si bon air lorsqu’il provoque avec ses doigts de flamme la sonorité du clavier ! Et cependant, au fond de tout cela, combien de tristes imitateurs, combien de médiocrités sonnantes pour deux maîtres vraiment reconnus, Thalberg et Listz ! je ne dis pas Chopin, fantôme vaporeux que l’imitation ne peut saisir. Au-dessus de ce petit monde règne la société des concerts. La symphonie en ut mineur, la symphonie en la, les ouvertures d’Oberon, de Freychütz, d’Euryanthe, de Coriolan et de Fidelio, que dire d’un pareil répertoire ? Nous avons eu tant de fois l’occasion de saluer ces chefs-d’œuvre, que nous ne saurions en parler sans retomber dans les mêmes formules d’admiration et d’enthousiasme. Il y a des beautés si incontestables, si radieuses, si sincères, qu’elles se proclament d’elles-mêmes. Que penserait-on d’un homme qui, dans son culte religieux pour les merveilles de la nature, se croirait obligé d’écrire de belles pages à la louange du soleil chaque fois qu’il se lève ? L’orchestre du Conservatoire a exécuté au premier concert un fragment du troisième quatuor de Beethoven avec cette verve précise, cet entraînement plein d’exactitude qu’on ne trouve que là. Cette manière de multiplier les parties et d’exécuter en symphonie la plupart des quatuors de Beethoven a fait grand bruit en Allemagne, et tient en émoi les plus illustres dilettanti de Vienne. Les uns prétendent que la musique des quatuors ne peut que gagner beaucoup à cette innovation ; les autres soutiennent qu’elle y perd ; il y a même à ce sujet un pari de vingt mille florins, dont le baron de P. a confié la solution à la sagesse d’un grand maître en ce moment à Paris. Nous ne savons à laquelle de ces deux opinions le célèbre musicien donnera gain de cause ; cependant il nous semble qu’en pareil cas on pourrait répondre à la fois oui et non : oui, dans les parties symphoniques du morceau ; non, dans les parties concertantes. En somme, nous pensons qu’on ne saurait avoir trop de respect pour le génie, et qu’il convient, autant que possible, de produire ses œuvres dans la forme qu’il s’est plu à leur donner. Quand Beethoven composait un quatuor, ce n’était pas une symphonie qu’il prétendait faire, et ni l’exécution prodigieuse de la société des concerts, ni l’exemple de la sonate en ut mineur de Mozart, convertie en symphonie aux applaudissemens de toute l’Allemagne, ne nous sembleraient des raisons suffisantes en un tel débat.
On s’entretient beaucoup dans le monde, cet hiver, de Mlle Pauline Garcia ; on la recherche partout, on l’applaudit, on la fête comme un souvenir de la Malibran, dont elle a par momens l’inspiration généreuse et la flamme sacrée. La voix de Pauline est tout simplement cet admirable mélange du contralto et du soprano qui se transmet par héritage dans la famille des Garcia. Cependant, jusqu’ici, le contralto domine, les notes graves sortent pleines, vibrantes, bien nourries, tandis qu’on sent dans le haut comme une légère incertitude qui vient sans doute de l’extrême jeunesse de la cantatrice. Sa voix de soprano n’a encore ni toute sa portée ni tout son timbre ; elle hésite, elle ploie ; on dirait un jeune faon qui vient de naître et dont les jambes tressaillent et fléchissent. Plus tard, quand il aura brouté les feuilles des arbres et bu l’eau claire de la fontaine, les forces lui viendront, et le jeune faon bondira d’un pied sûr à travers les joyeuses campagnes, et franchira, sans que rien l’arrête désormais, les fossés et les taillis. Ainsi de Pauline Garcia : il faut que cette voix adolescente se fortifie dans l’étude et le repos. Malheureusement le succès l’a prise sur ses ailes, et Dieu sait où il la conduit. On lui répète tant chaque jour qu’elle a du génie, et qu’il lui suffira de monter sur la scène pour prendre aussitôt la place de la Malibran, que je crains bien que la tête ne lui tourne. Par exemple, on a peine à voir cette voix puissante, faite pour se former à la grande école de Crescentini et de Garcia, se dépenser en chansons de contrabandista et en tyroliennes. Cela est charmant et merveilleux, je l’avoue ; on se pâme d’aise aux inspirations de Mlle Puget et de M. de Beauplan, bien autrement, ma foi, que s’il s’agissait de Mozart ou de Cimarosa ; et puis Pauline dit ces petits airs avec tant de charme, et puis elle a pour elle l’exemple de sa sœur ! Oui, mais lorsque la Malibran s’abandonnait à ces caprices, sa renommée et sa gloire étaient déjà fondées ; elle avait joué Desdemona, Arsace, Romeo, Rosina, Ninetta, tous ses rôles enfin ; elle avait fait ses preuves dans la grande musique. Aussi on l’applaudissait sans arrière-pensée, et ses amis la laissaient se délasser par là des fatigues énervantes de l’inspiration. Mais, ici, peut-on dire qu’il en soit de même ? Pauline Garcia n’a révélé encore que des dispositions magnifiques, à la vérité, mais que nul grand rôle créé ne consacre encore parmi nous. C’est l’heure de rassembler toutes ses forces, et elle semble prendre plaisir à les éparpiller : sa voix naissante, encore frêle en certains endroits, ne peut que contracter de fâcheuses habitudes dans la pratique de ce genre mesquin. Chanter en quatre langues dans la même soirée, est un luxe qui témoigne d’une aptitude merveilleuse, mais dont la musique tient moins de compte que d’une scène de Paisiello ou de Mozart, dite dans le style et l’expression des maîtres. Après tout, il n’y a pour le chant qu’une langue, l’italien.
On peut dire que la Malibran revit parmi nous ; de tous côtés les souvenirs de ce génie harmonieux se réveillent. Avant que Pauline Garcia ne nous eût rendu quelque chose de l’inspiration ardente de sa sœur, Mme la comtesse Merlin avait écrit sur la sublime cantatrice un livre plein de mélancolie et d’intérêt, semé çà et là d’aimables digressions musicales et de fort ingénieuses critiques. Nous n’aimons pas ces lettres que Mme Merlin a cru devoir ajouter comme appendice. Cet en-train familier, ce ton de mauvaise plaisanterie, que nul trait d’esprit ne rachète, ne conviennent ni à l’élégance du livre, ni à l’idéal qu’on se fait de l’héroïne. Il n’est pas permis à Sémiramide ou à Desdemona d’écrire de pareilles fariboles. Nous conseillons vivement à Mme la comtesse Merlin de retrancher ces pages à une nouvelle édition. Pour revenir sur le sentiment critique de ce livre, nous citerons çà et là d’excellentes appréciations de la Pasta, de la Pisaroni, de Garcia et de tous les chanteurs de la grande école italienne. Personne plus que Mme Merlin ne semblait être appelé à ce genre de travaux. Cantatrice du premier ordre elle même, sa voix doit confier nécessairement à sa plume bien des mystères qu’on ignore. On rencontre en outre dans ce livre certaines petites remarques qui, pour ne point toucher aux plus hautes questions de l’art, ne sont pas sans attrait ni sans charme ; celle-ci, par exemple : « Maria donna Otello pour son bénéfice le 30 mars. L’enthousiasme fut à son comble. Pour la première fois, les couronnes et les bouquets apparurent sur la scène italienne à Paris. Maria eut les prémices de ce doux hommage qui va si bien aux femmes, et qui pénètre si loin dans leur cœur. D’une nature nerveuse et romanesque, elle aimait les fleurs avec passion ; et lorsque, tuée par son amant, elle gisait morte sur la scène, qu’Otello, dans sa douleur furibonde, s’apprêtait à se donner la mort et à tomber à son tour, elle lui répétait tout bas : Prenez garde à mes fleurs, prenez garde à mes fleurs ! » Autre part Mme Merlin nous dit à quelle représentation fut introduite à Favart cette mode, aujourd’hui en vigueur, de tailler en pièces les partitions des maîtres, et de composer le spectacle avec deux actes séparés d’opéras divers. On le voit, ce sont là des annales qui ne peuvent être tenues que par une femme de goût et d’esprit, qui a sa loge aux Italiens.
Nous ne parlerions pas ici d’un livre qui se publie à la gloire de M. Berlioz, si l’écrivain obscur qui en a rédigé les pages ne semblait avoir pris à tâche de poursuivre de sa colère ébouriffée tous les malheureux qui osent sourire quand on leur parle du génie de l’auteur de la Symphonie fantastique. Personne ne trouve grace devant le sectaire furibond. L’administration de l’Opéra, Duprez, la critique, le public, il pulvérise tout au nom de je ne sais quelle scholastique de dupes dont il fait parade. Peu s’en faut qu’il ne maltraite fort les cieux pour n’avoir point lancé la foudre sur cette salle où l’on sifflait son idole. Vraiment on aurait grand tort de s’appesantir sur de semblables boutades ; le public en fait justice en ne les lisant pas ; aussi nous nous abstenons d’en dire davantage, et renvoyons le lecteur au livre si charmant de Mme Merlin, à ces vives sensations de la musique italienne qu’on aime à retrouver jusque dans l’écho des souvenirs.
Il paraît en ce moment une édition nouvelle des œuvres de Schubert. Grace à M. Émile Deschamps, le chantre mélodieux du Roi des Aulnes, de la Marguerite au rouet, de la Belle Meunière, va dépouiller enfin les ridicules oripeaux dont les poètes lyriques l’avaient affublé. Il est impossible, en effet, de rien imaginer de plus surprenant que les inventions auxquelles la musique de Schubert avait donné lieu. Jamais la poésie à l’usage des marchands de musique n’avait été si loin. Et certes, on peut dire au moins que c’était bien s’y prendre : traduire Schubert en pareilles rimes ! Schubert qui n’a jamais composé sa musique que sur des inspirations de Gœthe, de Schiller, de Schlegel, de Rückert, de Wilhelm Müller, ce qui, soit dit en passant, répond suffisamment à ceux qui prétendent que la belle poésie ne saurait s’allier à la belle musique. Le poète primitif s’était contenté de mettre des paroles sous la musique, sans avoir égard le moins du monde au texte allemand, au sentiment dont Schubert avait pu s’inspirer. Il taillait à sa fantaisie, émondait les arbres à son gré dans cette forêt de mélodies. Ainsi, il sépare l’un de l’autre les fragmens indivisibles qui forment le cycle de la Belle Meunière, den Cyclus der Schonen Müllerinn, et leur donne à chacun un nom qu’il invente.
Il appartenait au traducteur ingénieux de Romeo et de Macbeth, de la Cloche et de la Fiancée de Corinthe, de venger l’œuvre de Schubert de profanations semblables. Nous ne prétendons pas dire ici que nous approuvions tout ce qui sortira de la plume de M. Émile Deschamps. M. Deschamps sait aussi bien que nous que rien n’est plus capricieux qu’une traduction, et surtout qu’une traduction de quinze vers qui font un poème, comme cela se rencontre dans le Roi des Aulnes de Gœthe ; cela vient la plupart du temps d’un seul jet, bien ou mal, à l’étoile du moment, zu dem Stern der Stunde, comme dit Wagner. Mais ce qu’on peut sans crainte affirmer d’avance, c’est que le travail de M. Émile Deschamps ne cessera jamais d’être digne de Schubert. La première livraison contient la Marguerite au rouet, le Roi des Aulnes, la Rose, l’Ave Maria, la Poste, la Sérénade. Pour ce qui est de la traduction, s’il nous fallait choisir entre les six morceaux, nous n’hésiterions pas à nous décider pour la Religieuse, la Poste et l’Ave Maria ; le Roi des Aulnes nous semble manquer de rêverie et de grandeur ; on y cherche en vain cette précision dans le vague que Gœthe a seul entre tous les grands poètes allemands. Quant à la Marguerite au rouet, il faudra toujours se contenter d’imitations plus ou moins heureuses de cet adorable chef-d’œuvre. Où trouver en effet cette grace exquise, cet abandon si frais, cette première mélancolie de l’amour, dans une forme si parfaite, si admirablement combinée que la pensée n’y semble pas à l’étroit en un vers de quatre pieds ? Cependant nous croyons qu’on pourrait mieux réussir en ce travail que M. Émile Deschamps ne l’a fait. Par exemple, ces deux vers :
De mon cœur a fui la paix ; Elle n’y reviendra jamais,
Son parler qui semble
Vous caresser ;
Sa main qui tremble,
Et son baiser !
Seiner Rede
Zauberfluss
Sein Handedrück
Und ach sein Kuss.
Dernièrement on parlait, dans cette Revue, d’un idéal d’édition pour André Chénier. S’il m’était permis de m’abandonner à cette rêverie charmante de M. Sainte-Beuve, je proposerais la même chose pour Schubert. Et d’abord tous les poètes prendraient part à cette édition, chacun choisissant, dans les richesses amassées par Schubert, le fragment poétique vers lequel il se sentirait entraîné par ses naturelles sympathies. Je n’aurais garde en outre d’omettre, comme on l’a fait jusqu’ici, le nom des Allemands. Goethe, Rückert, Wilhelm Müller, figureraient entre le musicien et le traducteur, sur chaque titre de cette collection, dont je confierais les dessins à Ziegler, à Delacroix, à Louis Boulanger, à tous les peintres qui savent encore s’inspirer du sentiment vrai de la poésie et de la musique. De la sorte, on aurait, je crois, une édition définitive, et bien faite pour initier la France à l’expression multiple des lieder de Schubert. Je ne parle pas de l’interprète qu’il faudrait choisir ; car, depuis que Nourrit l’a chantée, l’idéal est atteint pour cette musique.