Revue musicale — 30 septembre 1844
Dans la solitude où vous vous êtes retiré, désormais vous ne devez plus guère permettre aux bruits du monde d’arriver jusqu’à votre oreille. Je parle ici d’un certain monde dont on vous vit de bonne heure abdiquer les passions, si tant est que vous les ayez jamais eues ; car il faut bien avouer, quoi qu’on puisse dire, que les mille préoccupations dévorantes de la vie d’artiste, sous lesquelles tant de consciences généreuses et d’esprits noblement doués se débattent mesquinement, n’ont jamais été votre fait. Naturelle ou jouée, votre indifférence en matière de gloire musicale ne s’est jamais démentie, et du même regard impassible et glacé, du même sourire goguenard dont vous accueilliez jadis les fanatiques acclamations de la multitude, vous deviez assister aux triomphes bruyamment décernés à vos rivaux d’un jour. Je me trompe cependant : une fois votre sérénité si grande s’obscurcit, une fois ceux qui vous approchaient crurent surprendre dans votre air je ne sais quelles traces d’une mélancolie réelle. Ce fut, si j’ai bonne mémoire, à l’avènement de Bellini. Cette voix passionnée et tendre chantant sur un mode nouveau l’éternelle complainte du cœur humain, cette voix mélodieuse vous toucha d’abord ; puis, quand les transports éclatèrent, lorsque l’enthousiasme d’un dilettantisme excessif ne voulut plus entendre qu’elle, un peu de découragement vous prit. N’allez pas croire au moins que je prétende ici vous en faire un reproche ; de pareils sentimens n’ont rien qui ne puisse s’avouer tout haut, et l’envie qui rampe aux basses régions ne se loge guère en des natures comme la vôtre. L’amertume vous vint, en cette occasion, de l’attitude du public. L’idée de son ingratitude insigne et du peu de cas qu’on doit faire de son oubli comme de sa faveur ne devait pourtant pas chez vous être nouvelle. Quoi qu’il en soit, il semble qu’elle saisit ce prétexte pour se présenter à vos yeux sous des couleurs plus sombres, et, comme on dit, se formuler définitivement. Il y a dans la littérature allemande un exemple à peu près pareil au vôtre. Je veux parler de cette espèce d’hésitation qui s’empara de Goethe à l’apparition de Novalis. Ce jeune homme divinement inspiré, ce penseur de vingt ans, s’élevant du milieu d’un groupe hostile avec son verbe lumineux et cette physionomie singulière qui vous donne comme une vague idée de Platon au sein des temps nouveaux, étonna, s’il ne l’effraya point, le Jupiter dans son Olympe, et sa main, occupée à lancer des foudres sur la horde romantique aux abois, attendit volontiers que l’ombre harmonieuse eût disparu, ce qui ne tarda guère, car du chantre de Henri d’Ofterdingen comme du chantre des Puritains, il devait bientôt ne plus rester qu’une lyre brisée sur un tombeau. Ne souriez pas trop du rapprochement, cher maître ; l’aigle chasse les cygnes devant lui, et la mort aime ainsi par occasion à faire la place nette autour des cerveaux prédestinés. Comme le poète de Weimar, vous deviez survivre, vous, par cette loi de la nature qui consacre la force en toute chose, et parce qu’il fallait qu’il y eût un Rossini dans le siècle de Byron, de Goethe et de Châteaubriand.
De cette époque date, à vrai dire, votre abdication. Sitôt après Guillaume Tell, vous eussiez, j’imagine, volontiers composé encore. Évidemment, ce chef-d’œuvre ouvre un cycle que votre génie n’a point eu le temps de parcourir, et la sève si magnifiquement reconquise n’en était pas à donner son dernier fruit. Par malheur, ceux qui vous entouraient alors négligèrent de mettre à profit les circonstances ; et si nous devons en toute chose tenir compte de l’occasion, c’est surtout avec des natures comme la vôtre, où le scepticisme domine, où l’ironie finit toujours par tuer l’enthousiasme. À ces ames ardentes, mais paresseuses à s’émouvoir, il faudrait, comme à l’autel de Vesta, la prêtresse qui veille, car, la flamme sacrée une fois éteinte, c’est grande affaire de la rallumer, et chez vous on la laissa s’éteindre. Vous avez laissé passer l’heure ; bientôt d’autres goûts ont commencé de régner ; entre l’œuvre passée et celle que vous auriez pu faire, de nouveaux courans se sont ouverts. Cependant le doute vous gagnait avec l’âge. Ô maître ! combien vous avez dû sentir amèrement alors l’impuissance et la frivolité de l’art auquel vous vous étiez consacré ! Que voulez-vous, en effet, qu’un musicien devienne à cette période de la vie où la réflexion succède au lyrisme, où la corde d’airain se met à vibrer dans son ame. Écrivain et poète, d’infinis horizons se seraient étendus devant vous : la philosophie, la critique, l’étude des sciences comparées ; qui sait où se serait arrêtée dans ses spéculations et ses conquêtes une intelligence comme la vôtre ? Vous eussiez été Goethe ou Voltaire ; vous n’êtes que Rossini. Excusez du peu ! dira-t-on. Oui, certes, la part est encore assez belle ; mais compte-t-on pour rien la nécessité d’un pareil silence, et cette alternative où vous vous êtes vu de revenir pour la centième fois sur un thème épuisé, ou de rompre avec l’art qui vous a fait ce que vous êtes, de rompre, plein de courage et de mâle vigueur, et de dévorer en soi le meilleur de sa pensée, faute d’avoir de quoi l’exprimer désormais.
Mais que vous importent maintenant les bruits du monde ? Et voilà que je me demande quelle idée m’a pris de vous entretenir d’une traduction qu’on vient de faire de votre Otello à l’Académie royale de musique. Otello ? direz-vous ; mais c’est du plus loin qu’il m’en souvienne, et je ne vois guère quelle sorte d’actualité peut avoir une telle entreprise. C’est un peu la question que chacun s’est faite, car enfin il s’en faut que vos chefs-d’œuvre soient abandonnés ; les Italiens, Dieu merci, en conservent encore assez fidèlement le glorieux dépôt, et, plus heureux qu’Oberon, Euryanthe et Fidelio, Otello et Semiramide ont trouvé là le sanctuaire où le dilettantisme, chaque hiver, les visite et les fête. Sans vous parler des inconvéniens naturels d’une exécution en tout point inférieure, de pareils exemples, s’ils se renouvelaient souvent, entraîneraient la plus insupportable monotonie dans les plaisirs des gens habitués à fréquenter les deux théâtres. Il me semble vous voir d’ici penser à Mme A…, et vous représenter avec horreur le sort de l’intrépide marquise dans son avant-scène. Entendre aujourd’hui Otello, et demain Othello, quand on l’entend déjà depuis quelque vingt ans, c’est un peu bien la même chose, et je n’y vois guère de changé que l’orthographe. Évidemment, il y a là un supplice oublié par Dante en son enfer. J’admets avec vous, cher maître, que c’est une étude des plus intéressantes et des plus utiles pour l’art, comme on dit à cette heure, de comparer en un même rôle Giulia Grisi et Mme Stoltz, M. de Candia et Duprez, Ronconi et Barroilhet. Cependant, à la longue, on finit par se lasser de tout, même de ces comparaisons, d’où ne ressort, en somme, qu’une vérité que personne n’ignore, à savoir : que les Italiens sont très grands chanteurs, et qu’à vouloir se mesurer avec eux, on tombe dans la parodie. Quel sens attribuer à cette mise en scène d’Otello ? À quel besoin du jour, à quel ordre d’idées cela répond-il ? Je n’y vois pas même une spéculation ; car, dès la seconde soirée (et l’on ne devait que trop s’y attendre, d’après le déplorable effet des répétitions générales), la salle était à moitié vide ; depuis, la solitude n’a fait qu’augmenter à chaque épreuve. N’importe, puisque j’ai commencé, je veux vous compter mes impressions ; libre à vous de planter là mon bavardage et de me laisser dire, si mon épître, en éveillant à vos oreilles des bruits auxquels vous avez échappé, devait troubler pour un instant l’ineffable quiétude de votre indifférence orientale. D’ailleurs cette causerie me rappelle l’heureux temps où nous agitions ensemble à tout propos de si hautes questions philosophiques. Vous habitiez alors les frises du Théâtre-Italien, véritable deus in machinâ, et chaque soir, lorsque la salle en fleurs s’illuminait pour ses féeriques harmonies, on vous voyait descendre et venir rôder, grand génie désœuvré, dans ces corridors où votre verve, impossible à contenir, s’exhalait en mille sarcasmes. Que de fois, moi, jeune homme inconnu, dont le dilettantisme désappointé n’avait pu trouver place, je vous rencontrai là ! que de fois, lorsque la salle entière, suspendue aux lèvres de Rubini, frémissait d’aise et se pâmait de langueur aux accens d’une cantilène des Puritani ou de la Lucia, je vous surpris, pauvre Marius à Minturnes, assis rêveur et pensif dans le coin le plus solitaire du foyer ! Si quelque tristesse profonde vous rongeait le cœur à ces heures, si le cri d’ingrata patria ! s’échappa sourdement de vos entrailles, nul ne l’a jamais su ; car vos yeux conservaient leur éclair de malice, et votre diable de sourire ne cessait pas de plisser votre lèvre. Causons donc, cher maître, causons comme autrefois, de poésie et de musique, de théâtre, de chanteurs et de journalistes, et cherchons en toute chose à découvrir la vérité, celle qui se cache si souvent derrière ce fameux rideau qu’en ces temps de feuilletons et de réclames on prend volontiers trop fréquemment pour la scène elle-même.
Ne vous est-il jamais arrivé, étant enfant, lorsqu’on vous conduisait au spectacle, de prendre le rideau pour la pièce, et de prodiguer sans réserve toute votre admiration à quelque scène plus ou moins allégorique peinte à la détrempe sur la toile, par le Cicéri de l’endroit ? Quant à moi, la première fois que je mis le pied dans le temple des muses de ma province, j’avoue que j’eus la naïveté de donner en plein dans l’illusion dont je parle. J’avais devant les yeux un magnifique péristyle à colonnades grecques où s’élevait un autel de marbre et d’or sur lequel des prêtres sacrifiaient au divin Apollon. L’encens surtout, qui semblait fumer pour le dieu, en montant en épaisses bouffées vers le lustre, préoccupait mon imagination. Je ne pensais pas qu’on pût demander d’autres sensations aux jeux de la scène, et mon étonnement fut immense lorsque la musique commença, et que je vis colonnades et péristyle, autel et sacrificateurs s’enrouler d’eux-mêmes et disparaître pour faire place à tout un nouveau monde. Le rideau qui nous cache toute chose aujourd’hui, c’est la publicité, la presse, le mensonge ; et que de fois il nous arrive encore d’être ses dupes et de nous laisser prendre à sa prétendue vérité ! Singulier rideau en effet avec ses couleurs d’arlequin, ses arabesques tourmentées, ses monstres à tête de singe et à queue de poisson ; que sais-je ? ses soleils et ses étoiles de papier doré. Au milieu se dresse une sorte de géante décharnée, hideuse à voir, et qui s’exténue à souffler dans une trompette de bois. C’est la Renommée du XIXe siècle. Hécate de carrefour, prostituée de la publicité, son front aspire au firmament, et ses pieds traînent dans la boue. Il va sans dire que de ce qui se passe honnêtement derrière, le rideau n’en laisse rien transpirer impunément. Toute notion s’y transforme ou s’y altère ; la vertu y devient vanité, le génie prétention, et il suffit du caprice d’un bateleur de la foire pour venir mettre en doute ce qui est immortel. Mais où vais-je moi-même et quelle idée me prend de vous entretenir des misères du temps, comme si vous ne les connaissiez pas ? N’importe ; pour tant de moquerie et de dédains que vous lui prodiguiez, le feuilleton vous réservait cette fois un tour de son métier. Vous n’imagineriez jamais, cher maître, quel texte il lui a pris fantaisie de donner à sa critique à propos de cette malencontreuse mise en scène de votre chef-d’œuvre à l’Académie royale de Musique. Non, je vous le donne en mille, et si d’aventure cette humeur noire, que nous vous avons trop souvent connue à Paris vous tenait à cette heure, il y aurait là de quoi la dissiper incontinent. Cependant je songe à tant de choses que j’ai à vous dire, et je me ravise. Procédons avec ordre, nous en viendrons toujours assez tôt à nous occuper de vos critiques ; pour le moment, parlons du chef-d’œuvre : ab Jove principium.
Voilà donc votre Otello installé désormais sur la scène française. Poètes, chanteurs et musiciens ont exécuté leur entrée, et, comme ces tailleurs du Bourgeois gentilhomme, sont venus prendre la mesure au chef-d’œuvre d’il y a vingt ans pour l’habiller selon le goût du jour. Ainsi que bien vous pensez, le damas, le velours et l’or ne devaient pas manquer, et l’on s’est empressé d’entourer de tout le caractère et de toute la couleur locale imaginables les marionnettes du librettiste italien, rendues un peu plus ridicules par le naïf sérieux dont cette mirifique traduction affecte de les traiter. On a donc suivi en tout point le cérémonial en usage à l’Académie royale de musique, où la question des souquenilles et des hallebardes prime de si haut, comme on sait, la question musicale ; et ce n’est que l’avant-veille de la première représentation, lorsque les palais de marbre et d’or ont été élevés à grands frais, lorsque tant de splendides robes de patriciens ont été taillées en plein brocard, qu’on s’est aperçu de la faiblesse, je ne dirai pas du néant de l’exécution. D’où venait cela ? Est-ce que par hasard les étoffes étouffaient les voix ? Au fait, au Théâtre-Italien, où le luxe des tentures, à coup sûr, règne beaucoup moins, on peut dire que les voix sonnent mieux. Vous vous demandez comme moi à quels arrêts d’en haut il fallait se soumettre, et s’il n’existait point à ce sujet dans le cahier des charges une de ces clauses désastreuses moyennant lesquelles il faut qu’une administration de théâtre se ruine à jour fixé. Mais non, le ciel, que je sache, ne tonnait pas, et les oracles du cahier des charges n’avaient point senti la nécessité de voir apparaître en 1844, à l’Académie royale de musique, une traduction de l’Otello italien. Il y a donc là-dessous une gageure que vous ni moi ne pouvons pénétrer. En effet, quand on n’a pour soi que Mme Stoltz et les restes de ce grand chanteur qu’on appelait Duprez, entreprendre tout à coup de lutter corps à corps avec les plus récentes, les plus splendides, les plus illustres traditions de la scène italienne, où le chef-d’œuvre se maintient encore avec gloire, grace aux efforts de la belle Giulia et de ceux qui l’entourent, franchement, cela ne s’explique point. Il est vrai qu’on espérait beaucoup dans l’exactitude des costumes et dans cette haute science des entrées et des sorties dont se sont toujours si fort piqués les grands esprit du lieu. Mais voyez un peu comme on se trompe, et comme bien souvent nos plus flatteuses conjonctures portent à faux ! Ces soins minutieux, fort louables d’ailleurs, dans la mise en scène d’une œuvre conçue selon les conditions du genre qu’on exploite aujourd’hui à l’Opéra, devaient ici parfaitement manquer leur effet ; et ces pompeux décors, cette couleur locale, ces costumes de mandarin avec leur raideur empesée, tout ce solennel fatras, cet attirail gourmé se rencontrant avec le sans-gêne de votre musique et le train inégal dont elle va, devaient produire à la longue les plus singulières, tranchons le mot, les plus dérisoires discordances.
De cet honnête libretto, sans prétention comme sans malice, on a voulu faire absolument une comédie héroïque à la manière des poèmes de M. Scribe. À force de manipulations et de ravaudages, à force de lambeaux pris à Shakespeare et grotesquement entrelardés dans le récitatif, on s’est imaginé qu’on allait donner une raison d’être aux scènes incohérentes de la pièce italienne qui se joue, comme tous les libretti du monde, on ne sait où, en plein air, dans le vestibule d’un palais, dans une alcôve. Je vous donne à penser quelle confusion devait résulter d’un pareil amalgame. On prétend que La Fontaine, étant assis un jour au parterre du théâtre, oublia que la pièce qu’on représentait était de lui, et se mit à déblatérer sans façon contre l’auteur. Je gage qu’ici, cher maître, la même histoire vous fût arrivée. Comment, en effet, reconnaître votre musique à ce point défigurée, je ne dis pas seulement par l’exécution, qui cependant n’y va pas de main morte, mais encore par les accessoires compliqués d’un maladroit système de mise en scène qu’elle ne comportera jamais ? À vrai dire, cette représentation de votre chef-d’œuvre d’autrefois sur le théâtre de l’Opéra d’aujourd’hui me paraît une mystification dans laquelle chacun devait trouver son compte. Et d’abord, à commencer par le commencement, que vous semble de la situation de M. Habeneck et de son orchestre, réduits à jouer avec tout le sérieux imaginable, et comme ils feraient pour une symphonie de Beethoven ou l’ouverture de Guillaume Tell, l’espèce d’improvisation qu’il vous a plu jadis de mettre en tête de cette partition d’Otello, laquelle improvisation, soit dit entre nous, est bien l’une des plus médiocres fantaisies qui vous aient jamais passé par la cervelle, et pourrait tout aussi bien servir d’introduction au Noces de Gamache, par exemple, qu’à la terrible complainte des amours du More de Venise. Mais attention ! la toile se lève. Ici commence le caractère, et du premier coup d’œil le système musical en vigueur à l’Académie royale nous apparaît incarné dans la personne de deux hallebardiers gigantesques placés en sentinelle, et pertuisane au poing, sur les degrés du fauteuil ducal. Au lever du rideau, la scène est vide. Peu à peu cependant des groupes se forment ; on va et vient, on se salue, on s’aborde, et, sous prétexte d’avoir l’air de parler de chose et d’autre, on montre au public ses habits neufs. Exorde pittoresque s’il en fut : on ne saurait être en vérité plus vénitien que cela, et Canaletti a trouvé son maître. Reste à savoir si tout cet appareil inventé après coup à répondre au ton général de l’ouvrage, et si cette couleur locale, prétentieuse et gourmée, ne semblera point ridiculement déplacée quand il s’agira d’entonner le viva Otello traditionnel et de se ranger en espalier, les ténors avec les ténors, les basses avec les basses, pour ne pas manquer les reprises de la fameuse aria di bravura col pertichini. Vous dirai-je qu’à l’Opéra le père de Desdemona se nomme Brabantio ? Un patricien de la sérénissime république de Venise, aussi étoffé que l’est M. Levasseur ou M. Serda, pouvait-il raisonnablement s’appeler Elmiro ? Dans tous les cas, c’est se donner de la couleur locale à bon marché ; un nom de plus ou de moins ne fait rien à l’affaire, et je n’insisterais pas sur de pareils détails, si cette voie où l’on s’est engagé à plaisir n’aboutissait par momens à d’incroyables extravagances. En voici une entre autres dont vous rirez bien. À coup sûr, vous n’avez point oublié la Malibran et l’impression immense qu’elle produisait dans cette entrée du second acte où votre génie a versé le pathétique à si large mesure. S’il me fallait décrire exactement le costume qu’elle portait dans cette scène, j’avoue que je ne le pourrais guère ; mais ce que je sais, c’est qu’elle y était inspirée et sublime. Elle venait là suppliante, éperdue, passionnée, en épouse qui se hâte d’accourir pour conjurer un grand malheur ; et quand elle se présentait au More, les cheveux en désordre, le front haut et résolu, les yeux en larmes, c’était un effet véritablement héroïque. Or, il paraît que les poètes romantiques en train d’illustrer votre Otello pour la scène française auront changé tout cela. Au fait, cette Malibran était une écervelée qui ne savait ni composer un rôle, ni se mettre. Et que deviendrait-on, bon Dieu ! si, dans la Venise des poètes, dans la Venise des doges et du Rialto, des lagunes, des gondoles et des barcaroles, une fille de sang patricien pouvait ainsi se rendre à visage découvert dans le palais d’un homme, cet homme fût-il cent fois More et cent fois son mari ? À nous donc la couleur locale ! Vite un domino sur votre blanche épaule, ô Desdemona ! et sur vos yeux un loup de satin noir ! C’est pourtant ainsi que les choses se passent ; c’est ainsi affublée que Mme Stoltz entre en scène dans ce passage immortalisé par les souvenirs de la Pasta et de la Malibran. Et maintenant, cher maître, répondez : eussiez-vous jamais reconnu votre Desdemona en cette échappée du bal masqué ? Non, certes ; vous l’eussiez bien plutôt prise pour l’héroïne d’une ballade de M. Alfred de Musset, mise en musique par feu Monpou. Il va sans dire que la situation, de grandiose et de sublime qu’elle était, tourne immédiatement au comique, desinit in piscem. Ceci, remarquez-vous, passe la plaisanterie. En effet, on a multiplié si fort les coups de théâtre de ce genre, que votre musique a fini par se trouver comme dépaysée au milieu de tant de belles et magnifiques innovations. J’en suis au désespoir pour vous, cher maître ; mais je vous dois la vérité : dès la quatrième scène, vous n’étiez plus à la hauteur de tout ce romantisme. Du reste, l’observation n’a échappé à personne, et le lendemain le feuilleton s’écriait que vous n’aviez jamais compris Shakespeare, et qu’il y avait là un drame bien autrement pathétique, bien autrement élégiaque et sublime, dont vous ne vous étiez seulement pas douté. Qui le conteste ? Il y a ving-huit ans[1], pouviez-vous donc songer à Shakespeare lorsque vous écriviez, sans vous occuper du lendemain, cette partition d’Otello que l’espace d’une saison italienne devait voir naître et mourir ? Pour vous, jeune homme de génie en proie à cette fièvre d’un lyrisme qui déborde, il s’agissait bien en vérité de Desdemona, d’Iago et du More ; il s’agissait d’un ténor, d’une basse et d’une prima donna, voilà tout. Est-ce qu’on discute à cet âge où l’on chante ; à cet âge où, pour me servir de l’expression de je ne sais plus quel grand compositeur de l’école française, on mettrait le Moniteur en musique[2] ? Ce libretto, tout décousu qu’il est, vous paraissait sublime ; vous le teniez de Barbaja ; vous étiez sûr qu’une fois la partition écrite, une vaillante compagnie de chanteurs[3] l’exécuterait aussitôt ; et, je le demande, quand on a vingt ans, du génie et le diable au corps, en faut-il davantage pour s’inspirer ? Dites, cher maître, à cette époque, saviez-vous seulement qu’un grand poète du nom de Shakespeare eût jamais existé ? Pourquoi vouloir toujours confondre la période du lyrisme et celle de la critique ? Aujourd’hui, s’il vous prenait fantaisie d’écrire un Otello, sans aucun doute les choses se passeraient autrement. Au point de maturité où vous en êtes venu, l’œuvre se formulerait complète et normale, plus grandiose en ses contours, plus reliée en ses parties, plus shakespearienne enfin, puisqu’on a dit le mot. Mais ce troisième acte, si coloré, si profond, si embaumé de toutes les langueurs, de toutes les mélancolies de l’amour italien, cette inspiration sortie toute d’un trait, ce fragment qui vaut à lui seul dix chefs-d’œuvre, parlez, maître, le retrouveriez-vous maintenant ? Non. Que les choses restent ce qu’elle sont ; et, pour obéir aux équivoques prétentions d’une poétique nébuleuse, ne nous exposons pas à dénaturer ce qui est sublime.
Aussi bien, peut-être conviendrait-il de s’expliquer sur ces termes de comparaison toujours plus ou moins hyperboliques, et qui ne servent qu’à fausser le jugement. Fort souvent il m’est arrivé, au sortir d’une représentation du chef-d’œuvre de Mozart, d’entendre des gens soutenir que Molière n’avait rien compris au type de Don Juan ; aujourd’hui la même chose est dite de vous à propos du More de Venise. Ainsi, de ce que tel poète se sera emparé en maître d’un sujet, il s’ensuivra que le musicien auquel ce sujet vient échoir deux ou trois cents ans plus tard devra nécessairement s’inspirer du poète, au risque de passer, s’il ne le fait, pour un esprit étroit et médiocre aux yeux de la critique de son temps ! Mais, sans discuter ici tout ce qu’il y a de vague dans cette expression et jusqu’à quel point la poésie peut s’inspirer de la musique, la musique de la peinture, et ainsi de suite, ce qui nous mènerait trop loin, ne serait-ce point là proclamer le despotisme du génie ? N’y a-t-il donc pas deux façons d’envisager une idée ? Pour moi, je tiens que le Don Juan de Molière est une admirable invention, ce qui ne m’empêche pas à coup sûr de trouver celui [4] de Mozart l’un des chefs-d’œuvre de l’esprit humain, et cependant quoi de plus distinct que ces deux pièces, bien autrement éloignées l’une de l’autre que votre Otello ne l’est du More de Venise ! car vous avez, vous, votre troisième acte jeté là comme un pont sublime entre le vieux Will et vous, ce troisième acte où, malgré qu’on en dise, vous avez été shakespearien, et dans la plus puissante et la plus noble acception du mot, sans vous en douter, comme il faut l’être.
Je passe volontiers condamnation sur vos personnages, pourvu qu’on m’accorde que Desdemona, telle que vous l’avez conçue, est une des plus idéales créations que la lyre ait jamais évoquées. Votre Otello a pour lui son entrée dans le finale, sa grande phrase si pathétique dans le duo du second acte, et ses récitatifs du troisième ; mais c’est là tout. Enlevez au rôle ces trois ou quatre éclairs, et vous allez, ne vous en déplaise, le voir rentrer soudain dans cette catégorie de Turcs à cavatines et à vestes brodées si chère de tout temps aux ténors italiens. Aussi, comme cet excellent Rubini l’avait compris, ce rôle ! Remarquez, cher maître, que je ne parle point ici seulement de l’exécution musicale ; quelle musique Rubini n’eût comprise ? j’entends toute la partie du costume et de la mise en scène. Comme il était dans le vrai avec sa large ceinture de cachemire, son vaste pantalon rouge tombant à plis flottans sur ses bottes jaunes, son sabre recourbé et son turban blanc ! À la bonne heure ! c’était là du moins un Otello d’opéra italien, et, soyons francs, l’Otello tel que vous l’aviez entrevu dans l’orientalisme napolitain de vos vingt ans. Maintenant, que dirait Rubini s’il voyait l’accoutrement grotesque dont l’Opéra vient d’affubler son personnage ? Non, jamais singe de la foire ne parut attifé de la sorte. Figurez-vous une espèce de robe de chambre brochée d’or, sur laquelle (sans doute pour faciliter les mouvemens du chanteur dans un rôle si dramatique et si emporté) pend encore un ample burnous de couleur claire. À quoi songeait donc M. Duprez en se laissant équiper ainsi ? De pareils oripeaux peuvent être bons dans la Juive ; mais l’Otello de Rossini se joue et surtout se chante plus lestement. Bien entendu que le vertueux père de Desdemone n’a jamais représenté à vos yeux autre chose qu’une partie de basse qui, sans lui, eût manqué à vos deux finales. Après cela, que le digne homme s’appelât Elmiro ou Brabantio, une fois sa réplique donnée, l’affaire, j’imagine, vous importait assez peu. Quant à Iago, vous ne le soupçonniez même pas, et cela devait être ; quand vous auriez su par cœur, à cette époque, le chef-d’œuvre de Shakspeare, dites, cher maître, l’idée vous fût-elle jamais venue d’aborder cet abîme de ténèbres et de profondeur ? Il n’y a au monde qu’un Allemand, et parmi les Allemands qu’un homme, Meyerbeer, qui puisse, dans le cours des siècles, vouloir entreprendre de mettre Iago en musique. Honest Iago ! essayez donc de rendre avec des violons et des hautbois le sublime et l’immensité de cette parole. Votre Iago, vous, c’est tout simplement le traditore du mélodrame italien, ce drôle qui orne sa toque d’une plume rouge et porte un pourpoint sombre en signe de la noirceur de son ame. Comme il a un billet à remettre dans la pièce, vous lui avez donné un duo ; il le chante, puis se retire, et tout est dit. Iago, c’est le secondo basso cantante de la troupe, comme Elmiro en est le primo basso. Or, rien, vous le savez, ne chante faux à l’égal d’un second sujet de troupe italienne. Cette vérité, qui remonte dans la nuit des temps, fut comprise d’abord du public dilettante, lequel ne manquait jamais d’accueillir par des éclats de rire et des huées le pauvre diable appelé par ses attributions à se charger de ce personnage subalterne, et plus tard par l’administration, qui, pour arriver à ces magnifiques ensembles où nous assistons, décida qu’à l’avenir le premier sujet remplirait à certains jours solennels la partie du second, en d’autres termes, qu’un Tamburini ou qu’un Ronconi chanterait Iago dans Otello. Mais là ne devait point s’arrêter la mise en lumière du personnage : à cette réhabilitation, entreprise uniquement au point de vue des ensembles, devait succéder la réhabilitation au point de vue de l’art. Réjouissez-vous donc, cher maître, Iago ne sera plus désormais cet obscur lieutenant qui figurait à peine dans votre opéra à l’état de comparse ; le voici qui brille au premier rang, ni plus ni moins que s’il surgissait de la tragédie de Shakespeare. Enfin, et grace à l’ingénieuse combinaison des poètes qui viennent d’illustrer votre œuvre, nous avons un Iago. Au fait ne fallait-il pas ajouter une cavatine pour M. Barroilhet ? M. Barroilhet est un virtuose d’importance trop haute pour se contenter d’un duo, même quand il a sous les yeux l’exemple de Tamburini et de Ronconi, qui n’en ont cependant jamais demandé davantage. La cavatine devenue nécessaire, il ne s’agissait plus que d’y mettre des paroles ; oui, mais quelles paroles ? Et, pardieu, qu’à cela ne tienne ! Iago se racontera lui-même au public. Accordez les violons et les flûtes, que nous mettions à nu cette ame fourbe, et qu’une fois nous disions le secret de tant de perfidie et de haine, ce secret de l’enfer si profondément enveloppé par Shakespeare. Vous connaissez ces personnages de la caricature anglaise que le dessinateur fait parler en leur mettant dans la bouche une ou deux lignes écrites sur une sorte de vapeur nuageuse grossièrement figurée. Tel est Iago ; les sombres poisons de cette conscience venimeuse s’exhalent ainsi en bouffées mélodieuses, et bientôt l’harmonie opérant ses prodiges : « Ah ! s’écrie-il dans un retour bucolique sur lui-même où j’aurais souhaité quelques pipeaux, quel honnête homme j’aurais fait, s’il m’eût été donné de posséder le cœur de Desdemone ! donnez-moi le cœur de Desdemone, et je deviens philanthrope. » Grande et poétique paraphrase du monologue si habilement rendu par M. Alfred de Vigny. Donnez donc Elmire et la cassette à ce bon M. Tartufe, et vois verrez après ce qu’il dira.
Quel rôle que cette Desdemone à qui vous avez donné tout votre admirable troisième acte pour chanter et mourir ! Mme Stoltz n’a point su résister à l’espèce de tentation qu’il exerçait sur elle. Invinciblement entraînée par la magie du charme lorsque ses yeux se sont ouverts, à cette heure de calme réflexion qui suit toujours une dernière répétition générale, lorsqu’elle a pu froidement mesurer le précipice, il était trop tard pour reculer. Comme cette sirène perfide du rocher de Lurley qui chante pour attirer les voyageurs à l’abîme, votre blanche Desdemone aux cheveux dénoués, à la harpe d’or, fascine de sa voix enchanteresse toutes les cantatrices qui passent, et plus d’une, haletante, est venue succomber sous le saule, all’ombra del salice. Mme Stoltz a voulu essayer ; pourquoi pas ? Un échec de plus ou de moins, qu’importe, quand il s’agit de satisfaire une fantaisie ? Capricieuse comme l’onde, a dit le poète, et comme une prima donna, devrait-on ajouter. Puisque les traducteurs étaient en si belle humeur de chansonner Shakespeare, peut-être auraient-ils trouvé là le motif d’une cavatine à mettre dans la bouche de leur héroïne, en manière de moralité. Vous vous souvenez, maître, de la Pasta dans ce rôle, car c’est d’elle qu’il faut parler sans fin lorsqu’il s’agit de la vraie Desdemona. La Malibran, poétique, ardente, passionnée à l’excès, mais trop souvent ravie à son insu par la fougue de sa nature bondissante (il y avait de la panthère dans cette organisation déliée et souple, dans cette narine dilatée, dans cet œil de feu), la Malibran sacrifiait presque toujours l’ensemble aux détails. La Pasta seule me semble avoir saisi et fixé à jamais le côté classique de votre création, le contour ; et, s’il m’était permis de m’exprimer ainsi, je dirais que l’une en fut la vignette anglaise, l’autre le marbre. Sa voix, bien qu’incomplète et voilée, avait, dans certaines cordes, des sons d’une richesse et d’une expression singulière. Et puis, quel art dans sa façon de dire, quel goût parfait dans la disposition des ornemens, toujours maintenus au ton de l’épopée lyrique, car, chez elle, la cantatrice s’effaçait devant la tragédienne ! La voyez-vous encore, cher maître, avec sa taille imposante, son grand air, ses traits si mobiles, où tant de passions et d’orages éclataient, toujours beaux dans la douleur comme dans la joie, dans la colère comme dans le dédain, dans les larmes du désespoir et dans les angoisses de la mort ? Pas un mouvement qui n’eût sa loi, pas un regard, pas un geste qui ne fût à sa place, rien de conventionnel, partout l’inspiration du moment, et cependant partout aussi le calcul et la réflexion, l’art en un mot tel qu’on se l’imagine, l’idée qu’on se fait de la muse tragique. Pour moi, je ne l’oublierai jamais, au troisième acte, dans la scène du dénouement, lorsque, se dressant sur la pointe du pied elle se rapprochait tout à coup d’Otello, et, du haut de son innocence outragée, laissait tomber sur lui un sourire écrasant d’indignation et de mépris. Il fallait aussi la voir, au second acte, s’élancer de l’avant-scène vers le fond du théâtre pour interroger le chœur sur le sort de son époux ; et ce cri de joie et de reconnaissance qu’elle poussait d’un front rayonnant et comme transfiguré, en apprenant qu’il vit, ne vous semble-t-il pas l’entendre encore, au bruit des applaudissemens et des bravos, mille fois répétés ? — Au même instant survient le père, et l’on assistait alors à l’une des plus admirables péripéties où l’art dramatique se soit jamais élevé. À l’aspect du vieillard qui vient de la maudire, Desdemona s’arrêtait immobile et comme frappée de la foudre au milieu de ses élans d’ivresse. On eût dit que les ténèbres remplaçaient tout à coup la lumière autour d’elle, tristes et mortelles ténèbres, toutes pleines des souvenirs du passé et des pressentimens d’un avenir plus sombre encore. La Pasta avait une manière à elle d’interpréter ce caractère (remarquez, cher maître, que je ne parle point ici du personnage de Sakespeare, mais du vôtre), et de rallier entre eux les divers points de son action tragique. Dès qu’elle se sentait près de son père, l’idée de ses malheurs et de sa faute lui revenait ; c’était encore la fille pieuse et tremblante implorant son pardon, et se désespérant jamais de l’obtenir. Vis-à-vis du More, au contraire, son attitude devenait tout autre, et, chaque fois que celui-ci s’emportait jusqu’à la menacer, le visage de Desdemona trahissait subitement je ne sais quelle expression de répugnance et de dégoût physique ; puis, se ravisant soudain, on voyait sa joue se colorer et sa tête se redresser fièrement pour répondre. Ce contraste éclatait surtout dans les ensembles, lorsqu’elle avait affaire à tous les deux, par exemple lorsqu’étant à supplier son père, la voix sombre et fatale du More lui arrivait brusquement, et qu’après s’être détournée vers lui, elle revenait s’incliner aux genoux du vieillard.
Vous rappellerai-je sa pose inimitable et son intelligence de la situation dans la scène du saule, ainsi que ce grand secret qu’elle possédait de se draper magnifiquement à deux reprises sur sa couche, une fois pour le sommeil, l’autre pour la mort ; tantôt la tête appuyée sur son bras, de manière à laisser voir au public sa main, qu’elle avait très belle, tandis que l’autre bras descendait mollement sur sa hanche ; tantôt échevelée, la tête et les bras pendant hors du lit, où reposait le reste de son corps ? Mais tout cela, il faut l’avoir vu et entendu, et de pareilles choses, si elles pouvaient se décrire, cesseraient d’être ce qu’elles sont.
Quel dommage que de tant de poésie d’inspiration et de style il ne reste plus rien ! Qui parle aujourd’hui de la Pasta ? Oh ! l’art du comédien, misère et néant ! et que l’indifférence du lendemain lui fait payer cher les trésors et les couronnes de la veille ! Il meurt, une poignée de terre, et tout est dit ; quelquefois même l’oubli, pour s’emparer de sa personne, n’attend pas que la mort le lui livre. Dernièrement, aux funérailles de Seydelmann, cet autre enfant de la muse tragique que l’Allemagne ne remplacera pas, le seul acteur qui ait jamais su rendre dans ses mille nuances insaisissables cette immense figure du Méphistophélès de Goethe, aux funérailles de Seydelmann, le prêtre catholique qui assistait à la cérémonie, après avoir accompli les devoirs de son ministère et au moment de s’éloigner, prit une poignée de terre qu’il jeta sur le cercueil en signe d’adieu. Aussitôt tous les amis de Seydelmann en font autant l’un après l’autre, et ce bruit sourd et creux fut le dernier applaudissement qui salua le grand artiste. C’est effrayant comme ce siècle oublie vite et froidement, et vous voulez qu’on se souvienne d’un comédien ! Je déteste les lieux-communs mais cependant, il faut bien le dire, le comédien écrit son souvenir sur le sable que le vent disperse, sur le flot qui va s’effaçant de lui-même, et quelques années ont suffi pour faire passer chez nous à l’état de mythe et de légende les noms les plus glorieux au théâtre et les plus aimés. — Ici, cher maître, vous froncez le sourcil, et j’entends votre voix m’interrompre pour s’écrier avec amertume : « La gloire du virtuose est-elle donc la seule qui passe, et celle du maëstro vit-elle plus long-temps ? Prenons mon exemple. Depuis quinze ans que j’ai quitté la scène, combien ne s’en est-il pas élevé de ces idoles éclatantes aux pieds desquelles fument les mille encensoirs dont je m’enivrai ! Comme je remplaçai jadis Paisiello, Zingarelli, Fioravanti, Salieri, Pavesi, Generali, Coccia, Nicolini, Paër, et tutti quanti, d’autres sont venus qui m’ont remplacé, moi. J’étais seul, ils sont plusieurs ; tantôt c’est le génie, tantôt sa monnaie ; qu’importe au public, qui demande avant tout des sensations nouvelles, et veut, comme don Juan, se divertir pour son argent ? Ma royauté, d’autres l’ont eue, qui seront remplacés à leur tour ; quant à l’engouement populaire, je me flatte de n’avoir jamais donné dans cette plaisanterie. Il fut un temps, j’en conviens, où l’on n’entendait partout dans les rues de Naples et de Milan, de Bologne et de Florence, que Di tanti palpiti et Languir per una bella ; mais depuis, si j’ai bonne mémoire, on a aussi beaucoup chanté Bellini, et quant à ce qu’on chante aujourd’hui, je l’ignore, m’étant arrêté à Casta dica. » À cela je n’ai rien à répondre, sinon que la postérité ne s’est ouverte à vous que parce que vous l’avez bien voulu. Aussi, pour vos amis d’autrefois, qui savent à quoi s’en tenir sur les résolutions de votre esprit, rien n’est curieux comme de voir tant de braves gens se démener à tout propos à cette fin de mettre le public dans vos confidences et de l’avertir que vous vous occupez décidément d’un nouveau chef-d’œuvre. Astrologues bizarres, ces gens-là semblent n’avoir autre chose à faire que de tenir leur lorgnette braquée sur la constellation de votre génie. Le croirez-vous, cher maître ? ils vous voient du matin au soir assis au pupitre et croquant des notes ni plus ni moins qu’un lauréat émérite de l’Institut ; puis, à la première occasion, ils se répandent dans la ville et vont racontant partout la bonne nouvelle, et que vous destinez cette merveille à notre Académie royale de musique. En vrais prophètes qui ne doutent de rien, ils en disent même au besoin le titre. Tantôt c’est un Hamlet, tantôt un Roméo ; vous voyez que les sujets shakespeariens ne vous peuvent manquer. Je me trompe, dernièrement ils parlaient d’une Jeanne d’Arc, Guillaume Tell les ayant sans doute avertis que le souffle de Schiller vous était bon. Mais ce que vous n’imagineriez jamais, c’est l’impatience qui les prend à l’idée que vous persistez dans l’inaction et ne tenez point compte de réaliser leurs prophéties. Il faut les entendre alors vous reprocher votre oisiveté, votre indolence, et vous démontrer en belles oraisons que le génie est un don du ciel dont nous devons un compte exact à l’humanité, et que nul n’a le droit d’enfouir sous le boisseau la plus légère étincelle du feu divin. Ainsi, vous aurez usé vingt ans de votre vie[5] dans le travail, écrit trente partitions parmi lesquelles on nommerait au moins douze chefs-d’œuvre, tout cela pour qu’un barbouilleur de papier, à qui manque le sujet de son feuilleton du lendemain, vienne vous contester la faculté de vous reposer à cinquante ans, et faire servir vos précieux loisirs de texte à son homélie ! Écrire ! et pourquoi ? Quel mobile vous reste ? Qui vous tentera désormais ? Est-ce la gloire ou la fortune ? La gloire ? vous en savez le dernier mot et le néant. La fortune ? quand vous aurez agrandi votre coffre-fort, étendu vos domaines, enrichi de trésors sans nombre votre palais de marbre de Bologne, dites, en souffrirez-vous moins du mal physique qui vous tourmente, et cet estomac[6], que vous appeliez jadis si spirituellement le maître de chapelle dirigeant l’orchestre de la vie, en recouvrera-t-il sa vigueur ? Quant aux ovations, et aux apothéoses, je vous soupçonne d’être un peu blasé sur ce chapitre, Ô Rembrandt de la musique ! et à ceux qui croiraient vous séduire par l’espoir de nouveaux triomphes et la perspective entrevue de vos vanités satisfaites, vous pourriez leur répondre par l’histoire de ce ballet du théâtre Carcano qui s’intitulait : Il ritorno d’Orfeo del inferno ossia la gloria del celebre maestro Rossini, et dans lequel on voyait Orphée évoquer Euridice du sein du Ténare en lui jouant sur la flûte la romance du saule. Du reste, ces sortes de flatteries ne vous ont jamais trop tourné la tête, que je sache. Votre prédilection s’est de tout temps montrée pour les choses positives[7], rebutant l’idéal non sans quelque cynisme peut-être, de sorte que, chassé de votre vie, il n’avait rien de mieux à faire que de se réfugier dans vos chefs-d’œuvre. Que vous manque-t-il encore, à vous que les honneurs vont chercher jusque dans votre exil ? Dernièrement Frédéric-Guillaume IV ne vous adressait-il pas le diplôme de chevalier de l’ordre du mérite de Prusse ? Il est vrai que vous partagez cette distinction avec M. Liszt. Désormais l’heure de la philosophie a sonné pour vous. Retiré à Bologne depuis 1838, loin des passions, loin de ce gouffre du théâtre autour duquel gravitent encore dans les angoisses du succès tant de nobles intelligences qui pourraient vivre heureuses, procul a Jove, procul a fulmine, vous contemplez nos misères d’en haut, vous faites votre macaroni vous-même, et lorsque d’aventure la digestion se présente bien, le sourire sur les lèvres, la main dans le gousset, vous vous prenez à méditer sur les grandeurs humaines, ô sublime sceptique, et dites avec le roi Salomon : Tout est vain sous le soleil.
- ↑ Otello est de 1816, l’année de Torvaldo e Dorliska et du Barbiere, lequel fut écrit, comme on sait, en treize jours.
- ↑ Non pas le Moniteur, la Gazette de Hollande, ce qui revient à peu près au même. On connaît l’aventure. — Rameau se vantait un jour au foyer de l’Opéra de pouvoir mettre toute chose en musique. « Même la Gazette de Hollande, observa l’incrédule Quinault. — Oui certes, et j’en fais le pari. — Je le tiens. » — Le lendemain le poète d’Armide apporte au chantre de Castor et Pollux le Journal de Harlem, où se trouvaient entre autres motifs d’inspiration pour un compositeur, des tarifs de fromages et la liste des décès de la veille. Rameau s’assied au clavecin, et en moins d’une heure trouve dans tout cet amalgame de premiers
- ↑ La Colbrand, Davide et Nozzari.
- ↑ Harlem, de nouvelles et d’annonces, une telle musique et de tels effets, que Quinault reconnaît avoir perdu sa gageure. — Mais tout ceci ne vaut pas l’histoire du chevalier d’Alayrac, qui, dans sa joie d’avoir été décoré par l’empereur, lui proposait de mettre en musique le code civil.
- ↑ À commencer, en 1810, par il Cambiale di Matrimonio, et à finir, en 1829, par Guillaume Tell. Si maintenant on nous demandait de combler l’espace qui s’étend entre ces deux dates, nous dirions pour épuiser la glorieuse nomenclature : en 1811, l’Equivoco stravagante. — En 1812, Demetrio e Polibio, l’Inganno felice, Ciro in Babilonia, la Scala di Seta, la Pietra del Paragone, l’Occasione fa il ladro. — En 1813, il Figlio per azzardo, Tancredi, l’Italiana in Algeri. — En 1814, Aureliano in Palmira, il Turco in Italia. — En 1815, Elisabetta, Sigismondo. — En 1816, Torvaldo e Dorliska, il Barbiere di Siviglia, la Gazetta, Otello. — En 1817, la Cenerentola, la Gazza ladra, Armida. — En 1818, Adelaïde di Borgogna, Mose in Egitto, Ricciardo e Zoraïde. — En 1819, Ermione, Odoardo e Cristina, la Donna del Lago. — En 1820, Bianca e Faliero, Maometto secondo. — En 1821, Matilde di Sabran. — En 1822, Zelmira. — En 1823, Semiramide. — En 1825, il Viaggio a Reims. — En 1826, le Siége de Corinthe. — En 1827, Moïse. — En 1828, le Comte Ory.
- ↑ « Après ne rien faire, nous disait-il un jour, je ne sais pas, pour moi, de plus précieuse occupation que de manger, manger comme il faut, s’entend. Ce que l’amour est pour le cœur, l’appétit l’est pour l’estomac ; l’estomac est le maître de chapelle qui gouverne et active le grand orchestre de nos passions ; l’estomac vide me représente le basson ou la petite flûte grognant le mécontentement ou glapissant l’envie ; l’estomac plein, au contraire, c’est le triangle du plaisir ou les timballes de la joie. Quant à l’amour, je le tiens pour la prima donna par excellence, pour la diva, chantant dans le cerveau ses cavatines dont l’oreille s’enivre et qui ravissent le cœur. Manger et aimer, chanter et digérer, tels sont, à vrai dire, les quatre actes de cet opéra-bouffe qu’on appelle la vie, et qui s’évanouit comme la mousse d’une bouteille de champagne. Qui la laisse échapper sans en avoir joui est un maître fou. » N’aimez-vous pas la profession philosophique, et le sensualisme musical n’aurait-il pas trouvé son Épicure ? Puisque nous sommes en veine de citations, donnons encore ici le fragment d’une lettre qu’il écrivait de Rome à la Colbrand pour annoncer le succès du Barbiere à la célèbre cantatrice, qui depuis fut sa femme. « Mon Barbier gagne de jour en jour, et le drôle sait si bien ensorceler son monde, qu’à l’heure qu’il est, les plus acharnés adversaires de la nouvelle école se déclarent pour lui. Le soir, on n’entend dans les rues que la sénérade d’Almaviva ; l’air de Figaro : Largo il factotum, est le cheval de bataille de tous les barytons, et les fillettes, qui ne s’endorment qu’en soupirant : Una voce poco fâ, se réveillent avec : Lindore mio sarâ. Mais ce qui va vous intéresser bien autrement que mon opéra, chère Angélique, c’est la découverte que je viens de faire, d’une nouvelle salade dont je me hâte de vous envoyer la recette. Prenez de l’huile de Provence, de la moutarde anglaise, du vinaigre de France, un peu de citron, du poivre et du sel, battez et mêlez le tout, puis jetez-y quelques truffes, que vous aurez soin de couper à menus morceaux. Les truffes donnent à ce condiment une sorte de nimbe fait pour plonger un gourmand dans l’extase. Le cardinal secrétaire d’état, dont j’ai fait la connaissance ces jours derniers, m’a donné pour cette découverte sa bénédiction apostolique. Mais je reviens à mon Barbier, etc. » — La truffe, disait-il un jour au comte Gallenberg, est le Mozart des champignons. En effet, je ne connais à don Juan d’autre terme de comparaison que la truffe ; l’un et l’autre ont cela de commun, que, plus on en jouit, et plus on y trouve de charmes. »
- ↑ Je rappellerai à ce sujet une anecdote que je tiens du marquis de Louvois, et qui peint l’homme. En 1819, l’académie de Pesaro, sa ville natale, non contente d’avoir déjà le buste en marbre du jeune maître, lui vota une statue en pied de grandeur naturelle, qu’on devait élever sur la place de l’hôtel-de-ville, afin, disait le protocole municipal, que les gens de la campagne qui viennent les mardi et vendredi de chaque semaine au marché puissent au moins contempler et admirer leur glorieux compatriote. — Et combien coûtera cette plaisanterie ? demanda Rossini à l’orateur de la députation. — Mais environ douze mille francs, que le conseil vient de voter. — Écoutez, monsieur, je vais vous faire une proposition : donnez-moi la moitié de cette somme, et je m’engage à me poster deux fois par semaine, à heure fixe, sur la place du marché, de manière à ce que mes compatriotes puissent jouir amplement de ma présence et se donner du grand homme tout leur saoûl. — Notez que j’omets ici la crudité toute rabelaisienne de l’expression. Que durent penser de leur cygne, après cela, les bons habitans de Pesaro ?