Revue musicale — 14 novembre 1843

L’Opéra a représenté lundi soir Don Sébastien de Portugal, partition due encore à l’inépuisable fécondité de M. Donizetti. Nous n’entreprendrons pas aujourd’hui l’examen de cet ouvrage : le nom de l’auteur, la prospérité d’un théâtre attachée à son succès, demandent à tous égards une appréciation impartiale et sérieuse, un jugement approfondi. Ce n’est point à une première audition, au milieu du fracas de l’orchestre et de l’indécision craintive des chanteurs, que le véritable mérite d’une œuvre peut se révéler ; le détail échappe à l’analyse, ce n’est donc que sur l’ensemble que nous donnerons notre opinion.

Il serait inutile de renouveler pour Don Sébastien le reproche, si souvent adressé à M. Donizetti, sur la facilité déplorable avec laquelle il se complaît à monnoyer l’une des organisations musicales les mieux douées. Puisqu’il est bien avéré qu’en inondant nos théâtres lyriques de ses productions, M. Donizetti ne fait que céder à l’inspiration qui le sollicite, il faut en prendre son parti et accepter ses œuvres pour ce qu’elles sont, et non pour ce qu’elles devraient être. D’ailleurs sommes-nous bien en droit de nous plaindre ? Si M. Donizetti n’écrivait pas quatre partitions par an, que deviendraient l’Opéra et les Italiens ? Où sont les compositeurs capables d’alimenter nos deux premières scènes ? M. Halévy seul, tous les trois ou quatre ans, arrive chargé d’un gros opéra laborieusement conçu ; M. Auber a consacré à tout jamais ses charmantes compositions à un cadre plus restreint ; pour M. Meyerbeer et son Prophète, ils voyagent depuis si long-temps l’un portant l’autre, qu’on ne doit guère se bercer d’un espoir si souvent déçu. Quant à MM. Adam, Thomas et consorts, il n’y faut pas même penser. M. Donizetti est donc le seul sur lequel, pour cette année, reposent les destinées de l’Opéra. Que la critique lui soit légère, et qu’elle lui pardonne quelques erreurs en faveur de l’opportunité de Don Sébastien.

Donizetti s’est laissé entraîner, par son sujet et des nécessités de mise en scène, à une exagération d’harmonie bruyante fort à la mode du reste à l’Opéra, mais qui ne convient guère à la nature suave et douce de son talent. Dans les cavatines, les romances, les morceaux lents et posés, on retrouve à chaque note la gracieuse inspiration qui créa Anna Bolena et Lucia ; mais si la situation se complique, si les passions s’échauffent, si les voix s’unissent, adieu alors la mélodie fugitive qu’on croyait tenir du bout de l’aile : la voilà qui s’envole et se perd bientôt dans un brouillard confus de sons inappréciables. M. Donizetti n’a évité avec bonheur cet écueil que dans le quintette du quatrième acte, la scène de l’inquisition. Ce morceau est sans contredit l’un des plus remarquables de l’ouvrage par l’ordonnance des voix et la netteté avec laquelle les parties se détachent du chœur en laissant en lumière le motif principal. La cavatine de Duprez : Seul sur la terre, la romance de Barroilhet, et surtout l’andante du duo du troisième acte entre ces deux chanteurs, sont à peu près avec le quintette les morceaux à signaler dans Don Sébatien. Nous ne parlerons que pour mémoire du final du premier acte, qui, malgré sa forme assez commune ou peut-être à cause de cela et du renfort de trompettes et de tambours qui l’accompagnent, a soulevé l’enthousiasme du parterre.

Le rôle le plus important de Don Sébastien est échu à Barroilhet, qui l’a chanté d’un bout à l’autre d’une façon ravissante. L’Opéra a déployé encore cette fois une grande magnificence de mise en scène. On compte autant d’armures dorées que dans la Juive, autant de moines et de cierges que dans Ginevra, autant de chevaux caparaçonnés et de pages armoriés que dans Charles VI. Cependant ici ce ne sont plus des marches triomphales que l’on représente, mais de belles processions d’inquisiteurs habillés de noir, un bel et bon enterrement avec la bière et le drap mortuaire, et le mort dessous, nous n’en jurerions pas, tant nous savons l’Opéra amoureux de couleur locale. Tout cela, il est vrai, est assez triste à voir ; cette défroque des pompes funèbres, entourée de l’appareil militaire, rappelle un deuil récent, et ce n’est pas sur la scène de l’Opéra que de pareils souvenirs devraient être évoqués.

Somme toute, nous croyons que Don Sébastien est de nature à attirer long-temps à l’Opéra autre chose que cette partie du public qui ne voit tout qu’une fois ; pourtant les admirateurs du talent de M. Donizetti préféreront aux cavatines de sa dernière partition, chantées à l’Opéra par Mme Stoltz ou Duprez, les mélodies toujours plus charmantes de Lucia, chantées par Mme Persiani ou Ronconi. Du reste, les Italiens ne s’en tiennent pas cette saison à leur ancien répertoire et aux premiers opéras de M. Donizetti. Après Lucia, représentée pour les débuts de Ronconi, cet admirable chanteur que les salons avaient adopté dès l’an dernier, Fornasari s’est fait entendre dans le Belisario du même auteur ; mais le débutant a eu besoin d’une audition dans le rôle d’Assur de Semiramide pour faire apprécier une belle voix et une belle manière de chanter, la musique de Belisario étant de celles qui ne font briller ni l’une ni l’autre. Enfin, ce soir, M. Donizetti tente de nouveau la fortune avec Maria di Rohan ; Mlle Grisi et Ronconi chantent les principaux rôles ; soutenu par de tels auxiliaires, les chances de succès sont encore pour l’heureux maëstro.