Revue littéraire de l’Allemagne — 14 février 1851

Revue littéraire de l’Allemagne — 14 février 1851

REVUE LITTERAIRE


DE L'ALLEMAGNE.




LA CRITIQUE; - LES ROMANS ET LES POESIES. - LA LITTERATURE MAGYARE.




Il est impossible de ne pas être frappé des rapports que la littérature allemande présente avec la nôtre. Le temps n’est plus de ces inspirations originales, de ces singularités d’imagination et d’accent qui donnait un caractère propre aux œuvres d’une même contrée. On va trop vite désormais de Vienne à Berlin et de Berlin à Paris pour que les anciennes distinctions ne s’altèrent pas. Quand toutes les barrières s’abaissent, quand il est si facile de donner ou d’emprunter à ses voisins, comment ne verrait-on pas disparaître peu à peu les physionomies individuelles ? Aujourd’hui plus que jamais, un même esprit se répand en un instant d’une zone à l’autre, et, bon gré mal gré, associe les peuples les plus divisés naguère dans une sorte d’existence commune. C’est peine perdue de s’enfermer chez soi ; les horizons les plus bornés s’entr’ouvrent pour laisser entrevoir des perspectives profondes, la plus mince question devient aisément une question européenne. Ce mouvement d’assimilation existe depuis long-temps, et il a été préparé par bien des influences diverses ; il est facile de comprendre toutefois que les révolutions démagogiques de 1848 n’aient pas médiocrement contribué à resserrer les liens de l’Europe, et, par suite, à accélérer l’effacement des littératures originales. Jamais on n’avait vu, comme depuis trois ans, l’Europe entière occupée d’un seul intérêt, passionnée pour une seule et même cause. Dès le 24 février, ou plutôt dès que les périls suprêmes eurent dissipé d’incroyables illusions, après les premières et décisives répressions de l’armée du mal, après le bombardement de Prague, après les journées de juin, les nations de l’Europe centrale, occupées jusque-là de suivre leur propre voie, se trouvèrent subitement et violemment rapprochées ; il n’y eut plus de la mer Baltique à la Méditerranée et du Danube à l’Océan, qu’une seule affaire, qu’une seule passion, qu’un seul intérêt en jeu : il fallait servir la démagogie ou la combattre. Dès-lors aussi les différentes littératures qui reproduisaient l’esprit public en Europe eurent à traverser les mêmes phases et présentèrent les mêmes symptômes ; des variétés assez curieuses peuvent persister encore dans les détails, il n’en est pas moins vrai que ces littératures vivent sur un fonds commun et qu’une destinée semblable les unit. Est-ce un bien ? est-ce un mal ? On se plaint sans cesse de cet effacement des peuples : il serait plus sage, à mon avis, de l’accepter comme un résultat inévitable et de le tourner à notre avantage. Or le bien en pareille matière, c’est que l’indifférence n’est plus permise, c’est que les nations sont solidaires entre elles, et que, tenues en éveil par l’urgence du péril, elles doivent chercher sérieusement à se connaître. Que de fois nos erreurs n’ont-elles pas infecté l’Allemagne ! et comme l’Allemagne, aujourd’hui, nous le rend avec usure ! Nous lui avons donné je ne sais quelle frivolité voltairienne dont elle s’affublait grotesquement ; elle nous envoie, à l’heure qu’il est, le pédantisme hégélien, dont les formules tiennent si bien leur place dans nos mascarades socialistes. Tirons du moins de ces faits un enseignement durable ; remettons dans le droit chemin la critique déroutée ; surveillons d’un œil plus sûr, jugeons avec une autorité plus résolue les productions littéraires de l’Europe, et quand nous parlerons des erreurs ou des folies de nos voisins, n’oublions pas qu’il s’agit aussi des nôtres, n’oublions pas que l’esprit de la France est en péril.

En France, nous le savons trop, la perturbation de 1848 a été profonde. Les plus nobles travaux de l’intelligence, tout ce qui fait la dignité de l’esprit humain, tout ce qui est l’honneur des sociétés heureuses a été long-temps menacé de mort. On a vu, chose sans exemple, la plus stupide anarchie jointe aux prétentions les plus sottes, des hordes sauvages conduites par des rhéteurs, et la pire des barbaries, la barbarie à demi lettrée, procédant avec logique à la ruine du monde. Est-ce à dire pourtant que la violence des faits n’ait pas profité, sur certains points, à la situation littéraire ? L’orage n’a t-il pas purifié une atmosphère chargée de miasmes impurs ? Bien des écoles, bien des coteries condamnées, qui auraient pu tromper long-temps encore la faveur routinière du public, n’ont-elles pas été dispersées par le choc ? Ce besoin de fanfares, cette soif du lucre, cette infatuation inouie, tous ces vices d’une littérature sans principes qui devait fournir à la démagogie du lendemain ses nauséabondes déclamations, tout cela n’a-t-il pas été éclairé subitement d’une lumière impitoyable ? N’a-t-on pu juger enfin combien la probité du caractère était rare chez ces hommes qui prétendaient au gouvernement des intelligences ? Cette leçon, il faut l’espérer, ne sera pas perdue, et il y aura du mois un résultat utile dans les châtimens qui nous ont frappes. La banale indulgence qui a autorisé tant de désordres craindra désormais d’en être la complice ; les droits de la morale seront revendiqués avec force et moins attentive aux vanités de l’esprit, l’opinion se préoccupera plus sévèrement de la vraie dignité de l’écrivain.

En Allemagne aussi, l’interruption du mouvement littéraire produira nous l’espérons, deux résultats précieux : d’une part, la, secousse semble avoir fait pour ainsi dire, place nette ; les célébrités de mauvais aloi, les réputations et les autorités équivoques ont été brusquement éconduites ; de l’autre, la critique se mit en demeure de se réveiller et de remplir plus scrupuleusement sa tâche. Sur ce dernier point, on doit le déclarer, la réforme est urgente. Ce n’est pas l’opinion toute seule qui a favorisé, depuis dix années, les excès de l’esprit allemand ; la critique mérite sa part de reproches. Chez nous, et c’est ici surtout qu’on a quelque droit de le rappeler, au milieu des engouemens les plus passionnés, à y a toujours eu de fermes esprits qui résistaient à l’entraînement général ; il y a toujours eu des voix courageuses, qui dans le dévergondage des imaginations, dans les scandales de l’industrie et de l’orgueil littéraire, signalaient une profonde atteinte à la morale publique. Qui sait pourtant si ces cris d’alarme, sans la chute d’un trône et l’ébranlement de l’Europe, eussent été justifiés aux yeux de la foule ? Ces censeurs, considérés alors comme des esprits chagrins, et dont il faut bien aujourd’hui reconnaître la clairvoyance, l’Allemagne ne les a pas connus. Absorbée par ses luttes politiques, tout occupée à ses légitimes efforts pour conquérir et organiser le gouvernement parlementaire, elle acceptait de toutes mains, les secours qu’elle croyait profitables à cette grande cause. C’est ainsi que la patrie de Leibnitz et de Schiller est devenue le foyer d’un matérialisme hideux. Dans un pays où la démangeaison d’écrire est devenue un mal épidémique, où il y a des éditeurs pour les plus misérables rapsodies, où le dernier des écrivains croirait se manquer à lui-même s’il négligeait de livrer au public ses moindres articles de journaux et jusqu’à ses lettres familières, la critique n’ose malheureusement se soustraire à des complaisances dont elle a trop souvent besoin pour ses propres méfaits. Les plus austères se sont laissé peu à peu désarmer. Quel critique éminent pourrait-on citer en Allemagne depuis la mort de Louis Boerne ? Est-ce M. Gustave Iühne, si bien préparé pourtant à ce salutaire office par la finesse de sa pensée, par la sagacité de son intelligence ? est-ce M. Roetscher, dont les beaux travaux sur le théâtre nous faisaient espérer un maître ? est-ce M. Adolphe Stahr, qui, dans sa Dramaturgie d’Oldenbourg, a fait preuve de qualités précieuses ? M. Stahr semble avoir renoncé à la critique, ne trouvant pas sans doute dans la constitution littéraire de son pays, la liberté indispensable à ses fonctions et désespérant de la conquérir ; M. Roetscher se confine de plus en plus dans des études spéciales,’ et M. Gustave Kühne se résigne à être le débonnaire introducteur de tous ceux qui devraient trouver en lui un censeur et un juge. En dehors de ces noms, je ne vois guère que les faiseurs d’esthétique transcendantale ou ces milliers de literats qui, dans les innombrables journaux de la confédération, enregistrent les œuvres nouvelles avec une indifférence de greffier. Il y a donc une place, une belle et souveraine place à prendre à la tête des lettres allemandes. L’Allemagne, ce foyer des impiétés hégéliennes, est aussi le pays le mieux placé pour les combattre : si donc nous essayons de remplir ici une tâche trop négligée par nos voisins, c’est avec la certitude que tôt ou tard les folles songeries, les systèmes coupables rencontreront parmi eux un adversaire, un surveillant mieux autorisé.

C’est par les romanciers qu’avait commencé, au-delà du Rhin, l’agitation littéraire, prélude assez habituel des commotions sociales. Ici, nos fournisseurs de contes n’avaient fait que mettre en lumière les mauvais symptômes de la conscience publique Innocens de toute combinaison hardie, incapables de concevoir un plan d’attaque générale, ils avaient seulement, par les excès de l’industrialisme, fait éclater au grand jour les tristes passions de la foule, cette soif de jouissances, cette fièvre de l’affaissement cette avidité d’émotions brutales, toutes ces misères enfin qui accusaient l’affaissement de la société et appelaient les châtimens de la justice d’en haut. En Allemagne, il y eut peut-être quelque chose de plus : ce sont les romanciers à la mode qui entreprirent, il y a une quinzaine d’années, le siége de la société elle-même. L’entreprise, il est vrai, fut pauvrement conduite : les démolisseurs étaient plus ridicules que redoutables ; les conséquences pourtant n’en furent pas moins graves, car l’exemple une fois donné et le signal de la lutte jeté à son de trompe, des ennemis violens vinrent bientôt prendre la place des prétentieux conteurs. Aujourd’hui quelques-uns de ces révolutionnaires de 1835, quelques-uns des chefs congédiés de la jeune Allemagne, ont l’air de tenter une campagne d’un nouveau genre. Ils nous avaient emprunté, après 1830, les inspirations fébriles qui animaient la littérature d’alors : ils veulent, après 1848, imiter les fabricans de contes dont le commerce, réduit désormais à néant, avait pris un accroissement si considérable dans les dernières années de la monarchie. Voilà une idée qui ne semble guère opportune ! Le roman-feuilleton, plus vieux aujourd’hui que les plus vieilles modes, est-il destiné à retrouver en Allemagne les lecteurs qui l’abandonnent ici ? Il n’y a pas lieu de le craindre. M. Charles Gutzkow, qui conserve encore, comme aux beaux temps de la jeune Allemagne, une sorte d’autorité sur tout un groupe d’écrivains, est le premier qui ait imaginé d’introduire dans son pays le mal dont nous sommes enfin débarrassés. Il ne paraît pas cependant que son roman, les Chevaliers de l’Esprit, doive fort encourager ceux qui s’intéressent à cette tentative. L’auteur lui-même éprouve des doutes qui l’inquiètent, et il adresse dans sa préface cette singulière homélie au public : « C’est un long et lointain voyage, cher lecteur, que je viens te proposer ici. Arme-toi de patience ; réserve-toi, je t’en supplie, bien des matinées sans travail ; prépare surtout ta mémoire, une bonne et tenace mémoire qui ne laisse rien échapper. Ne va pas oublier demain ce que je t’ai raconté aujourd’hui. Ne va pas te décourager si je fais s’allonger sous tes pas des plaines à perte de vue, si ton chemin se resserre dans les gorges des montagnes par de périlleux et interminables défilés, ou bien si la grande route semble se perdre subitement dans les nuages. » Nous sommes-nous trompé par hasard ? Cette recommandation naïve ne serait-elle pas une malice ? M. Gutzkow, en homme d’esprit, a-t-il voulu faire la satire de la littérature à la toise, tout en se donnant l’air de la prendre au sérieux ? On m’assure qu’il n’en est rien. Qu’importe ? une satire qu’on écrit sans le vouloir n’en est souvent que plus piquante et plus instructive. Je me garderai bien de juger une œuvre jusqu’à présent très fastidieuse un récit froid et embrouille, dont le public ne connaît encore que la dixième partie. Je suis heureux seulement d’en titrer un bon présage, et j’espère plus que jamais, après la lecture du premier volume, que l’Allemagne échappera au péril. N’est-ce pas un grave péril en effet ? Au milieu de la confusion des doctrines, au milieu des erreurs sans nombre que propage une philosophie désastreuse, ne faut-il pas que les plus fermes esprits redoublent de sévérité, que l’écrivain digne de ce nom ne livre jamais rien au hasard ? Substituer les caprices de l’improvisation quotidienne aux efforts constans de la réflexion, ce n’est pas seulement accoutumer la pensée à un régime qui l’énerve, ce n’est pas seulement dégrader l’art à plaisir ; la question est plus grave : il s’agit de ne pas ouvrir une tribune nouvelle aux vices de l’intelligence dans une société où fermentent tant de doctrines coupables, où s’agitent et se répandent insensiblement tant de causes de dissolution et de mort. Remercions donc M. Charles Gutzkow d’avoir tout à la fois inauguré et enseveli le roman-feuilleton dans ses Chevaliers de l’Esprit[1].

Tandis que les écoles épuisées quittent la scène, tandis que l’opinion, attentive aux avertissemens de ces dernières années, devient plus sérieuse chaque jour et renonce aux puérils engouemens d’autrefois, ce serait le moment pour les vrais artistes de paraître et de faire leurs preuves. L’heure est propice ; les bruits assourdissans des coteries surannées ont été emportés par l’orage ; la faveur publique accueillerait avec empressement un talent sympathique et pur qui charmerait les ames et ferait servir à l’enseignement du bien l’éclat ou la grace de l’inspiration. Cette œuvre si touchante qu’on a lue ici, Une Histoire hollandaise, nous a douloureusement appris quel suave talent, quel cœur et quelle imagination d’élite les lettres françaises ont perdus, au moment où cette imagination pouvait exercer une si douce, une si salutaire influence. Le succès de ce charmant récit doit être un encouragement pour tous les écrivains qui conçoivent une haute idée de leur art, pour les talens encore cachés, pour tous ceux qui auraient cédé naguère aux vices à a mode dans le monde littéraire, et que nous voudrions gagner à la pratique sérieuse du beau ; il peut en outre nous fournir des conseils et des indications à l’adresse de plus d’un nouveau venu. Ces conseils, il y a un écrivain en Allemagne qui me paraît digne de les entendre et capable de les suivre : c’est une femme aussi, comme l’auteur de Résignation, du Médecin du village et d’Une Histoire hollandaise. Les romans qu’elle vient de publier, et qui ont excité assez vivement l’attention, ont révélé un talent rare, talent inexpérimenté sans doute, incomplet encore sur bien des points, mais qui possède des qualités précieuses, et peut, en se dégageant, obtenir une place digne d’envie. C’est Mme Caroline de Goehren, c’est l’écrivain dont je parle, a déjà composé un nombre de livres suffisant pour qu’il soit possible de juger sa vocation poétique et de lui adresser utilement des encouragemens ou des reproches. La Fille adoptive et Robert ont paru immédiatement avant la révolution de 1848 ; Ottomar[2] a été publié il y a quelques mois. Mme de Goebren est un pseudonyme ; sous ce nom d’emprunt se cache discrètement la femme d’un officier au service du roi de Saxe, Mme de Zoellner, qui occupe une place distinguée dans la société de Dresde. Ces détails ne sont pas inutiles. On sait combien Dresde est un centre brillant, une résidence aristocratique et toujours en fête. Peut-être Mme de Goehren a-t-elle trop accordé aux influences de la ville qu’elle habite, peut-être le désir de peindre de trop près ce monde de plaisirs, d’y faire maintes allusions cachées, de lui dérober la clé de bien des mystères, peut-être, dis-je, cette tentation piquante a-t-elle détourné l’auteur de la tâche qu’elle devait poursuivre. Il y a chez Mme de Goehren des inspirations très délicates, et, à côté de cela, certaines prétentions de high life, qui forment dans ses meilleurs récits des dissonances fâcheuses. Ce sont les maximes coupables, ce sont les préjugés et les désordres des sociétés oisives que flétrit Mme de Goehren ; un sentiment moral toujours noble et sincère, anime ses drames, et cependant, comme un écrivain mal sûr de lui-même, comme une imagination irrésolue ou capricieuse elle se laisse maintes fois entraîner à ces frivolités mondaines qui contrastent si étrangement avec la gravité naturelle de sa pensée. Mme de Goehren possède un talent assez vrai pour ne pas oublier le but de son art lequel ne vit pas d’allusions ou d’anecdotes, mais de peintures franches, de peintures générales, et, au lieu de s’enfermer dans le domaine stérile des coteries, s’empare de l’ame tout entière avec ses passions ardentes et ses sublimes devoirs. La Fille adoptive, publiée en 1846, attestait chez l’auteur le goût des problèmes élevés ; il y était traité de l’éducation des femmes, particulièrement de cette éducation superficielle ou mauvaise qui les laisse sans force devant le malheur, ou les mène à l’abîme par les chemins de la vanité. Tel est le fond du récit ; malheureusement, l’inexpérience de l’écrivain ne lui avait pas permis de donner à sa pensée un développement complet, une forme transparente et précise. Les trois femmes qui représentent les résultats de l’éducation sérieuse, puis de l’éducation futile ou décidément perverse, Julie, Paula et Antonie, ne sont pas des figures assez nettement dessinées ; on reconnaissait déjà dans ce livre des dispositions heureuses, on n’y trouvait pas encore l’artiste Je préfère m’en tenir aux deux romans qui indiquent d’une façon plus claire la physionomie morale et poétique de Mme de Goehren, Robert et Ottomar.

L’inspiration presque constante de l’auteur, la meilleure du moins, celle qui devrait dominer et régler toutes les autres, c’est une sympathie, une pitié ardente pour les malheurs cachés dont la légèreté mondaine est la cause, pour ces luttes qui s’accomplissent dans l’ombre, pour ces souffrances qui brisent tant d’ames d’élite, et qui, le plus souvent, n’ont pas de vengeur. La pitié de Mme de Goehren pour les filles de sa fantaisie s’anime presque toujours d’un impétueux désir de vengeance. L’auteur de Résignation et d’Une Histoire hollandaise excelle à prindre la sainteté du sacrifice, la transfiguration céleste de l’ame par la vertu de la douleur : Mme de Goehren, bien éloignée sans doute de ce modèle pour la pureté et la distinction de l’art, mais qui s’en rapproche çà et là par une certaine délicatesse d’inspiration, s’attache surtout ; après avoir peint la résignation de la victime, à célébrer avec une sorte de joie le châtiment du coupable. Le comte Robert de Wallrode n’est pas un libertin blasé, c’est une ame frivole et sans foi ; c’est un de ces hommes qu’on dirait incapables de prendre au sérieux les devoirs de la vie, et qui, sans méchanceté, sans dessein pervers, gracieux et insoucians dans le mal, ne laissent partout sur leurs pas que des traces funèbres. Robert a épousé sa cousine, la comtesse Adèle, une jeune fille aimante et dévouée ; le dévouement suffit-il pour enchaîner l’affection banale de Robert ? Non, certes ; la jeune femme, d’ailleurs, est tristement armée pour cette lutte qui va s’ouvrir ; elle a tous les dons, hormis celui de la beauté ; et l’amour qui remplit son cœur ne resplendit pas sur son ingrate figure. Sachant bien tout ce qui lui manque, elle avait, dans sa noble fierté, repoussé tous les prétendans ; ce n’était pas elle, c’était son immense fortune qu’on recherchait. Son amour pour Robert l’a aveuglée, elle a mis de côté ses défiances, elle a cru aux protestations et aux promesses, elle en mourra. Le récit de la folle existence du comte et des souffrances, des humiliations, de l’agonie enfin, de la lente et cruelle agonie de la jeune femme, est un tableau vraiment digne d’éloges. Il y a là de ces émotions profondes, de ces cris du cœur et des entrailles qui rachètent bien des fautes. Comment ne pas être ému, quand la victime, aspirant au repos, après tant de combats intérieurs, après tant de souffrances qui ont épuisé ses forces, sourit avec bonheur à la mort, et s’écrie, en exhalant son dernier soupir : « Ah ! enfin, dans ce monde où je vais, il n’y a ni beauté ni laideur, il n’y a que l’ame toute seule !… » Cette mort a ébranlé quelque temps le cœur de Robert, mais il faut encore une certaine force pour profiter du remède salutaire de la douleur : les distractions banales viennent bientôt l’enlever à lui-même. C’est ici, que le châtiment s’apprête. En visitant un de ses domaines au fond de la Silésie, Robert se lie avec une famille qui habite un château voisin du sien, et qui passe toute l’année dans cette solitude, au milieu des forêts. Il y voit une jeune fille merveilleusement belle qui produit sur son ame une impression profonde, qui semble faire jaillir de son cœur une source inconnue de tendresse, qui transforme et purifie tout son être ; il l’aime comme il n’a jamais aimé. Ce n’est pas la fille de la maison, c’est une orpheline qui ne connaît pas ceux à qui elle doit le jour, et qui, adoptée par un honnête pasteur, a été accueillie ensuite par cette famille dont elle élève les enfans. Robert obtient sa main sans peine. On n’attend, pour célébrer le mariage, que l’autorisation du père adoptif. Pendant ce temps-là, Robert laisse épanouir son ame à ce souffle printanier d’une vie nouvelle ; mille sentimens suaves, mille harmonies mystérieuses chantent dans son cœur. Quel ravissement quand il conduit sa fiancée dans ses terres, quand il parcourt avec elle ce parc, ces grands bois, ce domaine qui sera le sien, quand tous ses fermiers viennent au-devant d’elle, les mains chargées de fleurs, et saluant d’acclamations leur belle maîtresse ! Le lendemain de cette journée enivrante, la lettre du pasteur arrive elle contient un secret terrible : cette enfant qu’une mère mourante lui a confiée, elle est la fille du comte Robert de Wallrode ! Robert devient fou et meurt. Eclairée pourtant par ce châtiment épouvantable, sa raison s’est réveillée un instant avant l’heure suprême ; il a demandé à être enseveli auprès de sa victime, auprès de la comtesse Adèle. Sa fille, victime aussi de ses désordres et instrument involontaire de son supplice, va purifier la honte de sa naissance et relever son ame dans un religieux holocauste ; elle se fera sœur de charité, elle offrira à Dieu, pour racheter son père, toute une vie d’abnégation et de vertus.

Le sujet d’Ottomar est moins net ; bien des épisodes inutiles ou mal liés embrouillent trop souvent la trame du récit ; il est facile pourtant d’y retrouver les inspirations habituelles de Mme de Goehren, son vif sentiment de la dignité morale, sa compassion pour les faibles, son empressement à châtier les crimes qui ne relèvent pas de la loi. Un fat de l’aristocratie viennoise le comte Adolphe de Wartenberg, pour obéir au testament de son oncle, a épousé la fille de la comtesse Linden, une enfant élevée à la campagne dans une atmosphère de simplicité et d’innocence. Cette simplicité, si gracieuse qu’elle soit, charme peu le brillant héros des salons à la mode. La jeune comtesse Alma de Wartenberg est en effet bien dépaysée dans ce monde nouveau, et si elle s’y fait distinguer, ce n’est que par l’inexpérience et l’embarras de ses allures. Un esprit moins vain, un cœur moins corrompu que celui du comte adorerait chez la jeune femme des trésors de candeur et d’amour ; le, comte Wartenberg aime mieux poursuivre des succès qui causeront le désespoir de sa vie, mais qui satisferont sa vanité furieuse. La comtesse Aurélie Hartenstein est célèbre dans le monde par son altière beauté et l’audace brillante de son esprit ; c’est elle qui sera aimée du comte. Ce que souffre la jeune femme au moment où ses illusions se dissipent, où l’odieuse vérité lui apparaît, où elle compare la douce existence de sa jeunesse et le charme de ses campagnes natales à l’enfer de sa vie présente, où elle se sent isolée enfin au sein d’un monde qui la remplit d’effroi, ce qu’elle souffre alors, il faut le demander aux pages émues de Mme de Goehren ; car c’est dans ces peintures que l’auteur jouit de ses meilleurs avantages, c’est dans sa pitié pour ces navrantes douleurs qu’elle trouve ses inspirations les plus vives, et je ne sais quel accent original que l’art tout seul ne donne pas. Voyez le comte et sa femme faisant, pendant l’été, un voyage de plaisir en Hongrie ; la comtesse Aurélie les accompagne. Bien que les deux femmes soient en présence, il n’y a pas de lutte possible ; la comtesse Aurélie ne daigne même pas se servir de toutes ses armes, assurée de la victoire, confiante dans sa supériorité de femme du monde et dans la vanité de son amant, elle éprouve parfois une compassion superbe pour l’anéantissement de sa rivale. Ce tableau de la force orgueilleuse et de la faiblesse résignée est tracé avec une poignante amertume. Patience cependant ! Cette jeune femme ou plutôt cette enfant si humble ; si craintive, si peu préparée à ces luttes indignes, le temps, sans qu’elle le sache elle-même, va lui donner bientôt une réparation éclatante. Abreuvée d’humiliations et de dégoûts, pénétrée de mépris pour celui dont elle porte le nom, la comtesse Alma s’est retirée auprès de sa mère dans la solitude paisible où s’est écoulée son enfance. Quelques années se passent. L’enfant est devenue une femme, la grace naïve s’est changée en une beauté accomplie. On ne la de daignera plus ; elle peut rentrer en triomphe dans ce monde qu’elle a quitté ; elle sera, si elle le veut, la reine de ces salons qu’elle méprise. C’est à la comtesse Aurélie de trembler désormais, c’est au comte Wartenberg de comprendre avec désespoir tout ce qu’il a perdu. Aurélie ne souffrira pas seulement dans sa vanité ; pour que la punition soit complète, la femme altière sera frappée au cœur. Elle aime ; la coquette sans pitié, elle aime ardemment un jeune peintre hongrois, Ottomar, destiné à être pour elle l’instrument de l’inévitable justice. Ottomar, après la mort misérable du comte Adolphe, sera le mari de la comtesse Alma.

Mme de Goehren a fait preuve d’une inspiration louable dans ces touchantes histoires. Toutes les fois qu’il s’agit de la dignité morale de la femme, elle trouve sans effort des accens émus, de vives et pénétrantes images. En ressentant avec une sympathie passionnée les douleurs dont elle est l’interprète, elle ne se laisse pas emporter au-delà du vrai, elle n’oublie jamais les austères prescriptions du devoir ; elle enseigne la résignation, elle sait relever les ames abattues. La vengeance qu’elle fait éclater sur les coupables, ce n’est pas la victime elle-même qui l’exerce ; la vengeance, c’est l’auteur qui l’appelle, et elle apparaît toujours comme l’exécution d’une sentence d’en haut. Voilà la part du bien dans les œuvres que nous venons d’analyser. Les objections toutefois se présentent en foule à l’esprit, et si Mme de Goehren veut assurer une forme belle et durable aux généreux sentimens qui l’animent, il faut qu’elle redouble d’attention et d’efforts. Mme de Goehren ne se préoccupe pas assez de la composition, elle ne connaît pas encore assez toute la valeur d’un plan réfléchi ; on ne sent pas dans ses livres l’intelligente volonté de l’écrivain qui doit présider à l’économie du travail, en distribuer habilement toutes les parties, et les enchaîner par les liens d’une logique secrète : de là des longueurs continuelles et des épisodes sans but. Pourquoi, dans le premier de ces romans, ce minutieux inventaire de la société de Breslau ? Pourquoi, dans Ottomar, ces peintures de la révolution allemande ? Quel rapport y a-t-il entre le développement d’une donnée morale et ce tableau prolongé de l’insurrection de Dresde ? Quelle a été enfin l’intention de l’auteur lorsqu’elle fait du jeune peintre, du timide et respectueux adorateur de la comtesse Alma, l’un des chefs de cette terrible émeute ? Tout cela est faux et sonne creux. Robert et Ottomar, diminués d’un tiers, gagneraient singulièrement en intérêt et en vitalité ; l’heureuse pensée de l’ensemble, se dégagerait avec lumière, au lieu d’être offusquée par d’inutiles détails. Et puis, d’où vient que l’auteur, en châtiant les lâchetés et les violences dont la vie mondaine est trop souvent le théâtre, se laisse prendre elle-même aux vanités de ceux qu’elle dénonce ? .Ces prétentions futiles sont d’un étrange emploi chez l’écrivain qui s’est donné un rôle si sérieux. Je crains, encore une fois, que Mme de Goehren n’ait trop pensé aux succès de salon ; je crains qu’en dévoilant les misères de la vie élégante, en attaquant les héroïnes suspectes de la comtesse Hahn-Hahn, elle n’ait voulu prouver cependant qu’elle appartenait elle-même à ces cercles d’élite, que les mystères lui en étaient connus, qu’elle en savait la langue et en revendiquait les privilèges. Cette vanité est puérile, et l’auteur en a porté la peine. Un tel mélange de fades coquetteries et de sentimens élevés accuse chez Mme de Goehren une préparation bien incomplète aux fonctions de moraliste. C’est sur ce point qu’elle doit se surveiller rigoureusement, et s’efforcer d’acquérir tout ce qui lui manque. Entre le bien et le mal, il faut que l’auteur choisisse ; son choix ne saurait être douteux : qu’elle le comprenne bien seulement, qu’elle se pénètre de la nécessité d’une inspiration unique, qu’elle affermisse son esprit et donne à ses nobles sentimens, encore un peu vagues et irrésolus, la sûreté d’une porte de philosophie morale.

Un des points les plus curieux de la littérature allemande à l’heure qu’il est, ce sont les efforts que fait la poésie pour se renouveler. Les inspirations politiques, depuis une dizaine d’années, l’avaient jetée dans une fausse route, et toutes ses tentatives pour en sortir méritent d’être signalées avec intérêt. Là comme chez nous les poètes dignes de ce nom se taisent depuis long-temps, ceux-ci ont veilli, ceux-là semblent dépaysés au milieu des générations nouvelles, quelques-uns même sont morts. Uhland a renoncé à son art et se réfugie dans l’étude de ses ancêtres, les Minnesingers du moyen-âge ; l’inépuisable Rückert n’emploie plus qu’à des traductions la merveilleuse souplesse de son style ; Justinus Kerner lui-même, si habile jadis à se créer un monde enchanté loin des bruits et des passions du siècle, Justinus Kerner, chassé, pour ainsi dire, du royaume de ses songes, est obligé d’écrire ses mémoires et de demander aux impressions de sa jeunesse l’oubli des choses présentes. Excepté Grillparzer et Zedliz, qui ont trouvé dans les événemens de ces deux dernières années des inspirations d’une vigueur toute juvénile ; les chanteurs de cette généreuse école, les derniers représentans de la poétique Germanie, s’en vont. Nicolas Lenau est mort il y a quatre mois ; un des plus aimables écrivains du groupe harmonieux de la Souabe, le modeste, l’excellent Gustave Schwab, vient de le suivre dans la tombe. Il y a comme un voile de deuil sur l’imagination de ce pays. À mesure que s’accroissent les brutales ardeurs du matérialisme, à mesure que ce souffle de mort atteint et dessèche les sources, autrefois si fraîches, du spiritualisme et de la poésie, en Allemagne, le silence ou la disparition des maîtres est un malheur plus douloureusement senti. Ils seront vengés toutefois ; l’école bruyante qui avait prétendu les faire, oublier est dispersée désormais. Ces critiques ou ces poètes qui formaient la phalange de M. Arnold Ruge, et qui, sous le nom de romantisme, attaquaient toutes les croyances idéalistes sans lesquelles la poésie est impossible, sont aujourd’hui en pleine déroute. Ils voulaient détruire la dignité de l’art, ils voulaient réduire l’imagination à n’être plus que l’interprète de leurs grossiers systèmes ; ils lui disaient sans cesse, ils lui disaient de toutes les manières :

Quittez le long espoir et les vastes pensées.


La révolte ne devait pas tarder à éclater, et nous sommes heureux de pouvoir en signaler d’irrécusables symptômes. Sans remonter jusqu’à cette école fourvoyée qui espérait endormir le XIXe siècle avec les légendes du moyen-âge, l’Allemagne, en fait de poésie, retourne à sa direction légitime ; elle essaie de rouvrir à l’imagination, les sources du spiritualisme ; elle veut rendre à l’art son indépendance et sa noblesse. Qu’elle y réussisse toujours, je ne l’affirmerai pas ; les chefs-d’œuvre ne sont pas plus nombreux aujourd’hui qu’il y a dix ans ; ce qui est certain, c’est que les tendances générales sont bonnes, et attestent des regrets salutaires. On a remarqué dans ces derniers temps des poésies de M. Louis Wihl, dans lesquelles une forme savante revêt avec bonheur une inspiration gravement religieuse. M. Wihl est israélite : il emprunte ses chants à la Bible ; il interprète avec grace l’histoire de Ruth, il sent profondément la magnificence des livres saints, et c’est ce sentiment profond qui donne un caractère original à ses vers. Depuis qu’on s’est avisé de remplacer la pensée ou l’émotion par les singularités du style et du sujet, bien des poètes ont cherché en Orient d’ardentes couleurs et des compositions bizarres. C’est ainsi que M. Freiligrath, imitant le poète des Djinns et enchérissant encore sur son modèle, a jeté pêle-mêle dans ses tableaux ces lions, ces chakals, ces nègres, ces rois maures, ébauches fougueuses dont l’audace a étonné l’Allemagne. Tel n’est pas l’Orient de M. Louis Wihl ; le poète israélite célèbre, non pas en coloriste insouciant, mais avec l’ardeur de l’ame et de la pensée, la grandeur de ce monde primitif d’où le christianisme est sorti. Un autre poète, un poète hardi, subtil, véritablement singulier, dont il a été parlé en bien des sens, qui ne peut avoir que des admirateurs enthousiastes ou des censeurs sévères, M. Frédéric Hebbel, continue de proposer à l’Allemagne ainsi que des énigmes, les étranges créations de sa fantaisie. M. Hebbel mérite une attention spéciale ; ses drames, ses comédies et ses poèmes commencent à lui dessiner une physionomie très digne d’étude ; ce que j’en dirai simplement aujourd’hui, c’est que l’auteur de Judith et de Marie-Madeleine, l’auteur de Geneviève, du Diamant, d’Hérode et Marianne, quelque opinion qu’on se fasse de ses travaux, ne relève en rien des théories de l’école révolutionnaire. Mieux vaut mille fois la subtilité idéaliste, mieux vaut la bizarrerie d’une pensée inquiète et profonde que la vulgarité où la poésie allemande allait s’éteindre à l’école des rimeurs politiques et des critiques hégéliens. Cette école enfin n’est-elle pas formellement désavouée dans un poème tout récent de M. Maurice Hartmann, hier l’un des chanteurs les plus fêtés de la démocratie, l’un des chefs aujourd’hui et, nous l’espérons, l’un des chefs persévérans de la révolte de la poésie contre l’abaissement de l’art ?

Le poème de. M. Hartmann est une longue idylle, une pastorale en sept chants, intitulée Adam et Ève[3]. Il est facile de voir que c’est une œuvre composée avec, amour, écrite avec un soin scrupuleux, parée enfin de toutes les richesses délicates dont pouvait disposer l’auteur. Si un tel mot pouvait convenir à une composition si élégante, je dirais qu’il y a là une sorte de manifeste. M. Hartmann a bien senti du moins qu’il fallait sortir violemment des routes battues, et, pour s’arracher aux prosaïques influences qu’il avait lui-même trop subies, il place ses héros dans le calme et la solitude des forêts. Que diront les théoriciens qui voulaient faire de la poésie l’humble auxiliaire du journal, le servile écho des bruits du moment et des passions de la foule ? M. Hartmann leur répond avec raison qu’on peut s’enfermer dans la retraite avec sa pensée et son œuvre, sans manquer à ses devoirs d’homme. Tirer de son ame ce qu’on a de meilleur ; sauver dans ces temps de misère un sentiment, une inspiration pure, tâcher, autant que possible, de la fixer dans une forme durable, n’est-ce pas encore servir le genre humain ? Seulement, je n’aime pas que l’auteur s’écrie : « L’appellerez-vous donc un solitaire inutile, un égoïste au cœur sec, le sublime visionnaire de Pathmos ? » Le souvenir de saint Jean est peut-être un peu ambitieux pour une gracieuse idylle. Les démocrates se comparent volontiers à saint Paul et à saint Jean, quand ce n’est pas à Jésus-Christ lui-même ; il convenait, au moment où l’on se séparait d’eux, de ne pas imiter leur emphase. M. Hartmann est bien plus dans son droit lorsqu’il ajoute : « Était-il donc isolé et impassible dans sa sublimité olympienne, le vieillard de Weimar ? Était-il étranger aux efforts de la famille humaine ? Non, certes, bien que ce reproche soit devenu banal, et quoi qu’ait pu dire le noble Louis Boerne. » Voilà une phrase qui sonnera mal aux oreilles des tribuns littéraires. Pour ma part, bien assuré que l’excessif désintéressement de Goethe, au milieu des problèmes de son temps, n’est pas aujourd’hui la maladie courante, je félicite M. Hartmann de ce retour aux études élevées, et j’ouvre son livre avec joie. Il ne s’agit plus ici, nous en avons la promesse, de cette littérature menteuse qui ne s’adresse qu’aux passions et ne cherche que les bravos des partis ; c’est le beau que l’artiste a poursuivi avec amour, ce sont des émotions sincères qu’il a voulu revêtir des graces de la poésie.

Pourquoi ce titre, Adam et Ève ? Il semble d’abord que l’auteur se propose un de ces poèmes symboliques si chers à l’imagination allemande ; a-t-il donc essayé de rectifier au point de vue de sa philosophie particulière, les antiques légendes de la foi chrétienne ? Les tentatives de cette nature ne sont pas rares chez nos voisins. La jeune école hégélienne possède toute une phalange de conteurs, de poètes et de fantaisistes qui ont prétendu s’approprier, tantôt avec une emphase bouffonne, tantôt avec une légèreté de mauvais ton, les récits des livres saints. Refaire avec les idées panthéistes les premiers chapitres de la Genèse, défigurer ces vieilles et vénérables peintures, imposer à ces tableaux du monde primitif des interprétations inattendues, et en faire sortir la négation du christianisme c’est là une entreprise qui séduirait un poète dans la foule toujours croissante des disciples, de M. Feuerbach. Rassurons-nous : M. Hartmann n’est pas de cette école ; il cherche la poésie dans son cœur et dans la nature ; il ne la demande pas aux pédantesques impiétés de l’athéisme allemand. Qu’est-ce donc alors ? Veut-il rappeler, sans aucune interprétation illicite, la plus ancienne des idylles, l’idylle mâle et grandiose de nos premiers parens ? Est-ce Milton qui l’inspire ? Un tel rapprochement serait dangereux, et je ne pense pas que l’auteur y ait songé. Je voudrais être sûr que M. Hartmann en choisissant ce titre bizarre, n’a pas eu le vague désir de plaire aux critiques hégéliens et de leur suggérer des commentaires de son poème dans le sens que j’indiquais tout à l’heure. Qui sait ? Sans avoir, par la direction de son esprit, aucun lien avec cette fatale école, M. Hartmann ne serait peut-être pas fâché qu’on attribuât à sa gracieuse composition une visée plus hardie, une portée plus haute et plus profonde, il ne lui déplairait pas qu’on trouvât le texte d’une interprétation révolutionnaire. Ainsi la passion politique du poète éclaterait encore au moment où il quitte les tumultueuses arènes. Qu’on ne me reproche pas ici une critique trop minutieuse ; ce n’est pas moi qui m’attache à ce détail, M. Hartmann lui-même y apporte la plus singulière insistance. Les titres de chaque chant renouvellent avec une intention manifeste l’étonnement du lecteur : la Création, le Paradis, le Serpent, l’Arbre de science, l’Arbre de vie, Il sera ton maître, Sortie du Paradis, voilà les sept parties, les sept chants de cette étrange pastorale. Décidément est-ce une fantaisie ? est-ce une ruse ? Ruse ou fantaisie, je ne puis m’empêcher d’y voir surtout une puérilité, bien peu digne assurément d’un talent si bien doué.

La scène est dans le pays natal de l’auteur, au milieu des forêts de la Bohême. Nous sommes en 1813. L’Europe est coalisée contre Napoléon, et du fond de la Russie, des bords du Don et du Dniéper accourent les hordes sauvages qui vont se jeter sur la France. Redoutables auxiliaires pour les populations allemandes ! Mieux vaudrait l’ennemi que de pareils alliés. L’effroi est partout dans les champs ; le mari tremble pour sa compagne, le père pour sa fille, le fermier pour le prix de ses sueurs. Vous savez, dit le poète que les Cosaques sont communistes à la façon de M. Cabet. Le petit village de Wiesenthal, le lieu le plus doux et le plus patriarcal dans cette verte Bohême, si éloignée des bruits de l’Europe, est en proie à de sinistres inquiétudes. Quel mouvement de tous côtés ! quelle épouvante sur tous les visages ! Voici les Russes qui s’approchent. Le moins effrayé, ce n’est pas le vieux Thomas, car il a une fille de seize ans, belle, naïve et plus pure que la neige nouvelle. — Laissera-t-il la douce Eva exposée aux regards de convoitise de ces bandits ? Permettra-t-il que ses yeux soient attristés par des tableaux grossiers, ses oreilles souillées par des propos impudiques ? Que faire ? quel parti prendre ? comment sauver son cher trésor ? C’est là-dessus que le vieux Thomas et sa femme délibèrent, et cette sollicitude prévoyante et tendre, cette délibération inquiète au milieu du tumulte de la foule offre une scène pleine de grace. Ils se décident enfin : Thomas a un fils adoptif, un jeune orphelin, Adam, qu’il a recueilli, qu’il a élevé, qui est devenu le frère d’Éva, et qui, âgé d’une vingtaine d’années aujourd’hui, est le plus intrépide chasseur de la contrée, comme il en est le cœur le plus loyal ; Thomas lui confiera la garde d’Éva : Pars, lui dit-il, conduis ta sœur à l’endroit le plus sombre de la forêt ; tu trouveras là ma hutte, une vieille hutte abandonnée où mon père le bûcheron a passé sa vie, et, tant que ces sauvages soldats couvriront le pays, tu ne t’écarteras pas de ta retraite. — C’est la peinture de cette retraite, c’est le tableau de cette innocence gracieuse qui forme l’idylle de M. Hartmann ; et il a déployé, il faut le dire, toutes les ressources d’une imagination pure et d’une poésie charmante. On y respire maintes émanations saines et vivaces ; les fraîches odeurs de la forêt, les voix confuses de la vallée, la rustique beauté de cette solitude, tout cela est habilement rendu. La lutte d’Adam et du loup, les simples causeries dans lesquelles le jeune homme explique à Éva une sorte d’histoire naturelle, sont des tableaux vrais et exécutés avec art. Je regrette de ne pouvoir donner les mêmes éloges à l’épisode du moine Camillus. Ce moine a été naguère l’un des partisans, l’un des soldats de la révolution française. Plus tard, forcé de rentrer dans son pays et de dissimuler ses ardentes sympathies pour l’affranchissement de l’Europe, il a cherché un asile dans une abbaye ; c’est lui qui vient chaque jour, durant ses longues promenades, s’entretenir avec les deux enfans. L’invention n’est pas heureuse, et cette figure louche au milieu de la riante idylle nous en gâte la tranquille harmonie. Peu à peu, à la grâce enfantine des premiers chants succèdent des émotions plus hautes, des sentimens confus s’éveillent dans l’ame d’Éva, et l’auteur, qui n’a pas lu avec indifférence l’incomparable églogue de Bernardin de Saint-Pierre, essaie de lui dérober ses tableaux. Peindre le trouble naïf, les chastes et timides élans d’un cœur qui s’éveille, c’est une tâche difficile après Paul et Virginie ; M. Hartmann a trouvé dans ce sujet délicat de gracieux motifs et des inspirations qui lui sont propres.

Voilà donc une œuvre où brillent des mérites vrais, où la peinture du cœur humain et de ses passions n’est pas rejetée avec dédain, où les conditions essentielles de la beauté poétique ne sont pas sacrifiées à la rhétorique des partis. — Quelle muse invoquerai-je ? s’écrie M. Hartmann lorsqu’il conduit au fond de la forêt les deux personnages de son églogue : Est-ce toi, toi que Voss a chantée, discrète fille du pasteur de Grunau ? Est-ce toi, ô Dorothée, dont Goethe a si bien conté l’histoire ? Mais non la fille du pasteur est trop grave : trop grave aussi trop belle, sous le riche vêtement du poète, est l’héroïne de Goethe. » Et M. Hartmann invoque pour protéger son livre un souvenir d’enfance, l’image franche et joyeuse d’une enfant de son village. Il voudrait ne rappeler ni la sévérité un peu raide du style de Voss, ni la pureté savante d’Hermann et Dorothée. Ce qui le tente, ce qu’il serait heureux de reproduire, c’est la familiarité des mœurs simples : ses maîtres sont M. Berthold Auerbach et l’auteur de la Mare au Diable. Je lui reprocherai cependant d’avoir manqué de franchise dans la reproduction de la vie réelle. Quel est le propre de l’idylle ? Ce n’est pas d’imaginer une pureté idéale, de célébrer un âge d’or impossible, c’est de peindre les sentimens de l’homme dans un état plus voisin de la nature. Le bien ou le mal, les instincts heureux ou méchans, la douceur ou la violence, dégagés de tout ce qui les déguise au milieu des raffinemens des villes et s’exprimant avec liberté, voilà le but de cette poésie dont Théocrite a donné le modèle. Quand on oublie cette loi, l’art se défigure bien vite, et l’on passe des pâtres siciliens aux bergers de l’ Astrée, du cyclope à Céladon. M. Hartmann n’en est pas là ; qu’il y songe pourtant, et qu’il se préoccupe davantage de la vérité ! Les paysans, même au fond de la Bohême, n’ont pas tous cette perfection romanesque. En suivant de plus près la nature, il évitera aussi la monotonie dont son œuvre est empreinte, bien que la simplicité soit le principal mérite de ces sortes de poèmes, bien qu’il faille se garder de confondre le roman et l’églogue, comme l’a fait l’auteur de Jocelyn, l’intérêt de son récit pourrait être plus vif, l’invention pourrait être plus variée. Malgré tous ces défauts, l’élégance châtiée du style, le vif sentiment de la poésie des forêts, font de l’idylle de M. Hartmann une œuvre fort distinguée. Il y a là un mélange de grace virgilienne et de saveur germanique qui compose une physionomie originale.

Ce retour à la simplicité de la nature, ces études de poésie et de littérature rustique sont un symptôme qui mérite d’être examiné. Il y a long-temps, il est vrai, que des essais de ce genre furent tentés par des écrivains habiles ; ni Mme Sand, ni M. Berthold Auerbach n’en ont donné le signal ; pour découvrir les premiers filons de cette veine exploitée aujourd’hui.avec tant de zèle, il faudrait remonter à Immermann et à Peztalozzi. Toutefois, ce n’étaient alors que des inspirations isolées ; à présent, c’est toute une branche de l’invention littéraire, et le succès de plusieurs écrits, la faveur marquée du public, le nombre et l’empressement des imitateurs, ont donné à ces publications une espèce d’importance. Quel est donc le sens de ce symptôme ? Est-ce seulement un moyen de rajeunir les émotions poétiques, de renouveler l’attention du lecteur par des tableaux inattendus, comme cela arrive d’ordinaire dans les littératures épuisées ? ou bien faut-il y voir quelque chose de plus, le premier éveil de la poésie démocratique, une sympathie sincère pour ces masses confuses qu’il importe de révéler à elles-mêmes, à mesure que le progrès des siècles et la diffusion des lumières les introduisent plus activement dans la vie sociale ? Il y a peut être l’un et l’autre motif, mais à coup sûr c’est le premier qui domine. Le défaut de ces peintures en effet, et je parle des meilleures, c’est que le vrai y semble presque toujours affecté. On voit trop l’effort de l’artiste, on devine trop aisément l’intention secrète, le parti-pris mal dissimulé, et de là un certain tour factice qui détruit l’illusion. Cette littérature démocratique, cette poésie des classes laborieuses, ce n’est pas des lettrés qu’on doit l’attendre ; celle qu’on nous donne n’en est le plus souvent que le mensonge. Allons plutôt interroger directement les naïfs organes de la pensée populaire, partout où des circonstances spéciales et des instincts heureux favorisent l’épanouissement de ces précieux germes. Les chants de telle contrée qui a gardé son caractère propre, les poésies bretonnes du Morbihan ou du pays de Galles, les légendes allemandes ou slaves en disent plus sur les vrais sentimens du peuple que les brillantes peintures des écrivains de profession. Or, les dernières guerres de la révolution européenne ont attiré l’attention sur les poésies populaires d’un pays qui en a produit de bien originales. On ne connaissait guère jusqu’ici la littérature des Magyars ; l’intérêt excité par les événemens de la Hongrie va nous ouvrir peu à peu ce monde rempli de mystères. La Hongrie possède des chants nationaux par milliers, et, comme chez tous les peuples dont la physionomie n’a pas subi d’altération notable, ces chants, vive expression des mœurs guerrières et de l’esprit altier du pays, deviennent plus nombreux chaque année. L’Allemagne est l’intermédiaire naturel des Magyars et des Slaves avec le reste de l’Europe ; c’est d’Allemagne en effet, c’est par les soins d’un traducteur habile que nous arrive le poème le plus populaire aujourd’hui parmi les paysans magyars, le Héros Jancsi[4].

L’auteur de ce poème est un homme encore jeune, dont la vie aventureuse, répond bien à l’idée qu’on doit se faire du chantre favori des Hongrois. Tour à tour paysan, étudiant, soldat, poète, aide-de-camp du général Bem dans la dernière guerre, M. Schaandor-Petosi semblait destine à fournir des chants à toutes les classes de son pays. Laboureurs et soldats, assure-t-on, répètent ses ballades et ses chansons de guerre ; dans le feu de la bataille, au milieu des travaux des champs, pendant les loisirs des longues veillées, ce sont les vers de M. Petosi, qui enflamment les courages ou égaient les esprits. M. Petosi a déjà publié une dizaine de volumes qui attestent la joyeuse fécondité de cette imagination sans apprêt. Les plus remarquables sont des recueils de poésies et surtout de longs récits, des fragmens d’épopée, des espèces de chansons de gestes, où la passion du merveilleux et l’esprit des aventures guerrières éclatent avec une naïveté pleine de charme. Le Héros Jancsi appartient à ce dernier groupe, et, suivant des témoignages irrécusables, il n’est pas d’œuvre plus chère à l’imagination des Hongrois.

Vous rappelez-vous ces poèmes du moyen-âge où le trouvère donnait satisfaction aux instincts aventureux de son temps par mille inventions extraordinaires, expéditions lointaines, voyages rapides d’un bout de l’Europe à l’autre, batailles, conquêtes, gestes merveilleux et hardis ? Ajoutez à cette inspiration une sorte de gaieté vaillante, ajoutez-y surtout les fraîches couleurs d’une églogue printanière, d’une naïve églogue des bords de la Theiss ou du Danube, servant de cadre à ces événemens singuliers : tel sera le Héros Jancsi. Un jeune paysan, le candide et amoureux Jancsy, garde les troupeaux de son maître sur le penchant de la montagne ; non loin de là, la blonde Iluska, à genoux aux bords du ruisseau, lave de la toile dans l’eau courante. Jancsi et Iluska se sont rencontrés en ce lieu plus d’une fois, et le plaisir que trouve Jancsi à regarder les blonds cheveux d’Iluska, Iluska le ressent aussi à écouter la voix émue de Jancsi. Que devient le travail pendant ces causeries sans fin ? La fermière est impitoyable ; la jeune fille aura bientôt à rendre compte de l’ouvrage oublié et des instans perdus. C’est bien pis pour Jancsi : le loup a mangé ses moutons, et le voilà chassé par son maître. Dès que la nuit est tombée, Jaczi retourne au village ; il va frapper doucement sous la fenêtre d’Iluska, il prend sa flûte, et joue sa mélodie la plus triste : « Iluska, il faut que je te quitte ; je vais courir le monde. Ne te marie pas, ma chère Iluska, reste-moi fidèle, je reviendra avec un trésor. » Il part, les yeux pleins de larmes et plus désolé qu’on ne pourrait dire ; il va, il va toujours sans savoir où, il marche toute la nuit, et il trouve sa cape de laine bien pesante sur ses épaules. Il ne se doute pas, le pauvre Jancsi, que c’est son cœur, son cœur gonflé de tristesse, qui lui pèse si lourdement. Toute cette partie du poème est d’une grace accomplie ; la gaieté, l’insouciance, le désespoir, sont exprimés presque simultanément avec cette franchise qui est le propre des caractères simples. On passe de l’un à l’autre avec une rapidité soudaine : ce sont des explosions, c’est la nature même qui éclate et crie ; mais nous n’avons là que l’introduction : après l’églogue, le récit épique ; après les scènes pastorales, les aventures de guerre et de chevalerie magyare. Jancsi rencontre des soldats, et s’enrôle dans leur régiment ; un Maggyar sait toujours monter à cheval ; le jeune pâtre est bientôt au premier rang parmi les hussards de Mathias Corvin. Qu’il a bonne mine avec son pantalon rouge, sa veste flottante et son sabre qui brille au soleil ! L’armée des Magyars continue sa route ; elle a hâte d’arriver, car elle va porter secours au roi des Français menacé par les Turcs. Long et difficile est le voyage ; il faut traverser la Tartarie, le pays des Sarrasins, l’Italie ; la Pologne et l’empire des Indes : après l’empire des Indes, on ne sera pas loin de la France. Cette géographie étrange, ces souvenirs des Turcs et des Français, ces vagues idées de courses belliqueuses et d’expéditions interminables, tout cela, bien évidemment, n’est pas de l’invention de l’auteur. Comment ne pas reconnaître ici les traces du moyen-âge, les traditions et les légendes des temps évanoui ? Le poète les a recueillies de la bouche du peuple, et il les met en œuvre avec un mélange de confiance et de gaieté, avec un accent de crédulité et d’ironie d’où résulte une originalité charmante. Les Magyars sont bien récompensés de leurs peines quand ils arrivent en France. Quelle merveilleuse contrée ! Les vallées de Chaman sont moins riches, le paradis terrestre n’est pas plus doux. Ils arrivaient d’ailleurs bien à propos ; les Turcs avides pillaient à plaisir cette magnifique proie ; les églises étaient saccagées, les villes dévastées, toutes les moissons emportées dans les granges des vainqueurs ; le roi, chassé de son palais, errait misérablement au milieu des ruines, tandis que les barbares avaient emmené sa fille. — Ma fille, ma fille chérie ! disait le malheureux roi à ses libérateurs ; celui qui me la rendra, je la lui donnerai pour femme. — Ce sera moi, pensait tout bas chacun des cavaliers magyars ; je veux la retrouver ou périr. – Jancsi seul était insensible à cette brillante promesse ; il ne cessait de voir dans ses rêves les toits de son village et les blonds cheveux d’Iluska. C’est lui pourtant qui tue le pacha des Turcs ; c’est lui qui délivre la fille du roi. Il ne tiendrait qu’à Jancsi de régner sur la France ; mais Jancsi n’hésite pas : Iluska lui a promis de l’attendre ; il repart comblé de richesses, et s’embarque pour son pays. Le héros n’est pas au terme de ses aventures ; une tempête affreuse s’élève, le navire est brisé, et le trésor tombe dans la mer. Qu’importe à Jancsi, pourvu qu’il revoie Iluska ? Hélas ! hélas ! quand il arrive, la pauvre Iluska est morte. « Ah ! s’écrie le héros en sanglotant, pourquoi ne suis-je pas tombé sous le sabre des Turcs ? Pourquoi n’ai-je pas été englouti par les flots ? » Et ici commence toute une série d’aventures nouvelles ; pour se rendre digne de celle qu’il aime, pour lui gagner un trésor, le jeune Magyar avait parcouru le monde à cheval et le sabre à la main ; pour qu’il puisse la retrouver après la mort, le poète lui ouvre je ne sais quel monde surnaturel où l’attendent des merveilles inouies. Nous ne visitons plus les Tartares ou les Indiens ; voici les géans, les gnomes, les fées, tous les héros des poésies populaires ; voici surtout le magique royaume de l’amour où Jancsi doit retrouver Iluska.

Tel est ce poème, qui reproduit bien, par le mouvement varié de ses tableaux, par la candeur des émotions et l’éclat chevaleresque des récits, la physionomie d’un peuple enfant et d’une race guerrière. Je ne m’étonne pas qu’une telle œuvre ait été si bien accueillie et soit chantée par des rapsodes sans nombre. C’est comme une épopée populaire où sont combinés avec art tous les sentimens, tous les rêves, toutes les traditions confuses du pays à qui elle s’adresse. Gaieté, simplicité, franchise, enthousiasme intrépide, patriotisme emporté et jaloux, orgueil de race naïvement exprimé, tout cela se retrouve dans ces poétiques scènes. Nos romans du moyen-âge font toujours de la France l’arbitre et la ruine de l’Europe ; ce sont les armes de la France qu’on rencontre partout, ce sont les compagnons d’Arthur ou les pairs de Charlemagne qui règlent les destinées du monde ; pour le poète hongrois, la race magyare est la première qu’il y ait sous le ciel, il n’appartient qu’aux cavaliers magyars de venger les opprimés et de dompter la barbarie. Ils sauvent même la France, ils la délivrent des Turcs. Naïf souvenir du XVe siècle ! Les soldats de Jean Hunyade ét de Mathias Corvin ont protégé l’Europe contre l’invasion ottomane : qu’est-ce que l’Europe pour les Hongrois du moyen âge ? L’Europe, c’est la France ; et de là cette tradition de la France sauvée du pillage des Turcs par le secours des Magyars. C’est en recueillant toutes ces légendes, en rassemblant mille traits épars de la vie historique des Hongrois, c’est en les fondant avec adresse au sein de son œuvre, que l’écrivain a composé une sorte d’épopée, moitié réelle, moitié fantastique, où sa patrie s’est reconnue elle-même. Le style est parfaitement approprié au sujet ; gai, tendre ; dégagé, légèrement ironique çà et là, il reçoit et transmet les mobiles émotions du conteur. Ce qui y domine surtout au milieu de qualités diverses, c’est un certain tour joyeux, une certaine allégresse qui est comme la parure naturelle d’une saine et vaillante humeur. Je n’y sens rien de germanique ; je n’y vois aucune trace de mélancolie, de pensée inquiète ou nuageuse ; dans les scènes familières, la parole est franche et alerte comme les sentimens exprimés ; dans les tableaux de bataille, le récit est aussi impétueux que les pieds des chevaux, aussi rapide que l’éclair des sabres.

Le traducteur à qui nous devons cette communication, M. Kertheny, a fait lui-même œuvre de poète dans ce difficile travail. Ce monde si nouveau, M. Kertheny nous y introduit avec une parfaite aisance ; et, s’il n’a rien voulu enlever aux agrémens de son modèle, il s’est bien gardé aussi d’en atténuer en aucune façon les singularités. Puisque M. Kertheny aime si passionnément la littérature magyare, puisqu’il sait en interpréter les travaux avec tant de souplesse et de relief, nous espérons bien que cette publication ne sera pas la dernière. Dans l’intéressante notice qu’il consacre à M. Schaandor Petosi, il donne quelques renseignemens sur la poésie hongroise : ces renseignemens ne sont pas assez complets ; que l’auteur les étende, qu’il nous fasse pénétrer plus intimement au milieu de ces vaillans conteurs et de leur auditoire passionné. À côté de M. Petosi se placent encore dit-on des talens originaux. On cite particulièrement M. Kisfaludy, remarquable entre tous ses confrères par la force de ses conceptions ; M. Voeroesmarty, dont les drames ont obtenu au théâtre de Pesth des succès d’enthousiasme ; M. Csaszar, imagination brillante et toujours prête. Un choix intelligent de leurs œuvres, accompagné d’introductions et de notes, éclairerait d’une vive lumière les sentimens et les mœurs de cette Europe orientale dont les destinées commencent à peine. Il serait curieux de savoir exactement quel a été pour les lettres le résultat de la dernière insurrection. S’il faut en croire des témoignages que nous avons recueillis nous-même, on aurait tort de croire que ces événemens puissent exercer sur la poésie une influence heureuse ; ils ont plutôt troublé les vives sources de l’imagination magyare et détourné son cours naturel. Presque tous les poètes ont pris part à la lutte ; plusieurs sont tombés noblement sur les champs de bataille, les autres languissent dans les cachots. Tant qu’ils avaient soutenu une cause nationale, bien qu’ils fussent eux-mêmes les oppresseurs des Slaves, il était difficile de ne pas admirer leur audace la sincérité de leur orgueil, la naïve explosion de leurs préjugés hautains, pouvaient leur servir d’excuse. Le malheur de ce pays, c’est que la révolution est venue le trouver et a transformé une lutte de races en une guerre démagogique. Dès ce moment, tout a été compromis ; comment la poésie, dans cette altération de l’esprit public, n’eût-elle pas subi de mortelles atteintes ? Sous le niveau révolutionnaire, l’inspiration ne se développe plus librement, et l’originalité de la littérature magyare est menacée de disparaître. On n’avait déjà que trop de penchant à imiter la France ; nous savons, par exemple, que le poète du Héros Jancsi publiait, il y a quelques années, une imitation outrée de nos romans de cours d’assises. Il n’est rien de plus facile à copier que ces violens mélodrames ; cette tentation attira M. Petosi, et, dans la Corde du Bourreau, il choisit, dit-on, pour modèles nos récens héritiers de Rétif de la Bretonne. Que serait-ce donc si l’esprit de la démagogie européenne continuait à souffler sur eux ? C’en serait fait bientôt et du caractère national et de la poésie où il se reflète. Et cependant c’est par le respect de sa propre originalité, c’est en demeurant fidèle aux traditions et à l’esprit de ses ancêtres, que chacune des races de l’empire d’Autriche réussira le mieux à maintenir ses droits. Une lutte d’émulation est ouverte entre ces peuples celui qui perdrait son caractère distinct perdrait aussitôt sa puissance ; le gouvernement ne serait plus tenu de compter avec lui. Que les écrivains magyars se défient, donc des entraînemens funestes ; soldats pacifiques de la Hongrie ; qu’ils prennent garde de substituer aux traditions nationales, qui font sa force, l’inspiration révolutionnaire, qui serait l’instrument de sa mort.


SAINT-RENÉ TAILLANDIER.

  1. Die Ritter vom Geiste, von Carl Gutzkow, tome Ier, Leizpig, 1850.
  2. Ottomar, Roman aus der Jetztzeit, von Caroline von Goehren ; Dresde, 1850.
  3. Adam und Eva, eine Idylle in sieben Gesaenge, von Moritz Hartmann ; Leipzig, 1851.
  4. Der Held Jancsi, ein Bauern-Maerchen, von Petosi (Pezoefi ?) ; Stuttgart, 1850.