Revue musicale - 14 décembre 1842

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REVUE MUSICALE.

Entre tous les opéras de Rossini, il n’en est peut-être pas de plus intéressant que Tancredi, dont le Théâtre-Italien vient d’essayer la reprise ces jours derniers. Depuis, l’illustre maître a mieux fait, qui en doute ? Semiramide, Mosè, Guillaume Tell, sont des chefs-d’œuvre d’une portée bien autrement haute et sublime ; mais il y a, dans cette partition d’un musicien de dix-sept ans, dans cette tragédie lyrique avec ses récitatifs au piano, des qualités naïves, ingénues qui vous ravissent au milieu de tant d’inexpérience et vous attirent d’autant plus qu’on sait que chez Rossini elles ne survivront pas au premier âge. Quels que soient les fruits généreux et puissans que cette organisation splendide ait donnés dans sa maturité, nous n’hésitons pas à le dire : l’homme de génie nous apparaît dans Tancredi aussi bien, plus peut-être que dans Semiramide ou Guillaume Tell. Les combinaisons viendront plus tard ; la force dramatique et le style soutenu auront leur tour. En attendant, ce qu’il faut admirer au-dessus de toute chose, c’est la richesse des idées, cette veine mélodieuse qui déborde avec le sentiment. Défions-nous du grand art, il arrive plus d’une fois qu’on s’y trompe ; telles facultés qui s’acquièrent peuvent faire qu’un homme du second ordre usurpe dans la plénitude de son activité un rang qui ne lui appartenait pas. Pour bien juger des vocations, ne perdons jamais de vue le point de départ. Le talent sait finir, il n’y a que le génie qui prélude. On serait mal venu de vouloir demander à Tancredi les conditions d’un grand opéra de nos jours. La pompe musicale et dramatique, par exemple, y manque tout-à-fait ; comparé à l’instrumentation de Semiramide ou de Guillaume Tell, cet orchestre vous semblera bien vide et bien décoloré, et ces chœurs de chevaliers syracusains, chantant felicità sur un rhythme de contredanse, auront parfois un air de bonhomie qui vous fera sourire. C’est l’œuvre d’un enfant, si l’on veut, mais d’un enfant de génie, dont l’ame s’ouvre pour la première fois à toutes les mélodies de la passion naïvement pressentie, et qui chante comme on sourit, comme on aime, comme on pleure. Essayez donc de vous rendre compte de ces divines larmes qu’on verse à quinze ans ; quoi d’étonnant alors que, parmi tant de mélodies, trésors d’une première ivresse du cœur, il y en ait dont l’ingénuité nous paraisse aujourd’hui puérile ? Je dirai plus, l’unité de la partition est dans cette négligence même qu’on lui reproche, dans cette désinvolture juvénile si aimable et si pleine de grace en son laisser-aller un peu lâche, et voilà pourquoi j’en veux tant à ces cavatines étrangères que les tenori et soprani ont la déplorable habitude d’importer dans cette œuvre d’un caractère si marqué, sottes illustrations dont il semble qu’on se plaise de tout temps à déparer le texte original.

Et puis, que de souvenirs se rattachent à cette musique ! souvenirs de la Pasta, de la Pisaroni, de la Sontag, de la Malibran, souvenirs de la Pasta surtout, la seule peut-être qui ait imprimé jamais au rôle de Tancredi son véritable caractère de grandeur héroïque et chevaleresque. La Malibran, avec tout son génie, y manquait d’ampleur ; la fougue indomptable de sa nature, la chaleur de son sang, qui partout ailleurs l’entraînaient à des effets irrésistibles, nuisaient ici, par moment, à la gravité de sa pantomime. L’art du comédien n’est pas si indépendant qu’on se l’imagine. Il y a des gens qui croient avoir tout dit lorsqu’ils se sont écriés à l’inspiration, au génie, au feu sacré. Certes, personne plus que nous n’admire ces dons du ciel, mais il n’en est pas moins vrai que l’inspiration, livrée à elle-même, ne sait aboutir qu’au désordre et à l’extravagance ; et c’était justement cette force modératrice, si je puis m’exprimer ainsi, ce souvenir antique de la dignité humaine au milieu du tumulte des passions, ce soin de la pose et du geste, en un mot, ce culte intelligent de la plasticité, qui faisaient de la Pasta, dans Tancredi, Semiramide, Otello, la tragédienne sans rivale, la cantatrice classique par excellence. Dans ce travestissement auquel l’emploi de contralto, la plupart du temps, oblige les femmes, la Pasta comprenait à merveille certaines nuances qu’on ne saurait dépasser sans encourir le ridicule. Il ne s’agit point, en effet, de se donner des airs masculins, de raccorder son geste et de faire sonner ses éperons. Qu’importe l’illusion du costume, si vous rendez la passion et l’accent dramatique du rôle ? En si périlleuse entreprise, il n’y a que par l’idéal qu’on se puisse sauver. Était-ce une femme, la Pasta chantant Di tanti palpiti, était-ce un homme ? Qui pensa jamais à s’en informer ? C’était Tancredi.

Dans ce rôle consacré par la tradition, Mme Pauline Viardot n’apporte aucun des souvenirs des illustres modèles qui l’ont précédée. C’est là, selon nous, un tort grave. Aux Italiens, comme au Théâtre-Francais, il est certaines créations devenues classiques, dont on ne saurait s’approcher avec trop de réserve et de scrupuleuse application. Que dirait-on d’une comédienne qui prétendrait improviser Célimène ? Il en est de même pour Tancredi, avec cette différence pourtant qu’ici l’art et l’étude ne suffisent plus. Or, puisque ces conditions naturelles, auxquelles rien ne supplée, manquaient à Mme Pauline Viardot, n’eût-il pas mieux valu s’abstenir ? Quelle nécessité d’aborder un rôle qu’on n’exécute qu’à force d’artifices et d’escamotages, et dont on ne vient à bout que par les arrangemens, les transpositions et les omissions ? Au temps de la Pisaroni et de la Pasta, il y avait au second acte de Tancredi une phrase admirable et que la salle entière attendait : Ah ! che scordar non so ; dans le rôle tel que le chante aujourd’hui la sœur de la Malibran, cette phrase a disparu. Il est vrai de dire que, si Mme Pauline Viardot supprime, en revanche les autres ajoutent : pour une phrase qu’on perd, combien n’en gagne-t-on pas ! L’air de M. Corelli, la cavatine de la Persiani, et çà et là des motifs intercalés, que sais-je ? toute une partition nouvelle dans l’ancien chef-d’œuvre de Rossini. Comme toutes les voix qu’une ambition excessive a perdues et qui se brisent avant l’âge pour n’avoir point su se modérer, la voix de Mme Pauline Viardot manque aujourd’hui tout-à-fait de médium. Quelques belles notes lui restent encore dans le bas, et les sons élevés sortent avec un certain éclat ; mais, quant aux registres intermédiaires, ils n’existent plus, et c’est justement dans cette région que les plus grands effets du rôle de Tancredi se développent. Pour peu qu’on se soit attaché à suivre le Théâtre-Italien dans ses différentes phases de splendeurs, on n’aura sans doute pas oublié l’entrée de la Pasta au premier acte, sa manière si large et si simple de dire le récitatif, et cet accent tour à tour langoureux, tendre, passionné, qu’elle donnait à la cavatine ; il y avait surtout un moment où, la plénitude mâle de sa voix répondant à la grande expression de son ame, elle trouvait sur ces paroles : Ne’ tuoi bei rai mi pascero, un des plus beaux effets auxquels l’accent tragique puisse atteindre. Avec Mme Pauline Viardot, ce trait passe complètement inaperçu, et nous n’y voyons rien qui doive étonner, la modulation tombant sur le sol et le la bemol, notes du médium, qui, si tant est qu’elles aient jamais vibré, ont disparu désormais sans laisser aucune trace. Voilà pour l’adagio. Quant à la strette de l’air, à cette phrase si pleine de délire et d’entraînement, presque haletante

Deliri, sospiri,
Accenti, contenti
,

qu’il faudrait emporter d’inspiration, l’effet en est bien médiocre si on le compare à l’enthousiasme que savait provoquer au même endroit la fougue poétique de la Malibran. Ici comme dans le Mori indegna di rossor du finale, comme dans l’andante du duo avec Argirio, le souffle manque, et vous cherchez en vain cette ampleur généreuse, cette étoffe de voix, pour parler à la manière des Italiens, qui permet aux cantatrices de la trempe des Pisaroni, des Pasta et des Malibran, de ne pas toujours compter avec elles-mêmes, et de demander en toute sécurité à leur riche et vaillante nature de ces efforts audacieux où les faibles succombent. Si nous avions le moins du monde envie de nous montrer sévères, nous reprocherions encore à la fille de Garcia les mille traits de soprano dont elle surcharge comme à plaisir la partie du contralto, étouffant ainsi sous des broderies, qui ne sont autre chose que de purs contre-sens musicaux, tout le côté sérieux et pathétique du rôle de Tancredi ; mais nous ne voulons point user de notre droit, et, d’ailleurs, nous craindrions de fournir à M. Viardot une occasion nouvelle de nous gourmander. On sait quelle protestation, au moins étrange, s’est élevée contre le jugement que nous avons porté sur Mme Pauline Garcia dans notre dernière Revue. Nos critiques, incommodes peut-être à l’oreille d’un mari, mais justes et ne dépassant jamais les bornes de la plus stricte modération, ont vivement ému M. Viardot, qui, dans une épître adressée au rédacteur du Siècle, a cru devoir en appeler au tribunal de la publicité. Peut-être pensera-t-on que M. Viardot était trop intéressé dans cette affaire pour pouvoir distinguer le plus ou moins de vérité de nos appréciations. Dans un procès où la voix de Mme Dorus-Gras serait mise en cause, M. Gras aurait mauvaise grace à prétendre donner son avis. Aussi, parfaitement rassurés sur les convenances de nos critiques qui, à défaut d’autre mérite, ont du moins celui d’avoir été écrites sous l’impression de tous les gens du monde qui fréquentent les Bouffes cet hiver, nous aurions volontiers laissé passer un peu de mauvaise humeur, qui s’explique de reste en pareilles circonstances, et, si nous revenons sur cette lettre de M. Viardot, accueillie avec un zèle tout édifiant par certains journaux quotidiens, c’est simplement pour relever un argument des plus singuliers qu’elle renferme. M. Viardot nous reproche amèrement de critiquer sa femme, que la Revue, dit-il, portait aux nues il y a trois ans. Et d’abord, que M. Viardot se remette en mémoire le nom dont fut signé l’article auquel il lui convient de faire allusion et les circonstances où il parut. La sœur de la Malibran, une virtuose de dix-sept ans, douée, publiait-on, de tous les instincts poétiques de sa race, Pauline Garcia, aborde le théâtre pour la première fois, et Mme Sand, amie passionnée de la jeune cantatrice, improvise à sa gloire future quelques pages pleines d’enthousiasme et de fantaisie. En bonne conscience, peut-on voir dans un pareil procédé autre chose que cet intérêt bien légitime qui s’attache au début de l’héritière d’un grand nom ? Le sang des Garcia ne demandait pas moins, et quand ce sentiment tout personnel, émis par Mme Sand, eût été à cette époque l’opinion de la Revue elle-même, oserait-on le lui reprocher aujourd’hui ? Et d’ailleurs, en trois ans une voix se transforme, elle gagne ou perd, grandit ou diminue, s’étend ou se décomplète. S’il est ici-bas une chose fragile, une chose fantasque, c’est la voix ; faut-il que nous l’apprenions à M. Viardot ? Au moindre vent qui passe, elle s’enroue, en deux jours la voilà défaite. Qui peut répondre que ce timbre sonore va résister six mois à l’épreuve du travail, surtout quand vous vous appliquez à l’exercer en dépit de toutes ses conditions naturelles. Si Shakspeare eût été le moins du monde maître de chapelle, il n’eût pas dit : capricieuse comme l’onde, mais comme la voix. — Fonder ses prévisions sur le gosier humain, autant vaudrait bâtir sur le sable ou dans les vapeurs de l’air ! Voyez M. Duprez ; comparez cet organe laborieux et pénible d’aujourd’hui avec l’émission robuste d’autrefois. De ce que vous aurez dit il y a trois ans que c’était là une voix magnifique et puissante, s’ensuivra-t-il qu’on vous conteste aujourd’hui le droit de remarquer le délabrement survenu ? Puisque Mme Pauline Viardot trouvait nos critiques injustes, elle avait un argument bien simple pour y répondre ; il s’agissait uniquement de prouver au public qu’elle était une Pasta. L’occasion s’offrait d’elle-même dans Tancredi. En a-t-elle su profiter ? Nous nous en remettons volontiers sur ce point à l’opinion générale. Les encouragemens ne peuvent cependant pas durer toujours ; il vient un moment où le public et la critique prétendent voir se confirmer les promesses qu’ils saluaient aux premiers jours, et si les espérances, au lieu de tenir ce qu’elles annonçaient, disparaissent ; si la fleur, au lieu de s’épanouir, s’étiole, que dire ?

Le rôle d’Aménaïde n’ajoutera rien à la réputation de Mme Persiani : sa voix s’y montre agile et pure comme toujours ; mais peut-être souhaiterait-on plus de brillant, de jeunesse et d’éclat, peut-être aussi les souvenirs de la Sontag ont-ils rendu cette musique inabordable à toute cantatrice ? Est-ce pour éviter d’entrer en lutte ouverte avec ces souvenirs que Mme Persiani remplace l’air célèbre d’Aménaïde au second acte par une cavatine étrangère à l’ouvrage, substitution des plus malencontreuses et que personne à coup sûr n’approuvera ? Cette singulière manie de bouleverser ainsi à tout propos l’ordre et l’économie des partitions des maîtres semblait pourtant, depuis quelques années, vouloir abandonner les chanteurs italiens ; d’où vient qu’elle s’est ravivée au sujet de Tancredi. La scène d’Aménaïde appartient à l’ouvrage, Rossini l’y a mise ; de quel droit, s’il vous plaît, l’en ôtez-vous ? Qui nous dit qu’un beau jour la fantaisie ne prendra point à l’une de ces dames de remplacer la romance du Saule, au troisième acte d’Otello, par quelque mélodieuse boutade de MM. Ricci ou Tacchinardi ? Somme toute, on fera bien de laisser là Tancredi. Trop de souvenirs se rattachent à cette partition, des jours trop glorieux se sont levés sur elle, pour qu’on puisse espérer la voir jamais se produire avec un digne éclat. Sans rappeler ici la grande époque de la Pasta, qui ne se souvient de ces temps héroïques du Théâtre-Italien où la Malibran chantait Tancredi et la Sontag Aménaïde ? qui n’a présentes à l’esprit ces luttes fabuleuses, ces combats à outrance que se livraient les deux nobles rivales aux applaudissemens de toute une salle en délire ? Il est surtout une circonstance que les vrais dilettantes n’oublieront jamais. Je veux parler de cette représentation de Tancredi qui fut donnée à l’Opéra au bénéfice des pauvres. Le vieux roi Charles X assistait avec sa famille à la solennité ; la salle, éblouissante de lumière, de diamans et de fleurs, avait un air de fête qu’on ne lui a peut-être pas revu depuis ; non, jamais la musique italienne, jamais l’art divin de la mélodie et du chant n’eut de plus splendide ovation. Quel feu sacré, quelle passion la Malibran déploya ce soir-là ! Et la Sontag, quelle voix ! les perles de son gosier vibrent encore à nos oreilles ; et ce trait merveilleux, dans l’air que Mme Persiani passe aujourd’hui, ce trait qui se terminait par une si magnifique tenue sur l’ut, comment fera-t-on pour l’oublier ? Les larmes étaient dans tous les yeux, les applaudissemens ne se contenaient pas, et de temps en temps, après chaque duo, les fleurs tombaient en pluie aux pieds des belles héroïnes, qui s’arrêtaient alors dans leur inspiration pour saluer l’assemblée et sourire à leur triomphe. Ce fut le chant du cygne. Peu de jours après, on se sépara : la Sontag devint comtesse à la diète de Francfort ; et tandis que sa blonde rivale se posait dans la vie avec un certain calme aristocratique, la Malibran, elle, toujours inquiète, toujours possédée par cette fièvre du génie dont elle était la proie, commença une course errante et vagabonde qui devait ne s’arrêter qu’à la mort. Le vieux roi, qui présidait cette fête en souriant, s’en alla, lui aussi, mourir loin de la France, et de tant de gloire et d’enthousiasme, de tant d’inspiration, de poésie et d’art, il ne reste plus aujourd’hui que des souvenirs, souvenirs doux et tristes pour le public des Italiens, mais redoutables surtout pour les virtuoses, et qu’on évoque à l’instant sitôt qu’on touche à Tancredi.

On annonce pour la fin de ce mois la partition nouvelle de M. Donizetti Don Pasquale. Cette fois, la verve comique de l’auteur de l’Elisir d’amore s’est exercée sur un de ces sujets fort connus de l’opéra napolitain, vieux thèmes toujours neufs que les maîtres aiment à prendre tout faits. Ce rôle écrit pour Lablache nous rendra l’admirable comédien du Matrimonio segretto et de Cenerentola, car tout nous porte à croire que ce don Pasquale sera un peu de la famille de Geronimo, de don Magnifico et de tous ces bons hommes sublimes que le vieux Lablache affectionne dans leurs robes de chambre à ramages et sous leurs perruques fantastiques. N’importe, nous félicitons d’avance volontiers M. Donizetti de s’être abstenu cette fois de toute imagination de nos vaudevilles et mélodrames, et d’avoir été puiser son sujet aux véritables sources du bouffe. Presque en même temps le théâtre Favart donnera le Farinelli de MM. Scribe et Auber. Pour peu que vous soyez versés dans les annales de l’ancien théâtre italien, voilà un titre fait pour piquer vivement votre curiosité. Mettre à la scène un de ces Abeilards volontaires de la musique qu’on appelait autrefois soprani, c’était là une tâche délicate, on en conviendra, et qui ne demandait pas moins que toute l’habileté de M. Scribe. C’est Mme Rossi qui doit jouer Farinelli à l’Opéra-Comique ; le rôle étant de soprano revenait de droit à la prima donna.


H. W.