Revue musicale — 30 avril 1843
L’Opéra-Comique est en veine de bonheur ; tout lui réussit, et voilà le Puits d’Amour qui vient comme à souhait pour occuper les jours que le succès de la Part du Diable laissait libres dans la semaine. La musique du Puits d’Amour est le premier début, chez nous, d’un compositeur anglais que recommandent plusieurs partitions fort goûtées du public de Londres. On cite de lui un Falstaff écrit pour Lablache, ainsi qu’une Fille de l’Air ou du Danube, qui n’est point sans valeur. En outre, M. Balfe chante assez agréablement le baryton, et sa femme possède une jolie voix de soprano qui figure à merveille dans les compositions du mari. Avant le jour de la grande épreuve, et tandis que les répétitions se prolongeaient à l’Opéra-Comique, le couple musical s’est produit dans le monde tout l’hiver, chantant avec autant de complaisance que de goût et d’esprit toutes les cavatines, tous les duos, toutes les irish melodies de son répertoire. Il n’en fallait pas davantage pour préluder au succès que nous voyons, et s’acquérir d’avance les suffrages du dilettantisme de la société anglaise, qui aime fort à patroniser, comme on sait. De là, le public de choix, l’élégante clientelle qui se porte aux représentations du Puits d’Amour, où lord Cowley et son ambassade aiment à se montrer. La pièce du Puits d’Amour offre bien quelque intérêt si l’on veut, mais il faut acheter cet intérêt au prix de tant d’invraisemblances et de combinaisons hétéroclites, qu’on se demande si c’était vraiment la peine de remuer tant de ficelles et d’ouvrir toutes ces trappes pour arriver à de semblables fins. Il faut avouer aussi que ce style n’est guère de mise, même à l’Opéra-Comique. Comment M. Scribe, qui depuis tantôt quinze ans emprunte des sujets à l’histoire d’Angleterre, ignore-t-il encore à ce point les plus simples formules du langage de l’aristocratie anglaise ? Vous figurez-vous en effet un Clarendon, un Salisbury, appelant à tout propos sa fiancée, charmante miss, adorable miss ? Mais un boutiquier de la Cité ne s’exprimerait pas de la sorte, et de pareilles bévues reviennent à chaque instant sur les lèvres des acteurs, qui semblent affecter d’appuyer dessus avec complaisance. Disons aussi que tous ces grands noms du peerage sont un rude embarras pour l’Opéra-Comique, où le chanteur les prononce à la française (comme cela se pratique du reste au théâtre Favart), et nous ne savons rien de plus ridicule et de plus niais que Clarendon rimant avec pardon, où, pour s’efforcer de leur rendre la couleur naturelle, il avale les syllabes et dénature la musique. Le mieux serait d’appeler le marquis de Clarendon Almanzor, et Lorédan le comte de Salisbury, comme on faisait jadis aux beaux jours de la Caverne, de Montano, des Petits Savoyards, et de tant d’autres agréables vieilleries, auxquelles nous ne désespérons pas de voir revenir d’aventure l’enthousiasme du public. Pourquoi l’art musical n’aurait-il pas, lui aussi, sa petite réaction classique ? Un lauréat du Conservatoire qui nous apporterait, à l’heure qu’il est, quelque anodine pastorale dans le goût de Joconde et du Rossignol, enterrerait, en moins de quatre jours, Rossini et Meyerbeer. Qu’on y réfléchisse, il y a la fortune et l’avenir d’un jeune homme dans cette tentative, à laquelle, nous aimons à le croire, le fanatisme du Constitutionnel ne manquerait pas.
La musique de M. Balfe a de la grace, de l’élégance, et je ne sais quelle désinvolture italienne qui vous séduit, bien que dans le fond les conditions essentielles se laissent un peu trop regretter. Cela, sans doute, se rapproche de Bellini et de Donizetti, mais par les défauts plus encore que par les qualités. C’est la phrase langoureuse de Bellini, moins le souffle poétique et cette inspiration divinement élégiaque qui caractérise le chantre des Puritains ; d’autre part, c’est Donizetti, moins son orchestre animé, prompt, facile, étincelant de verve et d’artifices. M. Balfe amalgame tant bien que mal les élémens lyriques propres à ces deux maîtres, et, grace à une certaine veine mélodieuse qu’il possède, se compose un genre dont on se lasserait facilement, nous le croyons, mais qui, pour une fois, peut avoir son attrait et plaire par la nouveauté. Le grand défaut de ce genre, c’est d’affecter des proportions peu en harmonie avec les conditions du lieu, et d’apporter de grands airs en bonne règle et des duos de coupe italienne à des gens habitués à ces gentils motifs dialogués qu’on débite plutôt qu’on ne les chante. M. Balfe, comme tous les compositeurs étrangers qui débutent sur notre seconde scène musicale, a pris trop au sérieux son opéra comique. Ainsi, à coup sûr, il n’aurait pas écrit pour Rubini ou Ronconi autrement qu’il ne l’a fait pour Chollet ou M. Audran, et ses cavatines pour Mme Thillon sont taillées sur le patron de la voix de la Grisi. N’importe, une première fois tout cela a réussi, par la nouveauté sans doute, et le public de l’Opéra-Comique trouve curieux de voir Mlle Darcier travestie en prima donna, et M. Audran en primo tenore. Du reste, s’il y a là un calcul d’administration, il est adroit ; le Puits d’Amour et la Part du Diable, loin de se nuire, semblaient faits pour marcher de pair dans la carrière du succès et réussir alternativement par le contraste, celui-ci représentant l’opéra-comique français dans ce qu’il a d’original, de vif et de charmant, celui-là mélodieux écho, bien qu’un peu affaibli de la musique italienne moderne.
D’intéressans débuts viennent d’avoir lieu dans l’Ambassadrice. Mlle Lavoie est une jeune élève de Mme Damoreau qui possède déjà toute la brillante vocalisation de la célèbre cantatrice. Pour le mécanisme de la voix, on ne saurait rien entendre de plus merveilleusement facile ; vous diriez la silhouette du talent de Mme Damoreau dans tout ce qu’il a d’agilité, mais aussi de délicatesse d’organe. Cet éloge renferme toute notre critique. Être à vingt ans ce qu’était Mme Damoreau à quarante, avoir, dès les débuts, cette perfection mécanique qui ne s’obtient d’ordinaire que par une certaine prédominance des moyens factices sur les qualités franches de la voix, c’est déjà trop peut-être. Voilà bien des points d’orgue qui vous rappellent presque la Persiani, des trilles à confondre Mme de Sparre elle-même ; mais les qualités de sentiment, mais le souffle, manquent, et, dès qu’il s’agit d’articuler une phrase de chant, cette voix si flexible ne porte plus. Ces qualités que nous regrettons sont-elles de celles qui s’acquièrent avec le temps ? L’avenir de la jeune cantatrice en décidera. En attendant, Mlle Lavoie réussit, et le public de l’endroit, tout ravi d’aise d’avoir retrouvé sa fauvette, lui fait chaque soir un nid de fleurs et de bouquets.