Revue musicale — 14 décembre 1834

REVUE
MUSICALE.

En vérité, je ne sais pourquoi le Théâtre-Italien, dont le répertoire est le plus riche et le plus fécond qui se puisse imaginer, de loin en loin se donne le plaisir de faire écrire expressément pour lui des opéras, la plupart médiocres, dont le peu de succès suspend au moins pendant huit jours l’éclat de ses magnifiques représentations. Certes il est noble et beau de soutenir les premiers efforts des jeunes gens encore ignorés, et d’offrir à leurs noms obscurs l’occasion de se produire à la lumière ; personne plus que nous n’est disposé d’avance à louer cet empressement si rare chez les directeurs de théâtre. Cependant, avant de livrer à un compositeur la première scène lyrique de Paris, et de mettre à sa disposition des exécutans tels que Rubini, Tamburini et Giulia Grisi, il importerait assez d’éprouver son talent, et de voir si son œuvre, par le style ou la mélodie, est digne d’entrer en si haut lieu. Dans une administration où Rossini occupe une place éminente, rien n’est si facile qu’un pareil examen. D’ailleurs, telle ne me paraît pas devoir être la mission du Théâtre-Italien en France. Pendant le court espace de temps que les divins chanteurs habitent parmi nous, ils n’ont pas le loisir de s’occuper des compositions d’un ordre inférieur ; il n’y a de place au Théâtre-Italien que pour les maîtres. Que les imitateurs chantent dans leur pays, les théâtres de la Toscane et de Naples leur sont ouverts ; qu’ils en profitent, et soient bien assurés que si dans tout le cours de leur carrière musicale, il leur arrive d’écrire un œuvre de quelque mérite, nous l’applaudirons tôt ou tard. Mozart, Cimarosa et Rossini, voilà les hôtes éternels de la salle Favart. Les compositions de ces grands maîtres, des deux premiers surtout, sont encore pleines de jeunesse et d’avenir ; il est du devoir et de l’intérêt d’une administration habile de nous les faire entendre sans relâche et d’en varier l’exécution autant qu’il est en elle, en ne craignant pas de confier à des artistes du plus haut talent une partie inférieure et jusque-là négligée, afin qu’il nous soit donné de comprendre un jour ces œuvres dans leurs moindres détails, et de voir resplendir sa plus petite note enchâssée en cette musique divine. Que le Théâtre-Italien aide le Conservatoire et ne se lasse pas de couvrir de ses plus beaux ornemens les partitions des maîtres ; qu’il force le public, attiré par les merveilles de l’exécution, à pénétrer dans le fonds de l’œuvre ; qu’il se serve de ses voix comme d’une glu magique pour fixer son attention sur des beautés sévères ; et tôt ou tard les saintes mélodies entreront triomphantes dans ces jeunes ames que le mauvais goût envahit. De telle sorte, le Théâtre-Italien a chez nous encore une carrière glorieuse et profonde à parcourir. Mais il n’a, je le répète, à s’occuper que des maîtres ; qu’il laisse le soin de produire les jeunes talens à l’Opéra français, si largement doté par l’état, et qui s’acquitte si bien de sa noble tâche. En effet, depuis quatre ans, combien d’efforts ont été tentés pour la gloire de l’école nouvelle ! Comme l’orchestre a sonné haut pour appeler les jeunes compositeurs, et, lorsqu’ils sont arrivés pâles, amaigris par les veilles, chargés du poids énorme de leurs partitions, comme les portes se sont ouvertes devant eux ! En vérité, si l’époque ne s’est pas levée en France de Mozart, de Beethoven et de Weber, ce n’est pas la faute de cette administration, si prompte à semer l’or partout où germait le talent. Certes, quand elle n’aurait pas acquis des droits à notre éternelle reconnaissance par les sacrifices sans nombre qu’elle n’a pas hésité de faire toutes les fois qu’il s’est agi de l’intérêt de l’art, il suffirait à la gloire de cette administration d’avoir remis au jour les chefs-d’œuvre de Gluck et de Spontini, et rétabli, dans leur intégrité primitive, ceux de Rossini si indignement taillés en pièces. Ainsi donc, qu’elle poursuive jusqu’à la fin sa mission de dévoûment à l’art ; et que le Théâtre-Italien laisse cette gloire sans partage à l’Opéra français, qui du reste en aura toujours bien assez d’autres à lui envier. — Je parlerai peu d’Ernani. Que dire en effet d’une musique sans caractère ni dessin, d’un orchestre monotone, vide et négligé, faute de science, où, quand la mélodie n’est pas vulgaire, elle manque ? Il est à remarquer que la médiocrité procède partout de la même façon.

Un musicien français croit avoir écrit un opéra lorsqu’il a composé deux couplets bien communs pour la voix de M. Thénard. Aussitôt que la cavatine de Rubini s’est trouvée, un Italien a fait une œuvre. Tous les deux veulent un succès ; l’un compte sur l’ignorance du public, l’autre sur la voix d’un chanteur admirable. Mais si dans de pareilles spéculations, peu dignes d’un artiste, il arrive quelquefois au Français de réussir, l’Italien échoue au contraire toujours ; car le public a dès long-temps compris la ruse, et n’en peut être dupe. Aussi, pour empêcher le maître de s’attribuer une acclamation qu’il ne mérite pas, il s’abstient parfaitement d’applaudir. On m’a dit que l’auteur de la musique d’Ernani avait composé des nocturnes charmans, qu’il accompagne avec un goût exquis. Je l’exhorte beaucoup à persévérer dans ce genre gracieux.

L’administration du Théâtre-Italien me paraît surtout fort habile à composer son répertoire. Après s’être élevée, par une succession rapide d’opéras remarquables, jusqu’à la partition de Mosè, divin chef-d’œuvre exécuté d’une façon non pareille, elle a senti qu’il était impossible de produire immédiatement un effet aussi beau, et qu’il fallait descendre pour atteindre encore une fois à cette hauteur ; elle est descendue en effet à Ernani, mais pour remonter plus vite par Anna Bolena jusqu’à la Sémiramide. C’est là, je l’avoue, un calcul excellent, et rien ne me paraît plus propre à varier les plaisirs que ces harmonieuses ondulations.

Anna Bolena est sans contredit le meilleur ouvrage qui nous soit venu d’Italie depuis que Rossini habite en France. C’est là une partition simple et mélodieuse, sinon complètement originale ; pleine de chants gracieux et purs et d’intentions heureuses. L’orchestre est écrit avec un soin, une délicatesse bien rares aujourd’hui. Certes, cette musique n’est pas inspirée et profonde ; elle ne sait point vous ravir par des effets inattendus jusque dans le ciel de Mozart ou de Cimarosa, mais on en suit avec plaisir les développemens faciles de l’introduction ; aux dernières mesures elle vous charme comme l’œuvre d’un homme de talent. En général, l’instrumentation en est habile et soutenue, la mélodie ingénieuse. On peut lui reprocher de manquer en certains endroits de franchise et d’entraînement, mais non de grâce et de distinction. Au premier acte, le duo entre Henri viii et Jeanne est surtout bien conduit ; j’aime cet accompagnement qui revient sans cesse durant toute la première partie, et ne disparaît de l’orchestre que vers la fin, lorsque le chant passe dans les voix. Ce morceau grave et calme fait un contraste heureux avec le duo si passionné du second acte. Ici la situation est belle et dramatique : Jeanne, instruite de l’amour et des projets du roi, vient se jeter aux pieds d’Anna déjà répudiée, et lui demander pardon d’être sa rivale. Le jeune maître a noblement tiré parti de cette scène, et sa musique est ardente et passionnée, mélancolique et plaintive, selon que la colère d’Anne éclate avec transport aux premiers aveux de la jeune fille, ou qu’elle se résigne et se prend de compassion pour elle. Donnizetti triomphe surtout dans l’expression d’un sentiment tendre et mélancolique ; le caractère de Percy lui appartient. Cette douce et blanche figure, placée à dessein dans le fond, est d’un effet charmant. Après les invectives brutales du roi, on n’écoute pas sans émotion cette voix qui répond à la plainte d’Anne et la console. Percy, en traversant la scène, répand comme un parfum certaines mélodies naïves et fraîches, qu’on oublierait peut-être si toutes ne revenaient dans la grande scène de la reine, tristes et sombres comme les pensées de bonheur dans la misère. Le trio s’ouvre par un chant d’une belle et simple expression. La strette finale, que Lablache enlève avec tant d’impétuosité, conclurait dignement ce morceau, si les imitateurs de Rossini n’avaient tant fait abus de cette manière de procéder. Toute la dernière scène est écrite et traitée avec un goût parfait. Les plus fraîches idées de l’ouvrage reparaissent sur un harmonieux tissu, et semblent nouvelles par l’instrumentation que l’artiste leur donne et les chants inouis qu’il a semés autour. Toute cette scène est belle et poétique pendant laquelle la reine en délire, tantôt pleurante au souvenir des amours de Percy, tantôt priant Dieu pour sa rivale couronnée, effeuille dans ses mains les plus charmantes mélodies de l’ouvrage, comme Orphélia sa couronne de fleurs. Giulia Grisi, dont les succès avaient été d’abord incertains lors de sa rentrée dans la Gazza, vient de se placer haut par la manière poétique dont elle a conçu et exécuté le rôle d’Anna. Durant tout le cours de l’ouvrage, elle a constamment été tragédienne grande et belle, et presque toujours sa voix a répondu aux appels de son ame. Elle chante sa première cavatine avec une exquise pureté. Rien n’est joli, délicat et fin, comme les petites notes cristallines dont elle brode sa mélodie. Dans la grande scène avec Jeanne, elle trouve des intonations admirables, de sublimes élans de tragédienne. Il faut voir ce visage pâlir, ces yeux s’enflammer de colère, ces bras, divins et purs comme le marbre antique, se lever et se tordre, pour comprendre combien sa beauté naturelle est un aide puissant au théâtre. C’est là que Giulia Grisi est surtout admirable, parce qu’elle s’abandonne toute entière à ses propres inspirations. Dans le finale, il me semble qu’elle imite un peu trop les gestes et la démarche de Mme Pasta, et puis son chant, qui est moins irréprochable que dans la première partie de l’ouvrage. Sans doute que cette incertitude dans l’intonation provient de la fatigue. Elle est d’ailleurs si peu sensible, que jamais le public ne la remarque, et c’est lui rendre un mauvais service que de l’en instruire ; car il doit penser avec raison qu’il vaut mieux se laisser enchaîner par ses sensations, que de les analyser, et que c’est une triste chose d’en être venu à ce point de scrupule, qu’un ut naturel donné pour un ut dièze, vous arrête au milieu d’une noble jouissance et glace toute votre admiration.

J’arrive enfin à Sémiramis, autre chef-d’œuvre d’un homme qui en a tant écrit.

Par la grandeur et l’élévation du style, Sémiramis appartient au genre épique, à la seconde manière de Rossini, et se place entre Moïse et Guillaume Tell. Certes, je suis bien loin de soutenir que Sémiramis soit une œuvre irréprochable et complète, comme le Don Juan de Mozart, par exemple, une musique arrêtée où chaque mélodie a son expression, chaque note son but ; Sémiramis est une œuvre inégale, où de grandes beautés touchent bien souvent aux plus étranges négligences, et dont les développemens s’étendent plus d’une fois jusqu’à la diffusion. N’importe, malgré tous ses défauts, cette œuvre est destinée à vivre, parce qu’après tout, le sentiment en est profond et vrai. Parmi les partitions de Rossini, je sais qu’il en est de plus régulières, et dont la forme s’accorde mieux avec le goût et les habitudes d’un public français : dans ce nombre, on peut citer Tancredi, Otello, la Gazza : mais j’aime surtout Sémiramis, parce que là je retrouve Rossini tout entier avec les fraîches imaginations de la jeunesse, et la pensée austère et profonde de la maturité ; et si de toutes ses partitions, ce qu’à Dieu ne plaise, il ne devait en rester qu’une seule, c’est celle-là que je voudrais choisir comme la plus capable de donner une idée, à l’avenir, du génie inégal de cet homme étonnant. Toute l’introduction est peinte avec les plus éclatantes couleurs. Rossini a fait preuve d’une habileté rare dans l’ordonnance de ce bel acte, qui s’ouvre par des chants de fête et se termine par les lamentations de l’ombre et toutes les terreurs religieuses du mystérieux Orient. On dirait que ces mélodies joyeuses et triomphales serpentent comme des rayons de lumière sur le fond obscur et ténébreux du finale. Quel chef-d’œuvre que ce finale ! Comme le maître vous élève par ce chant grave et solennel ! comme il prépare votre âme aux grandes émotions ! La phrase qui précède le serment se développe avec grandeur et magnificence ; la rentrée en est surtout admirable. La valeur d’une note semble bien chétive dans une partition comme Sémiramis, c’est un grain de sable perdu dans l’Océan ; eh bien ! il faut avoir entendu cette phrase dont je parle pour comprendre quelle perle divine peut devenir ce grain de sable, lorsqu’il est taillé par un homme de génie. Je donnerais bien volontiers dix partitions italiennes et tous les opéras français pour cette simple note qui ramène le chant dans cette phrase, pour ce la bémol, diamant céleste qui rattache le tissu prêt à tomber de la sainte mélodie.

Tous jurent sur l’autel hommage et fidélité ; la reine proclame son jeune époux, et, tandis que ses rivaux s’offensent de son choix, et que le grand-prêtre indigné se retire, du fond de l’orchestre s’élèvent tout à coup les plaintes et les gémissemens de Ninus. Dès que l’ombre a cessé de parler, la musique redevient impétueuse, elle éclate en même temps que les passions que l’épouvante avait fait taire, et la toile tombe sur une conclusion pleine de véhémence et d’entraînement. Tel est ce finale ; composition sévère et grandiose, que nul motif parasite ne vient troubler en son développement simple et majestueux. Au second acte, l’andante du duo entre Assur et Sémiramis est un chef-d’œuvre d’expression dramatique ; après l’immortel duo de l’Olimpiade, je ne sais rien de plus admirable dans ce genre. La grande scène d’Assur est d’un beau caractère ; malheureusement elle se termine par un air de bravoure, et le public est ainsi fait, qu’il demeure insensible au chant large et pathétique, et ne commence à s’émouvoir que vers la fin, lorsque Tamburini se lève pour entonner la plus vulgaire cabalette qui se puisse imaginer. L’exécution de Sémiramide est digne en tout point du Théâtre Italien.

La voix de contralto devient de plus en plus rare ; les compositeurs l’ont abandonnée sans renoncer toutefois à cette coutume italienne, de faire chanter des rôles d’hommes par des femmes : ils écrivent aujourd’hui la partie de Roméo pour le soprano, voix plus estimée, à juste titre, à cause de la sonorité de son timbre et de l’éclat de ses vibrations, mais qui ne peut nullement remplacer l’autre, dont les sons graves font un si grand effet dans les ensembles d’un finale. De cette sorte, plusieurs ouvrages importans, dans lesquels ce genre de voix est employé, sont maintenant d’une exécution très difficile. Depuis le départ de Mme Pasta et Malibran, Tancredi, la Donna del Lago ont disparu du répertoire, et voilà deux ans que nous n’avions entendu Sémiramis, faute d’un Arsace. Mlle Brambilla nous rendait le chef-d’œuvre de Rossini, et cela seul suffisait pour la mettre en faveur auprès du public, qui l’a reçue avec un empressement bien rare au Théâtre-Italien, en l’applaudissant avant qu’elle eût chanté. Mlle Brambilla dit son premier récitatif avec assurance et largeur ; elle est moins heureuse dans la cavatine qui le suit, ainsi que dans la strette du finale, où sa voix manque de vigueur et tend sans cesse à ralentir le mouvement. Le succès de Mlle Brambilla s’est affermi au second acte, dans la grande scène où le prêtre lui remet la couronne et l’épée, et surtout dans le duo avec Sémiramis. Certes, Mlle Brambilla ne nous fera pas oublier Mme Malibran, je ne pense pas qu’elle ait jamais eu cette prétention ; mais elle aidera puissamment le théâtre dans l’exécution de plusieurs ouvrages où son genre de voix est indispensable, et sera toujours entendue avec plaisir après Lablache, Rubini et Giulia Grisi, ce qui n’est pas un médiocre honneur pour une cantatrice. Tamburini chante la partie d’Assur avec un art merveilleux ; cependant il me semble que ce rôle, par son importance dramatique et sa gravité solennelle, convient mieux au talent de Lablache. Tamburini cherche ses effets dans l’agilité miraculeuse de sa voix, et certes il en obtient d’inconcevables ; mais il n’a pas, comme son rival, la force et la vertu tragique. Dans la dernière scène avec chœurs, Lablache, par l’élévation de son geste, la puissance de l’organe et sa démarche auguste et solennelle, laissait une impression de terreur plus profonde, Mlle Grisi chante l’andante de sa cavatine avec une finesse exquise. Tous les ornemens qu’elle y sème sont délicatement choisis. Dans le duo du second acte, sa voix jaillit et monte avec une force, une limpidité sans égale. Durant tout le cours de la représentation, elle s’est maintenue à la hauteur où l’avait placée Anna Bolena, c’est-à-dire qu’elle a grandi ; car plus la musique est belle, plus il revient de gloire au chanteur qui l’exécute dignement. S’il arrive jamais à Giulia Grisi de chanter Anna de Mozart, comme elle a chanté Sémiramis de Rossini, elle aura pris sa place à côté de Mlle Sontag.


H. W.