Revue musicale — 31 janvier 1835
En vérité, depuis le commencement de la saison d’hiver, l’administration du Théâtre-Italien a fait preuve d’un zèle singulier, d’une infatigable sollicitude à l’égard du public. Après avoir réuni la plus admirable troupe qui se puisse trouver, des chanteurs dont les noms seuls assuraient trois ans encore, au moins, les succès de l’entreprise, voilà qu’elle appelle aujourd’hui une à une les jeunes gloires de l’Italie ; hier c’était le tour de M. Bellini, qui arrivait tout chargé des lauriers de Florence et de Naples ; plus tard viendra Donizetti, l’auteur d’Anna Bolena. Pour des chanteurs anciens, c’est entendus déjà que je veux dire, elle a fait composer des opéras nouveaux, afin de tenir plus qu’elle n’avait promis, différente en cela d’une administration, autrefois sa rivale, dont le directeur se complaît à rédiger tous les ans, aux approches de l’hiver, une sorte de programme dont il se sert comme d’une glu, qui tient le public en attente de plaisirs qui n’arrivent jamais. C’est encore là une marque de distinction entre l’Opéra français et le Théâtre-Italien, mais dont ce dernier sera peu fier, je pense, car il en a tant d’autres, et de plus glorieuses, à faire valoir. Toutefois, si cet empressement louable dans la pensée qui le dirige sert à varier les émotions de la foule, à coup sûr, il n’augmentera, ni ses connaissances, ni son goût musical, qui semble se pervertir de jour en jour. Pendant qu’on chante les Puritains, Don Juan repose, et le commandeur de marbre ne se souvient plus des sonores accords que Mozart éveilla dans sa poitrine, et bientôt, lorsque toutes les voix du chœur et de l’orchestre seront occupées autour de la partition de Donizetti, que deviendra le Mariage secret ? L’œuvre de Cimarosa restera, comme l’an passé, oubliée des uns, ignorée des autres, et pour peu que cela dure, tant de poussière épaisse la couvrira, que nul n’osera plus la secouer. Ah ! de grace, pitié pour les chefs-d’œuvre de la grande école. Si les partitions des maîtres pouvaient parler, elles vous diraient : Ingrats, pourquoi nous abandonner ainsi ? Dans des temps moins heureux avons-nous jamais fait défaut à votre appel ? Alors vous n’aviez pas, comme aujourd’hui, des voix incomparables à nous donner. Nous venions sur le théâtre, sans escorte et parées de notre seule pudeur et de notre beauté. Eh bien ! alors la salle était-elle déserte, les yeux manquaient-ils pour nous voir et répandre des larmes à nos célestes mélodies, les mains pour applaudir et jeter des couronnes ? Pourquoi donc aujourd’hui nous refuser à nous, les chastes filles de Mozart et de Cimarosa, ces ornemens sonores que vous prodiguez tant à des courtisanes. Rubini, dirait la partition de Don Juan, divin chanteur que j’ai formé, où trouveras-tu des inspirations plus fraîches et plus sonores que dans mon air si doux ? Reviens, il mio tesoro, et je te donnerai les applaudissemens de la foule, et, ce qui vaut mieux, la conscience d’avoir bien mérité de l’art en chantant de céleste musique ; et toi, reprendrait celle du Mariage secret ; toi, Lablache, dont j’ai soutenu les pas incertains, pourquoi laisses-tu la manière simple et vraiment belle que je t’avais donnée autrefois, quand tu portais l’habit de velours écarlate du bonhomme Géronimo, pour te jeter dans des effets vulgaires, dans de brutales intonations, dignes tout au plus de l’ancien opéra français ? Prends garde, la route que tu suis est fatale et te mène à ta ruine ; arrête-toi, il en est temps encore. Dépouille cette casaque dont tu t’es affublé, pose sur ta tête ronde de puritain la perruque du père de Caroline, et le rire éclatera dans la salle, et tous ceux qui t’aiment pourront au moins t’applaudir franchement, comme ils faisaient autrefois. Ah ! ne nous abandonnez pas, divins chanteurs, attendez au moins que Rossini ait mis au monde une partition nouvelle ; alors nous cesserons nos plaintes, et nous nous consolerons en écoutant les sons du maître ; mais de grace, pour nous remplacer, attendez un autre opéra que les Puritains, un autre homme que M. Bellini.
Voilà ce que diraient les partitions des maîtres, et certes elles auraient raison ; car ce n’est pas un médiocre scandale de voir l’œuvre qui vient de sortir de la tête de M. Bellini, occuper les voix des chanteurs italiens et les loisirs du public, tandis que le Nozze di Figaro, Cenerentola, la dona del Lago, et tant d’autres chefs-d’œuvre, attendent leur tour, qui peut-être ne viendra pas de l’année. M. Bellini a passé l’été dernier à Paris, et sans doute que pendant cette belle saison, il aura visité nos théâtres lyriques, et conçu son œuvre dans un enthousiasme sacré pour les hautes inspirations des Auber, des Caraffa, des Adam, et de mille autres grands musiciens que je ne cite pas, tant la litanie en serait longue ! Comme il est facile de le voir au style incorrect de sa composition, aux négligences de l’orchestre, à l’absence complète de toute distinction dans la mélodie, M. Bellini a dédaigné cette fois de s’adresser à ce public qui, pendant les dernières années qui viennent de s’écouler, a suivi de loin l’astre de Rossini, et maintenant commence à comprendre certaines beautés de Guillaume Tell. Non, en mettant le pied sur notre sol, M. Bellini a lu, comme par intuition, dans l’esprit de cette classe intéressante de la société française qui se réjouit des beautés de Gustave et d’autres pareilles fredaines musicales, et c’est pour elle qu’il a chanté, le beau cygne italien ! Dans ses ouvrages précédens, M. Bellini avait fait preuve, sinon d’originalité, du moins de talent et de goût. Souvent dans la Straniera et le Pirate, au milieu d’un acte languissant et plein de diffusion, s’élevait un chant frais et mélancolique. Ce n’est pas que si l’on eût voulu scrupuleusement en rechercher la source, il eût été bien difficile de la trouver autre part que dans le cerveau de M. Bellini ; mais n’importe, qu’elle vînt d’Italie ou d’Allemagne, c’était de la mélodie, on l’écoutait avec plaisir. Tous se souviennent encore de cette phrase belle et simple que chante Tamburini, au second acte de la Straniera et de cette autre ardente et passionnée qui termine l’opéra. Cette fois, M. Bellini s’est complètement abstenu de toute idée neuve, ou du moins paraissant telle ; il a même négligé de puiser aux sources étrangères, il a trouvé plus simple de se copier lui-même ; or, vous devez penser ce qu’il a dû rester d’une idée après une semblable élaboration, quelle œuvre pâle et débile est éclose à la chaleur d’un reflet ! En vérité, ce qui vous déconcerte dans l’opéra nouveau de M. Bellini, c’est le procédé, le procédé, invention hideuse de ce siècle sans foi, ni conscience, par laquelle un homme doué fait de son art un métier, et reproduit cent fois la même idée, au lieu de s’avancer dans une route de progrès et de travail pénible. Voici le procédé qu’emploie ordinairement M. Bellini dans une cavatine : il commence par un andante simple et mélancolique, celui de la Straniera, il en varie le ton suivant les circonstances ; quand Rubini l’a dit avec un sentiment admirable, il remonte la scène ; alors s’élève de l’orchestre la voix de la clarinette, du cor ou du hautbois, qui fait entendre une cabalette d’une expression semblable à celle de la Somnambule. Le divin chanteur revient et s’en empare, et le public applaudit avec enthousiasme, et la redemande. Pour un duo la formule reste la même, avec cette différence, que dans l’intervalle de l’andante à l’allégro, au lieu d’un, ils sont deux qui remontent la scène ; car de différence musicale, il n’en existe plus, aujourd’hui que la cabalette se chante à l’unisson. Durant tout le cours de son opéra, M. Bellini a montré une profonde connaissance des moyens d’assurer un succès par la manière vraiment savante dont il a réparti les duos et les cavatines ; en effet, chaque acte a son morceau d’éclat, et son chanteur appelé à le faire valoir, de telle façon qu’en suivant la coutume adoptée par M. Hugo, qui donne un nouveau titre à chaque partie de ses drames, on pourrait appeler le premier acte des Puritains, Giulia Grisi ; le second, Tamburini et Lablache ; le troisième, Rubini. La polonaise que chante Giulia Grisi au premier acte, ne manque pas de grâce et de fraîcheur, et brille comme un petit diamant au milieu de ce chaos profond, et se distingue par son allure élégante et la vivacité de son rhythme tout rossinien.
Et puis, Mlle Grisi l’a dit avec une finesse exquise, et chaque note qui jaillit de sa voix a tant de vibration et de sonorité, qu’on dirait de cristal le palais qu’elle vient de frapper. Il est difficile de rien imaginer de plus lent et de plus monotone que le commencement du duo des deux basses, de plus vulgaire que la fin. Certes, si dans cet opéra, plus que médiocre, un morceau devait être rejeté avant tous, c’était celui-là ; eh bien ! le croira-t-on ? dès les dernières mesures, des applaudissemens frénétiques éclataient de toutes parts, et le même public qui peut-être, huit jours auparavant, avait entendu l’ouverture de la Flûte enchantée et la symphonie de Beethoven, redemandait à grands cris l’auteur d’une pareille musique. Dans ce duo, comme toujours, M. Bellini est resté fidèle à son procédé ordinaire ; seulement, lorsque l’instant de la cabalette est venu, c’est la voix du cornet à piston qui s’élève de l’orchestre : en vérité, voilà une innovation bien heureuse. Grâce à M. Bellini, le cornet à piston a pris droit de cité dans l’orchestre du Théâtre-Italien ; le cornet à piston, dont Lablache s’est tant et si spirituellement moqué dans la Prova. Qu’a donc à faire, s’il vous plaît, l’instrument de Musard et des concerts forains dans la salle de Cimarosa et de Rossini ?
Quand l’instrument vulgaire a donné le motif, Lablache s’en empare, le jette dans la salle avec toute la puissance de sa voix de géant, et comme si cette émission ne suffisait pas, arrive Tamburini, qui se joint à lui, et c’est alors une clameur non pareille. Leurs cous se tendent, leurs veines se gonflent ; l’effet est prodigieux, mais, en conscience, est-ce là un effet digne de Tamburini, dont l’expression est si vraie et si touchante dans la Straniera, de Lablache, dont l’intelligence dramatique est si haute et l’accent si profond dans l’admirable andante de la scène d’Assur ? Vraiment il est permis d’écrire de pareille musique, mais non de la donner à de tels chanteurs. Le grand artiste et le moins applaudi ce soir-là, c’était Rubini ; jamais sa belle voix limpide ne s’était déployée avec autant d’ampleur et de magnificence ; jamais il n’avait eu de plus nobles inspirations. La puissance matérielle de son organe semble grandir avec le temps ; il saisit dans les Puritains, tout subitement et comme de volée, des notes que jusque-là il n’avait prises qu’à force de ménagemens antérieurs. Ce soir-là, le costumier du théâtre l’avait affublé de je ne sais quel habit de cavalier peu fait pour son allure. On avait plongé ses jambes dans de vastes bottes jaunes, d’où ruisselaient des dentelles avec profusion, et couvert sa tête d’une perruque lisse blonde, et mal adaptée. Lui, trop élevé pour s’occuper de pareilles niaiseries, s’était laissé faire ; sans doute il composait sa cavatine pendant qu’on l’habillait ainsi. Or, il est entré sur la scène sans s’être aperçu que l’ensemble de son costume était de l’effet le plus grotesque. En voyant son ténor chéri vêtu de la sorte, le public s’est mis à rire, mais d’un rire amical et bienveillant, et lui, sans se déconcerter le moins du monde, a fait comme le public. Dès-lors il s’est établi entre le chanteur et l’assemblée un rapport d’intimité singulière ; ils paraissaient causer ensemble sur ce ton de familiarité que le public français ne laisse prendre qu’aux grands artistes italiens. Et Rubini, avec un geste d’une naïveté charmante, semblait dire : « Vous riez tous de mon costume, attendez, et le moment viendra où vous cesserez de le voir. » En effet, ce moment est venu : il a chanté. Alors il s’est fait un silence profond dans toute la salle, et bientôt les larmes ont coulé sur ces joues roses et blanches que sillonnait le rire. Oh ! le divin chanteur, qui peut en finir ainsi tout-à-coup avec l’art de Duponchel, et, comme une baigneuse, jette sa tunique aux buissons avant de se plonger dans les eaux transparentes, dépouille tous ces misérables oripeaux de comédien, et se transfigure par la voix, emportant avec lui son public dans un monde idéal !
Ce soir-là, grâce aux délicieuses inspirations de Giulia Grisi, aux sublimes élans du prince des ténors, nous avons du moins eu des jouissances musicales, et ramassé des perles dans ce désert. Et, grâce à l’organe sonnant de Lablache, au bruit cyclopéen qui résultait de son accouplement avec la voix de Tamburini, l’auteur de la musique a été deux fois triomphateur et appelé sur la scène. Cependant les hommes de bon goût blâmaient hautement dans la salle ces apparitions successives du jeune maître. Le musicien, comme le poète, donne sa pensée à la foule, qui n’a point à s’occuper de sa personne. C’est sur l’œuvre seule qu’agissent les applaudissemens ou les improbations. Si le poète sort du sanctuaire mystérieux, s’il monte sur la scène, il perd son inviolabilité sainte, et rien ne distingue plus alors la pensée du corps qu’elle a pris pour se manifester, le poète qui crée de l’acteur qui traduit. Chaque soir, le succès des Puritains est immense, et cet opéra nouveau fera la fortune du Théâtre-Italien, sinon la gloire de M. Bellini. — On annonce pour demain le Don Juan de Mozart. Ouvrez toutes les portes, afin que l’air se renouvelle, et que les chants d’Anna, de Zerline et d’Elvire ne rencontrent pas dans le vide quelques sons oubliés des Puritains d’Écosse.
Au Théâtre-Italien, au Conservatoire, partout règne l’activité la plus ardente, partout on s’occupe de musique, excepté pourtant à l’Opéra français, où la Sylphide, la Révolte au Sérail et Nathalie apparaissent chaque soir aux applaudissemens d’un public peu nombreux. Dans les grands jours, ceux qui furent assez bien inspirés pour louer une loge au commencement de l’hiver, jouissent de toutes les voluptés musicales, que procure l’audition du Philtre, du Serment et de la Bayadère. Tandis que le Théâtre-Italien essaie des opéras nouveaux, et reprend les anciens, que l’Opéra-Comique s’empare de Freyschütz, ce chef-d’œuvre immortel, qui donne de la voix à Jansenne, et de Mme Casimir fait presque une cantatrice ; tandis que le Conservatoire éveille sous ses voûtes de solennelles harmonies, lui, le vieux Opéra, dort immobile au soleil. Nous dirons plus tard dans quelle voie a marché jusqu’ici cette administration qui fut royale un jour. Et ce sera peut-être intéressant pour nos lecteurs de voir comment on a traité la musique en ce lieu, comment depuis quatre ans tous les honneurs ont été pour la danse, le dernier des beaux-arts, comment on est allé chercher M. Taglioni, lorsque Rossini était là, comment on a fait appel à Fanny Elssler pour danser les compositions de M. Taglioni, tandis qu’on avait Levasseur, Nourrit, Mme Damoreau et Mlle Falcon pour chanter les opéras de Rossini. Nous ferons plus tard cette histoire. En attendant, l’Opéra répète la Juive, et certes il doit la savoir, car voilà dix-huit mois qu’il se nourrit de cet aliment substantiel ! Il paraît que depuis long-temps tout est prêt pour la représentation, musique et chanteurs, mais qu’on attend encore un bon nombre d’armures. Car aujourd’hui, dans un opéra en cinq actes, il ne s’agit plus de mélodies, d’orchestre et de chanteurs, mais d’armures bien luisantes et de chevaux bien caparaçonnés. Aussi, le théâtre est converti depuis un mois en un vaste manège, où s’escriment jour et nuit de pauvres diables bardés de fer à l’instar de Maximilien. On n’a jamais poussé la bouffonnerie aussi loin ; ce sont les forgerons qui retardent aujourd’hui en France la mise en scène d’un opéra !