Revue musicale — 31 août 1837
Certes voici un temps où l’on est mal venu à parler de musique. En effet, que voulez-vous qu’on dise ? Le Conservatoire n’a plus d’échos, le Théâtre-Italien chôme dans la solitude, et l’Opéra traverse sans faire trop de bruit les mois difficiles avec un répertoire que le magnifique talent de Duprez relève encore, à la vérité, mais si connu qu’il n’en faut plus parler. Voilà pour les théâtres ; ainsi des grands maîtres de la scène. Rossini est à Bologne, plus avide et plus jaloux que jamais de son repos et de ses loisirs, et bien résolu à ne plus troubler à l’avenir, par la composition de quelque vain chef-d’œuvre, un temps si précieux, qu’il consacre avec tant de profit aux embellissemens de son palais de marbre ! Meyerbeer est à Baden, où il écrit trois partitions. Que dire de l’oisiveté sublime de Rossini ou du travail si profondément mystérieux de Meyerbeer, qui compose à la première aube dans une chambre étroitement fermée, d’où rien au monde ne transpire, et fait sa musique comme un alchimiste son or ? Quant au public, je vous le demande, où trouveriez-vous, à l’heure qu’il est, ce public si plein de chaleur et d’enthousiasme, qui se passionne dans la même journée pour Beethoven et la Grisi. Voilà donc les théâtres, les maîtres et le public qui chantent, qui composent et s’amusent chacun de son côté. Attendez donc, pour revoir la musique, que les premiers froids de l’hiver resserrent entre eux les élémens de cette unité harmonieuse, dissoute par les chaleurs de la belle saison.
Il faut chercher long-temps avant de trouver dans l’air une note curieuse qu’on saisit au hasard. En général, la saison du soleil, des ombrages verts et des belles eaux, n’est guère celle des symphonies et des cavatines. La musique s’enfuit devant le printemps de la terre, on dirait qu’elle craint d’aventurer ses sons réguliers et parfaits dans une lutte folle avec les mille bruits inappréciables de la nature. Elle s’enfuit pour ne plus revenir qu’aux premiers jours d’automne ; alors seulement, elle descend pour nous de son beau ciel bleu d’Italie, alors elle chante sans mesurer les heures, elle chante les nuits entières, comme pour nous consoler des fleurs qui ne sont plus, des oiseaux silencieux et transis, et de toutes ces petites joies de l’ame qui ne s’épanouissent qu’au soleil. Après tout, la musique fait bien peut-être de se laisser oublier de la sorte à certaines époques. Autrement, que deviendrait-elle ? Irait-elle chanter dans le désert d’une salle abandonnée, ou suivre en poste ce monde fatigué des eaux que le désœuvrement accable, et qui chaque année, au même temps, s’agite, se remue, et se met en travail, pour retrouver sur les grandes routes l’ennemi mortel qu’il laisse à Paris, l’ennui, qu’il retrouve partout, dans les sources de Marienbad, sur le tapis vert de Baden, au fond de l’Océan. Autant la musique est grande et noble chez elle, lorsqu’elle remplit, l’hiver, la salle du Conservatoire ou de l’Opéra, de sa voix sublime qu’on admire, autant elle est chétive et digne de pitié, quand elle se produit seule et nue, sans orchestre ni chœurs, devant un public indifférent, qui lui donne son or pour tout hommage. Figurez-vous une pauvre petite fille sortie à peine de l’école, qui vient au piano avec sa plus belle robe et ses plus belles fleurs dans les cheveux, et là, sans désemparer, se met à chanter quatre ou cinq cavatines italiennes qu’elle estropie à plaisir, avec un accent alsacien, si on est à Baden, anglais, si on est à Boulogne ou à Dieppe. Vers la fin du troisième morceau, les plus considérables personnages de l’assemblée donnent signe de vie et tirent leurs mouchoirs ; on s’éveille, on bâille un moment, on chuchotte, on se demande qui a composé cette musique si savante. Les noms de Rossini, de Meyerbeer ou de Mozart courent dans toutes les bouches des rares assistans ; puis, le silence se fait de nouveau, les têtes s’inclinent comme par le passé, et l’on s’endort pour la seconde fois, en attendant de s’être assez diverti pour aller se coucher le cœur net. Voilà pourtant quel rôle joue la musique dans toutes les villes de bains ; voilà comment cela se passe deux fois par semaine à Vichy, à Cotterets, à Dieppe et à Boulogne ; croyez ensuite aux merveilles qu’on vous raconte de l’affluence du public à ces concerts, et surtout de son enthousiasme. Le public des eaux se repose le soir au concert des promenades et du bain de la journée. Il dort beaucoup et n’applaudit guère. Sitôt que le chant a cessé, il se réveille comme en sursaut. Alors on entend çà et là quelques cannes isolées battre le parquet, en signe de haute approbation, et la pauvre cantatrice, qui commence à s’apercevoir qu’on ne l’a pas écoutée, retourne à sa place, confuse et maussade. Je ne sais rien de plus triste au monde que de voir en cet état ces malheureuses jeunes filles, si ce n’est pourtant de les entendre. — Que dire maintenant de ces concerts forains dont Paris regorge. On ne peut plus faire un pas désormais sans heurter une symphonie en plein vent ; les orchestres ont remplacé les orgues dans les carrefours ; et quelle musique, bon Dieu, que tout cela ! Vous revenez le soir de la campagne, tout préoccupé d’idées sereines ; vous enviez l’homme des champs de l’abbé Delille ; tout à coup vous voyez le boulevart en feu, le peuple se rue et se pousse ; et, pour compléter la scène, on sonne le tocsin ! Vous croiriez à l’embrasement de la ville, pas du tout, c’est M. Julien qui conduit sa symphonie ; et l’on appelle cela de la musique d’été ! une musique qui se fait avec d’horribles pots de flammes du Bengale, avec des chaises qu’on brise et des cloches qu’on met en branle. Vraiment, il faut avouer que la flûte de Lubin qui charmait les ombrages au temps de cet excellent M. Lebrun, valait encore cent fois mieux que ces saturnales inventées de nos jours. Au moins cette flûte, si niaise et si ridicule dans ses prétentions d’imiter la voix du rossignol, pouvait s’exercer du soir au matin sans ruiner l’arbre sous lequel elle roucoulait ; mais quelle végétation serait capable de résister à de pareilles musiques ? Quels bourgeons voulez-vous qu’ils poussent au printemps à ces arbres où vous suspendez des cloches, qu’on tire à tour de bras, et que vous incendiez chaque soir ? Ah ! pitié pour les pauvres arbres du boulevart, le seul ombrage de ce peuple, dont vous prenez à tâche de briser le tympan et de pervertir le goût. Voilà pourtant à quoi devait aboutir le système imprudent où des maîtres illustres et sérieux ont engagé la musique ! Du jour où le succès a proclamé que le sentiment de la sonorité pouvait tenir lieu du sentiment divin de la mélodie, chacun s’est creusé le cerveau pour y trouver un moyen de faire plus de bruit que son voisin. Le plus mince échappé du Conservatoire se croirait déshonoré s’il lui arrivait une fois de ne se servir que des instrumens employés par Beethoven ou Mozart. Comment donc son génie pourrait-il s’exercer en un champ si étroit ? Chaque jour invente des ressources nouvelles, auxquelles ces deux grands maîtres n’avaient pas songé ; hier c’était le cornet à piston ; aujourd’hui c’est la cloche, demain ce sera la chaise cassée, qui viendra, tout en boitant, demander droit de cité dans l’orchestre. La nomenclature s’accroît à toute heure ; Rossini lui-même serait fort dépourvu s’il voulait se mêler d’écrire. On se passerait, au besoin, de violons, de flûtes et de cors, mais de grosses caisses, de triangles et de cimballes, non pas, vive Dieu ! Enfin, pour ne citer qu’un exemple, M. Batton, celui de tous les compositeurs dont le nom éveille les pensées les plus riantes et les plus douces, sinon les plus mélodieuses, l’homme des frais jasmins, des bruyères tremblantes et des coquelicots épanouis ; le musicien dont la fantaisie aimable a créé tant de pleurs auxquelles la nature n’avait pas pensé, M. Batton quitte, l’autre jour, ses bucoliques pour écrire un opéra qui a pour titre le Remplaçant, et dans l’ouverture de cet opéra ne trouve rien de plus ingénieux à mettre qu’une cloche, une cloche énorme, qui étouffe sa musique sous son poids ! À tout prendre, j’aime mieux l’orchestre de Dieppe où l’Océan fait sa partie.
Mais patience, encore quelques jours, et le Théâtre-Italien ouvrira ses portes. Aux noms accoutumés que le public affectionne, le programme de cette année en a joint plusieurs nouveaux à la tête desquels figure celui de la Tacchinardi, la voix la plus agile et le plus gracieux talent de l’Italie, à l’heure qu’il est. Du reste, c’est toujours Rubini, toujours la Grisi, Tamburini et Lablache. Rubini, l’infatigable chanteur, qui ne se repose jamais, vient de profiter du court loisir que lui laisse la clôture du théâtre de Londres, pour s’en aller rendre visite à ses dignes compatriotes de Bergame. Il est allé là naïvement, comme dans sa famille, pour donner à sa ville natale la part qui lui revient de ce magnifique talent, qui cessera de se produire sitôt qu’il cessera de grandir. Voilà qui nous promet de vives sensations musicales cet hiver ; il faut que cette voix merveilleuse ait trouvé en soi de nouvelles ressources pour que Rubini juge le temps venu d’aller la faire entendre en Italie. Le grand succès de Duprez pourrait bien avoir fait le miracle, qui sait ? Vous verrez qu’à son retour, Rubini aura le front de vouloir nous prouver qu’il est toujours, quoi qu’on fasse, le premier ténor de ce temps, et qu’il gagnera la partie sans conteste. On parle encore du début, dans Arsace, d’une jeune cantatrice douée d’une fort belle voix de contralto et que Rossini affectionne : Mlle d’Erlo. Avec un ensemble aussi complet, l’administration ne serait plus en droit de retenir loin de la scène certains chefs-d’œuvre du répertoire de la Pisaroni, laissés là depuis long-temps.
L’activité de l’Opéra ne se dément pas. Si les partitions nouvelles font défaut, les débuts se succèdent avec une rapidité singulière. Duprez n’a pas eu le temps de se produire encore dans tous ses rôles, que déjà voici Mme Stoltz. Il ne dépendra plus désormais de Mlle Falcon d’interrompre, par son absence, le succès des grands ouvrages du répertoire. C’est l’affaire d’un directeur habile de se soustraire ainsi, quand il le peut, à cette domination que ne manquent jamais d’exercer les cantatrices qui se sentent seules maîtresses de leur emploi. Je dis quand il le peut, car pour cela il ne suffit point seulement d’une volonté énergique, il faut encore que le talent dont on veut secouer l’humeur impérieuse, soit de ceux que certains voisinages inquiètent et diminuent, et que cela se passe dans une sphère inférieure. Ce que l’Académie royale a presque toujours tenté avec succès à l’égard de ses premières cantatrices, elle n’a jamais pu le faire complètement pour les premiers ténors, qui, de tout temps, par la vertu singulière de leur talent et la vive sympathie qu’ils ont trouvée dans le public, se sont maintenus trop haut pour que les petits calculs d’administration puissent les atteindre. Il est bien évident que jamais M. Lafont n’a remplacé Nourrit, pas plus que M. Alexis ou tout autre de cette force ne remplacerait aujourd’hui Duprez. Tout au contraire, Mme Stoltz s’empare en une fois du répertoire de Mlle Falcon, et lève à ses côtés une rivalité dangereuse. Voilà qui est plus fâcheux peut-être pour Mlle Falcon que glorieux pour Mme Stoltz, qu’on aurait bien tort de prendre à l’heure qu’il est pour une grande cantatrice. Qu’on ne s’y trompe pas, ce qui a tant contribué à pousser la réputation de Mlle Falcon à ce point où elle s’est arrêtée si tôt, c’est moins peut-être la supériorité plus ou moins contestable de son propre talent, que la déplorable faiblesse des jeunes filles sans expérience qu’on a lancées au hasard dans ses rôles. On sait aujourd’hui que penser d’une réputation qu’une cantatrice étrangère du second ordre peut ainsi réduire sans fonder la sienne. — La voix de Mme Stoltz parcourt avec aisance toute la gamme du soprano le plus étendu. Les cordes basses ont quelque chose de voilé qui leur donne parfois une expression charmante, les notes hautes sortent bien ; mais c’est surtout dans le milieu qu’elle se développe dans toute son ampleur et sa magnificence. Lorsque le mouvement se ralentit, que tout se combine autour d’elle à souhait, la voix de Mme Stoltz a des vibrations d’une sonorité métallique, et telles que l’émission brute vous ravit ; car Mme Stoltz, elle aussi, aspire à ralentir la mesure ; seulement ici le grand art du chanteur ne vient pas, comme chez Duprez, fort à propos, pour farder la nécessité et lui donner un air délibéré auquel le public se laisse prendre. Cette nécessité, pour Mme Stoltz, de chanter presque toujours plus lentement qu’il ne convient, ne fait que mettre à nu davantage la pauvreté de sa manière. Il y a encore entre Duprez et Mme Stoltz certaines ressemblances qui vous frappent, surtout dans les défauts. Ainsi la voix de Mme Stoltz, sonore, expressive et puissante d’ailleurs, ne sait pas dominer, je ne dirai point un finale, mais le moindre ensemble. D’où vient cela ? ce n’est pourtant pas la vibration aiguë qui lui manque, comme à Duprez ; il y a donc là quelque vice de méthode que le temps et des études persévérantes doivent corriger. Duprez et Mme Stoltz finiront par s’entendre à merveille ; le système, aujourd’hui aboli, de déclamation lyrique où s’est fourvoyée Mlle Falcon, ne conviendra jamais, quoi qu’on dise, aux allures simples et calmes du grand chanteur ; Mme Stoltz, au contraire, n’a pas le moins du monde l’air de vouloir représenter une école. Elle aura bientôt fait bon marché de ses gestes exagérés qu’elle nous apporte de province, et dès-lors il restera en elle de quoi faire un jour une grande cantatrice, une voix de soprano du timbre le plus rare, et une ame énergique et fière capable de sentir et de rendre les intentions du maître : avec des élémens pareils et le voisinage de Duprez, Mme Stoltz n’a qu’à vouloir. — Il en est pour Duprez du rôle du bonhomme Éléazar, comme il en sera de tous les rôles du répertoire de Nourrit, c’est-à-dire qu’il trouve des effets sublimes là où nul encore n’en avait soupçonné, et qu’en revanche il échoue en certains endroits véhémens et rapides, où la voix métallique de Nourrit tintait avec bonheur, dans la strette de la cavatine du quatrième acte, par exemple. Ce n’est pas l’affaire de cette voix large et puissante, qui se comptait surtout dans les mouvemens tempérés, de saisir la note d’un bond et de la porter haut comme faisait Nourrit. En somme, le caractère du vieux juif demeure une création de Nourrit, et le véritable triomphe de Duprez reste toujours Guillaume Tell, parce que Duprez est surtout un grand chanteur, et qu’entre tous les opéras du répertoire, Guillaume Tell est surtout un grand chef-d’œuvre. Puisque l’Opéra s’occupe de réforme, il devrait un peu songer à M. Levasseur, qui demande le repos et les doux loisirs de la campagne avec les plus tristes élans d’une voix fatiguée et déjà rauque. M. Levasseur ferait bien de se retirer aux champs pour quelques mois, et de chercher à réparer, dans un silence absolu, les brèches que le temps a faites à sa voix. Si la voix de M. Levasseur s’écroule, celle de Mme Dorus se relève et gagne en puissance, sans rien perdre de son agilité précieuse. Dernièrement, la reprise de Guillaume Tell a donné à Mme Dorus l’occasion de conquérir les plus vives sympathies du public, et depuis, chaque épreuve qu’elle tente lui réussit à souhait. On dit que Mme Dorus quitte l’Opéra, sans doute pour faire placé à Mlle Nau, ou à d’autres qui avancent d’un pas si ferme dans la carrière. À moins que l’Opéra ne tienne en réserve quelque sujet mystérieux destiné à soutenir son répertoire, il est impossible qu’on songe sérieusement à se séparer de Mme Dorus, la seule femme, après tout, qui puisse chanter Guillaume Tell et le Comte Ory, la seule qui ne fasse pas défaut à Duprez dans un duo où l’expression musicale l’emporte sur la pantomime.
Il semble cependant qu’il serait temps de laisser reposer un peu la Juive. Voilà bien des débuts qui se font dans la Juive. Les beautés profondes de cette imposante musique commencent à lasser un peu l’admiration du public. M. Halévy, qui exerce sur l’administration de l’Opéra une si haute influence, devrait songer un peu à varier le répertoire. N’y aurait-il donc pas moyen de remettre à la scène la Tentation ? Mlle Elssler jouerait le personnage de Miranda ; quant à Duprez, il serait facile de lui tailler en plein drap quelque rôle d’Astaroth ou de Belzébuth dont il ferait son profit. De la sorte, la Juive pourrait se reposer pendant les répétitions de Cosme de Médicis, et le public n’y perdrait rien, car la musique de la Tentation est encore de M. Halévy, comme chacun sait. En attendant que ces combinaisons se réalisent, on s’occupe fort de la Muette, qui va se produire dans quelques jours avec deux élémens infaillibles de succès et de fortune, Duprez et Fanny Elssler. À propos de Fanny Elssler, elle est rentrée hier, par le Diable boiteux, plus jeune, plus vive, plus harmonieuse que jamais, et les bouquets sont tombés à ses pieds comme à Vienne, comme à Baden, comme partout.
Le théâtre de la Bourse, qui poursuit, été comme hiver, le succès avec une persévérance infatigable, vient enfin d’en trouver un légitime et de bon goût, qui, pour s’être fait sans un grand bruit d’annonces et d’applaudissemens, n’en mérite pas moins toute l’attention de la critique, car il recommande au public un nom tout jeune et qu’entourent de grandes espérances. La Double Échelle est un de ces petits opéras de la famille d’Actéon, qui doivent réussir, car chacun y trouve son compte. Les vieux habitués de l’orchestre, qui portent cannes à pomme d’ivoire et parlent de Mme Saint-Aubin en rajustant leurs perruques, peuvent s’attacher avec ferveur à suivre les combinaisons plus ou moins laborieuses d’une intrigue, après tout assez divertissante, et se réjouir à leur aise des bons mots du Trial qui leur rappelle les beaux jours. Quant aux gens plus sérieux qui veulent, dans un opéra, trouver de la musique, il y a là pour eux un quintette et un duo d’assez bonne école pour qu’ils s’en contentent. — Il s’agit beaucoup, dans l’opéra de M. Planard, d’un sénéchal qui a épousé en cachette une présidente, veuve depuis six mois, et qui sort tous les matins de chez elle, à la première aube, au premier chant de l’alouette, non comme Roméo à l’aide d’une échelle de soie, mais plus prudemment, et comme il convient à un homme de son poids et de sa qualité, au moyen d’une échelle de bois peint en vert, et solidement fixée à terre. Il est fort question aussi d’un certain chevalier ridicule, qui, pour s’introduire plus facilement auprès de sa cousine, imagine de prendre avec lui une grosse commère qu’il donne pour sa femme, et qui se trouve justement mariée à je ne sais quel rustre venu par hasard au château, pour tailler les arbres du jardin. De là, toutes sortes de méprises et de rencontres, qui aboutissent, pendant une heure, à des combinaisons plus ingénieuses que musicales. Comme on le voit, il y a dans la pièce de M. Planard tous les élémens premiers d’un opéra comique du bon temps : rien n’y manque, ni la présidente, ni le sénéchal, ni le chevalier, ni le jardinier, ni le bosquet de roses. À tout prendre, tout l’Opéra-Comique est là. Ôtez à l’Opéra-Comique son bosquet de roses, toujours en fleurs, que lui restera-t-il ? Où voulez-vous que Lucas se mette pour surprendre les amours nocturnes de Colette avec le seigneur du village, et Lubin où se cachera-t-il, pour imiter le chant du rossignol sur sa flûte ? Quoi qu’on en puisse dire, l’Opéra-Comique est tout entier dans le bosquet de roses, il est sur le balcon de la présidente qui soupire, il est dans la bouteille du gros jardinier et sous la perruque du président. Telle qu’elle est, cette pièce peut, à bon droit, passer pour l’une des meilleures bouffonneries du théâtre de la Bourse ; avec un peu plus de finesse et de bon goût, et surtout avec un peu moins de recherche dans ce qu’on appelle aujourd’hui les moyens dramatiques, M. Planard aurait pu faire un acte charmant à la manière des vieilles comédies italiennes. La musique de M. Ambroise Thomas convient à merveille au caractère du sujet, et, dans certaines scènes, révèle, chez le jeune maître, une verve bouffe excellente. Il y a, vers le milieu de la partition, un quintette digne en tout point d’être remarqué ; la mélodie en est vive, pétulante, originale, l’ordonnance adroite et simple tout à la fois, et l’harmonie fort heureusement traitée ; la phrase emportée, rapide, toute d’un jet que chante Mlle Prévost, a pour elle une franchise d’allure, une chaleur de mouvement qui vous entraîne. Cette phrase vaut les meilleures que M. Auber ait écrites en ce genre, et M. Auber en a de merveilleusement jolies, comme chacun sait. On trouve à chaque instant, dans la musique de M. Ambroise Thomas, des qualités généreuses, et qui, par malheur, deviennent de plus en plus rares chez les musiciens de ce temps ; je veux parler de la verve et de l’humeur comique. Le quintette et le duo que chantent les deux hommes sur le haut de l’échelle en font foi. Si M. Halévy, ou tout autre aussi peu doué que l’auteur de l’Éclair du vrai sentiment bouffe, avait eu ces deux scènes à traiter, assurément il ne s’en serait pas tiré de la sorte. On aurait donc grand tort d’attribuer à l’influence d’un sujet imposé la révélation de ces deux qualités dont je parle. Si M. Ambroise Thomas comprend la juste vocation de son talent, il travaillera désormais à donner à ses mélodies une forme plus neuve et plus originale, et persistera vaillamment dans le genre qui lui a valu l’autre jour son premier succès. Puisqu’il est dit que tout homme doit relever d’une école, en attendant que le public le proclame maître à son tour, je conseille à M. Ambroise Thomas de se ranger tout simplement du côté de Cimarosa. On se lasse aujourd’hui de ces tristes imitateurs de Beethoven, qui finissent, ou plutôt qui commencent tous par avorter dans le bruit et dans l’impuissance. Peut-être est-il plus glorieux désormais de chercher son succès dans la simplicité de la belle école italienne, plus glorieux parce que c’est plus difficile.