Revue musicale - 31 mars 1844



REVUE MUSICALE.

Encore un de ces aimables chefs-d’œuvre dont MM. Scribe et Auber possèdent seuls le secret. Une fois par an, ces deux imaginations charmantes se réunissent ; ces deux talens si ingénieux, si français, si merveilleusement faits pour se comprendre, mettent en commun leurs richesses et livrent sur la scène de l’Opéra-Comique une de ces batailles dont on sort toujours en vainqueur, quand on a, d’une part, de l’esprit et de l’habileté dramatique, de l’autre, un tact musical, une verve, un goût, en un mot cent recettes mélodieuses dont le fonds semble ne pas devoir s’épuiser. Long-temps on eut pour coryphée Mme Damoreau. Scribe, Auber, Mme Damoreau, l’ensemble atteignit alors son plus haut point, et donna pour résultat l’Ambassadrice, Actéon, le Domino noir, Zanetta ; toute sorte de délicieuses fantaisies spirituellement imaginées, où la musique intervient avec grace, où le mot et le motif se combinent pour le succès. Cependant le groupe aimé se désunit : Mme Damoreau, cédant à je ne sais quelle fièvre un peu tardive de locomotion, partit, abandonnant le jeu si bien tenu à trois depuis des années ; sur quoi plus d’un s’émut dans le public. De l’émotion on en vint aux inquiétudes ; on se disait : M. Auber va désormais se taire ; privé de la cantatrice à laquelle il avait attaché la fortune de ses chefs-d’œuvre, de la virtuose affectionnée qu’il avait voulu suivre dans sa migration de l’Académie royale de Musique à Favart, le compositeur français par excellence cessera d’écrire. Funestes préventions, que parut un moment accréditer l’avénement de M. Auber aux fonctions de directeur du Conservatoire. En effet, aux yeux d’un certain monde, composer des opéras comiques et gouverner l’établissement de la rue Bergère sont deux choses parfaitement incompatibles. Un véritable successeur de Cherubini, s’il s’avise d’écrire, peut tout au plus se permettre une fugue ou quelque bon morceau de contrepoint, rédigé, selon la formule, sur des paroles de liturgie, et l’on ne saurait, en bonne conscience, diriger le Conservatoire sans se tirer sur les deux oreilles ce bonnet fourré de docteur dont la muse de M. Halévy se plaît à rester affublée, même en ses plus folâtres caprices. Mais bah ! on n’échappe pas à sa nature, et qui a chanté chantera. D’abord ce fut Mme Thillon que l’heureux musicien intronisa, un peu à ses dépens sans doute, car, si les Diamans de la Couronne et le Duc d’Olonne ne réussirent pas comme ses autres ouvrages, qu’ils égalaient au moins en mérite, M. Auber dut bien se dire que la faute en était à sa cantatrice, à cette voix, à ce geste, à cet accent, dont un assez joli minois ne rachèteront jamais le ton discordant, saccadé, et la gaucherie, à la longue insupportable. Aujourd’hui, un sujet nouveau se présente, et M. Auber de s’en emparer à l’instant. Nous voulons parler de Mlle Lavoye. Celle-ci semble créée et mise au monde tout exprès pour ce genre. Vous diriez Mme Damoreau à vingt ans. C’est une pureté, une inflexion charmante, une voix de nature délicate, mais sachant à merveille ménager ses effets, et de l’agilité la plus rare. À ses gammes chromatiques, pas une note ne manque, pas une étincelle aux éblouissantes fusées qui s’échappent de son gosier. Avec un peu plus de diction, de tenue et de physionomie, l’idéal de la cantatrice d’opéra comique serait trouvé. Mais qui sait ? les qualités que nous demandons ôteraient peut-être à ce talent cet air de fraîcheur qui nous charme, cette beauté du diable qui fait son succès au début. Ce que j’aime chez M. Auber, c’est le soin qu’il met à protéger partout où il les trouve les vocations naissantes. Au rebours de certains maîtres qui ne s’adressent jamais qu’à des gloires toutes faites, et laisseraient moisir leurs partitions dans un tiroir plutôt que de les confier à des talens que l’auréole du succès n’aurait point consacrés, l’auteur de la Muette et de Gustave prend volontiers tout ce qui se présente, et sait, dans l’occasion, tirer parti des dispositions les plus modestes. On a comparé souvent M. Auber à M. Scribe. Leurs deux natures, en effet, se ressemblent en plus d’un point, mais le trait que je cite les caractérise également l’un et l’autre. Qui a formé plus de sujets pour le théâtre que l’auteur ingénieux de Bertrand et Raton et du Verre d’eau ? La même chose peut se dire de M. Auber, esprit éminemment fécond dans son activité, et réunissant en sa sphère, si restreinte qu’elle soit d’ailleurs, toutes les qualités d’un véritable chef d’école.

La Sirène s’est classée dès le premier jour parmi les meilleures productions que l’Opéra-Comique ait représentées depuis long-temps. Jamais l’heureuse association n’avait trouvé mieux. Sans doute tout n’est pas nouveau dans l’opéra d’hier, sans doute il y a là bien des airs de famille avec certains aimables chefs-d’œuvre de même origine, et pour peu que vous vouliez y regarder de près, vous découvrirez plus d’une réminiscence du Lac des Fées, plus d’un écho de Fra Diavolo ou de la Part du Diable ; mais ces réminiscences sont déguisées avec tant d’art, ces échos se reproduisent avec tant de grace et de séduction, qu’on s’y laisse prendre dès l’abord. Et sur des sensations d’opéra comique, je le demande, qui pensa jamais à revenir ?

Avec M. Scribe, on le sait, rien ne se perd ; une situation lui en fournit une autre, et des rognures de telle idée qu’il traite aujourd’hui sortira, tout armée pour le succès, la pièce de demain. C’est ainsi, j’imagine, que la chanson de Carlo Broschi, dont le motif sacramentel agissait comme la baguette d’une fée dans son dernier ouvrage, l’aura conduit aux combinaisons de la Sirène. Entre son musico de la Part du Diable, qui échappe à la mort en fascinant le roi d’Espagne par sa voix, et cette sirène qui sauve un bandit à force de roulades et de points d’orgue, il n’y a guère que la différence d’un motif ; mais un motif peut beaucoup à l’Opéra-Comique, surtout lorsqu’il est de M. Auber. Du reste, le dénouement ne manque pas d’originalité. Le bandit Marco Tempesta, le héros de la pièce, s’est attardé dans le château du gouverneur des Abruzzes, lorsqu’une descente de justice vient l’y surprendre. Des chaloupes de douaniers gardent les issues du château du côté de la mer, et le grand-juge, assisté de ses greffiers, entre dans la salle, commandant de faire feu sur quiconque essaiera de s’échapper. L’heure devient critique pour le contrebandier. Que faire ? Une dernière chance de salut s’offre à lui ; il saisit sur la table un morceau de musique, le présente à sa sœur, et la sirène de chanter. On devine le reste. La voix irrésistible opère ses prodiges. À ces gammes chromatiques étincelantes, à ces vocalisations prestigieuses, les sentinelles quittent leur poste, chaque trille en amène une, et peu s’en faut que le vénérable grand-juge lui-même, dans la crainte de tomber aux pieds de la diva et de compromettre ainsi la gravité de la magistrature, ne se fasse lier à son fauteuil, comme jadis le vieil Ulysse à son mât de vaisseau. Cependant Marco Tempesta, qui sait le nombre des gendarmes composant le détachement commis à son arrestation, les a comptés l’un après l’autre, et les voyant là tous jusqu’au dernier, se met à décamper vaillamment par la fenêtre.

Toute cette scène est traitée par le musicien avec une habileté singulière. M. Auber excelle dans ces morceaux qui décident d’une situation capitale, et jamais, en pareil moment, son inspiration ne lui fait défaut. On se souvient de cette ravissante fantaisie du Sultan Misapouf dans l’Ambassadrice : pour l’esprit, la verve et l’élégance, l’air de Zerlina, au dénoument de la Sirène, ne le cède en rien à la cavatine d’Henriette. C’est une imagination délicieuse, un caprice plein de goût et de délicatesse, et qui, merveilleusement exécuté en ses mille nuances par Mlle Lavoye, couronne l’œuvre comme le bouquet d’un feu d’artifice. À peu de chose près, il n’y a qu’à louer dans la partition nouvelle de M. Auber. Les préludes de la sirène, qu’on entend sans la voir pendant tout le premier acte, sont d’une fraîcheur et d’une grace exquises. Vous ne trouveriez rien dans le Lac des Fées de plus vaporeux, de plus aérien que ces légers sons jetés par Zerlina aux échos de la montagne, et qui reviennent si heureusement après chaque strophe de la ballade chantée sur la scène. Je citerai encore cet adorable motif de valse dans l’ouverture, l’une des meilleures sans contredit que M. Auber ait écrites, un quatuor fort habilement disposé, et surtout la première phrase du joli duo entre Marco Tempesta et sa sœur, au second acte. Que de finesse et de séduction mélodieuse dans ce motif dialogué ! Il y avait au second acte de Lestocq un petit duo de ce genre, qui, dès les premières mesures, éveillait dans la salle ce frémissement de plaisir, avant-coureur ordinaire des applaudissemens. Pourtant la phrase de Lestocq, plus coquette peut-être, n’avait pas cette douce émotion qui vous charme tant ici, et je n’hésiterais point, s’il me fallait opter entre ces deux bijoux, à me décider pour celui qui brille dans la Sirène. Où M. Auber va-t-il donc puiser tant de merveilles ? Quelle est cette mine orientale qui, de la Bergère Châtelaine et d’Emma à la Part du Diable et à la Sirène, lui fournit incessamment de nouveaux trésors. J’ai toujours eu du goût pour la musique de M. Auber, j’ai toujours beaucoup aimé cette vive imagination qui sait se dépenser avec simplicité, avec grace, et rester modeste à une époque où le premier barbouilleur de symphonies se croit en droit de prendre des airs de Beethoven et de réglementer en législateur du Parnasse un art dont il ignore les plus simples lois ; mais j’avoue que, depuis que M. Auber est directeur du Conservatoire, ma sympathie pour lui tient de l’admiration. En effet, continuer à n’être qu’amusant, lorsqu’on pourrait, à si peu de frais, être sublime, composer des opéras comiques lorsqu’on pourrait n’écrire que des messes, divertir son époque à force de talent, de jeunesse et de verve, lorsque rien ne vous empêcherait de l’assommer de contrepoint et de science, c’est là, ou je me trompe fort, un paradoxe des plus aimables, le paradoxe d’un homme d’esprit par excellence, et M. Auber l’est même en dehors de sa musique.

Nous voudrions cependant bien trouver enfin à l’Opéra quelque succès à constater : personne plus que nous ne souhaiterait d’avoir à louer une bonne fois quelque ouvrage, ballet ou partition, capable de rendre ce malheureux théâtre à ses glorieuses destinées ; pourtant que faire en présence de ce qui se passe ? Est-ce notre faute si l’administration persiste à s’engager de plus en plus dans une voie funeste, et si le caprice de Mme Stoltz semble être désormais l’unique loi dont on s’inspire ? L’illustre virtuose de la rue Lepelletier aurait pourtant de quoi se montrer moins exigeante en ses fantasques ambitions. Dieu merci, on lui a fait la part assez large. Depuis quatre ans, combien de rôles écrits pour elle ! Nous l’avons vue en reine de Chypre, en favorite du roi d’Espagne, en sultane, en villageoise animée du souffle prophétique et jouant à la Jeanne d’Arc ; tant de richesses ne suffisaient pas, un rôle de garçon manquait à son répertoire, il fallait à l’impérieuse prima donna un travestissement fait à sa jolie taille. À tout prendre, elle avait bien eu déjà l’Ascanio du Benvenuto Cellini de M. Berlioz ; mais comment songer à exhumer de la poussière cette singulière partition, si outrageusement conspuée aux jours anciens ? Mieux valait encore inventer du nouveau, d’autant plus qu’on pouvait s’en tirer à peu de frais, ainsi que les auteurs du Lazzarone semblent avoir pris à tâche de nous le démontrer. Raconter dans ses détails ce proverbe en action, franchement on ne le saurait. L’auteur choisit pour motif cet axiome du fabuliste, que la fortune vient en dormant, et il poursuit sa thèse à travers toute sorte de combinaisons qui, pour la nouveauté, rappellent assez bien l’ancienne comédie de la foire. Un vieux tuteur prévaricateur, Cassandre si vous voulez, après s’être emparé des biens de sa pupille, imagine de la faire passer pour morte. Heureusement Colombine porte à son cou cette fameuse croix d’or qui, de Jodelle à M. Bayard, a servi à tant de dénouemens de drames et de tragédies, d’opéras comiques et de ballets. Un charlatan improvisateur, à qui un malade révèle la chose in articulo mortis, se met en quête de l’enfant abandonné, le retrouve et finit par l’enrichir aux dépens du vieil avare, et même aux siens, car, en recouvrant sa fortune, Colombine n’a rien de plus pressé que d’aller la déposer au coin de la borne où dort au soleil son lazzarone.

On dira que tout ceci ne brille point par l’invention, que ces personnages entrent et sortent, vont et viennent, sans qu’on s’explique trop pourquoi, qu’il règne sur cette action, du commencement à la fin, une monotonie, un décousu, dont on ne se fait pas d’idée ; mais Mme Stoltz a la jambe si fine, et si svelte l’encolure ! l’habile cantatrice est si parfaitement bien sous son double costume de Mazaniello et de dragon napolitain ! car il faut qu’on sache que Beppo, dans un mouvement de désespoir amoureux, s’engage un peu à l’exemple de ce paysan du Philtre, et reparaît bientôt, casque en tête, sabre traînant, et de plus entre deux vins, pour ne pas mentir au précepte de Figaro. De bonne foi, peut-on en demander davantage ? Un opéra où Mme Stoltz mange du macaroni sur la scène, danse un pas au second acte, et quitte le caleçon du lazzarone pour la culotte de peau d’un dragon de la garde en goguette, un pareil opéra n’est-il point la perfection du genre ? J’ai dit que Mme Stoltz dansait, oui, une vraie saltarelle, les jambes en avant, le corps renversé en arrière, avec accompagnement de castagnettes, et, l’avouerons-nous aussi ? de sifflets ; car le public, ennuyé à la longue de toutes ces minauderies d’enfant gâté, a fini par perdre patience, et peu s’en est fallu que la représentation, déjà fort compromise, ne subît à ce moment un échec des plus graves. Où veut-on en venir avec un semblable système. Il y avait dans les traditions du vieil Opéra-Comique certains jours consacrés aux travestissemens, espèces de saturnales où les femmes remplissaient les rôles d’hommes dans les pièces du répertoire ; vous trouverez encore à l’orchestre de Favart d’honnêtes amateurs, dilettanti retardataires, qui vous parleront sérieusement des Maris Garçons et des Rendez-vous bourgeois, représentés de la sorte il y a quelque cinquante ans. Veut-on par hasard introduire à l’Académie royale de Musique ces habitudes de carnaval, qu’on laisse ainsi la confusion se mettre dans les genres, et les cantatrices empiéter sur le terrain des danseuses ? De semblables spéculations indiquent plus qu’on ne croit la décadence d’un théâtre. Quand vous aurez fait danser une cantatrice ou chanter une danseuse, en admettant que la tentative réussisse, où vous mènera-t-elle ? La curiosité d’un public désœuvré, un moment excitée par ces stimulans d’un goût pour le moins équivoque, ne se maintient guère, et tôt ou tard il faut en revenir à l’exploitation normale de son répertoire. Une institution telle que l’Académie royale de Musique a sa force dans la valeur des œuvres qu’elle représente, dans le mérite des chanteurs qui les exécutent, et, lorsqu’elle se trouve sérieusement menacée de ce côté, ce n’est point par des expédiens dignes d’une troupe foraine qu’on la raffermit et qu’on la sauve. Dans tout ceci, le plus à plaindre, c’est M. Halévy, et je crains bien qu’il ne voie se renouveler à cette occasion sa mésaventure du Drapier. M. Halévy a tort de persister à vouloir écrire des opéras en deux actes ; cette forme leste et rapide du Comte Ory, du Philtre, exige, de la part de celui qui la traite, des conditions de verve, de facilité, d’entrain, que l’auteur de la Juive ne possédera jamais, quoi qu’il fasse. Ces qualités académiques qui font partout ailleurs la meilleure partie du talent de M. Halévy, ne peuvent se développer dans un cadre qui n’admet point les grandes combinaisons du drame, ou, si elles se développent, c’est en dépit du sujet, comme il arrive dans la plupart des morceaux du Lazzarone. Cependant, dira-t-on, M. Halévy a écrit l’Éclair ; oui, sans doute, et l’Éclair lui-même, qu’est-ce autre chose qu’un délicieux travail de marqueterie, qu’une œuvre exquise de patience et de goût ? On a pu s’y tromper ; toutefois le mérite de cette partition relève incontestablement des habitudes ordinaires de son auteur, qui s’était plu, en cette occasion, à réduire sa manière à des proportions exclusivement ingénieuses. Or, quand il écrit pour l’Académie royale de Musique, soit qu’il se trouve moins bien inspiré par son sujet, soit qu’il pense, avec quelque raison, qu’en cette vaste salle les moyens d’opéra comique échoueraient, M. Halévy adopte un style pompeux que rien ne motive, une phraséologie déclamatoire de l’effet le plus fatigant. On aurait tort néanmoins de conclure de là que tout mérite manque en cette œuvre. Il y a dans le Lazzarone plus d’un morceau de choix, et qui peut-être ailleurs, mieux disposé, plus adroitement mis en lumière, eût fait fortune : je citerai, entre autres, un charmant trio au premier acte ; mais, je le répète, la monotonie de l’ensemble tue les détails, et telle intention heureuse, tel trait surpris au passage vous amène à regretter d’autant plus les conditions du genre où le musicien se complaît, lequel genre, s’il fallait l’appeler par son nom, ne serait, je le crains bien, que le genre ennuyeux.

C’en est fait de la saison musicale : les Italiens nous ont chanté leurs adieux cette semaine sur les plus éloquentes inspirations de Rossini et de Bellini ; les concerts diminuent, les jours grandissent, voici le printemps. Aussi bien il fallait en finir, sous peine d’avoir à prendre en dégoût le plus séduisant, le plus aimable et le plus recherché des beaux arts. Depuis tantôt deux mois, c’était à ne pas s’y reconnaître au milieu de cette averse de matinées et de soirées musicales. Singulière manie d’accumuler ainsi tous les concerts à l’extrémité de la saison ! On laisse passer l’hiver sans souffler mot, puis tout à coup, au premier rayon de soleil, l’invasion commence, et vous diriez ce fantastique dégel de notes dont parle Rabelais. Mentionnons en passant le concert de M. Hallé, pianiste d’un grand style, organisation studieuse et réfléchie, avec laquelle on a toujours à profiter. Chaque fois que M. Hallé s’assied au piano, vous pouvez être sûr d’avance que c’est sous l’invocation des maîtres, de Beethoven surtout, dont il a mieux que personne pénétré l’esprit. N’oublions pas non plus la matinée de Doehler et la ravissante fantaisie composée par lui sur des motifs de Saffo. Il y a chez Doehler une corde amoureuse, chantante, qui n’est pas du Nord. Je ne sais, mais sa manière m’a rappelé Bellini ; après cela, peut-être aussi faut-il attribuer cette impression au caractère tout italien du morceau qu’il exécutait. N’importe, entre Listz et Thalberg, c’est la plus mélodieuse nuance que je connaisse.

Voilà pour les concerts publics ; quant aux concerts privés, tous les honneurs de la saison reviennent sans contredit à la soirée musicale donnée le 22 par Mme la comtesse Merlin. En tout autre lieu que cet hôtel de la rue de Bondy, où la Norma fut essayée pour la première fois, et dont toutes les gloires musicales contemporaines connaissent le gracieux salon, nous en citerions plus d’un qui se serait effrayé du programme. En effet, il ne s’agissait de rien moins que du finale de la Beatrice di Tenda pour terminer la première partie, et du Stabat de Rossini pour la seconde. Nous ne parlerons pas des duos et des cavatines, qui partout ailleurs auraient suffi aux plaisirs d’une soirée de choix, mais dont l’intérêt devait ici naturellement s’effacer devant la mise en scène d’une des plus belles compositions de Bellini, encore inédite parmi nous. Le finale de Beatrice di Tenda, large d’étoffe, riche de broderies, d’un pathétique et d’un mouvement admirables, se classe parmi les chefs-d’œuvre de l’auteur de la Straniera, de Norma et des Puritains. Il y a même là je ne sais quel air de jeunesse, quelle fraîcheur native qui, chez un maître exclusivement mélodiste, décore la première inspiration, et que vous chercheriez peut-être vainement ailleurs. Depuis, Bellini a mieux fait. Pour la grandeur du style et la puissance de l’émotion, le finale de la Norma l’emporte de beaucoup sans doute sur le morceau dont nous parlons, mais je doute que cette voix si mélancolique et si tendre ait jamais trouvé d’accent plus naturellement poétique, d’expression plus franche et plus spontanée. Beaucoup de gens ont cru découvrir le chant du cygne dans le caractère dominant de la musique des Puritains. À ce compte, je dirai qu’il y a du premier amour dans la Beatrice. Parlerons-nous maintenant de l’explosion d’enthousiasme produite par ce morceau ? Salvi chantait la partie du ténor, Ronconi celle du bariton, et Mme Merlin s’était chargée de la partie du soprano qu’elle a dite avec une verve, une anima, un prestige d’exécution vraiment dignes d’une grande cantatrice. Je laisse à penser quel ensemble devait résulter, dans un salon, d’un pareil trio soutenu par des chœurs composés de voix jeunes et vaillantes, accoutumées pour la plupart à briller au premier rang, et qui voulaient bien, en faveur de la solennité, consentir, ce soir-là, à s’éclipser au second. J’allais oublier la dernière scène de Torquato Tasso, où Ronconi s’est élevé à des effets de la plus dramatique, de la plus foudroyante inspiration. Des difficultés indépendantes de la volonté du chanteur avaient empêché cet hiver la mise en scène au Théâtre-Italien de l’ouvrage de Donizetti, et ce n’a pas été un des moindres avantages de cette soirée, intéressante à tant de titres, de nous montrer Ronconi dans une scène que l’Italie entière proclame la plus belle de son répertoire. Citons encore, pour effleurer le détail, une très brillante cavatine d’Alary, merveilleusement enlevée (c’est le mot) par Mme la comtesse Merlin.

Ce concert fera époque, et nous ne pensons pas nous compromettre en avançant qu’il n’y a qu’une maison à Paris où l’on puisse entendre de semblable musique. On croit trop généralement dans le monde que la bonne musique est un de ces luxes faciles à se procurer. Assurément rien n’est plus facile que d’avoir chez soi des chanteurs illustres et des virtuoses en renom : pour peu qu’on veuille jeter l’or et s’en donner la peine, on aura vite un programme où brilleront les noms les mieux recommandés ; mais franchement cela peut-il s’appeler faire de la musique ? Oui peut-être pour un public d’Anglais, non s’il s’agit d’un auditoire éprouvé et qui se pique de dilettantisme. Là encore, comme dans les plus simples choses de la vie, il y a le secret de bien faire, le goût, l’art si l’on veut. Ces chanteurs qui figuraient au concert de Mme Merlin, on les a rencontrés partout dans le monde cet hiver, mais toujours plus ou moins égaux à eux-mêmes, et sans qu’on songeât à distinguer leur inspiration d’aujourd’hui de celle d’hier. Comment nier l’influence de certains lieux privilégiés ? Ce salon où la Malibran et la Sontag ont chanté pour la première fois ensemble l’immortel duo de Tancredi, ce salon où Rossini et Bellini ont passé, renferme des souvenirs irrésistibles. L’enthousiasme du chanteur grandit au sein de cette atmosphère musicale ; il sent d’avance qu’il sera compris, qu’il aura, pour l’apprécier et pour l’entraîner au besoin, une ame intelligente, prompte à saisir au vol chaque intention, chaque nuance, chaque trait, et sachant mieux que personne communiquer à tous l’étincelle électrique de ses impressions. De là cet ensemble parfait, cette communauté sympathique entre l’auditoire et les exécutans. Partout ailleurs le chanteur ne donne que sa voix, là il livre son ame. De pareils concerts, s’ils pouvaient se renouveler souvent, exerceraient une influence dont l’art musical n’aurait qu’à se féliciter. En épurant le goût, en habituant l’oreille des gens du monde à des beautés d’un ordre supérieur, on rendrait à la longue impossibles ces programmes dérisoires qui menacent d’envahir tous les salons. La musique ainsi comprise, ainsi exécutée, en élevant les sensations des uns, décourage le faux dilettantisme des autres. Le moyen en effet, au sortir d’une fête musicale de ce genre, d’inviter les gens à venir entendre chez soi Mlle Puget ou M. Meccati !


H. W.