Revue littéraire de l’Allemagne — 31 janvier 1843



REVUE LITTÉRAIRE
DE L’ALLEMAGNE.

On serait dans une grande erreur si, en essayant de caractériser le mouvement intellectuel et les mœurs littéraires d’outre-Rhin, on osait espérer de satisfaire aux exigences de l’Allemagne. Depuis que la nation allemande, entraînée, par le génie de quelques grands hommes, hors de ses habitudes et de son docile instinct d’imitation, a vécu de sa propre vie pendant environ un demi-siècle, et répandu çà et là ses œuvres de poésie et d’érudition, c’en est fait de cette modeste nature de caractère que nous louons encore par tradition, que nous trouvons bien encore dans certains cercles d’honnêtes familles, garantis par une grace providentielle de la contagion, mais dont on ne reconnaît plus la moindre trace parmi les jeunes écrivains qui aujourd’hui dissertent dans six cents journaux et inondent de leurs productions la foire de Leipzig. Un étrange orgueil a saisi le cœur de ce peuple, qui jadis chantait si doucement ses chants de Minnesinger et ses ballades. Ce n’est plus ce grave et laborieux disciple qui, dans son ardente curiosité, interrogeait tour à tour le monde ancien et le monde moderne. C’est Pygmalion se passionnant pour l’œuvre de ses mains, c’est Narcisse absorbé dans la contemplation de sa beauté.

Il n’est plus permis aux étrangers de juger cet heureux pays, et aux Français moins qu’à tous autres. Ces légers Français, disent les docteurs d’Allemagne en affectant un air de grave supériorité, et par cette épithète ils condamnent d’avance toutes nos observations. Si on les loue, ils acceptent avec une royale bienveillance l’éloge comme un hommage qui leur est dû, et daignent même quelquefois témoigner qu’ils sont satisfaits. Si on les critique, oh ! alors il se fait parmi ces régens de la pensée un terrible mouvement. Tous les journaux, grands et petits, sonnent le tocsin ; tous les folliculaires courent aux armes. C’est une levée de drapeaux générale, une vraie croisade. L’Allemagne, divisée en tant de petits états et de petites villes, ne forme plus qu’un seul empire dès qu’elle se croit attaquée par l’étranger, et la presse, soumise à tant d’entraves, bâillonnée par tant de règlemens sévères, s’en donne à cœur-joie quand elle trouve une occasion de lacérer un pauvre homme que nul article de censure ne protége. La déclaration de guerre, le mot de ralliement, courent avec la poste d’une province à l’autre, agitant les clubs d’étudians et les habitués des cabinets de lecture. Dans l’espace de quelques semaines, le critique qui a osé émettre un doute sur le profond savoir de l’Allemagne, contredire une de ses doctrines, blâmer une de ses tendances, est poursuivi, insulté dans six cents feuilles périodiques, traîné au grand marché de la librairie, et marqué d’un sceau indélébile de réprobation. Quand il en viendrait à produire un chef-d’œuvre vingt ans après cette fatale campagne, on lui refuserait encore toute espèce de mérite, car les rancunes de l’Allemagne sont implacables ; la mort même ne les apaise pas, et, comme l’a dit M. Edgar Quinet, si vous leur échappez vivant, comptez qu’elles barbouilleront d’encre votre squelette. N’ont-ils pas, dans leur sotte ignorance, nié le talent d’Alfred de Musset, en défendant les plates et triviales strophes de leur Becker, et ne voyons-nous pas chaque jour encore leurs insolens journaux insulter niaisement aux plus belles gloires de la France ?

En reprenant cette revue littéraire de l’Allemagne, nous devons nous attendre à soulever contre nous les invectives de la presse allemande, mais nous nous résignons d’avance à nous voir traduits à la barre de la Gazette de Leipzig, injuriés dans les journaux de M. Kühn et de ses adhérens. Que nous importe la colère de cette école vaniteuse et stérile, qui n’a pas su respecter même le génie de ses maîtres, et qui, après avoir porté une main sacrilége à l’immortelle couronne de Goethe et de Schiller, s’est posée comme la régénératrice de l’art et des lettres en montrant au public, d’une main triomphante, quelques chansons immorales et quelques romans imités de Candide ? Il est au milieu de cette jeune Allemagne, qui a pris son orgueil pour de la force et son scepticisme pour du génie, il est une autre Allemagne laborieuse et féconde, réfléchie et puissante. C’est celle de tous ces graves professeurs d’université, qui continuent patiemment dans leur retraite austère leur cours d’enseignement et d’étude, de tous ces philologues qui se dévouent aux recherches les plus pénibles de l’érudition, de tous ces historiens qui font revivre à nos yeux, sous un jour nouveau, des annales inconnues ou défigurées. Cette Allemagne-là, nous l’aimons, nous la respectons. Les hommes qui lui appartiennent ont plus d’une fois éclairé la France par leurs travaux et n’ont pas nié ce qu’ils devaient à la France. Nous aimons leurs mœurs simples, leur demeure hospitalière, asile sacré où l’on retrouve encore les saintes affections et les vertus patriarcales de la vieille Allemagne.

Avant de suivre dans ses phases nouvelles le mouvement de la littérature allemande, nous devions faire cette réserve, afin qu’on ne nous accusât pas de confondre dans la même critique les esprits sérieux et les prétendus réformateurs modernes, le savoir et la jonglerie, l’honnête modestie et la fatuité. Nos paroles s’adressent en ce moment à cette tourbe inquiète et mercantile d’écrivains qui se jettent comme des frelons sur les fruits qui tentent leur convoitise, et portent partout la piqûre de leur aiguillon. Depuis plusieurs années, il existe un fait affligeant qui a déjà été signalé dans cette Revue, et que nous devons livrer encore au jugement des honnêtes gens. Des hommes qui, soit pour suspicion de délit politique, soit pour quelque autre motif que nous ne voulons point rechercher, ont été forcés de quitter leur pays, sont venus se réfugier en France et y ont trouvé un asile libéral. Ils sont là, au milieu de nous, à l’abri des poursuites dirigées contre eux, accueillis avec tous les égards que la France a coutume de montrer à ceux qui invoquent son secours, protégés et en partie même salariés par notre gouvernement. Il semble que tout, dans leur situation, devrait leur inspirer un sentiment de sympathie pour la France, que si nos mœurs, nos idées, ne peuvent s’allier à celles qu’ils ont rapportées de leur terre natale, la confiance que nous leur témoignons, l’hospitalité franche et souvent affectueuse dont ils jouissent, devraient du moins leur graver dans le cœur une pensée de gratitude. Quelques-uns, il faut le dire, ont prouvé plus d’une fois qu’ils comprenaient les devoirs d’une telle position ; mais la plupart ont traité la France comme une terre ennemie. Chaque jour, les innombrables journaux de l’Allemagne reproduisent dans leurs colonnes des correspondances de Paris où l’on peint sous les couleurs les plus fausses nos hommes politiques, nos artistes et nos écrivains, où les évènemens les plus simples sont à tout instant dénaturés et noyés dans un tissu de circonstances mensongères. Ce sont les réfugiés allemands qui rédigent une grande partie de ces correspondances, et ces hommes qui crient au scandale quand un de nos écrivains, au retour d’un long voyage en Allemagne, essaie d’énoncer un jugement sur leur pays, ne se donnent pas même la peine d’étudier la nation au milieu de laquelle ils doivent peut-être passer toute leur vie, et dont ils parlent sans cesse avec tant d’assurance. Ils s’en vont de côté et d’autre furetant les on dit, épiant le scandale, recueillant les pages les plus obscures de nos livres les plus infimes, les scènes les plus bruyantes de nos débats parlementaires, pour en faire une caricature grossière, sans vérité et sans esprit.

À force d’entendre répéter les mêmes fables et de relire les mêmes récits répandus de toutes parts avec tant de persistance et d’audace, l’Allemagne, et cette fois je le dirai, l’Allemagne la plus honnête et la plus judicieuse ne doit-elle pas finir par en être impressionnée ? Ne doit-elle pas à la longue nous croire entachés de tous les ridicules et livrés sans défense à toutes les mauvaises passions dont ses écrivains nous dotent si généreusement ? On a beaucoup parlé de l’animosité que l’Allemagne manifesta contre nous en 1840 ; eh bien ! j’ose l’affirmer, cette animosité était en grande partie le résultat de ces infidèles correspondances. L’Allemagne, unie à nous par tant de rapports d’intérêts matériels et de sympathies morales, par une longue communauté de travaux intellectuels, l’Allemagne ne pouvait en un jour briser tant de liens fraternels et s’éveiller un beau matin le cœur rempli de haine pour ceux qu’elle regardait la veille avec confiance et affection. Mais ses correspondans ne l’entretenaient que de nos dispositions hostiles et de nos projets sanguinaires. Leurs articles injurieux provoquaient nécessairement de notre part une réponse qui, torturée à plaisir, éveillait de l’autre côté du Rhin de nouvelles susceptibilités et enfantait de nouvelles récriminations. Toute cette fameuse guerre de 1840 n’a été après tout qu’une guerre de journaux. En France, où les idées se succèdent si rapidement, elle a cessé ; en Allemagne, elle dure encore. L’Allemagne a pris en main la plume d’oie et mis son cœur dans une bouteille d’encre. L’hostilité de 1840 sert de texte à mainte dissertation prétendue nationale, elle alimente les faiseurs de brochures et de gazettes qui avaient grand besoin d’un nouveau thème, et qui se garderont bien de lâcher celui-ci avant de l’avoir retourné en tout sens et épuisé jusqu’à la dernière ligne. Elle figure dans le catalogue de Leipzig sous une légion d’opuscules qui doivent, comme de vaillans soldats, défendre la patrie, et qui mourront obscurément dans les magasins des libraires où ils ont pris leurs quartiers. Elle éclate même dans les livres qui ont la prétention d’être sérieux. Je trouve dans un récent ouvrage de M. de Raumer, l’Angleterre en 1841, un passage où l’auteur juge de son autorité privée avec une incroyable assurance la lutte diplomatique de 1840, et d’un tour de main écrase la France, élève l’Angleterre, donne à lord Palmerston la sagesse des philosophes, la majesté des rois, la splendeur du génie, puis accable M. Thiers sous le poids d’une phrase doctorale. M. de Raumer a le malheur d’écrire beaucoup et de conserver un pieux respect pour tout ce qu’il écrit. C’est le Capefigue de l’Allemagne, et un romancier spirituel l’a représenté tournant de la main gauche les feuillets d’un in-folio, et remplissant de la main droite ceux d’un in-8o avec tant de prestesse et d’habileté, que, quand il arrive à la dernière page du livre qu’il compulse, la dernière page du volume qu’il rédige est toute prête à être envoyée à l’imprimerie. Nous n’avons point à nous occuper de toutes ces compilations plus ou moins sérieuses ; mais que dire de la légèreté avec laquelle ce grave professeur d’histoire à l’une des plus grandes universités d’Allemagne parle d’un événement dont l’Europe entière connaît aujourd’hui tous les détails ?

Un autre écrivain, après avoir inséré dans le Phénix et dans quelques autres journaux, dont il s’était fait le rédacteur, ces précieux articles datés de Paris, veut à son tour jouir des honneurs de la correspondance. Il arrive en France, y passe quelques semaines, et publie deux volumes, deux petits volumes il est vrai, qui, par l’exiguité de leurs dimensions, font un singulier contraste avec ces massifs et honnêtes in-8o qui semblent inhérens à l’Allemagne. Mais ces petits volumes, si légers en apparence, renferment la quintessence des pensées les plus graves et des considérations les plus élevées. Ils touchent à toutes les questions qui nous agitent le plus vivement, et traitent avec une parfaite assurance du mérite et des défauts de nos hommes les plus éminens. Si, après cela, nous ne connaissons pas très bien notre situation, notre valeur et notre avenir, en vérité c’est notre faute.

M. Gutzkow, qui est venu de Hambourg pour nous présenter, à nous et à l’Europe entière, ce fidèle tableau de notre pays, M. Gutzkow est l’un des novateurs les plus intrépides qui existent de par-delà les montagnes de la Thuringe et les plaines de Saxe. D’abord il a innové dans le style, ce qui, à vrai dire, n’est pas une tâche sans mérite, car la langue littéraire allemande ne ressemble que trop d’ordinaire à un épais fourré mêlé de broussailles, de bruyères, où la lumière du soleil descend difficilement, et il faut savoir gré à celui qui y pénètre avec un instrument tranchant quelconque, ne fût-ce qu’une serpette, pourvu qu’il élague les branches parasites, les rameaux touffus, les longues lianes tortueuses qui, dans les récits des historiens et les contes des romanciers, entravent et voilent le chemin de la pensée. M. Gutzkow s’est fait une façon de langage souple et léger, parfois affecté et souvent prétentieux, mais net et transparent, chose assez rare avant lui. Une fois qu’il a eu atteint par sa légèreté de style cette innovation dans la forme, M. Gutzkow, fidèle à son système, en a imaginé une plus importante et plus profonde : ç’a été de mettre à la place de ces graves et pieuses croyances que l’Allemagne conservait comme le plus pur héritage de son génie national, tous les paradoxes irréligieux et les fantaisies immorales empruntés aux boutades misanthropiques de Rousseau et aux contes de Voltaire. Cette fois, la grave Allemagne, atteinte jusque dans la paix de son sanctuaire, a crié à la profanation ; M. Menzell, qui d’abord avait exalté le génie naissant du jeune athlète, est entré dans une sainte colère et, abdiquant tout à coup l’erreur de son enthousiasme, a lancé contre le spoliateur de l’arche germanique un réquisitoire en forme. La censure s’en est mêlée, les gouvernemens ont pris parti pour la censure, et M. Gutzkow a expié dans la prison de Mannheim les témérités de son roman de Wally.

Ainsi glorifié par une triple innovation de style, de scandale et d’emprisonnement, M. Gutzkow a dû nécessairement se croire appelé à de hautes destinées, et, dans le radieux sentiment de sa puissance et de sa mission, il a voulu voir, il a vu la France et l’a jugée. Ce qui semble à tant d’esprits sérieux une œuvre difficile, l’appréciation exacte d’un grand pays, de ses institutions, de ses hommes politiques et littéraires, n’a été pour M. Gutzkow qu’un léger passe-temps. Un coup d’œil jeté çà et là, une note au crayon, et voilà son jugement arrêté, sa sentence écrite dans deux volumes, que M. Brockhaus, qui devrait connaître la France, puisqu’il a une maison à Paris, n’a pas craint de publier.

Le 17 mars de l’année 1842, M. Gutzkow entre à Paris. Il y entre le cœur rempli d’ardentes pensées et de nombreux désirs. Où ira-t-il ? que verra-t-il pour commencer l’immense série de ses explorations ? Ah ! d’abord, s’écrie le grave allemand, Véry, Véfour, Musard ! puis les ministres, la chambre des députés et la chambre des pairs. C’est que M. Gutzkow n’est pas un observateur comme un autre. Ce qui attire le plus notre attention, à nous pauvres esclaves de la routine, est précisément ce dont il se soucie le moins. Un cheval de fiacre arrêté sur le boulevard l’occupe plus, dit-il, que l’hôtel des Capucines, où M. Guizot donne ses dîners, et le pavage en bois de la rue Richelieu lui inspire de profondes réflexions. Vous qui regardez innocemment ces blocs octogones, vous vous figurez peut-être qu’ils n’ont été mis là, à la place des pavés de grès, que pour la commodité des voitures et des piétons ? Pas du tout ; c’est pour empêcher les Parisiens de faire de nouvelles barricades et une nouvelle révolution. C’est encore une diabolique invention de notre gouvernement, à laquelle nous n’avions pas pris garde jusqu’à ce jour, et que M. Gutzkow a eu seul la perspicacité de comprendre. Si M. Gutzkow avait su que la plupart des rues de Pétersbourg et de Moscou sont également pavées en bois, que n’aurait-il pas dit ! Sans doute il aurait accusé le gouvernement représentatif de la France de profiter des leçons de la Russie, de se rendre complice des mesures liberticides du despotisme !

Cette première découverte doit faire pressentir tout ce qu’il y a d’aperçus ingénieux et de merveilleuses révélations dans le livre de M. Gutzkow. Nous ne suivrons pas ce profond observateur dans le cours incessant de ses visites et de ses pérégrinations. Il faudrait des volumes entiers pour commenter dignement les singuliers traits d’esprit qu’il sème dans ses petits livres. Que n’a-t-il pas vu pendant le peu de temps qu’il a employé à connaître Paris ! Il a vu M. J. Janin, et il affirme que le talent de l’auteur de l’Âne mort baisse de jour en jour, et que le critique ne conserve sa place aux Débats que par ses complaisances pour les propriétaires de ce journal. Il a vu quelques-unes de nos célébrités parlementaires et de nos hommes politiques. « Un jour, dit-il, un jeune professeur français, aujourd’hui conseiller d’état, arriva à Berlin dans le but d’apprendre l’allemand, et je lui donnai des leçons. Je lui expliquai l’Allemagne, et il m’expliqua la France. » La gasconnade hambourgeoise dépasse celle des bords de la Garonne. Le professeur dont il est ici question a trop d’esprit et de bon goût pour se faire expliquer l’Allemagne par un homme tel que M. Gutzkow, et s’il a jamais daigné parler de la France au pamphlétaire allemand, M. Gutzkow a certainement bien mal profité de son honorable entretien.

Quoi qu’il en soit de cette fatuité, M. Gutzkow vient réclamer l’appui de son prétendu disciple, et se présente sous son patronage en divers lieux. Il a été conduit chez M. Guizot, qui, après lui avoir d’abord exprimé ses vives sympathies pour l’Allemagne, a voulu le revoir une seconde fois, l’a invité à déjeuner, et lui a expliqué tout son système politique et toute la nullité du système de ses adversaires. M. Gutzkow, profondément touché d’un tel témoignage de confiance, et sans doute charmé aussi du déjeuner, n’a pas assez d’ampleur dans la période et de superlatifs dans l’expression pour célébrer les vertus et les éminentes qualités du ministre des affaires étrangères ! C’est seulement dommage qu’une petite phrase tombe comme un sinistre final à la suite de ce concert d’éloges : « M. Guizot, dit-il, méprise les Français. » Nous pensons que cette fois encore M. Gutzkow se laisse aller au plaisir de commettre une nouvelle gasconnade, ou que son ignorance de notre langue aura faussé dans son esprit le sens des paroles qui lui étaient adressées, car nous ne pouvons supposer qu’un long entretien avec M. Guizot puisse inspirer à celui qui y a pris part cette phrase écrite en forme d’axiome : M. Guizot méprise les Français !

Quant à MM. Molé et Thiers, qui n’ont point fait l’honneur à M. Gutzkow de lui dérouler leur politique, il les traite avec moins de considération, et ne craint pas de ramasser contre eux des calomnies tombées depuis longtemps devant le mépris public. Il serait puéril de relever de pareilles misères ; ce serait accorder à M. Gutzkow une importance qu’il ne mérite pas. Il faut d’ailleurs reconnaître que les journaux sérieux de l’Allemagne n’ont parlé de son livre que pour le stigmatiser. M. Gutzkow n’a plus le droit de repousser le surnom de gamin de la littérature qui lui fut décerné dans son pays quand il publia ses premiers romans, et nous ne nous serions pas occupés de cet écrivain, si nous n’avions tenu à faire voir par un exemple récent avec quelle présomption les régens de la jeune presse allemande viennent à nous, avec quelle insolence ils nous jugent.

Mais pourquoi nous plaindrions-nous des réquisitoires que les écrivains de la jeune Allemagne élaborent contre nous, lorsque nous les voyons, dans leurs momens de loisir, lancer eux-mêmes le fiel de leur satire contre les cités où ils ont reçu le jour et le sol qui les a nourris ? L’Allemagne n’a jamais eu à subir de plus sanglantes épigrammes que celles qui lui ont été jetées du sein d’une terre étrangère par deux de ses enfans, Bœrne et Heine, et à l’heure même où nous écrivons, elle entend de tous côtés, dans ses forums et à ses tribunes, des voix amères qui l’accusent, qui lui reprochent rudement son indolence et sa faiblesse. À Kœnigsberg, un jeune candidat ès-lettres ouvre un cours public d’esthétique. Ce cours est suivi par plus de quatre cents auditeurs, et M. Wasselrode, qui monte en chaire au milieu de cette nombreuse assemblée, se met à railler avec une vive et acerbe ironie les prétentions ridicules et les vices du peuple allemand. S’il veut parler de Munich et de Berlin, « j’aperçois, dit-il, sur le théâtre de ce monde deux villes masquées qui se tiennent bras dessus, bras dessous, et se murmurent à l’oreille avec une coquette confiance leurs petits secrets pour attirer l’attention des autres masques : l’une avec un masque antique, un vêtement grec, veut jouer le rôle d’Athènes, mais elle le joue mal, sous son carton classique, elle boit beaucoup de bière de Bavière, et sous les plis ondulans de la toge grecque, elle fait le signe de la croix et tourne le rosaire entre ses mains. L’autre a une enveloppe mystique et bizarre. Elle porte plusieurs masques et plusieurs costumes, car, de même que le personnage du Songe d’une nuit d’été, elle veut remplir tous les rôles, celui de Pyrame et de Thisbé, du lion et de la lune. Elle veut être en même temps Athènes, Florence, Jérusalem, et capitale allemande. Une grande raie noire la traverse. Cette raie représente le méridien de l’esprit et de l’intelligence qu’elle s’est approprié pour que la science et l’art mesurent d’après elle leur longitude. Elle est remplie d’une foule tumultueuse : tambours en mouvement, acteurs récitant une tragédie grecque, commissionnaires qui font des jeux de mots, gendarmes, piétistes, savans, danseurs de ballets, et elle aspire à gouverner le monde ! »

M. Wasselrode parle ensuite du peuple allemand et le caractérise ainsi : « Voyez ce gros masque à la rude charpente, qui, pressé de tous côtés, froissé, mutilé, supporte tout avec un flegme patient. Essayons de le voir de plus près. Ah ! je le reconnais, c’est notre cher Michel, la meilleure figure qui existe dans le carnaval de la vie, le pauvre bouc émissaire qui a pris sur lui toutes les fautes de l’humanité, et qui reçoit des coups quand les autres peuples se conduisent mal. Quoiqu’il soit doué par la nature du caractère le plus sérieux et le plus moral, le bon Michel est pourtant mis en tutelle pour toute sa vie, de peur qu’il ne se laisse aller à quelque légèreté. Du haut de la chaire, on lui fait de longs discours sur les voluptés effrénées de Sodome et de Gomorrhe, de Babylone et de Ninive ; le pieux Michel se recueille tout repentant, se promet à lui-même de ne point s’abandonner à de tels plaisirs et de se mettre régulièrement au lit chaque soir à dix heures. Si, par hasard, Michel, en buvant un cruchon de bière avec son voisin, a eu le courage de calculer qu’il est assez injuste de lui faire payer un impôt considérable pour l’éclairage des rues, lorsqu’il est bien prouvé que les réverbères ne sont pas allumés pendant les trois quarts de l’année, à l’instant même les feuilles politiques et les historiens conseillers intimes lui retracent les horreurs de la révolution française, et le bon Michel, qui pourrait prouver parfaitement son alibi dans cette révolution ainsi que dans toute autre, baisse les yeux et rougit comme s’il avait pris place dans un club de jacobins, et dîné avec Marat et Robespierre. Si par hasard quelque peuple s’avise un beau jour de remplacer la lourde coiffure de l’absolutisme par le léger bonnet phrygien, Michel peut être sûr qu’à l’instant même la police lui défendra de porter son chaud et agréable bonnet de nuit en laine, parce que ce bonnet ressemble beaucoup à celui des Grecs.

« L’homme le plus timide peut aussi avoir un moment d’oubli, et, s’il arrive que Michel essaie une fois de s’adresser à un de ses nombreux instituteurs dans ces termes respectueux : Votre excellence daignera-t-elle excuser et permettre… quoique… sans doute… mais pourtant si j’osais très humblement… avant qu’il ait achevé sa phrase, il est saisi sur place par les gendarmes et conduit en lieu de sûreté comme un tribun populaire et un démagogue dangereux. Et cependant voyez quelle figure rayonnante de santé et quels muscles nerveux ! Il a gardé la force de l’ancienne race teutonique et pourrait, comme Goetz de Berlichingen, abattre d’un coup de poing un bœuf de Hongrie ; mais Michel tient son poing dans sa poche et ne l’en tire que pour payer loyalement ses impôts. Du reste, il joue son rôle comique avec tant de naturel, qu’on doit croire qu’il est doué d’un remarquable talent mimique, ou qu’il y a dans son fait plus de sérieux que de plaisanterie. »

M. Wasselrode passe tour à tour en revue les érudits qui écrivent commentaires sur commentaires, les poètes qui se donnent des airs mélancoliques de Byron et regardent chaque soupir qu’ils exhalent comme un élan de leur génie ; puis il arrive aux pompes impériales de l’Autriche et au diplomate habile qui, depuis quarante ans, gouverne cet empire.

« Silence ! une assemblée nombreuse apparaît. L’empereur romain et sa suite vont se montrer dans un quadrille historique. Le peuple accourt de tous côtés et se dispute une place pour voir ce spectacle ; il se presse, il s’entasse avec une sorte de frénésie. On entend les cris d’angoisse, le râlement des femmes et des enfans écrasés dans le tourbillon ; mais les masses sont sans pitié. N’importe qui tombera, pourvu que nous puissions dire à nos enfans et petits enfans : Nous avons vu le manteau rouge de l’empereur romain, les officiers impériaux portant sur leur tête des casques étincelans et sur la poitrine les armoiries de l’état, ouvrant avec leurs hallebardes une rue au milieu de la foule. Le cortége est aussi pompeux qu’un intendant de la cour a pu le faire ; hommes et chevaux sont couverts d’étoffes splendides ; tout est brodé, armorié, empanaché à la façon du moyen-âge. Les historiens, qui, non contens de prêcher la contre-révolution, demandent encore le contraire de la révolution, affirment que ces costumes du moyen-âge sont non-seulement très poétiques, mais qu’on doit les regarder comme une garantie du repos social. En vérité ils n’ont pas tort, les hommes du moyen-âge ressemblaient à des dômes ambulans avec des façades architectoniques, des flèches, des volutes, des chapiteaux. Tous leurs vêtemens criaient, grinçaient, sifflaient ; ils portaient dans ces vêtemens leur cachot avec eux et ne pouvaient prendre aucun élan physique ni intellectuel. Un homme de nos temps, avec ses cheveux courts, son habit étroit, sa cravate plissée, du haut de laquelle sa tête tourne librement de côté et d’autre, appartient au mouvement et ne peut être trop surveillé.

« Parmi les hauts fonctionnaires de l’état, nous distinguons un courtisan richement galonné : c’est le conseiller intime de son maître ; il marche auprès de lui et lui souffle à l’oreille de pieuses maximes de gouvernement. Voyez quel caractère a ce masque, comme tout y est fortement empreint et gravé ! qui pourrait démêler, dans les hiéroglyphes de ses rides, les passions d’un homme de cœur ? Et ce sourire glacial, ce sourire démoniaque, voyez, quelles tristes traces il a laissées sur les teintes vertes de ce masque métallique ; ah ! croyez-moi, c’est la plus malheureuse figure de tout ce carnaval de la vie, plus malheureuse encore que le tragique masque de fer de Louis XIV !

« Les autres masques peuvent encore, après leur travail journalier, leurs efforts honnêtes ou leur hypocrisie fatigante, reprendre dans le sommeil leur figure humaine ; on a vu de vieux maîtres d’école, pauvres souffre-douleurs du monde grammatical, sourire dans leur repos quand leur rêve heureux leur rappelait l’âge d’or de la fable grecque. Les censeurs peuvent aussi sourire dans leur sommeil en songeant qu’ils boivent dans le même vase que la littérature démocratique. La reine Mab visite la couche de tous les hommes qui souffrent, et assoupit dans un baiser les souffrances de leurs veilles ; le malheureux conseiller de l’empereur dort, quand il peut dormir, avec son lourd masque de fer et l’expression de son hypocrisie diplomatique. »

Qu’on nous permette de citer encore un passage de M. Wasselrode sur le style politique de sa nation. Cette fois on ne nous accusera pas d’être le jouet d’une rigoureuse prévention et d’une erreur. C’est un Allemand même qui parle : « Nous avons, dit-il, dans notre style plus de variété qu’aucune autre nation, car notre langue, comme l’a dit un poète, pense et compose pour nous. Nous pouvons parsemer nos périodes de tant de mots élégans, de tant de sel attique, que les graces et les muses s’en réjouiraient, et nous pouvons pousser la rudesse béotienne jusqu’à l’injure la plus grossière. Nous faisons des hexamètres avec la rapidité de l’éclair, et des pentamètres avec le même abandon. Notre langue peut être si scientifique qu’elle en devienne incompréhensible, et si frivole que les rédacteurs du Journal évangélique en soient épouvantés. La langue teutonique, dont on a si souvent loué la loyauté, peut avoir aussi ses équivoques machiavéliques ; les habiles joueurs de gobelets peuvent faire avec cette langue des tours de passe-passe comme avec des cartes, et à l’aide des mêmes mots avec lesquels ils nous faisaient une promesse qui excitait notre enthousiasme et notre reconnaissance, ils nous développent une idée tout opposée.

« Il en est de la langue allemande comme des Suisses : elle est née libre et républicaine, elle gravit les Alpes escarpées, les glaciers de la poésie et de la pensée, et s’élance avec l’aigle vers le soleil ; et, comme les Suisses, elle sert de garde au despotisme. Ce que le roi de Hanovre a dit à son peuple en mauvais allemand, il n’aurait pu l’exprimer mieux s’il avait employé l’anglais. Notre langue, enfin, est comme certaines pilules propres à tout ; il lui manque seulement une chose dont elle a grand besoin, le style politique.

« Lorsque l’Allemand essaie de faire valoir les simples droits politiques qui lui sont assurés par un papier timbré, comme sa femme par un contrat de mariage, alors il enferme ses prétentions dans un tel réseau de phrases de chancellerie, de formules de respect, de protestations de fidélité et de dévouement éternel, qu’on prendrait son écrit pour la déclaration cérémonieuse d’un garçon tailleur plutôt que pour une juste réclamation, car l’Allemand n’est pas assez courageux pour user de ses droits, et il demande mille fois pardon quand il ose croire, penser, soupçonner ou pressentir qu’il pourrait avoir quelque titre à formuler une légère demande politique. Que s’il s’enthousiasme pour son droit jusqu’au point de s’avancer, comme a dit Schiller, avec une fierté d’homme devant le trône des rois, il fait alors tant de pathos théâtral, qu’il n’atteint pas son but. La plupart de nos suppliques pour la liberté de la presse ne ressemblent-elles pas à ce marquis de Posa, revêtu d’un costume scénique, qui se jette aux pieds de Philippe II, en lui disant : « Donnez-nous la liberté de la pensée. » Et peut-on s’étonner si le roi s’écrie, en voyant ces suppliques « Singulier rêveur ! »

« Le petit nombre d’Allemands qui ont eu le courage de se faire les avocats de leur patrie, de représenter ses droits politiques, sont devenus les victimes de l’inquisition d’état, par suite de la lâcheté de notre style politique.

« Autant le style allemand est lâche quand il s’agit de faire valoir un droit politique, autant, il est humblement sot quand il doit encenser le pouvoir des grands. Qu’un prince s’avise par hasard de dire : Je veux exercer la justice, à l’instant même voilà un essaim d’écrivassiers qui se précipite sur ces mots, comme des abeilles sur une goutte de miel, et tressaille de joie sur cette découverte faite dans le désert. Y a-t-il rien de plus offensant pour un prince que de louer et de proclamer par toutes les trompettes des journaux comme une vertu extraordinaire une simple volonté sans laquelle il mériterait d’être appelé un Néron ? Et ce sont des journaux officiels qui répètent sous les auspices de la confédération, sous les yeux des censeurs, de pareilles louanges ! Ne devrait-on pas appliquer dans toute sa sévérité le paragraphe 92 du code criminel à de tels prôneurs ?

« Voyez comme le style politique et les pensées qu’il doit exprimer sont négligés dans ces écoles que M. Cousin a tant louées ! On devrait y prendre garde ; on devrait obliger du moins chaque étudiant de l’université à écrire à la fin de ses cours un article pour la gazette d’état. »

Tandis que, dans une des grandes villes de la Prusse, M. Wasselrode se moque ainsi en plein auditoire de l’Allemagne entière, à Munich, le roi de Bavière, qui, entre autres prétentions démesurées, a celle de vouloir se faire considérer comme un grand poète et un habile prosateur, compose les biographies des personnages auxquels il a décerné dans son Walhalla les honneurs de l’immortalité, et un ordre émané de toutes les chancelleries prescrit à tous les censeurs de l’Allemagne d’empêcher qu’on parle de ce livre dans les recueils périodiques et les journaux quotidiens. Le voilà placé de fait à l’état des livres condamnés par l’index, et c’était en vérité le plus grand service qu’on pût lui rendre ; car cet ouvrage est écrit avec si peu de respect pour les plus simples règles de la grammaire, qu’un professeur allemand me disait : Si un des élèves de nos écoles élémentaires remettait à son maître une composition faite dans ce style-là, il mériterait qu’on lui donnât le fouet. » Pourquoi donc proscrire l’enseignement de la langue française dans les écoles de Bavière, quand on maltraite ainsi la langue allemande ? Le roi Louis serait-il jaloux par hasard du style de Montesquieu et de Bossuet ? Sur ma foi, il aurait en ce cas bien de la bonté, car il est inimitable dans son genre.

À Zurich, un jeune poète allemand[1], proscrit par le conseil d’état de sa principauté, compose un recueil de chansons démagogiques, fougueuses, ardentes, qu’il lance comme des flèches incendiaires dans son pays. J’en citerai seulement un échantillon qui pourra faire juger du reste :

« Arrachez les croix de la terre et faites-en des glaives. Le Dieu du ciel nous pardonnera. Ne vous fatiguez plus à écrire d’inutiles strophes. Mettez le fer sur l’enclume. Que le fer soit notre sauveur !

« Qu’on n’attende point de paix avant le jour de la liberté. Que nulle femme ne sourie à l’homme, que nul épi doré ne s’élève dans les vallons ! Que nul enfant au berceau ne jette un joyeux regard sur le monde avant le jour de la liberté !

« Que dans les villes tout soit en deuil jusqu’à l’heure où, du haut des remparts, la liberté agitera son drapeau ! Que les flots du Rhin tombent comme une malédiction sur le sable jusqu’à ce qu’ils répètent comme un coup de tonnerre le cri de la liberté !

« Arrachez les croix de la terre et faites-en des glaives. Le Dieu du ciel nous pardonnera. Tournez-les contre les tyrans et les lâches esclaves. Le glaive a aussi son sacerdoce, et nous voulons être ses apôtres. »

Un autre de ces chants est consacré à la haine, dernier refuge de l’opprimé :

« Allons, allons, au lever de l’aurore, de par-delà les fleuves et les montagnes ; un dernier baiser à la femme fidèle, puis prenons la fidèle épée ! Gardons-la jusqu’à ce que notre main se dessèche. Nous avons assez aimé, nous voulons enfin haïr.

« L’amour ne peut nous secourir, l’amour ne peut nous sauver. Commence tes mortels jugemens, ô haine ! brise nos fers, conduis-nous là où les tyrans imprudens nous bravent. Nous avons assez aimé, nous voulons enfin haïr.

« Que celui qui sent encore son cœur battre le dévoue à la haine ! Partout nous trouverons assez de bois sec pour allumer notre bûcher. Chantez à travers les rues allemandes : nous avons assez aimé, nous voulons enfin haïr.

« Combattez sans relâche les tyrans de la terre, et notre haine deviendra plus sacrée que notre amour. Gardons, gardons l’épée jusqu’à ce que notre main se dessèche. Nous avons assez aimé, nous voulons enfin haïr.

Ce livre a été, comme on peut le croire, marqué à l’encre rouge dans toutes les chancelleries, condamné par toutes les censures. On ne peut l’annoncer dans aucun catalogue ni en rendre compte dans aucun journal allemand, et, malgré la surveillance de la police, l’Allemagne en a épuisé en quelques mois trois grandes éditions.

Mais l’Allemagne répète aujourd’hui un hymne bien autrement révolutionnaire. La chanson de Becker dirigée contre la France, honorée par les rois, le peuple allemand la parodie pour injurier ses rois, et elle court de main en main, des rives du fleuve où elle fut inspirée jusque sur les froides plages de l’Oder. On nous l’a montrée à Dresde, on nous l’a chantée à Mannheim. Je la traduis mot pour mot dans sa rude expression :

« Nous ne voulons pas l’avoir, le joug maudit de Dieu ; nous ne voulons pas l’avoir, le knout ensanglanté du Russe ; nous ne voulons pas les avoir, ces rois déclamateurs qui démentent aujourd’hui ce qu’ils avaient promis hier.

« Nous ne voulons pas les avoir, ces régens du droit divin qui prennent le bon Dieu pour leur contrôleur ; nous ne voulons pas les avoir, ces rois poètes qui bâtissent des glyptothèques et foulent aux pieds la liberté de la presse.

« Nous ne voulons pas les avoir, ces despotes venus de l’Angleterre. Que chaque peuple garde sa richesse et sa honte. Nous ne voulons pas les avoir, ces princes qui nous écrasent ; que le diable les emporte, et nous prierons pour eux. »

Évidemment l’Allemagne est en proie à une agitation morale et littéraire à laquelle elle n’entrevoit encore point de terme. Exaltée par son orgueil, et pénétrée cependant du sentiment de sa misère, elle cherche les hommes de génie qui lui ont donné aux yeux du monde une auréole de gloire et ne les trouve plus. Chaque fois qu’un nouvel écrivain apparaît dans ses steppes frappées de stérilité, elle crie au miracle, et annonce, à grand renfort d’éloges emphatiques et de fanfares, l’aurore d’une nouvelle ère ; elle tresse une couronne et se hâte de la poser, tout humide encore de la rosée du jour, sur le front de celui qu’elle proclame son Messie ; mais le lendemain, cette couronne tombe feuille à feuille. Alors l’Allemagne, fatiguée de ses inutiles efforts pour produire une œuvre originale, et pressée en même temps par son incessant besoin d’écrire, d’entasser feuille sur feuille, livre sur livre, se retourne vers l’Angleterre et la France ; elle compulse, imite, traduit avec une ardeur fiévreuse tout ce que nous produisons, tout, depuis nos dissertations scientifiques les plus sérieuses jusqu’à nos plus légers feuilletons. La traduction lui a été donnée par la Providence miséricordieuse pour la soutenir dans sa faiblesse et l’abreuver dans son indigence. Tout ce qui vient de nous, elle le demande avec avidité et le reçoit avec colère. Pour conserver à notre égard un air de supériorité, en même temps qu’elle reçoit d’une main nos livres, élaborés dans l’atelier de ses traducteurs, elle nous montre de l’autre une férule magistrale et nous injurie. Je comprends l’amertume de cette situation. Il est triste d’avoir été riche et de ne l’être plus, d’avoir prêté aux autres et de se voir réduit à vivre d’emprunts ; mais l’Allemagne, qui est si sage, devrait penser dans sa sagesse que l’injustice ne relève point celui qui la commet, et que l’injure n’a jamais été considérée comme l’expression du génie.

C’est assez guerroyer cependant contre les défauts actuels d’un pays que nous voudrions pouvoir louer sans réserve. Essayons de retracer quelques-uns de ses titres littéraires. Voici venir, sous le titre d’Atta Troll, un nouveau poème de M. Henri Heine. À en juger par ce que nous en connaissons, ce doit être une œuvre humoristique, spirituelle, digne de l’auteur des Reisebilder. Déjà l’Allemagne en lit avec avidité les premiers chants. En attendant que ce poème ait été entièrement publié, et que nous puissions l’apprécier dans son ensemble, la disette de livres nouveaux nous oblige à retourner vers le passé. Tieck a fait paraître son recueil de poésies, et Tieck est le représentant d’une des nuances les plus délicates et les plus attrayantes du vrai génie de l’Allemagne.

Le peuple allemand a, dans son caractère même, les élémens essentiels de la poésie. Il est rêveur, superstitieux, tendre et ardent. Au fond de son cœur, il conserve avec un sentiment pieux les traditions historiques et les traditions religieuses. Il aime la vie de famille et les scènes de la nature, les épanchemens affectueux et les vagues caprices de la pensée, qui, par une belle matinée de printemps, s’enfuit comme l’oiseau à travers les vallées odorantes et les forêts mystérieuses. Tout ce qui offre à ses yeux une apparence idéale exerce sur lui un grand prestige, et tout ce qui est naïf charme son imagination. Une des occupations favorites de l’Allemagne était encore récemment de recueillir les légendes de châteaux et de monastères, les histoires de sorcellerie et de mythologie populaire conservées dans les manuscrits des bibliothèques ou dans la mémoire des paysans. Jacob Grimm, le savant philologue, n’a pas cru déroger à sa haute réputation en publiant un recueil de contes pour les enfans[2], et la moitié des œuvres des poètes modernes est employée à la reproduction des naïfs récits du moyen-âge. Mais ce n’est pas seulement dans les œuvres d’art et de poésie qu’il faut chercher le reflet du caractère poétique des Allemands ; c’est dans leur existence même, dans leurs mœurs, dans leurs habitudes journalières et leurs loisirs du dimanche. Pendant long-temps, les productions littéraires de l’Allemagne n’ont été que l’expression d’une société bien restreinte, d’une coterie de gentilshommes ou de pédans fardée et mignarde, revêtue d’oripeaux étrangers et dénaturée par le mauvais goût. Ceux qui voudraient juger de la nature poétique du peuple allemand d’après les livres les plus célèbres de cette époque tomberaient dans une grave erreur, car le peuple n’était pour rien dans cette littérature d’école et cette poésie de château.

C’était après la guerre de trente ans. L’Allemagne, épuisée, accablée par cette lutte désastreuse, abdiqua pour ainsi dire son sentiment de nationalité littéraire, et se mit patiemment à marcher à la suite des écrivains étrangers. Le présent ne pouvait éveiller en elle qu’une pensée d’humiliation ; le moyen-âge faisait pitié à ses savans : elle se tourna vers l’antiquité ; mais la France était là, qui prétendait reproduire dans ses bergeries et ses drames, dans les entretiens de l’hôtel de Rambouillet et les romans de Mlle de Scudéry, la quintessence de l’antiquité, et L’Allemagne n’alla pas plus loin. Elle copia nos Catons galans et nos Brutus damerets, elle eut ses Lucrèces langoureuses, ses héros en perruques, ses Tircis soupirant au pied des hêtres, et ses Chloés suivies d’un charmant troupeau. Le labeur mythologique étouffa l’inspiration ; les termes de convention remplacèrent le trait senti et naturel. Au lieu de se laisser aller, comme les Minnesingers, aux douces et naïves rêveries, de peindre avec abandon l’image qui frappait leurs regards et l’émotion qui agitait leurs cœurs, les poètes allemands des XVIIe et XVIIIe siècles s’occupaient tout simplement d’arranger avec art la phraséologie apprise dans les écoles, ils exprimaient les souffrances de leur amour en comptant les flèches que leur avait lancées Cupidon. On ne cessait de parler alors des dieux de l’olympe et des héros de la Grèce, mais ces héros et ces dieux arrivaient en Allemagne comme des fils de bonne maison qui venaient de faire leur éducation en France et qui en rapportaient les formes de langage les plus raffinées et les modes les plus récentes. Homère et Sophocle, en les voyant passer, ne les auraient pas reconnus.

On sait quelle réforme éclatante Klopstock, Voss, Lessing, Wieland, opérèrent, vers le milieu du XVIIIe siècle, dans cette prétendue imitation de l’antiquité. Après eux vinrent Goethe et Schiller, ces deux nobles poètes qui surent si bien allier le génie de l’école grecque avec celui des temps modernes. Déjà on commençait à revenir des préjugés qui avaient détourné l’attention des œuvres du moyen-âge ; mais ce mouvement d’études rétrospectives se manifesta surtout lorsque l’Allemagne, lasse de courber la tête sous la main de fer qui l’avait long-temps asservie, se leva tout à coup, engagea la lutte, et prit pour appui le passé. Gœrres, nouveau prophète, frappa la roche des siècles germaniques et en fit jaillir une nouvelle source vivifiante. L’impulsion une fois donnée, tous les poètes, tous les patriotes allemands se précipitèrent vers cette époque si oubliée, si méprisée naguère, et qui apparaissait tout à coup si brillante et si riche. Alors on entendit la harpe des Minnesinger chanter comme autrefois les beautés de la nature et les charmes de l’amour mystique. Alors l’épopée des Niebelungen sortit de son cercueil de fer, et le glaive à la main, le casque sur la tête, fit résonner dans toute l’Allemagne l’éclat de sa voix farouche et le lamentable récit de son drame de sang. Oh ! ce fut une grande et noble époque, celle où le patriotisme germanique éveillait dans leur tombe tous ces empereurs et tous ces héros pour les conduire sur un nouveau champ de bataille, pour se fortifier par le souvenir de leur gloire et de leurs exploits. En quelques jours, l’Allemagne avait franchi six siècles. La veille, encore, elle essayait de se faire légère et rieuse ; elle imitait les galanteries de la France et rimait des madrigaux ; le lendemain, elle rejetait l’habit à paillettes pour la cotte de mailles ; elle venait de prendre, comme Vonved, le héros des chants danois, l’épée de ses aïeux dans les entrailles de la terre, et la bannière des Hohenstaufen dans les arceaux des cathédrales.

Quand on voit comment l’école du moyen-âge s’est formée et sur quelles bases elle repose, on comprend l’éclat qui l’entoure et l’ascendant qu’elle exerce. Cette école tient à tout ce qu’il y a de plus profond et de plus vivace dans le caractère des Allemands, à leur gloire littéraire et historique, à leur sentiment de nationalité. Elle compte, du reste, parmi ses prosélytes, les hommes les plus distingués de l’Allemagne moderne. Grimm, Van der Hagen, Gœrres, ont mis à son service le fruit de leurs laborieuses études ; Burger lui a donné deux de ses chants les plus populaires ; Goethe et Schiller lui doivent quelques-unes de leurs plus charmantes inspirations ; Auguste et Frédéric Schlegel ont été ses apôtres ardens, Novalis son interprète religieux, Uhland son chantre chevaleresque. Tieck son poète le plus fécond et son conteur.

Tieck a écrit une vingtaine de volumes en prose et en vers, et la plus grande partie de ses œuvres est empruntée aux traditions du moyen-âge. Pour reproduire sous ces différentes faces cette époque si riche et si variée, il a recours à toutes les formes d’art. Il déroule dans de longs drames l’histoire d’Octavien, les infortunes de Geneviève de Brabant, les merveilleuses aventures de Fortunatus. Il raconte, avec la simplicité et la bonne foi des anciens chroniqueurs, la légende des chevaliers amoureux et des chevaliers fidèles, les combats prodigieux des quatre fils Aymond, et les douleurs de la belle Maguelone. Enfin, il descend jusqu’aux contes d’enfans ; il traduit en drames, en comédies, en scènes caustiques et douloureuses, les récits de Perrault : la Barbe bleue, le Chaperon rouge, le Chat botté.

Dans la sympathie profonde que Tieck éprouvait pour le moyen-âge, il ne l’a pas seulement étudié en Allemagne, il l’a cherché en Angleterre, en France, en Espagne, partout où il trouvait dans une tradition populaire, dans un livre d’art ou de science, une manifestation originale du génie de cette époque. Il s’est passionné pour Calderon et Cervantes, pour les mystères et les fabliaux. Du récit poétique il a passé à la critique ; il a publié sur le théâtre anglais antérieur à Shakspeare une œuvre excellente, pleine de faits curieux pris à leur source même, et d’observations ingénieuses et neuves. Dans son Phantasus, il a mêlé habilement la dissertation philosophique à la nouvelle romanesque. C’est une espèce de Décaméron sérieux où les gracieuses et coquettes figures de Boccace sont remplacées par de blondes Allemandes au regard mélancolique, où chacun des interlocuteurs a une forme de sentiment à soutenir, une pensée d’art à exprimer, où chaque conte devient le sujet d’une intéressante dissertation.

Toute cette longue étude du moyen-âge n’a pas été pour Tieck une tâche systématique entreprise dans le but de se faire un nom et de se donner, aux yeux de ses compatriotes, un caractère d’originalité en s’éloignant de la voie commune pour prendre une route abandonnée. C’est une œuvre de choix et de prédilection qu’il a commencée avec ardeur et poursuivie avec une rare persévérance. Il aime les naïves légendes, les productions tendres et religieuses, les mœurs chevaleresques du moyen-âge pour elles-mêmes, et non point pour la gloire qu’il peut obtenir en les faisant revivre. Il a l’esprit et le cœur tout imprégnés de cette époque, il la dépeint avec charme dans ses livres et ses entretiens. Je n’oublierai jamais le jour où j’allais d’une main timide frapper à sa porte, le jour où il m’accueillait, pèlerin obscur, dans sa demeure de poète, toute pleine de bons livres, ornée d’anciennes gravures et de quelques tableaux. À le voir alors au milieu des siens, avec sa belle et noble physionomie, son sourire mélancolique tempéré par une légère finesse, ses grands yeux bleus profonds et méditatifs, j’éprouvais je ne sais quelle sympathie pleine de respect. J’écoutais en silence chacun de ses récits, et, lorsqu’après l’avoir quitté, j’allais, à quelques pas de sa retraite, errer sur les bords de l’Elbe ou m’asseoir rêveur sur la terrasse du Brühl, il me semblait que je venais d’entendre un de ces heureux voyageurs dont il est souvent question dans les traditions du Nord, un de ces hommes qu’une main mystérieuse conduit le soir dans la grotte des elfes, et qui reviennent le lendemain en raconter les merveilles à leurs amis étonnés.

Tieck a publié une trentaine de nouvelles fort recherchées en Allemagne. Quelques-unes ont été traduites en français et ont eu parmi nous peu de succès. Il est facile d’en comprendre la raison. Ces nouvelles ne sont point du genre de celles qui ont le privilége de nous émouvoir ; ce sont pour la plupart des études psychologiques fines et senties, mais dépourvues d’action. Son roman de Sternbald, qui est sans contredit l’un de ses meilleurs, s’adresse surtout aux artistes. Sa Révolte dans les Cévennes aurait parmi nous un succès plus général ; malheureusement l’auteur n’en a encore écrit que la première partie. Un de nos journaux a publié, il y a quelques années, la traduction d’une nouvelle de Tieck intitulée Le Voyage dans le Bleu, qui renfermait des attaques assez vives contre plusieurs de nos écrivains. C’est une erreur de l’illustre poète, une erreur qui, à la distance où il se trouve de Paris, et avec les fausses idées que l’Allemagne se fait de notre littérature, nous paraît excusable.

Dans les derniers temps, l’activité littéraire de Tieck s’est un peu ralentie. Il y a plus de cinquante ans qu’elle dure. Cependant, chaque automne, il enrichit encore quelque Taschenbuch d’une ou deux nouvelles ; il travaille à la publication de ses œuvres complètes, et déjà il a réuni en un volume ses poésies éparses dans divers recueils. Ce que nous avons dit de ses nouvelles, nous pouvons le répéter à propos de ses vers, nous ne croyons pas qu’ils soient de nature à obtenir beaucoup de succès en France, et cependant le volume de Tieck est l’une des plus gracieuses et des plus charmantes productions de l’Allemagne moderne. Mais la difficulté est de traduire ces poésies si différentes par la forme et par le fond de tout ce qui se fait parmi nous, si différentes même en grande partie de ce qui se fait en Allemagne. La poésie de Tieck n’est ni la vive et sage chansonnette de Goethe, ni la rêverie philosophique et idéale de Schiller, ni le triste et religieux soupir de Novalis, ni la ballade chevaleresque ou le cri patriotique d’Uhland ; c’est je ne sais quel chant musical, léger, mobile, aérien, insaisissable. C’est un singulier mélange de panthéisme antique et d’émotion religieuse, l’aimable gaieté des Minnesinger unie à la tristesse du romantisme moderne, l’image riante et l’austère pensée, un badinage d’enfant et un cri douloureux de déception ; ajoutez à cela l’amour, l’enivrement de la nature. Tous les rêves, toutes les émotions que cet amour jette dans nos cœurs, Tieck les traduit avec une légèreté, une variété de versification inexprimable. Le rhythme est pour lui comme un instrument sonore et docile dont il s’exerce à toucher toutes les cordes, et à tirer sans cesse des effets nouveaux. Souvent, à vrai dire, au fond de ses chants, il y a peu de pensée et de réflexion, mais ses vers cadencés, sautillans et pétillans, charment l’oreille et ne donnent pas à l’esprit le temps de réfléchir.

Les premières pièces du recueil de Tieck datent de 1793, les dernières de 1840. C’est d’un bout à l’autre un concert de pensers d’amour et de religion, de rêves tendres et mélancoliques, sans une seule satire, sans un seul sentiment de haine et d’envie. Heureux le poète qui, après avoir sillonné pendant quarante ans les difficiles sentiers de la littérature, rassemble un jour les fleurs qu’il a cueillies le long de sa route, et ne trouve pas dans sa gerbe odorante une seule ronce, une plante amère, une épigramme !

Ah ! si l’Allemagne, au lieu de s’abandonner aux vagues et aventureux systèmes qui l’égarent, au lieu de se laisser agiter, dominer, tromper par les vaniteuses et arides ambitions de ses jeunes écrivains, voulait rentrer dans ce domaine de la poésie candide et pieuse, chevaleresque et pure, qui est son vrai domaine, si elle voulait reprendre cette vie d’études et de recueillement dont ses grands maîtres lui ont donné l’exemple, quelle force ne trouverait-elle pas encore en elle-même, et quelles œuvres importantes ne pourrait-elle pas enfanter ! Pour nous, qui lui avons voué une affection que ses erreurs ne pourront effacer, nous accomplissons un devoir rigoureux en prenant les armes contre elle. Il nous en coûte d’avoir à repousser ses agressions quand nous aimerions à la remercier de ses sympathies ; il nous en coûte de la combattre, quand il nous serait si doux de lui tendre la main et de la louer. Mais nous écrivons ces pages sans passion et sans colère systématique. Chaque fois qu’il nous arrivera d’Allemagne un livre remarquable, nous le signalerons avec empressement, et si l’Allemagne voyait poindre enfin, à la place de ces feux follets qui si souvent l’éblouissent et disparaissent, le rayon brillant et durable d’une littérature meilleure, nous voudrions être des premiers à le reconnaître et à le saluer.

Malheureusement, nous regardons en vain à l’horizon. À part un petit nombre d’œuvres sérieusement méditées, nous ne voyons apparaître de côté et d’autre que les fantômes de l’orgueil et les denrées sans nom d’une littérature qui de plus en plus tombe à l’état de fabrique et de négoce. Par une singulière contradiction d’esprit, les Allemands condamnent d’un air superbe les œuvres de nos écrivains que chaque jour ils traduisent et imitent ; ils en ressassent toutes les pages, ils en tirent la substance, ils en vivent, et nous parlent de l’originalité allemande !

Au théâtre, on ne joue plus que de loin en loin les pièces de Goethe, Schiller, Lessing. Depuis la mort des deux grands poètes de Weimar, beaucoup de tentatives ont été faites pour prendre leur place ; beaucoup de jeunes esprits, déployant leurs ailes au sortir du gymnase, se sont crus appelés à régénérer l’art. Qu’est-il résulté de toutes ces présomptions extravagantes, de toutes ces audaces d’écoliers soutenues par des acclamations de coteries ? Rien, à part quelques drames, assez habilement conçus et élégamment écrits, mais longs et froids, de M. Grillparzer, à part la Griseldis de M. Munch Billinghausen ; rien, n’en déplaise à M. Gutzkow, qui a voulu transporter sur la scène l’excentrique immoralité de ses romans. Il y a pourtant à Berlin, dans cette ville qui se pose aujourd’hui comme la reine toute puissante, l’arbitre intellectuel et le mobile de l’Allemagne, il y a là un homme qui a fait à lui seul plus de drames et de comédies que Goethe et Schiller. Dans l’espace de vingt ans, M. Raupach a rempli les Taschenbücher allemands et inondé le théâtre royal prussien de ses productions. La Grèce, l’Italie, le monde réel et le monde imaginaire ont tour à tour attiré sa fantaisie, occupé ses loisirs. S’il reste quelque sujet à traiter après lui, ce n’est pas sa faute, il a fait tout ce qui dépendait de lui pour ne pas laisser une situation neuve, une passion intacte à ses successeurs. Le voilà maintenant qui dépèce l’histoire des Hohenstaufen, la découpe en silhouette, la groupe par scènes ; quelques petites inventions çà et là, quelques monologues philosophiques, quelques légers anachronismes, saupoudrés du vernis de l’hexamètre, et toute une grande et chevaleresque époque se dresse sur le théâtre pour l’édification des Allemands. Shakspeare n’est à côté de M. Raupach qu’un petit garçon. Fi de Richard II, de Henri IV, du roi Lear ! Lisez les Hohenstaufen de M. Raupach. Voilà comment on fait revivre une histoire nationale. Le malheur est que l’infatigable dramaturge n’a point les qualités nécessaires pour justifier son étonnante fécondité ; que, de l’aveu même des critiques d’outre-Rhin, les sujets historiques qu’il a choisis sont d’une trop haute taille pour les dimensions de son esprit ; que s’il a réussi parfois, dans ses incessantes tentatives, à revêtir d’un style agréable une situation intéressante, le plus souvent il n’a produit que des scènes communes, languissantes, inanimées, et des pièces fastidieuses. Mme Crelinger, que l’Allemagne proclame à juste titre sa première actrice, Mme Crelinger, condamnée à jouer ces pièces sur le théâtre royal de Berlin, leur a donné quelque peu de vie par la puissance de son jeu ; mais là se bornait la magie de son talent, et M. Raupach, malgré l’énorme quantité de ses drames et de ses comédies, n’a jamais pu jouir d’un instant de vogue générale, d’un succès populaire.

Dans cet état de pénurie, l’Allemagne en est revenue au point où elle était il y a quelque cinquante ans. Alors on traduisait Racine et Molière, Voltaire et Beaumarchais ; maintenant on traduit nos vaudevilles et nos opéras-comiques. La musique d’Auber, d’Halévy, résonne, avec celle de Meyerbeer, dans tous les théâtres, et avec les valses de Strauss sur toutes les places et dans tous les lustgarten de l’Allemagne. De Mannheim à Kœnigsberg, le nom de M. Scribe est imprimé chaque soir en grosses lettres sur les affiches de spectacle, et non-seulement on nous traduit, mais on réimprime à Stuttgard, à Berlin, toutes les pièces de notre nouveau répertoire dramatique depuis les drames de MM. Hugo et Dumas jusqu’aux bouffonneries des Variétés. C’est une autre contrefaçon qui laisse peu de chances de succès à celle de Belgique.

Si de l’œuvre des théâtres nous passons à celle des journaux, voici une autre méthode de plagiat non moins curieuse à observer. À Leipzig, à Berlin, à Stuttgard, des feuilles de pirates qui n’ont à redouter aucun droit de visite, reproduisent textuellement les articles de nos revues et de nos feuilles quotidiennes, en les assaisonnant de fautes d’impression et de solécismes germaniques. À Hambourg, à Francfort, à Iéna, et dans cinquante autres villes, on imprime des recueils quotidiens, hebdomadaires, mensuels, composés tout entiers de traductions. Quelquefois le traducteur éprouve un si pieux amour pour l’œuvre de notre pays, qu’il l’adopte avec une tendresse touchante et supprime le nom de la revue à laquelle il l’a empruntée et celui de l’écrivain qui l’a signée. De là des rivalités d’amour-propre et des querelles vraiment plaisantes. On se dispute la priorité d’une traduction avec toute la vivacité qu’on emploierait ailleurs à réclamer la possession d’une œuvre originale. Le Didaskalia de Francfort accuse l’Europa, de M. Lewald, de lui avoir méchamment dérobé la traduction d’une nouvelle extraite de la Revue de Paris. L’Europa affirme que cette œuvre est bien la sienne, et, pour prouver qu’il l’a faite d’après l’original, cite le nom de l’auteur. Que répondre à un tel argument ? Les petits journaux viennent ensuite et grapillent dans les traductions des grands, qui une anecdote, qui un passage de roman, un tableau de voyage, et voilà comme notre littérature s’émiette de l’autre côté du Rhin et sert au festin de la docte Allemagne.

De temps à autre, une voix grave et sévère s’élève du milieu de ces traducteurs faméliques et lance contre eux un arrêt de réprobation. Je lis dans le Deutsche vierteljahres Schrift les lignes suivantes : Pourquoi traduit-on plus mal en Allemagne que partout ailleurs ? Pourquoi le sérieux Allemand, chaque fois qu’il s’occupe d’un idiome étranger, traite-t-il si légèrement sa propre langue ? Qu’on pénètre dans cet amas de soi-disant journaux des beaux esprits, journaux de modes, chroniques du monde élégant ; qu’on regarde toutes ces feuilles qui se parent de l’écume des littératures étrangères et qui ont la prétention d’introduire au milieu de la nation allemande le raffinement des mœurs ; qu’on parcoure l’un après l’autre tous ces romans à couverture rose, bleue, jaune, tous ces recueils de nouvelles, où l’esprit des idoles les plus brillantes et les plus vulgaires du peuple de Paris se trouve jeté dans la vase allemande. Qu’on se souvienne que celui qui a écrit ces livres est Allemand, qu’il doit penser, parler, et écrire en allemand. Qu’y trouvera-t-on à chaque page et pour ainsi dire à chaque phrase ? La langue à laquelle on attribue à juste titre tant de qualités, la noble langue allemande ravalée, dégradée, réduite au rôle du plus grossier drogman. Mais nous nous sommes habitués à cette misère, et nous ressemblons à ceux qui, vivant au milieu d’un air corrompu, n’en sentent plus les miasmes empestés. Toutes ces protestations n’arrêtent point l’activité des traducteurs. Les journaux qui s’ouvrent à ces justes plaintes s’abandonnent eux-mêmes au flot qui les entraîne. Ils ont de plus que les autres l’orgueil, ils refusent de reconnaître leur plagiat, mais leur manteau plus ample déguise mal leur pauvreté. Qu’on retranche de la collection de la Gazette d’Augsbourg et des Unterhaltungs Blaetter ce qui appartient à la France, et l’on verra ce qui leur restera.


F. de Lagenevais.
  1. Gedichte von Herveg, 1842.
  2. Kinder und Haus Mœrchen.