Revue littéraire - 14 avril 1845.2
Dès long-temps populaire dans le midi de la France, la réputation de Jasmin a, depuis ces dernières années, trouvé un accueil marqué et sympathique de ce côté-ci de la Loire. Nous sommes fort loin, par nature, de l’entraînement méridional, et, malgré la séduction connue de son débit, le coiffeur d’Agen aurait ici retrouvé bien difficilement ses six mille auditeurs de Toulouse, ses bruyantes ovations de Bordeaux. Hélas ! il n’y a à Paris d’autre Capitole pour les poètes que la salle de l’Institut, et ce n’est pas là, on le sait, que le public a coutume de beaucoup applaudir aux vers. Peut-être le public a-t-il ses raisons. Quand Jasmin pourtant est venu chez nous, il n’a pas, tant s’en faut, été traité comme un lauréat ; on l’a au contraire écouté, ce qui est déjà un grand succès ; puis, tout naturellement, chacun a admiré les délicatesses savantes, les pittoresques saillies de ce talent original, je ne sais quel mélange de bonhomie railleuse et de sensibilité mélancolique, je ne sais quel don heureux d’allier aux expressives images d’un patois naïf toutes les combinaisons raffinées de l’art. Plusieurs écrivains diversement accrédités auprès du public ont déjà fait connaître aux lecteurs du nord les mérites de Jasmin ; on se rappelle entre autres l’article enthousiaste de Nodier. C’est dans ce recueil surtout qu’il semblerait superflu d’insister sur l’auteur des Papillottes : les lecteurs de la Revue n’ont pu oublier l’analyse que M. Léonce de Lavergne leur a donnée du poème de Françounetto, non plus que le portrait tracé ici même par M. Sainte-Beuve, ce grand juge aimable des poètes, comme l’a très bien appelé Jasmin,
Il est notoire maintenant que le spirituel perruquier d’Agen a ressaisi, après six siècles, la palme naguère si glorieuse du gai savoir, qu’il s’est approprié, avec une inspiration réelle et une verve harmonieuse, ce qui reste de grace à cette langue dégénérée, en un mot, que c’est le dernier et non indigne successeur des Sordel et des Bertrand de Born. Jasmin, dans son idiome local, dans ses vers gascons, n’a pas visé à la pureté érudite d’un La Monnoie ou d’un Goudouli ; mais il rencontre, bien autrement encore que le chantre des Noei Borguignons et que l’auteur du Ramelet Moundi, l’harmonie chantante et accentuée qui charme l’oreille, l’émotion tendre qui touche la foule. Voilà des dons qu’on ne saurait guère lui contester sans injustice. Ce n’est pas un de ces rimeurs plagiaires qui n’ont d’autre originalité que de faire, dans une échoppe et avec un tablier d’artisan, quelque médiocre pastiche de Lamartine ou de Béranger ; Jasmin est sorti du peuple, il en parle la langue, il ne copie personne, il a trouvé à la fin un genre propre et une manière. On a en lui le vrai poète populaire : là est son originalité, là est sa gloire. Maintenant qu’il ne fait plus d’odes politiques, ce qui était trop français, et qu’il ne parle plus autant de sa personne, ce qui était trop gascon, il nous semble avoir trouvé sa véritable veine : décidément, le petit poème dramatique, une sorte de longue idylle poétiquement descriptive, habilement semée d’émotion et de rire, un cadre romanesque où se jouent avec art la gaieté, la grace et la rêverie, lui réussissent à merveille. Sa muse y a tour à tour les allures penchées et tristes des femmes grecques dans leurs danses funéraires, ou bien la légèreté pétillante et comme le bruit de castagnettes d’un boléro espagnol. Jasmin est dans la bonne route ; le voilà qui demeure fidèle à l’inspiration de sa touchante Aveugle et de ses charmans Souvenirs ; à force de travail, il avive chaque jour sa forme et lui donne plus de vérité et de couleur. Ses conceptions sentent la maturité du talent, le progrès de l’art ; le style a des graces encore plus pittoresques, des tours plus ingénieux. Le poète, lui aussi, semble avoir la bouche pleine de petits oiseaux jaseurs,
Maltro l’innoucento ne fera qu’ajouter, j’en suis convaincu, à l’estime qu’on s’accorde à professer pour le gracieux talent de Jasmin ; Marthe la folle est la digne sœur de la pauvre Aveugle de Castel-Cuillé, si présente au souvenir de tous ceux qui, fidèles au culte de la poésie, vont sans préférence la chercher partout où elle s’abrite, dans le salon ou dans l’atelier.
Rien de mieux tourné que la dédicace de Maltro à Mme Ménessier, à la fille du poète regretté de Thérèse Aubert ; on dirait que les graces de l’original ont directement inspiré le peintre. Je traduis littéralement la première strophe :
Jolie dame de Paris,
Vous qui portez un nom si beau, qui tant brille,
Vous ne devinâtes pas, le jour où je m’en revins,
Qu’en vous quittant, je me promis
De vous envoyer poignée de fleurs
Fraîches, riantes comme vous.
Et le poète continue ainsi avec gentillesse de tresser son joli bouquet ; mais prenons de ces aimables mains la poignée de fleurs, pugnat de flous, si délicatement offerte, et respirons-en à notre tour le pénétrant et léger parfum.
Le sujet de Maltro l’innoucento est une de ces données empruntées simplement à la réalité et auxquelles l’art n’a qu’à faire subir quelques atteintes de l’idéal pour qu’elles se transforment avec bonheur. Une malheureuse folle nommée Marthe mourut à Agen, en 1834, qui depuis plus de trente ans s’était réfugiée dans cette ville ; rien qu’à la voir (nous avons son portrait sous les yeux), on s’apercevait que ces deux dons de Dieu, la beauté et l’intelligence, ne s’étaient séparés chez elle que sous quelque grand coup de la passion et du chagrin. Jolie encore sous ses haillons, on la voyait mendier dans les rues d’Agen, et s’enfuir épouvantée à l’aspect des enfans qui lui criaient : Maltro, un souldat ! (Marthe, un soldat !) — Aussi ne sortait-elle que deux fois la semaine, et le peuple disait en la rencontrant : Maltro sort, diou abé talen ! (Marthe sort, elle doit avoir faim.) C’est de cette pauvre insensée que Jasmin, dans ses vers touchans, vient nous redire aujourd’hui l’histoire.
Et comment cette ombre n’eût-elle pas apparu au poète ? Le poète toujours est de ceux qui se souviennent : une éternelle poésie se rencontre dans l’alliance fatale du malheur et de la beauté. Aussi le gracieux fantôme de la pauvre folle, qui vécut trente ans de charité, vient-il à lui, et il se rappelle aussitôt ces années enfuies où, enfant, il la poursuivait avec les autres lorsqu’elle sortait pour remplir son petit panier vide. Tout lui revient de la sorte à la pensée, et la grace de cette fille sous la serge, et sa terreur quand passait un militaire ; une tendre curiosité le prend dès-lors de s’enquérir de la pauvre Marthe et de rechercher son passé. Voilà comment la muse pieuse de Jasmin vient raconter au public l’aventure de celle qui eut autrefois sa raison, de celle qui fut un martyr de l’amour.
On est en 1798, quand s’ouvre le premier chant, et la vue rencontre ces bords auxquels le Lot donne incessamment le silencieux et frais baiser de son eau transparente. Entre les touffes d’ormes se cache une maisonnette, et dans cette maison, par un beau matin d’avril, est agenouillée une jeune fille pensive qui prie Dieu. À la voir tour à tour s’asseoir, se lever, se rasseoir encore, on sent qu’une vive inquiétude l’agite. Et qui pouvait troubler ainsi cette charmante enfant, et que lui manquait-il donc pour plaire ? N’avait-elle pas la taille élancée et la peau blanche ? le jais de ses cheveux n’était-il pas assez noir, le bleu de ses yeux assez azuré ? Mon dieu ! la belle n’ignorait point qu’avec son air fin, elle passait pour une damette au milieu des autres paysannes… ; un petit miroir luisant pendait à côté de son lit ! Cependant, ce soir-là, elle n’avait point regardé le miroir ; une autre pensée l’absorbait, son ame tout entière était en jeu. Aussi, au moindre bruit, passait-elle tour à tour de la pâleur au plus vif incarnat. Tout à coup quelqu’un entre : c’est une voisine, la jolie Annette. Au premier regard, on voit bien qu’Annette a quelque chagrin ; mais bientôt vous devinez que la douleur glisse et ne prend pas racine dans le cœur de cette folâtre. La conversation des deux jeunes filles ne tarde pas à trahir le sujet de leurs inquiétudes : les garçons du village tirent en ce moment à la conscription, et chacune d’elles est inquiète pour son fiancé. Annette alors propose de tirer les cartes et de chercher ainsi les chances de l’avenir : Marthe y consent, et voilà que, tremblantes, elles tentent le sort. Le hasard d’abord favorise Marthe : Marthe espère ; mais bientôt une fatale dame de pique survient qui brise toutes ses illusions et annonce quelque malheur. Au même moment, le tambour bruyant lance sur le chemin son rire tapageur qui va se marier dans l’air au fifre joyeux et aux folles chansons. Ce sont les heureux que le sort a épargnés et que le grand démon de la guerre laisse au pays par pitié. Il y a là tout un tableau vivant et tracé de main de maître. Marthe s’élance à la petite fenêtre de sa chambre, et bientôt elle retombe évanouie : Joseph, le fiancé d’Annette, était bien dans la bande joyeuse ; mais le sien, mais son Jacques manquait. — Deux semaines plus tard, la légère Annette sortait de l’église tout ennuptiée, tandis que de la maisonnette attristée de Marthe s’en allait un conscrit, la larme à l’œil, le sac sur le dos, qui disait d’un air touchant à sa fiancée, toute chagrine et toute baignée de pleurs : « On peut revenir de la guerre ; attends-moi à l’autel. »
C’est ainsi que la première pause s’achève : dans les débuts de la vie, la jeunesse s’arrête toujours en compagnie de l’espérance.
Quand la scène recommence, on est en mai, et le poète vous fait d’abord sentir tous les frais arômes de la saison, tout le joyeux entrain de la renaissance printanière. Seule une douce voix se plaint ; elle s’adresse aux hirondelles qui reviennent chercher à la fenêtre leur nid coutumier : ces hirondelles sont deux aussi ; mais, du moins, on ne les a pas séparées. Et Marthe répète ces vers qui ont tant de grace dans l’original :
« Que soun luzentos et poulîdos !
« An toutjour al col lou ruban
« Que Jàques y’estaquèt per ma fèsto, arunan,
« Quand begnon peluca dins nostros mas junîdos
« Lous mousquils d’or que caouzissian. »
Qu’elles sont luisantes et jolies !
Elles ont toujours au cou le ruban
Que Jacques y attacha pour ma fête, l’an passé,
Quand elles venaient becqueter dans nos mains unies
Les moucherons d’or que nous choisissions.
Puis elle demande à ces hirondelles aimées de Jacques de ne pas la quitter : elle a trop besoin de parler de lui ! Cependant on n’avait plus de nouvelles du jeune conscrit ; Jacques n’écrivait pas, et Marthe languissante dépérissait. Son vieil oncle était désolé. Tout à coup une idée, un projet vient à l’esprit de la jeune fille : elle est courageuse, elle l’exécutera. Et voilà Marthe qui travaille sans relâche : elle s’est faite marchande, et tout le village à l’envi fréquente son humble boutique. La mélancolique enfant vit maintenant pour un autre amour, l’amour de l’argent. Déjà son épargne grossissait, quand l’oncle meurt. À ce nouveau coup, elle ne sait pas résister plus long-temps. Bientôt, aux yeux du hameau surpris, Marthe vend ce qu’elle possède : meubles, comptoir, et la maisonnette aussi, tout change de maître. Elle ne garde que sa petite croix d’or et ce corsage rose à petits bouquets bleus que Jacques aimait tant à voir sur elle. Marthe, son or à la main, quitte la cabane d’un pied leste ; elle court, elle court, et ne fait qu’effleurer le chemin. C’est chez le vieux curé qu’entre la jolie fillette, et, se jetant à genoux, elle lui dit : « Je vous apporte tout ce que j’ai, maintenant vous pouvez écrire. Rachetez sa liberté ; mais ne dites pas qui le sauve : il le devinera assez ! Moi, je suis forte, je travaillerai pour vivre. »
Le poète ouvre son troisième chant par une hymne sur le prêtre de village, qui n’a d’autre inconvénient que de trop éveiller dans l’esprit du lecteur les dangereuses réminiscences de l’incomparable Jocelyn : l’épisode, d’ailleurs, ne me paraît pas relié assez directement au sujet.
Marthe maintenant est heureuse : elle va revoir enfin ce fiancé dont elle n’a pas de nouvelles depuis trois ans. Sans doute, ce long silence inquiète un peu la jolie amoureuse : — comment Jacques n’a-t-il pas écrit ? Jacques pourtant n’a point de famille, et son cœur doit appartenir sans partage au cœur qui s’est donné à lui. À présent, Marthe n’a plus à elle qu’une petite chaise, son dé, son étui, son rouet ; elle file de la laine, elle coud de la toile, qu’importe ? Jacques bientôt reviendra, il ne l’en aimera que plus ; on n’est jamais pauvre quand on aime. Jasmin exprime par une gracieuse image tout ce frêle bonheur qu’édifie volontiers l’espérance ; il faut citer ce texte charmant que la traduction décolore :
« Et la fillo trabaillo, et touto la semmâno,
« Entre de glouts de mél et de flots de parfums,
« Soun roudet bîro, bîro, et soun didal s’affâno,
« Et sa pensado trèsso aoutan de jours sans cruns
« Que sa boubino en trin pren de puntats de lâno,
« Que soun aguillo fay de puns ! »
Et la fille travaille, et toute la semaine,
Entre des gouttes de miel et des flots de parfum,
Son rouet tourne, tourne, et son dé se dépêche,
Et sa pensée tresse autant de jours sans nuage
Que sa bobine en train prend de brassées de laine,
Et que son aiguille fait de points !
Ce dévouement de Marthe, son amour, furent bientôt un sujet d’admiration pour toute la contrée : chacun voulut donner son témoignage à la belle fiancée. La nuit, c’étaient de longues sérénades et des guirlandes qu’on suspendait à sa porte ; le jour, c’étaient les présens que lui apportaient à l’envi toutes les jeunes filles d’alentour. Et Marthe, de sa chambrette, écoutait les chansons qu’on lui faisait ainsi sur son bonheur naissant, et son sommeil même se berçait avec ces rêves d’avenir. Enfin (c’était un dimanche matin), le bon curé vient trouver Marthe, au sortir de la messe : son front est joyeux : une lettre à la main, il lui annonce le retour de Jacques. Jacques était racheté, et il n’avait même pas pensé à remercier Marthe, croyant que sa propre mère avait à la fin reconnu le pauvre enfant trouvé. Marthe se sentit plus heureuse encore de cette erreur : elle pouvait ainsi ménager à celui qu’elle aimait l’entière surprise de la reconnaissance. — Mais bientôt le jour marqué pour le retour du soldat arrive, et tout le village se fait une fête d’aller au-devant de lui. Ici a lieu toute une scène dramatique, rendue par le poète d’une façon véritablement touchante ; le style même prend un certain air de grandeur. Il faudrait citer en entier ce passage plein d’émotion. On le devine, Jacques n’était pas revenu seul ; une femme l’accompagnait, et cette femme, c’était la sienne. À cette vue, un cri aigu s’échappe de la foule : on tremblait que Marthe n’allât mourir. Ils se trompaient ; Marthe, au contraire, fixa gracieusement ses yeux sur Jacques ; puis elle rit, elle rit comme une folle… hélas ! elle ne pouvait plus rire autrement : la pauvre fille avait perdu la raison.
Bientôt, durant une nuit, Marthe s’échappa et s’enfuit dans les rues d’Agen. C’est là que, pendant trente ans, on la vit mendier son pain ; c’est là que les enfans s’amusaient à la faire fuir en lui criant : Maltro, un souldat !
Maintenant vous savez pourquoi elle tremblait à ces mots.
Et moi, qui le lui ai crié aussi plus de cent fois,
Aujourd’hui qu’on m’a conté sa vie touchante,
Je voudrais couvrir de baisers sa robe en guenilles ;
Je voudrais lui demander pardon à genoux ;
Je ne trouve rien qu’un tombeau ; je le couvre de fleurs !
C’est par ces jolis vers, dont la traduction donne une trop faible idée, que se termine le petit poème de Maltro l’innoucento.
Cette simple et touchante composition fera honneur à la muse persévérante et assidue de Jasmin : Marthe aura bientôt sa place marquée à côté de Mes Souvenirs et de l’Aveugle de Castel-Cuillé. C’est une fraîche idylle où sont semés avec art des traits de sensibilité et de naturel, et où l’on distingue de plus en plus ce rhythme habilement mélodieux, ce sentiment délicat des beautés naturelles qui ont fait goûter depuis long-temps les vers du coiffeur gascon. Ce qui me plaît surtout dans le talent de Jasmin, c’est qu’il a un idéal à lui et qu’il cherche sérieusement à l’atteindre. Son élégance est savante et travaillée ; il combine longuement ses effets, surtout quand ils sont simples. Tel vers lui coûte une matinée de travail. « Je pioche, nous écrivait-il familièrement, pour faire croire que j’improvise. » C’est le secret des vrais artistes.
Sorti du peuple, Jasmin a eu le bon esprit d’y rester ; qu’il continue à moins parler de lui-même dans ses vers, à ne plus étaler devant les lecteurs son peigne et son rasoir. Il y a là aussi une sorte de vanité assez tentante qu’il faut savoir éviter ; l’aristocratie démocratique est pire encore que l’autre, parce qu’elle n’est qu’un plagiat retourné. En écrivant ainsi lentement et à loisir de petits poèmes achevés, des récits courts et parfaits, Jasmin, nous le croyons, a rencontré son vrai cadre, le cadre qui convient surtout aux années sérieuses dans lesquelles il entre. Qu’il ne songe pas à un autre auditoire que celui que peut directement lui donner le patois dont il est le vrai poète ; là est pour lui la condition d’un succès durable. Nous autres conquérans glorieux de la langue d’oïl, pourquoi ne laisserions-nous pas sa modeste place à ce débris subsistant d’un idiome dès long-temps vaincu ? Il y a six siècles, le parler des troubadours était l’expression la plus policée des cours du midi ; aujourd’hui les dialectes qui se sont partagé son héritage ne servent plus qu’à rendre les sentimens de la foule. Saluons dans Jasmin le dernier neveu, le descendant populaire des chantres nobles du gay saber.