Revue musicale — 30 avril 1837
S’il est vrai, comme l’ont dit certains docteurs qui prétendent lire à livre ouvert dans les plus profonds replis des consciences, et sont avant tout possédés de la fureur d’attribuer les moindres actes d’un homme de génie à des causes mystérieuses et latentes ; s’il est vrai que Rossini ait quitté la France, non pour aller trouver ailleurs l’air tiède et le soleil, qui décidément nous oublie, et porter en des climats plus agréables son oisiveté persévérante, mais pour échapper aux triomphes des musiciens de ce temps, et se soustraire au spectacle de certaines admirations qui l’affligent, l’enthousiasme avec lequel sa dernière partition vient d’être accueillie à l’Opéra est bien fait pour le consoler et guérir les blessures dont sa vanité peut avoir souffert. Certes si la musique n’a pas cessé de chanter en lui, si le sol généreux qui a porté jusqu’à ce jour de si magnifiques moissons n’est pas ruiné et stérile à jamais, les vents de France qui porteront à Bologne les applaudissemens arrachés par cette musique sublime de Guillaume Tell le féconderont sans nul doute, et l’œuvre en sortira plus d’une fois encore éblouissante de jeunesse et de fraîcheur.
Entre toutes les partitions épiques de Rossini, je n’en trouve qu’une seule qui puisse être dignement comparée à Guillaume Tell : la Semiramide. De part et d’autre, c’est la même solennité dans le style, la même ampleur dans les développemens, le même souffle dans la mélodie ; seulement, avec Semiramide, Rossini pouvait agir plus franchement. La grandeur antique du sujet, le caractère assyrien, tout contribuait autour de lui à faire du sublime l’élément nécessaire de son œuvre. Pour Guillaume Tell, il n’en était pas ainsi ; il fallait, sous peine de se traîner durant quatre actes à travers une série d’accidens de plus en plus vulgaires et mesquins, rompre sur-le-champ en visière avec l’expression telle quelle du poème, et s’élancer d’un bond dans l’idéalité du sujet. Rossini ne pouvait se contenter de ces mœurs du chalet et de l’étable, bonnes tout au plus à séduire un musicien d’opéra-comique. Une révolte de paysans qu’un podesta vexe et malmène est un pauvre thème pour la musique comme pour la poésie. Rossini a bien senti cette vérité, et la Musique a fait avec lui ce que la Poésie avait fait avec Schiller. Elle a pris à la Suisse ses torrens, ses glaciers, sa nature agreste et sauvage ; puis, sur cette scène, elle a jeté des hommes robustes et puissans, qu’elle façonnait à sa fantaisie. Certes si Rossini s’est toujours maintenu dans le sublime, si l’on sent planer sur cette partition la monotonie du beau, comme disent d’agréables critiques, la faute n’en est pas à ses poètes, et l’on aurait le plus grand tort de les en accuser, bien qu’ils prétendent relever par l’emphase de la période la misérable platitude de leur conception, et lui donnent à tout moment des vers magnifiques et pompeux, espèce d’escabeaux qu’ils ont traîné sur son passage, et qui, bien loin de l’aider à monter plus haut, l’auraient fait trébucher sans nul doute, s’il eût été moins ferme et moins assuré dans sa démarche.
Soit que Rossini ait cherché à s’inspirer de l’œuvre de Schiller, soit que son inspiration l’ait conduit aux mêmes fins, il y a entre l’opéra français et la tragédie allemande certains rapports qui vous frappent. Outre qu’on y respire le même air sauvage et pur, le même parfum de montagnes, la même vapeur de torrens, l’intention de dominer sans cesse le sujet, qui, dans le drame, se révèle par une tendance délibérée vers la philosophie et les idées politiques, se traduit, dans l’opéra, par la constante solennité du style et la grandeur épique de la phrase et du rhythme ; ce qui est, à tout prendre, la seule philosophie de la musique.
C’est sans doute cette persévérance dans un système d’unité de composition dont on ne trouve guère qu’un exemple dans l’œuvre du grand maître, qui a fait dire autrefois que Rossini, en écrivant Guillaume Tell, avait changé de manière, et même affecté de prendre le style français. Or, rien ne me semble plus ridicule que cette opinion. Rossini est resté dans Guillaume Tell ce qu’il est dans la Semiramide tout entière et dans le troisième acte d’Otello, un Italien de génie, un mélodiste incomparable et doué au plus haut degré de l’inspiration dramatique. Je ne veux d’autre preuve de ce que j’avance que la manière dont cette musique de Guillaume Tell est ordonnée. Prenez tous les morceaux les uns après les autres, observez les parties dont ils se composent, combien en comptez-vous ? trois, toujours trois, ni plus ni moins, un adagio, un tempo di mezzo, comme disent les Italiens ; puis enfin une cabalette, Or, qui procède ainsi d’ordinaire ? Est-ce Gluck, je vous prie ? On devrait s’entendre cependant sur ce qu’on appelle la musique française. Si M. Auber écrit en fredonnant les gentils motifs de la Bayadère ou du Philtre, on se pâme d’aise en s’écriant : « Tudieu ! que cela est français ! » si Rossini compose Guillaume Tell sur un mode sublime, on admire et l’on dit encore : « Voilà qui est furieusement français. » Cependant, entre Guillaume Tell et le Philtre la parenté n’est pas étroite, je soupçonne. Si l’un est français, l’autre est italien, et qui sait si, par miracle, ils allaient être italiens tous les deux. En écrivant Guillaume Tell, Rossini a fait un opéra français, en ce sens qu’il destinait sa partition à l’Académie royale de Musique, tout comme il ferait un opéra allemand, s’il allait à Vienne, chinois, s’il allait à Pékin, etc. Français, allemand, chinois par les paroles ; italien toujours par la musique, voilà.
Ce qui vous frappe dans Guillaume Tell, ce qui dès le premier moment entraîne votre sympathie et votre admiration, c’est, avant tout, cette abondance intarissable de mélodie qui se répand comme d’une source vive, fécondant tout sur son passage, les duos, les airs, l’orchestre, les récitatifs. Et, chose merveilleuse, si l’on pense à quel impitoyable sujet le maître avait à faire, la monotonie ne se montre jamais, le rhythme italien est là toujours multipliant à l’infini les mouvemens et les formes. Cela est varié comme la nature, puissant comme le génie. Après l’ouverture magnifique, poème qui vous jette sans retard au milieu de l’action, s’élève, comme une vapeur matinale du lac, une introduction pleine de fraîcheur et de sérénité, si pure et si suave, qu’il semble qu’on la respire plutôt qu’on ne l’écoute. Puis vient l’entrée d’Arnold, une phrase spontanée et sublime, qui jaillit, on ne sait d’où, comme un torrent ; puis le duo, un chef-d’œuvre. Voilà le premier acte de Guillaume Tell. Le second se divise en deux parts : l’une, gracieuse, aimable, charmante ; l’autre, énergique et sublime, et toutes ces choses se combinent à merveille et se fondent harmonieusement dans une espèce de vapeur natale qui, du reste, enveloppe l’œuvre de Schiller. Je ne prétends pas dire ici que Rossini ait emprunté le moins du monde cet effet au tragique allemand. Non, certes, il le tient du génie, qui, pour la poésie comme pour la musique, n’a qu’une inspiration, dont chacun profite ensuite selon sa fantaisie et la mesure de son art. Ce qu’il y a de certain, c’est que dans l’opéra de Rossini, de même que dans la tragédie de Schiller, à travers toutes ces passions qui se rencontrent et se croisent sur la montagne, on ne cesse pas un moment d’entendre le bruit sourd des vents, de la cascade ou du ravin. Quelle agréable et douce mélodie que cette romance de Mathilde, et ce duo entre la princesse et le pâtre ! quelle verve et quel entraînement dans le début ! quelle effusion dans la période qui suit, et ce trio dont l’adagio suffirait à la gloire d’un homme ! quelle composition immense ! Le second acte de Guillaume Tell est peut-être l’œuvre la plus complète que Rossini ait écrite ; tout s’y enchaîne avec une succession admirable ; à chaque instant, une mélodie imprévue et nouvelle jaillit sous vos pas comme l’eau dans les pays de sources vives. Vous écoutez un récitatif qui se développe dans sa largeur et sa simplicité. Soudain voici qu’une bouffée mélodieuse en sort et vous enivre. Pour le troisième acte, qu’on mutile d’une si pitoyable façon, et le quatrième, qu’on a trouvé ingénieux de retrancher, je n’en dirai rien, sinon que c’est toujours la même abondance, la même pensée, le même style imposant et sévère, quoique italien, témoin cette phrase du grand quintette, qui se déploie avec tant d’aisance et d’ampleur.
Maintenant que nous avons parlé à loisir de Rossini, parlons de Duprez ; après le maître le chanteur. Et d’abord, disons-le, cette voix, qu’on avait fait sonner si haut, ne réalise pas les merveilles qu’on en avait contées : elle n’aime ni à descendre ni à monter, et se complaît surtout dans certaines régions modérées, qu’elle n’abandonne jamais qu’à regret ; d’ailleurs, à peu de chose près, deux registres indispensables lui manquent, le fausset est sans timbre et voilé, et les sons de tête sortent péniblement. Enfin, pour épuiser toute critique, elle n’a de la vigueur que l’apparence, et de l’agilité, rien du tout, pas même l’apparence. Mais aussi, lorsque la musique l’aide et la soutient, lorsque les instrumens et les voix se combinent pour elle, que l’adagio commence, que l’orchestre assoupi la berce au lieu de l’étouffer, alors c’est une émission inouie, un goût irréprochable, une manière large, élevée et simple dont on n’avait pas eu d’exemple encore à l’Opéra français.
Duprez dit le récitatif avec un soin parfait, un charme qui vous émerveille. Cette forme indécise et flottante donne libre champ à certains artifices d’école qu’il possède au plus haut degré, et qui, dans le texte écrit, ne peuvent intervenir sans altérer la note, et travestir l’expression d’une manière intolérable. Ici au moins, on sent qu’il respire à son aise ; rien ne l’embarrasse plus, ni la tonalité, ni la mesure : il ralentit les mouvemens, selon qu’il lui convient, et sitôt qu’un trait l’inquiète, il le change. Il faut dire aussi que Duprez avait beau jeu avec les récitatifs de Guillaume Tell, qui, tout entiers conçus dans un système large et mélodieux, provoquent naturellement les beaux effets de style que sa voix affectionne. Duprez s’achemine ainsi à travers des adagio continuels, jusqu’à la cavatine. Là est son succès véritable, là son triomphe. Il chante la première partie de ce morceau avec un sentiment profond et digne de l’inspiration du grand maître ; puis, quand vient la strette, il se relève ; sa voix double de force, et le trait hardi et rapide, qu’il jette comme un pont merveilleux sur l’étonnante transition de sol-dièze en ut, ébranle toute la salle. Admirable secret d’un grand chanteur : nul ne s’aperçoit en ce moment qu’il ralentit la mesure, et cependant il fait comme toujours, il prend ses temps. Sa voix qui puise toute sa force dans la modération du mouvement, remplace alors la chaleur rhythmique par la puissance de l’émission.
Comme on le voit, Duprez appartient tout-à-fait à l’école italienne ; c’est au Conservatoire de Naples qu’il a pris sa manière large et simple de poser la voix, son intonation ferme et nette, son goût harmonieux, tout enfin, excepté l’agilité qu’on ne tient guère que de la nature. Et voilà ce qui, à défaut d’avantages sans nombre, constituerait encore l’immense supériorité de Rubini sur lui. En effet, toutes ces invectives excentriques lancées par boutade contre un système qui admet l’agilité comme un des moyens dramatiques les plus puissans, et qui a produit vingt chefs-d’œuvre à l’appui de cette théorie, toutes ces invectives, disons-nous, sont autant de plaisantes sornettes, bonnes à débiter lorsque l’on a le malheur d’être dépourvu tout-à-fait du sens de la mélodie ; on ne me fera jamais croire qu’un homme qui ne peut aborder ni Otello, ni Octave de Don Juan, ni Paolino du Matrimonio, soit un chanteur accompli. En aucune façon, l’expression dramatique ne supplée à l’agilité de la voix. Une chose remarquable, c’est la franchise avec laquelle Duprez est entré, dès le premier jour, dans une voie où nul n’avait encore mis le pied à l’Opéra. Il a senti que s’attacher à suivre la trace de Nourrit, c’était vouloir perdre sa peine et s’exposer à se trouver un beau jour nez à nez avec M. Lafont. D’ailleurs rien au monde ne l’appelait à cet emploi, ni sa tournure, ni son organe, ni le caractère de son talent, assez fort pour marcher dans son indépendance. C’est dans l’expression musicale qu’il cherche tous ses effets ; c’est là que réside tout le secret de sa pantomime et de son jeu. Nourrit composait ses rôles à loisir et portait, dans les moindres parties, le même empressement, la même exactitude, le même soin curieux ; celui-ci ne s’inquiète guère du détail, et va au hasard où le poussent son ame et sa voix. De là moins d’unité dans le caractère, moins d’harmonie dans l’ensemble ; mais aussi, quand vient l’effet sur lequel toutes ses forces se concentrent, bien plus de véhémence et d’entraînement. Nourrit est l’homme d’un rôle ; Duprez l’homme d’une cavatine ; l’un représente l’étude, l’autre l’inspiration : lequel de ces deux systèmes (en admettant que l’inspiration soit un système) doit prévaloir devant un public français ? L’avenir en décidera. Les qualités éminentes de Duprez ne se produiront guère dans leur véritable jour que lorsque ce chanteur paraîtra dans un rôle écrit à son intention. Alors seulement son talent pourra se déployer avec aisance et franchise et porter sur les effets qu’il affectionne les forces qu’il dépense aujourd’hui à tourner adroitement les passages où vibrait le timbre métallique de Nourrit. Il y avait un homme qui aurait composé merveilleusement pour Duprez, c’était Bellini. À cette voix large, mais pacifique, rien ne convenait mieux que les cantilènes si pleines de mélancolie et de langueur de l’auteur de la Straniera et de Norma. Du reste, un maître dont la valeur ne se discute plus aujourd’hui, celui que le succès semble avoir choisi entre tous, étudie à cette heure les secrets du nouveau chanteur. Nous souhaitons vivement que de l’étude le maître en vienne à la composition, et que son œuvre ne tarde pas à se produire, car nous avons la conviction sincère qu’elle sera de long-temps, pour Duprez, la seule épreuve sérieuse.
La fortune de l’administration nouvelle est désormais assurée ; quelques jours avant les débuts de Duprez, Fanny et Thérèse Elssler avaient fait leur rentrée au milieu des applaudissemens et des couronnes. Voilà les deux beaux arts qui soutiennent l’Opéra également en honneur pour l’avenir. Aujourd’hui Duprez, demain Fanny Elssler. Lorsque la danse s’émeut, la musique se repose. D’ailleurs pourquoi vouloir répudier la danse, cet art charmant du sourire, des gestes harmonieux et de la forme pure, que cette merveilleuse Fanny semble avoir retrouvé dans un souvenir de la Grèce antique ?