Revue littéraire - 14 juin 1845

Revue littéraire - 14 juin 1845
Revue des Deux Mondes, période initialetome 10 (p. 1197-1211).

REVUE LITTERAIRE.




POESIES NOUVELLES.




La plupart des jeunes poètes, dans leurs vers moroses, représentent la critique une grosse férule à la main. C’est une flatterie : quand elle n’a qu’une férule, la critique manque à ses devoirs ; il lui en faut deux. Si les auteurs, en effet, tombent incessamment sous sa compétence, les lecteurs, à leur tour, n’échappent pas tout-à-fait à cette juridiction. Sans doute, dans les époques favorisées où le goût est un suprême arbitre et où l’admiration ne craint pas d’avouer le bon sens pour complice, le public, de lui-même, vient en aide à la critique, au lieu d’appeler son contrôle ; c’est l’âge d’or, ce sont des intervalles de far niente pour ceux qui font profession de juger les écrits. Mais il est des heures moins heureuses : c’est quand les maladifs caprices de la décadence ont perverti le tact des choses littéraires, c’est quand les mobiles engouemens de la mode se sont substitués à l’enthousiasme de la poésie vraie. Alors la tâche est doublement lourde pour ce qu’on appelle la critique, car, si elle ne consent pas à abdiquer, il faut forcément qu’elle s’interpose entre ce public et ces écrivains, également dévoyés, qui, par d’équivalentes flatteries, s’entretiennent, se fortifient dans leurs mutuelles faiblesses. On a dit mille fois que la société faisait la littérature à son image ; c’est juste la moitié de la vérité, laquelle ne se complète et ne se rectifie que par la proposition contraire, à savoir que les lettres impriment au monde contemporain leur propre caractère. En effet, l’action ici est toujours réciproque, et pour la société comme pour la littérature, c’est-à-dire en abrégé pour celui qui lit comme pour celui qui compose, l’influence exercée est à peu près égale à l’influence subie. Voilà pourquoi c’est un devoir quelquefois de redresser le goût public quand il se fausse, voilà pourquoi le succès, qui à lui seul ne prouve rien, a besoin, pour devenir définitif, de la sanction du temps comme de celle des vrais juges. Assurément, il a dû se débiter dix fois plus d’exemplaires des Mystères de Paris que de Colomba ; mais, en vérité, est-ce la faute de Colomba ou celle des lecteurs ? Dans vingt ans, sans nul doute, le public sera sur ce point revenu à l’avis des lettrés. Cet art de la critique, si décrié des poètes, a donc tout au moins le mérite d’être une protestation contre les mauvais entraînemens de la foule, et ainsi de ne pas laisser périmer les droits du talent.

Est-ce à dire pourtant qu’il faille pousser le pessimisme jusqu’à prétendre que le public a toujours tort ? En général, les jeunes poètes seraient assez de cet avis, et ils traitent à peu près le public (lecteur ici n’est pas synonyme) avec autant de bonne grace qu’ils font des critiques. À la vérité, ce n’est point tout-à-fait pour les mêmes causes : celui-là est un grand coupable tout bonnement parce qu’il ne lit point, tandis que ceux-ci sont de méchans envieux, parce qu’ayant lu, ils n’admirent pas, ce qui, dans l’esprit de tout rimeur, est un manque grossier de logique. Évidemment, il y a, au sein de la presse, une mystérieuse conspiration organisée contre la jeune poésie ; évidemment, les déloyaux rédacteurs sont ici d’accord avec leur stupide auditoire, qu’ils tâchent bassement de flatter. À présent les journaux sont faits

Moins par leurs rédacteurs que par leurs abonnés.

Voilà avec quelle aménité on s’exprime dans le camp des bardes néo-romantiques.

Pour notre part, bravant ces foudres, nous avouerons hautement que, sur le point en litige, nous sommes précisément de l’avis du public. Le public, répétez-vous, dès qu’il s’agit de vers (de vos vers, pourrais-je objecter), refuse obstinément de lire : — c’est que sans doute il relit, et il a raison, car l’original, après tout, vaut mieux que le pastiche. Or, il faut bien l’avouer, l’imitation, avec l’hypocrisie de l’indépendance, a été la plaie fatale de la seconde génération du romantisme : à l’heure qu’il est, la jeune école a son école de l’empire. M. Vacquerie, par exemple, est, toute proportion gardée, vis-à-vis de Victor Hugo, quelque chose d’analogue à ce qu’était Luce de Lancival pour Racine. Et notez que l’avantage se trouve tout entier du côté de Luce, car, en décalquant avec servilité les chefs-d’œuvre du XVIIe siècle, on pouvait risquer d’être un médiocre plagiaire, mais on était sûr d’être raisonnable, tandis qu’en reproduisant, avec un crayon gauchement appuyé, le bizarre style de Cromwell, on tombe dans la charge de l’exagération, c’est-à-dire dans ce que le ridicule a de plus grotesque.

Qu’on en soit sûr, le secret de l’indifférence générale pour les débuts des jeunes poètes ne gît ni dans le prétendu matérialisme industriel d’une époque qui rêve aux chemins de fer, ni dans le comfort égoïste d’un âge bourgeoisement constitutionnel ; ce thème de déclamations usées contre notre état social est bon tout au plus pour les préfaces des recueils de sonnets intimes et des poèmes humanitaires. Il y a une manière bien plus simple d’expliquer la persistance que met le public à ne pas lire les manuscrits que les rimeurs de vingt ans s’opiniâtrent à faire passer chaque année à l’état de volumes inédits : c’est que le public n’aime que les bons vers. — « Mais, peut-on dire, la foi littéraire de 1828 s’est peu à peu éteinte, et l’attention maintenant se détourne ailleurs : l’art se voile, la poésie contristée s’enfuit, laissant le terrain à l’âpre politique. Nécessité fatale que sentent les maîtres eux-mêmes ; aussi les plus habiles dérivent-ils vers le rivage où se porte le flot : Childe-Harold errant des partis, le glorieux amant d’Elvire n’a-t-il pas transporté à la tribune ses enchantemens de sirène, sans songer qu’à la chambre chacun est naturellement muni de cette cire que le prudent Ulysse glissait dans l’oreille de ses compagnons ? et, de son côté, Olympio, le poète applaudi, ne médite-t-il pas à l’heure qu’il est, sur les bancs du Luxembourg, quelqu’une de ces harangues couturées d’antithèses et panachées de métaphores dont ses préfaces et ses lettres de voyage peuvent donner l’idée d’avance ? En somme, la poésie reprend pour l’heure son vol vers ces sereines régions de l’idéal qui sont sa contrée à elle, et d’où elle ne s’exile qu’à la voix même du génie. »

Telles sont les raisons à peu près par lesquelles l’amour-propre de tout débutant méconnu explique le morne silence qui accueille la naissance et la mort (c’est tout un) de ces jolis volumes aux couvertures printanières que chaque semaine voit éclore. On ne saurait faire de bruit dans le vide, telle est la loi physique qui, à les en croire, justifie les jeunes poètes et accuse l’époque où nous avons le malheur de vivre. A notre sens, ce sont là autant de leurres frivoles, autant de subtilités captieuses, qui ne sont bons qu’à servir de calmais aux vanités blessées.

Sans doute, les maîtres se taisent, et, transfuges momentanés de la poésie, ils désertent la plupart vers la politique ; mais c’est qu’une autre, une double ambition les tente. Leur supposer des rancunes pour l’équivoque succès de la Chute d’un Ange et des Burgraves serait une explication aussi peu digne de M. de Lamartine que de M. Victor Hugo : le talent se retrouve, il a ses lendemains, et ce ne sont pas les lecteurs justement enthousiastes de Jocelyn et des Feuilles d’Automne qui feraient ici défaut à quelque éclatante revanche. Oui, la poésie est encore aimée en France, si passionnément aimée, qu’on est pour ainsi dire en éveil et comme aux aguets dès que l’espérance, dès que l’apparence même d’un talent nouveau se laisse entrevoir. Voyez plutôt quel accueil sympathique a fait aussitôt la foule à la sévère étude romaine de M. Ponsard ; voyez avec quelle attention bienveillante les lecteurs lettrés ont au premier abord reçu cette muse sereine de M. de Laprade, dont la placidité à la longue s’est un peu changée en monotonie. C’est à l’auteur de Lucrèce, c’est à l’auteur de Psyché de ressaisir, de mériter, par de nobles efforts, cette palme de l’art qui s’est complaisamment penchée sur eux. La seule conséquence que nous voulions tirer de là, c’est que la faculté de l’émotion littéraire ne s’est pas éteinte, que le goût des vers subsiste, qu’il y a un public tout prêt pour le vrai poète, en un mot que le Juif errant ne nuirait pas plus aux Méditations, si elles paraissaient à présent, que ne le firent dans leur temps les Ermites de M. de Jouy. Selon nous, l’heure n’a donc jamais été plus propice : sans compter les jouteurs désarçonnés, tel que celui des Iambes, ou ceux qui se préparent vaillamment, comme le chantre de Marie, à porter de nouveaux coups, on pourrait compter bien des lutteurs renommés qui en ce moment se reposent. Ainsi, l’illustre auteur des Chansons s’obstine coquettement dans son glorieux silence ; ainsi Éloa redouble les plis de sa robe mystérieuse avant de s’asseoir dans son fauteuil académique, tandis que la muse aimée des Consolations fait une retraite à Port-Royal, tandis que Rolla, errant sur les pas de la Paresse qu’il a trop bien chantée ici même, regrette, comme Mignon, sa patrie absente, cette région de la poésie d’où il s’est volontairement exilé. Tout cela fait des conditions excellentes et faciles à ceux qui commencent : l’attention est disponible, pour ainsi dire : il suffirait de la surprendre ; trônes et tabourets princiers sont vides, il suffirait de s’y asseoir. D’où j’infère que si aucun talent nouveau ne sort avec éclat des rangs pressés de cette armée de débutans amenés par chaque génération, ce n’est nullement la faute de ceux qui écoutent, mais de ceux qui parlent. Les jeunes poètes avouent avec cet orgueil de l’humilité, dont ils ne savent pas tous se garer, qu’ils ne comptent guère sur le public : Habemus confitentem reum. C’est avouer son impuissance à se faire écouter : en semblable occurrence, on ne doit s’en prendre qu’à soi-même.

À vrai dire, l’on a fait, nous avons fait nous-mêmes, depuis dix ans, tant d’expériences infructueuses, nous avons éprouvé dans ces sortes de lectures tant de mécomptes mortellement ennuyeux, que s’abstenir serait presque légitime. Quelque vrai poète cependant pourrait un jour se rencontrer qu’on serait heureux de découvrir, de hautement signaler. Dieu merci, c’en est assez pour que le devoir dise de poursuivre cette tâche avec l’infatigable bonne volonté que donne l’espérance. Sur ce point, la conscience adresse souvent au critique la même question familière que dans le conte : « Ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? » Malheureusement, l’épreuve faite, c’est toujours la même réponse : « À droite, je ne vois défiler, au milieu de l’éternelle poussière du chemin, que des bandes uniformes, toutes vêtues de l’étoffe écarlate des Orientales ou des couleurs diaprées des Harmonies ; à gauche, je n’aperçois que quelque pauvre hère égaré, dont la livrée bariolée et rapiécée comme celle du panniculus antique montre qu’il ne cache sa nudité qu’avec les dépouilles de plusieurs. » - Tentons encore une fois l’entreprise, et voyons si nous serons plus heureux.

C’est précisément un champion de cette dernière espèce, un coureur à tout prix d’équipées littéraires, qui se découvre d’abord à nous. L’auteur des Demi-Teintes[1], M. Auguste Vacquerie, a du moins une qualité qu’on ne saurait lui contester sans injustice ; c’est une bravoure téméraire : il se précipite tête baissée dans les plus bouffons paradoxes, il s’élance les yeux fermés dans des métaphores drolatiques, et cela avec une persistance de mauvais goût, avec un enthousiasme de métromane qui se raient plus risibles encore, s’ils n’avaient un air d’irrécusable et triste sincérité. Au sortir de cette hôtellerie funeste où il lui était advenu tant de piteuses aventures, le valeureux héros de Cervantes, roué de coups, le corps moulu de fatigue, enfourchait résolument son destrier pour tenter d’autres hauts-faits : M. Vacquerie a le même courage ; de critique il se fait poète. Hier, il lui arrivait mille déconvenues quand il s’essayait au pouvoir législatif ; aujourd’hui, le voilà qui tente bravement le pouvoir exécutif. L’expérience est dangereuse à qui sort de la théorie : on risque toujours gros jeu à donner d’un coup sa mesure.

Quelqu’un l’a remarqué, l’esthétique de l’abbé d’Aubignac, ce hautain rédacteur des constitutions du Parnasse, fut étrangement compromise le jour où il donna sa Zénobie. Mi. Vacquerie, j’en conviens, ne joue pas à beaucoup près un pareil personnage ; il faut être un oisif comme nous de la vie littéraire, un de ces fureteurs que le puriste M. de Cormenin ne manquerait pas d’appeler des lisailleurs, pour savoir que l’auteur des Demi-Teintes avait déjà fait ses premières armes dans les salles basses de je ne sais quel feuilleton où il espadonnait tout à son aise contre le sens commun. Pour notre part, nous en voulons un peu à M. Granier de Cassagnac de nous avoir subitement privés des évolutions hebdomadaires de ce jeune sous-lieutenant du romantisme qui ne lui a pas paru assez timoré, à ce qu’il paraît, dans ses allures de matamore contre Racine. Danton aurait-il eu peur de Robespierre ? Voilà du coup M. Granier classé dans le parti qu’on appelait, en 93, ces enragés de modérés. Ce n’est pas moi qui contesterai la justesse de la dénomination Hélas ! le lundi nous paraît un jour moins gai, depuis que le jovial critique a supprimé, par ordre, sa divertissante parade. Pour ceux qui avaient une heure à perdre, c’était, je vous assure, un assez agréable passe-temps de voir ce capitaine Fracasse prenant son rôle au sérieux et s’élançant sans crier gare, les yeux allumés, la chevelure au vent, la lance au poing, le sabre traînant à grand bruit sur les planches. Le costume surtout était amusant à contempler : le vestiaire du romantisme y avait épuisé toutes ses défroques d’oripeaux chamarrés. Assurément, la toilette guerrière des Ioways semblera nue auprès de celle-là ; le moindre ornement du héros était de porter comme eux, en manière de frange, la chevelure des guerriers ennemis. Rien que d’y penser, cela donne le frisson.

Heureusement M. Vacquerie n’était pas homme à se tenir pour battu au premier échec ; M. de Cassagnac lui avait malignement coupé la corde de son arc : aussitôt il a détaché sa lyre. C’est ce qui nous vaut aujourd’hui les Demi-Teintes. Notre premier regret, en ouvrant le livre, a été de n’y point trouver d'avertissement ; cela nous eût consolé de, la prose absente du critique. Le romantisme d’ailleurs excelle dans ces sortes de préfaces casquées, que saint Jérôme appelait prologi galeati, et où l’on entonne solennellement le chant de guerre en soufflant de tous ses poumons dans la trompe des métaphores. M. Vacquerie dédaigne ces moyens vulgaires, et entre de plain-pied chez son lecteur, sans se faire annoncer ; il y a des familiarités qui sont des faveurs.

Rien n’est plus perfide que les étiquettes ; M. Vacquerie nous parle de demi-teintes, et voilà qu’il trempe brutalement sa brosse dans l’ocre et dans le bleu de Prusse non délayés. C’est ce que les néo-romantiques appellent fondre les nuances et marier les couleurs : il n’est que de s’entendre sur les mots. Non, depuis Du Bartas, qui honorait le soleil du nom de grand-duc des chandelles (M. Vacquerie l’appelle aussi, et très sérieusement, la chandelle céleste, la chandelle divine), depuis les crudités du goulu Saint-Amant et les fanfaronnades poissardes de Dassoucy, personne n’a approché de ce style grotesquement enluminé : c’est le carnaval de la poésie. Les maladroites violences de M. Vacquerie embarrassent quelque peu, on le devine, cette seconde génération du romantisme que représentent M. Gautier et M. de Cassagnac, génération excentrique, mais distinguée, qui par l’esprit avait conquis, dans une voie mauvaise, le succès que M. Hugo, dans la même route, avait atteint par le génie. Aujourd’hui, l’auteur des Demi-Teintes vient, en véritable enfant perdu, démasquer les batteries de l’école et découvrir ses émules. Comme chez lui le talent ne rachète plus les fautes, ce qu’il y a de radicalement faux dans le procédé, dans la méthode même de la préface de Cromwell, se montre pour ainsi dire à nu. On n’est jamais trahi que par les siens. La seule importance du livre de M. Vacquerie est de mettre parfaitement en lumière ce point essentiel, à savoir que la théorie matérialiste du style romantique, dans son application usuelle et ordinaire, mène tout simplement à l’absurde. Sans doute (M. Hugo et M. Gautier en sont la preuve), on peut avec cela rencontrer par passades tantôt le génie, tantôt l’esprit mais, comme dirait M. Dupin, c’est quoique et non parce que. Il suffit d’ouvrir les Demi-Teintes pour s’en convaincre.

La pensée fixe de l’auteur, c’est la comparaison, c’est le mot pittoresque. Que l’idée toujours soit absente ou qu’elle avorte dans l’enveloppement indistinct des mots, que la langue cède et s’affaisse sous l’effort stérile de la plume, que la période incessamment s’obscurcisse en charade et tourne au grimoire, que les phrases défilent les unes après les autres, incohérentes et vides d’idées comme des armures de carton qui marcheraient seules, peu lui importe : le dessin n’est rien, la couleur est tout. Qu’est-ce que le beau, sinon de continuer une image jusqu’au bout, de la distendre impitoyablement, de la maintenir malgré le sens ? M. Vacquerie est le Siméon Stylite de la métaphore ; il se tient sur sa colonne autant qu’il veut ; on doit lui concéder ce, point ; sa gageure est gagnée, son idéal est atteint.

Ce qui paraît avoir avant tout égaré l’auteur des Demi-Teintes, c’est le. fétichisme littéraire On a fait quelquefois de certains poètes des demi-dieux ; mais ce culte-là ne suffit point à l’enthousiasme naïf de M. Vacquerie. L’offre d’un simple escabeau sur l’Olympe serait selon lui un hommage à la fois trop mince et trop mythologique ; M. Vacquerie ne s’y risque pas, il fait tout bonnement asseoir M. Victor Hugo à côté de Dieu lui-même. Je ne plaisante pas ; ce puéril blasphème se trouve très gravement exprimé dès la dixième page du volume, à propos d’un ouvrage que l’illustre poète allait publier :

Il va sortir de vous un livre ce mois-ci…
Une nature encor dans votre tête est née,
Et le printemps aura son jumeau cette année !
Ici bas et là haut, vous serez deux Seigneurs.


et plus loin :

Vous faites votre livre et Dieu fait son printemps,
Et, parce duel d’églogue, imité des vieux temps,
Nous pourrons comparer un univers à l’autre.


On en conviendra, Dieu n’est pas trop maltraité ; M. Vacquerie condescend.à ne le pas mettre au-dessous de celui auquel on doit le Rhin et les Burgraves, au-dessous de ce nouveau créateur qui ne dit pas lui-même, mais qui fait quelquefois dire aux autres : fiat lux. Évidemment c’est une faveur. Les deux prétendans obtiennent la palme ex aequo, et M. Vacquerie, qui préside sans rire à cette répartition, proclame, dans le français qui lui est propre, l’égalité des mondes accomplis. Voilà l’idolâtrie burlesque, voilà la théodicée dualiste des fakirs du romantisme ! Vraiment cela est trop bouffon pour être impie. La tribune du Luxembourg risquerait-elle de devenir au premier jour un Mont-Thabor ? — Quant à M. Vacquerie, il a en échange été baptisé poète par M. Victor Hugo lui-même :

Vous disiez l’autre soir que je l’étais un peu.

Il est des fautes qui portent leur châtiment avec elles ; son admiration forcenée a joué à M. Vacquerie le mauvais tour de faire de lui un copiste malheureux. L’auteur des Demi-Teintes, saisissant à grand’peine et des deux mains la coupe du cyclope, l’a portée à ses lèvres, mais le breuvage était trop fort pour lui et l’a enivré. De là une reproduction chancelante des poses et des gestes du modèle : l’imitateur, voulant soulever l’épée du colosse, raidit en vain ses bras de pygmée et trébuche lourdement en la laissant choir. Le pastiche ici devient une parodie véritable. On le devine, M. Vacquerie n’est pas de ces hommes mis au monde pour

Passer sa vie à rêver sous un orme ;


il a une tout autre mission, il se sent

…Croître à l’ame
Toute une forêt de vers.


On ne discute pas les sensations ; seulement M. Vacquerie ne dit point si cette végétation respectable est analogue à celle qu’il appelle ailleurs

Les odes de granit et les strophes de chêne ;

cela constituerait un phénomène digne des fossiles de Cuvier. Les appétits littéraires de M. Vacquerie semblent également antédiluviens, car il s’assied

Au grand banquet où l’art mange l’éternité ;


c’est Gargantua fait poète.

Gargantua lui-même sentait son cœur mollir en pensant à la bonne Gargamelle. L’auteur des Demi-Teintes a des amours un peu plus troublés ; il connaît surtout certaine beauté victorieuse

Dont l’œil rien qu’en regardant
Nous abat par charretées.


Le moyen de résister ? Peut-être est-ce cette même coquette dont il est dit ailleurs qu’elle

Ne sort d’un rendez-vous qu’avec du sang aux dents.


Ces mœurs de vampire sont quelque peu effrayantes, mais heureusement le poète rencontre des cœurs moins rebelles ; il est des pleurs qui se mêlent aux siens et qui lui font dire :

Soyons heureux d’avoir des larmes si salées.


Ce bonheur est aussi particulier à M. Vacquerie que celui de

Boire le ciel d’une seule gorgée.


Le géant avait faim, il a soif ; c’est naturel.

Certain procédé de critique est accablant pour quelques auteurs, c’est la citation. Il y aurait cruauté à l’employer trop long-temps envers M. Vacquerie ; laissons-le donc tout à l’aise qualifier la poitrine des femmes d'astre de son flux, et habiller la nature en vieille douairière qui

Reboutonne sa robe à trois rangs de soleils.


Telles sont les aménités et les gentillesses du néo-romantisme. Il nous suffira, pour finir, de constater une découverte dont l’honneur doit revenir tout entier à M. Vacquerie, je veux parler de l’énigme lyrique. Ce sont des vers dans le genre de celui-ci :

Le sang d’une douleur rougit les trous d’un chant…


ou de ceux-là, que je donne comme un précieux spécimen :

Le désespoir retient encore ses entrailles
Et ne nous crache pas d’un noir accouchement
L’irrésolution stupide. Les murailles
Ont un peu de soleil à boire par moment.


Il n’y a aucun renvoi, aucune note pour donner le mot de ces logogriphes. M. Vacquerie a cru par là imiter le vague grandiose de cette belle et étrange pièce de Victor Hugo (Ce qu’on entend sur la Montagne), où une sorte d’ombre crépusculaire se trouve sillonnée de ces éclairs de feu dont le grand poète a le secret ; nais chez l’inhabile imitateur, cette ombre s’est changée en fumée épaisse, ces éclairs sont devenus de méchantes fusées qui font long feu et meurent en traînées aussitôt éteintes. Lycophron est un modèle de clarté auprès de M. Vacquerie, à qui l’on ne saurait contester la palme du genre.

C’est l’auteur des Demi-Teintes lui-même qui dit quelque part dans son livre :

Êtes-vous comme moi ? je plains les serinettes.


M. Vacquerie devançait par là notre conclusion sur son compte. Comme la poésie classique, la poésie nouvelle à son tour en arrive aux doublures et aux serinettes ; encore une fois, le romantisme a son école de l’empire. En défendant à contre-cœur M. Vacquerie, comme on fait d’un complice maladroit, M. Théophile Gautier a eu beau s’écrier qu'un peu de barbarie est nécessaire ; son embarras se trahissait visiblement quand, pour excuser les Demi-Teintes, il ne trouvait rien à dire, sinon « qu’un tronc rugueux vaut mieux qu’un manche à balai, et qu’une urne ciselée est préférable à une casserole. » Malgré leur grace attique, ces images-là ne prouvent nullement qu’Esménard ne fût pas de beaucoup supérieur à M. Vacquerie. Par la prétention, on trouve encore moyen de gâter davantage un fond médiocre. Voilà à quelles folles extrémités en est réduite cette suprême, cette impuissante génération du néo-romantisme, qui, ne voyant pas que la Muse court s’abreuver aux sources fraîches, s’obstine dans les innovations vieillies d’une école maintenant transformée et dissoute. Mais, grace à Dieu, les bravades et les contorsions en poésie ne suffisent même plus à attrouper momentanément un auditoire : le scandale dans les lettres ne réussit un peu que quand le talent est de la partie. Ce volume des Demi-Teintes court grand risque de demeurer à l’état de monologue solitaire.

A mesure qu’on s’éloigne de la ferveur littéraire de la restauration, les groupes poétiques se dispersent davantage, l’indiscipline gagne de plus en plus les rangs, et il se trouve que les plus minces soldats désertent leur chef pour prendre les épaulettes et se commander tout bonnement à eux-mêmes, s’ils ne rencontrent pas une petite bande qui les suive. A exactement parler, il n’y a plus ni école classique ni école romantique, il n’y a plus que des individualités éparses. Voyez plutôt. Harnaché en pourfendeur de jésuites, le Juif Errant est monté à l’assaut de l’unique forteresse qui restât aux classiques proprement dits, et il a planté son drapeau victorieux sur ces vénérables murailles du Constitutionnel, derrière lesquelles M. Jay faisait héroïquement feu de ses dernières cartouches. D’autre part, Olympio a vu s’éclaircir peu à peu sa brillante escorte du temps d'Hernani ; à l’heure qu’il est, il n’a plus autour de lui, pour toute garde prétorienne, que quelques fidèles quand même, tels que le spirituel auteur de la Comédie de la mort, chez qui cette défense désespérée n’est qu’une fantaisie de plus, et aussi quelques survenans inexperts comme l’auteur des Demi-Teintes, qui, sans en avoir conscience, acceptent le rôle d’un L’Angely ou d’un Triboulet. Dans les grandes monarchies, tout roi avait son bouffon. Quant à M. de Cassagnac, trouvant sans doute la tâche trop ingrate, il a sauté des marches inférieures du feuilleton dans le haut du journal, et s’est mis à parler de M. Thiers comme il parlait de Racine. Ce n’est pas tout ; le maître maintenant fait comme le disciple, et la chambre des pairs est pour M. Hugo ce que le premier-Paris est pour M. Granier. Ne pouvant gouverner les lettres, la jeune école cherche à gouverner le monde ; mais ceci sort de notre compétence. Au résumé, voilà où en sont les obstinés du romantisme. En poésie, hélas ! leurs comptes ne sont plus même au pair ; nous leur souhaitons meilleure chance en politique.


M. Arsène Houssaye n’imite point le rimeur des Demi-Teintes ; il ne s’est fait ni le vassal ni le séide d’une école exclusive. En homme d’esprit, il suit sa veine légère d’originalité et cultive son champ - cui pauca relicti jugera ruris erant ; son domaine n’est pas étendu, mais enfin il lui appartient, et c’est quelque chose. Seulement, on pourrait trouver que M. Houssaye, tout aimable représentant qu’il soit de la petite propriété en littérature, aime un peu trop à transporter dans ses parterres certaines plantes exotiques qui ne vivent qu’en serre-chaude et qui le forcent d’avoir recours à des procédés factices. Je veux parler de ces fleurs coquettes et pomponnées de la littérature du XVIIIe siècle, pour lesquelles M. Houssaye a un goût qui d’abord a paru chose piquante, mais qui, se prolongeant trop, tombe dans la manière et dans la recherche. La muse de l’auteur de la Poésie dans les Bois[2] a naturellement de la fraîcheur, de la gentillesse, une certaine négligence aussi qui quelquefois ne messied pas ; c’est une gracieuse paysanne en bavolet, ou plutôt c’est une suivante de Marie-Antoinette coquettement déguisée en laitière de Trianon. Avec la petite branche de muguet qu’une faveur rose attache à son chapeau de paille, avec ses petits airs d’idylle à la Florian, elle eût fait bonne figure dans une esquisse de Watteau. Malheureusement M. Houssaye, à force de refaire chaque matin la toilette de cette muse, a cru la rendre plus agaçante en lui mettant plus de poudre encore et de fard, en l’attifant et en la musquant comme jamais ne l’a été une marquis e des romans de Crébillon ou une bergère des tableaux de Boucher. Sous cette surcharge de mouches et de rouge, la jolie fillette finit par ressembler un peu à un pastel effacé. Tel est le sensible défaut des derniers écrits en prose de M. Houssaye ; ses vers non plus n’en sont pas exempts.

Ce n’est pas que M. Houssaye n’aime point la nature ; il est au contraire attiré sincèrement vers cette sirène toujours jeune qui chante devant nous l’hymne de la création éternellement renouvelée dans la naissance de chaque esprit comme dans l’éclosion de chaque germe. Toutefois, ce sentiment plus vrai et plus franc qui, au premier abord, semble faire contraste avec le faible de l’auteur pour le genre quintessencié de Gentil-Bernard et pour le style chiffonné de Boufflers, est aussi chez lui un héritage du XVIIIe siècle, un souvenir d’André Chénier et de Diderot ; ajoutez à cela je ne sais quel air de vérité naïve dans le goût des peintures de Greuze, et vous aurez tout le secret des prédilections de M. Houssaye, des influences diverses que son talent a subies. De là un mélange quelquefois agréable, quelquefois malheureux, d’élémens contraires. La Diane chasseresse d’André, avec ses flèches d’or, sa Cybèle aux tresses blondes, toutes ces déesses enfin que le poète avait évoquées de la Grèce, semblent ici un peu étonnées de se rencontrer sur un Parnasse mignon, au milieu de cette mythologie enjolivée dont raffolait Mme de Pompadour. M. Houssaye fait volontiers chanter l’antique moineau de Lesbie dans la cage dorée de Vert-Vert, et il oublie souvent sur les épaules de l’Euterpe attique le petit collet de l’abbé. Lui-même, à un endroit, dit avec grace :

J’ai déposé sur ma fenêtre
Le vase antique où j’ai semé
Des primevères qui vont naître
Aux rayons du soleil de mai.


C’est ce contraste, ce rapprochement des vieilles choses et des choses nouvelles qui choquent quelquefois dans ces vers où l’on respire, du reste, plus d’une douce senteur, et où le frais gazouillement des bouvreuils et des merles arrive avec je ne sais quel arôme de thym et d’aubépine. On y suit volontiers La Fontaine cherchant à travers le serpolet les traces de Jean Lapin, et Voltaire surpris par Émilie la faulx du moissonneur à la main. M. Houssaye réussit à merveille dans les petits tableaux flamands qui ont pour horizon une charmille ou une cour de ferme ; on peut dire, en somme, que sa muse n’est pas sans grace quand elle

Presse la gerbe d’or sur son corset de lin.


Sans doute la nature qu’il peint peut passer plutôt encore pour celle des ateliers que pour celle des champs ; mais pourtant ce cadre à demi agreste, à demi citadin, est celui qui convient à son élégant pinceau. Les grands sujets, les hautes inspirations, ne vont pas aussi bien à M. Houssaye ; sa poésie n’est point de celles où éclatent les cris de la douleur et de la passion : c’est une voix claire et délicate qui s’éraille quand elle veut monter de ton. Cela est sensible, par exemple, dans la pièce intitulée la Mort, qui semble bien pâle, quand on songe aux souverains accens que ce seul mot eût fait vibrer sur la lyre de Lamartine ou de Victor Hugo. En pareil cas, la laque assez brillante qui recouvre la poésie de M. Arsène Houssaye s’écaille et laisse voir un fond terne.

On ne saurait contester sans injustice au jeune écrivain la fraîcheur- du coloris ; mais il est une qualité essentielle qui lui manque, dont il est digne, et que l’application certainement lui donnerait. M. Houssaye n’est pas assez sévère pour lui-même. Dans le style, il ne faut jamais se contenter de l’à peu près ; autrement on risque de paraître quelquefois incorrect, souvent négligé. Ces impropriétés de termes, ces légers embarras de diction, ce laisser-aller de la forme, étaient beaucoup plus sensibles dans le précédent recueil de M. Houssaye, les Sentiers perdus. Sous ce rapport, il y a progrès ; mais l’auteur ne saurait se dissimuler qu’il a encore à faire. S’il persiste assidûment dans ce difficile labeur de la forme, s’il se borne désormais aux thèmes gracieux qui lui conviennent, peut-être la poésie se penchera-t-elle sur lui avec un de ces sourires enviés qui sont une consécration.


Ce n’est point par la négligence que pèche l’auteur de la Couronne d’Ophélie[3] : M. Auguste Desplaces vise plutôt au contour qu’à la couleur ; il est amoureux de la ciselure, il évide ses strophes avec art, il songe à l’urne plus encore qu’à la liqueur. Lui-même explique, sur ce point, ses préférences :

Des ellipses je fais étude ;
Une phrase aux pans bien taillés
Tient mes esprits émerveillés
Au charme de son attitude.


Aussi est-ce à la miniature que visent surtout les légers crayons de M. Desplaces. L’ambition du poète ne va pas au-delà, il s’appelle lui-même un rimeur de peu d’haleine :

Mon domaine est un frais sentier,
Mes astres sont des étincelles.


Confiné modestement dans

Son enclos d’un arpent, tout peuplé d’arbres nains,


le poète émonde avec soin les branches parasites, et se complaît à tailler capricieusement, à arrondir en corbeilles, à courber de cent façons les flexibles tiges de ses arbustes. Le voilà qui varie son rhythme, découpe ses stances, rajeunit le gracieux vers de dix pieds ou brise habilement l’alexandrin ; sonnets et rondeaux, triolets et villanelles, les dizains musqués de la régence et les cadences savantes de Ronsard, tout cela est repris par lui et renouvelé curieusement. On s’en aperçoit vite, M. Desplaces a le sincère respect de l’art, et il ne permet à sa muse d’aller loin de lui que quand il a lissé toutes les tresses de ses cheveux, et coquettement drapé tous les plis de sa tunique.

L’auteur de la Couronne d’Ophélie ne mérite, sous ce rapport, que des éloges ; mais la question est de savoir si la matière ainsi travaillée valait toujours une pareille peine. Je crains que le burin d’un Cellini puisse seul donner un prix égal à l’airain et à l’or. M. Desplaces conviendra que les canevas choisis par lui sont quelquefois d’une transe frêle et presque imperceptible. C’est là l’inconvénient de ces raffinemens d’artiste épris de la forme : l’homme s’efface sous le poète, et on tombe alors dans les purs dessins d’atelier, dans ces fantaisies de convention dont le secret mérite et la difficulté d’exécution, si réels qu’ils soient, échappent au commun des lecteurs. Or l’écrivain, comme le peintre, ne compose pas que pour ses confrères : M. Auguste Desplaces s’est volontairement fait un public restreint. La soudaineté de l’émotion, l’inspiration vive, ce cri spontané auquel la foule reconnaît l’éternelle poésie, se trahissent trop rarement dans son recueil.

Égarée au bord du fleuve, la malheureuse amante d’Hamlet cueillait au hasard des herbes et des fleurs ; puis sa main convulsive se faisait, de ce mélange de fenouil et de mousse, une couronne qu’elle mettait à son front. C’est ce touchant souvenir qu’a voulu consacrer M. Desplaces dans son livre ; mais il me semble que sa Couronne d’Ophélie manque précisément de la variété que promet ce titre un peu romanesque. Ici, c’est la forme surtout qui est variée, quelquefois même jusqu’à être contournée ; le fond, au contraire, est monotone. Ce n’est pas que l’essaim de ces abeilles aux ailes bigarrées ne coure tour à tour des corolles d’églantines aux touffes de roses ; mais le travail de la ruche est perfide, il donne toujours le même miel. On pourrait noter pourtant plus d’une exception gracieuse ; nous indiquerons entre autres l’Hymne à la Jeunesse, dans lequel l’auteur a célébré avec vivacité et fraîcheur cette déesse ailée qui, comme la Camille de Virgile, s’enfuit sans même courber les épis sous ses pas, et aussi les Projets Déjoués, esquisse un peu leste où je ne sais quelle fleur de mélancolie mêle son parfum aux joies de l’ivresse amoureuse. Ce sont là de charmans morceaux. Les vers peuvent continuer d’être pour M. Desplaces l’objet d’une culture discrète et sérieuse, la chimère aimée des loisirs ; mais son talent tirerait certainement’ profit du sévère régime de la prose. La prose est une rude gymnastique ; on n’a plus là l’énervante volupté de la rime, et c’est une épreuve à laquelle les vrais poètes peuvent seuls résister. Racine et Goethe en sont d’éclatans exemples.


Ce n’est pas en prose que sont écrits les Nombres d’or[4] ; mais on s’y tromperait. En le classant naguère dans les poetae minores, nous avons été généreux pour M. Belmontet, qui n’a du poète que la rime. Il est vrai que M. Belmontet s’attribue une bien harmonieuse famille :

Tout rossignol me semble un frère ;


on va s’en convaincre, cette consanguinité est au moins douteuse.

Nous avions les vers dorés de Pythagore ; M. Belmontet, après le philosophe de Crotone, a voulu donner les siens. Chacun doit avoir son tour. D’ailleurs le relief du rhythme ayant évidemment manqué à La Rochefoucauld, il y avait lieu de ressaisir la gloire déchue du bonhomme Pibrac. Le modeste auteur des Nombres d’or a un but bien simple, celui de marquer la sagesse des nations à son empreinte. Voyons comment il y réussit.

C’est M. Belmontet qui a dit dans un de ses éloquens aphorismes rédigés en style qu’il appelle lapidaire :

La médiocrité n’a pas de longue haleine ;


M. Belmontet oublie qu’il ne procède guère que par distiques et par quatrains. Ces quatrains ont une grace et une distinction qui rappellent les devises de bonbons et les rébus d’almanach. Ce sont, pour la plupart, des moralités dans le goût de celle-ci :

Garde ton cœur avec constance
C’est là qu’est toute l’existence.


ou de celle-là :

Trop de bonheur, trop de malheur
Nous ôtent de notre valeur.


Plus loin se rencontre une observation oubliée par M. Droz dans son Essai sur l’Art d’être heureux :

Calme et n’avoir besoin de rien,
N’est-ce pas le suprême bien ?

Et qu’on ne croie pas que je mutile et que j’isole ces charmans distiques ; l’auteur les donne ainsi lui-même, séparés et à l’état d’apophtegmes. Le proverbial M. de Lapalisse en pourrait frémir de jalousie dans sa tombe. Quelquefois cependant M. Belmontet ne se contente pas d’enseigner au nom de l’expérience, il prophétise à la façon et dans le goût des Centuries de Nostradamus ; c’est le droit des bardes :

Petit ambitieux
Sera grand vicieux.


Malheur donc à tout écolier qui rêve un prix du grand concours ! c’est un signe précurseur de l’échafaud. Cette sentence ne figurerait pas mal dans une complainte de condamné ; le style même n’y gâterait rien. — Après l’homme, la société ; M. Belmontet ne manque pas de dire son mot sur la politique. Nous avons l’éloge de la démocratie, puis l’apologie des rois absolus :

Toujours le despotisme est la raison qui fonde.


La logique n’est jamais le côté brillant des poètes.

La première condition d’une maxime, c’est la clarté ; mais comme M. Belmontet ne se comprend pas toujours lui-même, il lui serait assez difficile d’être toujours intelligible. Aussi se contente-t-il souvent d’une banalité indécise qu’il reproduit bientôt après sous forme de variante confuse : c’est la sentence à l’état rudimentaire ; il ne manque qu’un professeur d’embryogénie pour l’expliquer. Ces simulacres d’idées s’agitent dans le vide sonore des mots. Ajoutez que, quand M. Belmontet n’est pas vulgaire jusqu’à la trivialité ou pompeux jusqu’à l’emphase, il est faux ; ce sont les tristes contorsions d’un esprit qui s’efforce en vain d’atteindre le suave ou le grandiose. Et, ce qu’il y a de pis, le style ne cesse pas d’être à la hauteur des réflexions. Avec son goût de métaphores gigantesques, M. Belmontet fait tour à tour du sceptre un bâton de Dieu et une aiguille au cadran de l’histoire ; selon lui, le suicide est une banqueroute de l’ame, et l’argent est la vermine des peuples déchus ; plus loin, il est question des durillons du bonheur, et l’Angleterre, le peuple milord, est qualifiée à merveille dans ce vers :

O Rome des calculs, conquérante des sous !


On n’a pas plus de grace et plus de délicatesse de diction. Quant aux habitudes grammaticales de M. Belmontet, elles sont connues : chez lui, un instinct impatient s’appelle la nature qui veut être accomplie, un progrès politique est un effet à conquérir, et un dédain commun se transforme en mépris homogène. C’est l’impuissance d’écrire après l’impuissance de penser.

Il est un progrès pourtant dont nous féliciterons l’auteur des Nombres d’or ; son livre, cette fois, n’est plus suivi, comme l’étaient les précédens, des billets louangeurs et des accusés de réception mis à la petite poste par les gens polis. Peut-être M. Belmontet a-t-il compris que ces sortes de commentaires laudatifs pourraient avoir au besoin leur contre-partie piquante. Pour être complet, il faudrait donner les lettres adressées à la critique après les lettres reçues par le poète. Le ton en paraîtrait varié il y aurait le style de la veille et le style du lendemain, celui où il est parlé de gens sérieux qui sont « la providence des réputations poétiques, » et celui où il n’est plus question que de sbires et de bravi littéraires ; mais cela est bon pour le fatras des pièces justificatives.

Tel est, en somme, le bulletin de ces derniers mois. Pour quelques-uns, on l’a vu, les vers sont une distraction élégante, une sorte de dilettantisme raffiné d’esprit auquel ils s’appliquent avec grace ; pour d’autres, c’est une vocation malheureuse et voisine du ridicule. Mais, en tout cela, où trouver le représentant poétique des générations nouvelles ? où rencontrer le successeur, le frère puîné de ces maîtres à qui la France doit les Méditations et les Feuilles d’Automne ? Sa venue pourtant serait opportune, car sans lui les plus jeunes risquent de s’attarder dans une école vieillie ou de s’égarer dans les caprices individuels. Certes, le jour où on pourra le saluer et le reconnaître sera une fête pour la pensée, car la poésie est un aliment nécessaire aux grands peuples. Elle exprime et rend à l’ame ce que l’ame a de plus élevé et de plus délicat.


CHARLES LABITTE.

  1. Un vol. in-18, chez Garnier, 10, rue Richelieu.
  2. Un vol. in-18, chez Masgana, galerie de l’Odéon.
  3. Un vol. in-18, chez Masgara.
  4. Un vol. in-18, chez Amyot, rue de la Paix.