Revue littéraire - 30 juin 1844
Qu’il est loin de nous cet âge où les livres étaient rares comme des pierres précieuses, selon l’expression de Voltaire, et où un pauvre copiste employait deux années d’un travail assidu à transcrire la Bible sur du vélin ! Ah ! que dirait un de ces clercs érudits, très au courant des travaux littéraires de leur époque, qui voyaient apparaître dans tout le pays de France quelques volumes au plus par chacun an, si, revenant au monde, il lui tombait entre les mains le Journal de la Librairie ? Certes sa surprise serait grande, et ne le céderait pas, je le suppose, à celle qu’éprouveraient sans doute ces bons religieux de Saint-Maur-des-Fossés, près Paris, qui s’excusaient d’aller en Bourgogne à cause de la longueur et des dangers du voyage, s’ils se voyaient transportés sur quelque wagon, le long de ces chemins qui marchent et portent où l’on veut aller, mieux que les rivières de Pascal. En présence de tous les volumes accumulés dans l’espace de quelques semaines, notre clerc ébaubi, plein de respect pour une fécondité si merveilleuse, se contenterait d’abord de regarder et craindrait de porter une main sacrilége sur de telles reliques. Puis il se hasarderait à lire un de ces ouvrages, et il en admirerait naïvement la facilité unie à l’élégance ; puis il en lirait un second, puis un troisième, et s’apercevant bientôt que la plupart de ces livres se ressemblent, qu’ils s’engendrent les uns les autres, que les vers naissent des vers, les romans des romans, qu’un type original a immédiatement des fils et des petits-fils, des frères, des neveux et des arrière-neveux, il en viendrait à comprendre les choses et à estimer à sa juste valeur cette fécondité qui l’étonnait si fort. Passant alors de l’admiration au dépit, il prendrait peut-être la liberté grande de dire à chacun son fait ; peut-être même, comme dans toute réaction, irait-il trop loin.
Nous n’irons pas trop loin, nous, s’il plaît à Dieu. Nous resterons calme et modéré, priant la muse de la sage critique de nous tenir également éloigné de cette sévérité qui ressemble à de la colère, et de cette indulgence qui est de la faiblesse. Au milieu de l’abondance stérile de la littérature actuelle, nous ne demandons pas mieux que de démêler le bon grain, si menu soit-il, et nous allons nous y employer. Timeo hominem unius libri, disait Cicéron ; il nous redouterait peu, car nous lirons beaucoup, nous lirons le mauvais et le pire, à plus forte raison le médiocre et l’excellent. — Dans les temps de troubles civils, on naît souvent sans obtenir un acte de naissance ou de baptême. N’en arrive-t-il pas autant aujourd’hui pour un bon nombre des enfans de la pensée ? Pourquoi donc n’y aurait-il pas quelque part comme des fonts baptismaux où le riche et le pauvre nés de la veille viendraient recevoir leur nom ? Ce sera ici, à cette place, si l’on veut, et nous souhaitons que la cloche qui sonnera le baptême ne sonne pas en même temps l’agonie. Cela dit, entrons en matière, et que les poètes aujourd’hui ouvrent la marche. N’est-ce pas un spectacle touchant dans les processions chrétiennes que ces enfans qui marchent en tête, jonchant le chemin de roses effeuillées ? J’espère que la comparaison est gracieuse, c’est à la conscience des poètes de dire si elle est aussi vraie.
En général, les auteurs des recueils poétiques que nous avons sous les yeux sont jeunes : la poésie est un péché mignon de la jeunesse. Tel a fait à vingt ans des vers avec enthousiasme, qui à trente passe irrévérencieusement devant la Muse sans ôter son chapeau ; ceci soit dit sans décourager personne et sans mettre en doute aucun avenir poétique, surtout celui de M. Louis de Ronchaud. À jeter seulement un coup d’œil sur la table des poésies de M. de Ronchaud, à lire les titres suivans : le Statuaire, à la Muse, Orage de mai, à Novalis, on devine, ce que la lecture de l’ouvrage confirme amplement, que l’auteur des Heures a le véritable sentiment de l’harmonie. M. de Ronchaud manie le vers avec élégance ; de plus, il choisit heureusement ses sujets, bien qu’il eût pu se dispenser de refaire, dans sa Ballade du Pauvre Fou, ce célèbre Gastibelza de M. Hugo ; qui portait a son cou un chapelet du temps de Charlemagne, c’est-à-dire du temps où il n’y avait pas de chapelets, et qui, jetant pendant une vingtaine de couplets le mot fou à la rime du refrain, arrive à des effets si bizarres et si puérils : ce sont là jeux de prince ; et M. de Ronchaud n’a pas encore de principauté ; il n’a encore que du talent. Ce qui distingue les Heures, c’est la justesse de la pensée et l’élégance soutenue du style ; ce qui leur manque, c’est un souffle original et fécond. Il faut dire aussi que le trait poétique s’y laisse souvent désirer ; ainsi, dans les stances à la Jeune Fille au balcon, lorsque pour finir on attend une image gracieuse, le poète termine par un vers de romance :
En somme, les Heures sont un jardin aux allées sablées et ratissées, avec des plate-bandes bien fournies, mais on cherche en vain au bout de l’allée le bosquet touffu où se reposer de la poussière de la route et des bruits de la journée, comme on cherche en vain dans la plate-bande la fleur rare qui enivre de son parfum. La fleur naîtra peut-être, le bosquet s’élèvera quelque jour.
A-t-on oublié l’effet charmant que produisaient, dans le Caligula de M. Alexandre Dumas, ces deux jeunes Romains qui circulaient dans la tragédie, toujours appuyés l’un sur l’autre ? Si l’on se souvient de quelque particularité de ce drame malheureux, c’est de celle-là. L’amitié d’enfance qui se continue dans la jeunesse est une si gracieuse chose, que le spectacle en fait toujours plaisir, et que l’on pardonnerait presque à des jeunes gens, déjà vieux en amitié, d’écrire ensemble de méchans vers. Or, MM. Laurent Pichat et Henri Chevreau n’en ont pas commis de semblables dans les Voyageuses. Ce livre a été écrit sur les chemins du monde par deux poètes de vingt ans qui mêlent leurs inspirations sans dire la part qui revient à chacun. MM. Pichat et Chevreau ont parcouru l’Italie, la Grèce et l’Égypte, laissant tomber des vers à chaque relais, car ils avaient la Muse en croupe, une muse douce et sérieuse qui a vécu dans l’intimité des Feuilles d’Automne et des Méditations. En courant des Pyramides au Parthénon, du Parthénon au Colysée, ne fût-on pas le moins du monde poète, il est vraisemblable qu’on le deviendrait un peu ; mais si on a entendu murmurer au fond de son cœur la voix de l’enchanteresse, où peut-on trouver de plus riches inspirations qu’aux bords du Nil, du Tibre ou de l’Eurotas ? Peut-être pour converser avec les grandes ombres de Rome et d’Athènes, pour les bien comprendre et leur donner à propos la réplique, faut-il avoir plus de vingt ans. Autrement on s’exposerait à rencontrer plus d’images éclatantes que de pensées profondes, et c’est ce qui est arrivé à nos deux voyageurs. Sur la foi de maîtres illustres, ils croient sans doute que toute antithèse est une pensée, et ils abusent singulièrement de cette figure. L’antithèse est sous chacun de leurs pas. Prenez garde, jeunes gens : latet anguis !
M. Arthur de Gobineau ne va pas chercher ses inspirations au pied des Pyramides, ni dans le Forum ; il ne se déplace point, il prend seulement la peine d’aller de son fauteuil à sa bibliothèque, et là il s’adresse à cet éternel don Juan, dont il nous donne les Adieux en un poème dramatique. Si ces adieux sont définitifs, à la bonne heure ; mais il n’en sera rien, don Juan reviendra. Qu’il dise alors du nouveau, au moins, le débauché ; qu’il rajeunisse son thème, et que nous ne soyons point exposés à entendre encore un pâle et insignifiant écho de la grande voix. Qu’est-ce à dire ? les Adieux de don Juan ne seraient-ils qu’un écho, une vieille chanson sur un air connu ? Qu’on en juge. — Don Juan aime Claudia, la femme de son frère don Sanche, et la séduit. Sanche découvre sa mésaventure, et se fâche ; vous en eussiez fait autant. Les deux frères vont se battre, lorsque Claudia intervient assez mal à propos, car don Juan, sans le vouloir, à ce qu’il paraît, par un simple coup de maladresse, la tue ; Sanche meurt aussi ; Leporello chante un mauvais couplet, et don Juan, ramassant son épée, s’en va. Voilà tout le poème dramatique de M. Arthur de Gobineau, cousin d’Isis. Vous ne connaissez pas les cousins d’Isis ? Ils sont une demi-douzaine qui ont pris ce nom, après avoir mis leur talent en commandite et s’être promis de partager fraternellement les profits de leur gloire. C’est une petite franc-maçonnerie littéraire, une sorte de table-ronde poétique, autour de laquelle, comme on vient de le voir, on n’est pas toujours tenu à des frais d’invention, ce qui ne veut pas dire que les cousins d’Isis n’inventent quelquefois ; mais sans doute qu’aujourd’hui ce n’était pas le tour de M. de Gobineau. Ou bien, est-ce que le commandeur se serait trompé ? est-ce qu’au lieu de porter la main sur don Juan, il aurait touché le jeune poète et lui aurait causé une telle frayeur, que celui-ci aurait momentanément perdu l’usage de son imagination et de son style ? On serait tenté de le croire à la lecture des Adieux, quoique M. de Gobineau ait un bon moment, à la fin, dans une complainte qui suit ce drame, lorsqu’il s’écrie à propos de certains poètes qui se sont attaqués à Don Juan :
C’est l’auteur des Adieux qui dit cela. Un cousin d’Isis doit s’y connaître, et nous passons condamnation.
L’auteur des Éphémères n’appartient à aucune loge littéraire, au moins il ne l’affiche pas au frontispice de son livre. Son recueil est pourtant assez agréable. M. Michel Pallas s’annonce modestement, et il donne à ses poésies un titre qu’elles ne méritent pas tout-à-fait. Il y a de l’élévation par endroits dans ce volume, des élans d’un vrai lyrisme, et le vers y est d’une correction presque irréprochable. Le morceau intitulé Quinze ans est touchant et plein de grace. Lorsque M. Michel Pallas est sous le coup d’une émotion vraie et profonde, il réussit assez bien à être lui-même ; mais dès qu’il se contente d’une demi-émotion, sa poésie emprunte, et alors elle offre un mélange reconnaissable, quoique assez savamment combiné, de M. de Parny et de M. de Musset. L’amour fait en entier les frais des Éphémères. J’ignore si l’auteur est un tout jeune homme ; cependant, à de certains traits, on croit reconnaître un homme mûr attardé dans les sujets amoureux. — Si l’on s’amusait à réunir tous les vers qui depuis vingt ans seulement ont été inspirés par l’amour, et qu’on voulût offrir un sacrifice en les brûlant sur l’autel de la bonne déesse, il faudrait plus d’un chariot pour les transporter, et il y aurait un vaste incendie.
Le Simple Recueil, de M. Alfred Meilheurat, arrive de Moulins par le même coche que les Ephémères, quoiqu’il y ait une grande différence entre les deux. M. Meilheurat n’a pas de vocation prononcée pour un genre quelconque de poésie, il les cultive tous indistinctement, et, dans l’espace de deux cents pages, il trouve le moyen de faire des dithyrambes et des fables, des épîtres et des élégies, des épigrammes et des poésies diverses. N’allez pas croire cependant que le pinceau soit délié et la palette opulente ; la palette est pauvre et le pinceau indécis. Lorsque l’inspiration est absente, il n’en coûte pas davantage pour monter le dithyrambe ailé, ou pour suivre pas à pas la dolente élégie ; on est prêt à tout, on s’essaie à toute chose sans hésitation, et au moment où l’on croit faire acte de prodigue, on donne des preuves irrécusables d’indigence. C’était la mode autrefois, et si déraisonnable que soit une mode, on comprend qu’elle soit suivie quand elle règne ; mais quand elle est passée ! Or, M. Meilheurat débute comme un versificateur de l’empire aurait été enchanté de finir. Le Simple Recueil ressemble à s’y méprendre à une livraison de l’Almanach des Muses. Si de ce point de départ le jeune auteur prétend à quelque avenir, il a bien des progrès à faire. Qu’il se fortifie d’abord par la réflexion et l’étude persévérante de la langue. Ce dernier conseil, Béranger le lui a donné spirituellement, non sans ironie, dans une lettre placée en tête du volume. « C’est à l’étude de la langue française qu’il faut vous attacher, si vous devez continuer de cultiver la poésie, » dit le chantre du Roi d’Yvetot à M. Alfred Meilheurat. — Que les jeunes poètes, avant de les placer en tête de leur recueil, comme un passeport glorieux, lisent attentivement les lettres du malin chansonnier !
M. Charles Domet publie des Réflexions et des Impressions poétiques qui commencent par un morceau intitulé : Tout est vanité. Ce poète est triste, désabusé ; il a besoin de s’égayer un peu. Quant à son livre, il manque d’air et de soleil. — M. Lirou-Bastide apporte une innovation, il place sa poésie dans l’histoire naturelle. Quoique M. Lirou-Bastide ait quelque facilité et ne soit pas dénué de goût, il est à supposer qu’il est meilleur botaniste que poète. Avec le système de l’auteur des Mandragores, de plus habiles que lui ne réussiraient qu’à mettre la poésie en serre-chaude. — M. Eugène Mahon ne s’occupe pas de botanique ; son cœur soupirait, il a écouté, et, notant tous les soupirs, il est parvenu à composer les Voix du cœur. Ces voix, quoique modestes, se sont élevées jusqu’à la princesse Troubetskoy, qui a daigné les prendre sous son puissant patronage, comme cela est dit expressément sur la couverture du livre.
Mais pendant que nous discourons paisiblement sur toute cette poésie assez inoffensive, il y a grand bruit sous notre fenêtre ; un homme se démène, lance les gros mots, piétine dans la boue ; ce sont les Colères de M. Amédée Pommier qui passent. Dès le premier mot vous allez le connaître :
…… J’entends (dit-il) me mettre à l’aise,
Et prouver qu’avant moi notre langue française
En fait d’emportement n’a su que bégayer ;
Je veux une chaleur capable d’effrayer.
Vous voilà bien prévenus qu’on va vous effrayer. Est-ce que l’emportement véritable procède ainsi et avertit d’avance, de ses projets ? Si l’on ne savait que l’exaspération du métromane, comme s’appelle M. Pommier, est des plus sincères, on pourrait croire à un parti pris. Dans tous les cas, le lecteur n’est pas pris en traître, M. Pommier crie sur les toits qu’il est plus bourreau qu’auteur ; il est bourreau, et au vers suivant il est médecin.
Je suis le médecin qui palpe, qui manie
Des membres gangrenés et fluans de sanie.
Comme un chirurgien, malgré l’infection…
On devine ce qui suit ; les images repoussantes s’accumulent ; les viscères riment avec les ulcères, et cela dure au moins quarante vers. Cependant M. Pommier a eu soin de nous avertir qu’il a sacrifié au goût de quelques amis (à ce qu’on est convenu d’appeler le goût) bon nombre de crudités, et entre autres « un tableau des infirmités corporelles qui formait un curieux échantillon de poésie pathologique et une comparaison du dix-neuvième siècle avec un charnier, morceau enrichi de toutes les fioritures que la matière pouvait fournir. » Nous citons les propres expressions de M. Pommier, et c’est le cas de répéter que, si l’on ne savait à quoi s’en tenir, ces colères, enrichies de fioritures, auraient parfaitement l’air de fausses colères. Ce qui pourrait confirmer dans cette pensée, c’est que M. Pommier, autrefois, dans un recueil de vers qui avait nom : les Premières Armes, était un poète tendre, rempli d’une douce tristesse. Il se promenait mélancoliquement dans un cimetière de village, il caressait les blonds enfans, il s’extasiait devant une fleur. Certes, rien ne faisait alors supposer que cette imagination élégiaque qui se plaisait tant dans les jardins changerait brusquement de domicile pour aller habiter un charnier. C’est pourtant la transformation qui nous est offerte. La muse de M. Pommier s’obstine à ne plus sortir de Montfaucon ; ne pourrait-on cependant lui faire entendre qu’un poète peut être éloquent contre le vice, sans donner à ses vers une odeur exquise d’abattoir ? — Faut-il dire qu’il est fâcheux que le métromane se soit égaré ? Son vers est d’ordinaire bien frappé, sa rime est riche, sa période assez large, et avec de telles qualités il pouvait prétendre à quelques succès auprès des gens de goût, s’il ne s’était lancé dans les excentricités, s’il n’avait pas pris pour système de parsemer ses poésies de mots barbares qu’il invente, comme indifférentisme (j’en cite un, il y en a cent), et s’il ne s’était donné ce rôle d’un Juvénal toujours furieux qui se bat les flancs aux yeux du lecteur et exagère à un point ridicule une indignation qu’on est obligé, malgré qu’on en ait, de prendre pour une gageure.
Si les historiens voyaient les choses du même œil que les poètes à la façon de M. Pommier, et s’ils jugeaient le passé avec ce calme judicieux dont l’auteur des Colères se sert à l’égard du présent, ce serait un jolie caricature que l’histoire. Les ouvrages historiques dont nous avons à parler sont heureusement le contre-pied de ce système. On a dit mille fois que l’histoire était un sacerdoce ; on peut ajouter que, pour être ordonné historien, il faut avoir fait vœu d’impartialité. Personne n’a mieux compris cette stricte obligation que. M. le comte Alexis de Saint-Priest, dans son récit de la Chute des Jésuites au dix-huitième siècle. Les lecteurs de la Revue connaissent déjà cet important travail, excellente page d’histoire, la meilleure sans contredit qui ait été écrite sur ce sujet. En se servant de documens précieux et jusqu’ici inconnus, M. de Saint-Priest a su allier la sagacité de l’historien à la modération de l’honnête homme. Son livre, entre les pamphlets et les apologies qui courent, est une bonne leçon dont on ne profitera point. N’importe, c’est ainsi qu’il convient d’intervenir dans un sérieux débat. On a un grand cortége, sans qu’il y paraisse, quand on a à ses côtés la justice et la raison.
Voir les faits historiques d’un œil pénétrant et juste, puis les exposer d’une main ferme, est un rare mérite ; dramatiser l’histoire en est un aussi. M. Vitet possède celui-là à un haut degré. Sa nouvelle édition des Scènes historiques de la Ligue, qui eurent, sous la restauration, un beau succès et une incontestable influence, prouve que l’écrivain appuyant son œuvre sur le talent et la conscience peut dormir tranquille, sans craindre les bourrasques : sa maison est assurée. Les Scènes de la ligue n’on pas vieilli, et, par ce temps-ci, ce n’est pas un mince éloge à leur adresser. M. Vitet a placé en tête de sa nouvelle édition un long morceau écrit de main de maître, où les fins aperçus abondent sur les diverses manières d’exploiter la mine historique. Quand on est un si spirituel critique dans la préface et un si habile metteur en œuvre dans le livre, on mérite de sérieux reproches si, dès la première course, on a laissé reposer sa plume. — Au reste, nous n’entendons nous prononcer ici que sur le talent de M. Vitet, et non, au fond, sur la question d’art, question délicate, qui pourrait être longuement débattue : il est si difficile d’interroger la balance pour savoir au juste la portion d’idéal que le dramaturge ou le romancier doivent introduire dans l’histoire !
Au moment où l’on frappe des médailles au jeune orateur qui, du haut de la tribune de la pairie, ne prononce jamais le nom de Grégoire VII sans le faire précéder du mot saint, au moment où le vieux drapeau d’Hildebrand reparaît, violemment agité par des mains débiles et fiévreuses, une histoire de ce pape célèbre, écrite sans préoccupation de parti, doit être la bien-venue auprès des gens sincères et impartiaux. Certes, M. Delécluze ne prévoyait pas la situation actuelle, lorsque, s’entourant de tous les documens qui peuvent éclairer le XIe siècle, il faisait simplement acte d’érudit. Le bruit qui s’est élevé autour de M. Delécluze, à mesure qu’il traçait son histoire, ne l’a point détourné de sa détermination première ; il a continué sa tâche sans sacrifier aux passions du moment. Sa plume a tenu ferme sans dévier à droite ou à gauche, sans tomber dans la louange extravagante ou dans la satire de mauvaise foi. Toutes les pièces du procès ont été compulsées avec patience et sont rapportées avec exactitude. La vérité n’est pas tronquée ; il est vrai qu’il lui arrive si souvent de l’être, qu’elle doit avoir pris son parti. L’art non plus n’a pas à se plaindre : le peintre a mis habilement en relief la physionomie grandiose et agitée de Grégoire VII, et la paisible figure de saint François d’Assise. Sans doute, on voit que le pinceau de M. Delécluze se complaît aux traits de ce dernier ; mais un historien peut avoir des prédilections, sans cesser pour cela d’être impartial. Il doit la justice à tous, il ne doit pas davantage. Il n’est pas tenu, comme le père de famille, d’aimer également tous ses enfans. Peut-être trouvera-t-on que saint Thomas d’Aquin a été un peu diminué ? C’est ce qu’il nous semble, quoique nous ne partagions pas cependant l’enthousiasme du R. P. Lacordaire, qui, dans sa Vie de saint Dominique, se laisse mystiquement emporter à une sorte d’adoration pour l’auteur de la Somme. En résumé, malgré notre dernière observation, l’Histoire de Grégoire VII est un bon livre, qui, composé dans le calme de la conscience, ne s’attendait pas à tomber au milieu de la mêlée des passions.
Celui qui est bien sûr d’avance de s’adresser à des passions, c’est l’écrivain qui parle de son pays malheureux à ses compatriotes opprimés. M. le comte Balbo, en écrivant ses Espérances de l’Italie, n’ignorait pas qu’il allait parler à un auditoire en colère. Quoique les masses soient assoupies en Italie, il y a toujours des cerveaux en ébullition. Plein de prudence et de réserve, malgré son patriotisme qui n’est pas douteux, M. Balbo s’efforce d’apaiser les passions et les haines, et de s’élever, en traitant des questions brûlantes, à la hauteur d’un publiciste ferme et digne. Que de systèmes, de tous côtés, prétendent à la régénération de l’Italie ! M. Balbo les réfute l’un après l’autre avec sagacité et énergie. Ainsi il prouve victorieusement que fractionner l’Italie en états populaires, en petites républiques, comme le voulaient les insurgés de la Romagne en 1830, serait un crime de lèse-civilisation ; car ce serait détruire ce travail d’unité que les siècles ont accompli chez la plupart des peuples modernes, ce serait revenir au moyen-âge. Il prouve également qu’une confédération des états présens est impossible, tant qu’une grande partie de l’Italie est province étrangère. Il se prononce contre les projets d’insurrection, et n’a pas de peine à démontrer que les insurrections seraient toujours partielles, par conséquent faciles à étouffer ; qu’un soulèvement instantané et général de vingt millions d’hommes ne pourrait avoir lieu que dans un pays où l’on jouirait d’assez de liberté pour communiquer et s’entendre, où l’on pourrait établir sur une vaste échelle le système moderne de l’agitation. Jusque-là tout va bien, et M. Balbo a raison ; mais, lorsqu’après avoir fait table rase des idées des autres, il produit les siennes, le publiciste sensé cède la place à l’utopiste. L’auteur des Espérances de l’Italie base tous ses plans sur une éventualité ; il prévoit la chute de l’empire ottoman, il le dépèce à sa guise, et, donnant le Danube à l’Autriche, il lui enlève le Pô, avec le consentement de toutes les puissances européennes. Cela fait, M. Balbo prend la Lombardie dans sa main ; il l’offre à la Savoie, et voilà un royaume lombardo-ligurien. Mais quand les Russes seront-ils à Constantinople ? C’est le secret de l’avenir, M. Balbo ne le connaît pas ; il conseille seulement aux Italiens de se tenir prêts à tout évènement, quoiqu’il soit possible que l’heure attendue ne sonne que pour les générations futures. Cela n’est guère encourageant, et, en conscience, le livre de M. Balbo, au lieu de s’appeler des Espérances, devrait s’appeler de la Résignation de l’Italie.
Mentionner Louis XIV et son Siècle, par M. Alexandre Dumas, c’est trouver la transition la plus naturelle pour passer aux romans. De l’histoire comme l’écrit M. Dumas au roman, il n’y a que la main. Ainsi nous pouvons descendre sans autre précaution vers l’île des Cygnes, de M. Roger de Beauvoir. Ce sont trois ou quatre nouvelles espagnoles, assez communes et très compliquées, écrites en français médiocre. Dans le plus intéressant de ces récits, le Chevalier de Charny, il y a une jeune fille sous des habits d’homme qui ressemble passablement au Gabriel de Mme Sand, et ce n’est pas ce qu’il y a de moins nouveau. On peut juger du reste. L’île des Cygnes est dédiée avec grand fracas à une comtesse. Dans la dédicace, qui est le morceau le plus soigné du livre, l’auteur, en veine de flatterie, faisant fumer l’encens dans sa plus belle cassolette, dit à Mme la comtesse, en lui parlant d’autres femmes, qu’elles étaient non moins vives, non moins aimables qu’elle. « Non moins vives, non mois aimables que vous, madame ! » Comme cela est galamment tourné ! et que cela a bien l’air d’un compliment ! Il n’y a que peu d’écrivains pour trouver de ces tours-là. M. de Beauvoir, pour justifier le titre de son livre, fait intervenir un vieux chanoine espagnol, l’installe à côté de lui au milieu de l’île des Cygnes, et commence par remplir ses yeux de grosses larmes. On peut remarquer que les romanciers les moins sensibles sont les plus prompts à faire pleurer les gens.
Les goûts sont divers. M. de Beauvoir dédie ses romans à une comtesse ; M. Louis Veuillot dédie les siens à un curé. M. Veuillot a mis le catholicisme en nouvelles, ses nouvelles en feuilletons, et ses feuilletons en volumes : achetez les Nattes. N’allez pas croire que M. Veuillot se pique d’être le moins du monde écrivain ; il se moque d’avance de ceux qui s’occupent de son style : « Braves gens, dit-il, pauvres gens qui épluchez mes phrases ! Est-ce que je songe à mes phrases, moi ? » À quoi songez-vous donc quand vous bâclez vos nouvelles ? À leur donner quelque intérêt sans doute. Eh bien ! savez-vous que vous n’avez pas réussi, et que vos contes, sauf le premier, sont peu amusans, et, pour parler votre langue qui aime le mot propre, sont ennuyeux ? Clorinde et Clémentine, les histoires de Théodore, l’École du Cœur, sont des prônes déplacés. Il y a plus : M. Veuillot ne se contente pas de prêcher, il bataille, et ressemble à un prêtre qui, dans sa chaire, agiterait à tour de bras un sabre rouillé. À chaque instant, il oublie qu’il est en train d’écrire un conte ou quelque chose d’approchant, et il se rue dans la polémique tête baissée ; charmante habitude qui dénote le parfait conteur ! Que M. Veuillot s’en tienne aux premiers-Paris alors ; et là, qu’il frappe d’estoc et de taille, selon son humeur : l’art n’aura rien à y voir ; mais on pourra lui reprocher encore de faire de sa foi (dont Dieu nous garde de douter) un peu trop parade. Est-ce que le Maître recommande de prier dans les carrefours ? — Cela dit, et bien que M. Veuillot doive se moquer de nous, pauvres gens qui regardons à son style, nous osons lui déclarer que de ses Nattes le style est encore ce qui vaut le mieux.
Vive la métempsychose ! Tous les romans-feuilletons qui prennent en ce moment leurs ébats au rez-de-chaussée des journaux passeront dans le corps de l’in-octavo élégant et commode, comme les nouvelles de M. de Beauvoir et celles de M. Veuillot. Après les avoir lus à petites doses, vous pourrez les lire tout d’une haleine, ce qui est une habile combinaison de gourmet. Il est douteux cependant que le gourmet songe à se donner cette jouissance délicate avec Modeste Mignon, la petite pièce qui, selon M. de Balzac, devait faire attendre la grande et qui se fait singulièrement attendre elle-même ; le lever du rideau, qui dure depuis trois mois et menace de durer long-temps encore, tant M. de Balzac a la science des proportions ! Après tout, ce n’est qu’une affaire de patience, et le lecteur de M. de Balzac ne se trouve pas dans une position plus fâcheuse que le voyageur qu’on avait promis de transporter dans un convoi à grande vitesse, et qui est cahoté au pas dans un chemin montant, malaisé, sablonneux, surtout sablonneux. — La scène se passe au Havre, au Havre-de-Grace du chevalier Desgrieux ; croyez cela ! Au vrai, la scène se passe dans un pays fabuleux où les jeunes filles du nom de Modeste, élevées au sein de la famille, écrivent à des hommes qu’elles n’ont jamais vus les plus insignes folies qui puissent traverser le cerveau d’un poète malade, où les aveugles voient clair, où les bossus sont des génies bienfaisans qui comprennent et devinent tout, car ce sont des anges, et leur bosse est peut-être l’étui de leurs ailes ; où les négocians qui se ruinent n’ont qu’à s’absenter pendant trois ou quatre années pour revenir avec d’immenses trésors sur un bâtiment qui porte leur nom. Reconnaissez-vous le Havre ? Si vous ne le reconnaissez pas après de telles inventions, vous le reconnaîtriez moins encore après avoir lu les lettres de Mlle Mignon : vous vous croiriez plutôt à un hôtel de Rambouillet de petites bourgeoises. Mlle Modeste dépasse en afféterie ridicule de langage, en patois inintelligible, les deux Jeunes Mariées, qui semblaient pourtant le chef-d’œuvre du genre.
Jeanne est dans les limbes à l’heure qu’il, est. Morte en feuilleton depuis une quinzaine, elle n’a pas encore eu le temps de ressusciter en volume, et nous ne voulons dire qu’un seul mot à son ombre plaintive errant dans les régions crépusculaires. Malgré un prologue charmant et des parties distinguées qui rappellent l’ancien pinceau, malgré deux caractères d’hommes habilement tracés, la donnée du roman, nous sommes fâché de le dire, est entièrement fausse. Qu’est-ce donc que cette Jeanne à laquelle trois destinées d’hommes viennent s’attacher irrésistiblement ? C’est une paysanne au cœur excellent, à l’esprit borné, qui est insensible aux agitations humaines et ne trouve pas de sens, dit l’auteur, aux paroles des hommes. Mme Sand dit vrai, car lorsque Guillaume de Boussac, emporté par sa passion, s’écrie : Je ne puis pas me contraindre plus long-temps, je t’adore ! Jeanne répond aussitôt et non pas d’un air narquois, mais avec une naïveté sans seconde : Comment que vous dites ce mot-là, mon parrain ? Or, l’héroïne reste toujours la même ; elle ne cache pas dès le début des trésors qu’on découvre plus tard ; elle meurt comme elle a vécu, dans la primitive innocence, selon l’expression de Mme Sand, croyant aux fées et gardant toujours les vaches, sans songer à mal. Pour que la donnée fût juste, il faudrait que le lecteur comprît comment trois hommes d’un esprit élevé se prennent d’une si belle passion pour la pastoure ; mais le lecteur ne le comprend pas : il reste froid devant Jeanne (laquelle, à la vérité, est un mythe), lui qui s’émouvait devant Geneviève et partageait l’amour de Bénédict pour Valentine. — L’auteur d’André, après avoir traîné pendant dix volumes l’ombre fantastique du comte de Rudolstadt, et avoir employé un temps énorme à analyser ses lubies philosophiques et amoureuses, a perdu la trace du cœur. Quelle distance entre Geneviève, la fleuriste, qui est une vraie femme, bien qu’idéalisée, et Jeanne qui a besoin de garder les vaches devant le lecteur, pour qu’il ne croie pas qu’elle est un fantôme ! — Les systèmes philosophiques portent malheur au talent qui a créé Indiana. En épousant la philosophie, Mme Sand, qui a tant discouru sur le mariage, n’a pas vu qu’elle se soumettait de gaieté de cœur aux terribles inconvéniens d’une union disproportionnée. Ce qui arrive trop souvent en pareil cas est arrivé ; un tiers s’est glissé dans le ménage, où il commande déjà en maître, et vous n’en douterez pas quand vous saurez son nom : le métier. — Il est triste d’avoir à constater ces aberrations du talent, surtout quand on s’était laissé prendre à d’éclatantes promesses, et qu’on avait long-temps nourri de belles espérances. Hélas ! le temps des illusions est passé ; mais parce que des artistes qui avaient commencé par le désintéressement ont si déplorablement gauchi, en faut-il moins rester fidèle à la cause de la littérature et du bon sens ?
Le calcul existe : si un homme à la main leste, travaillant jour et nuit, sans boire ni manger, voulait transcrire ce que M. Alexandre Dumas publie chaque matin, il resterait en arrière. C’est là le prodige ; la fable de Briarée aux cent bras est réalisée. Trois romans-feuilletons marchent simultanément sous la plume de M. Dumas, ici les Mousquetaires, là la Fille du Régent, plus loin la Famille Corse, sans compter les volumes d’histoires et de biographies diverses qui paraissent chez le libraire du coin. Somme toute, cela ne fait par jour qu’un quart de volume, ou environ quatre-vingt-onze volumes par an. Qu’est-ce que cela ? quand on a regardé derrière le paravent et qu’on a vu les procédés de fabrication à l’usage de M. Dumas, on sait qu’il pourrait facilement doubler, tripler ou quadrupler le nombre de ses produits. Quatre-vingt-onze volumes par an ! M. Dumas ménage ses métiers. Mais vraiment le moment est bien choisi pour se livrer à de pareils calculs ; on dirait qu’aucun évènement extraordinaire n’a éclaté autour de nous. Nous sommes calmes et nous allons à nos affaires comme si l’hôte illustre, si long-temps attendu, n’avait pas fait son entrée triomphale dans nos murs ; rien n’est plus vrai pourtant. Le Juif Errant est arrivé. C’est pour le coup que nous sommes dans les mystères. Dès le prologue, M. Sue, avec tout l’appareil théâtral dont il a pu disposer, nous montre sur les confins des deux mondes, dans les régions glacées, un homme debout sur le cap sibérien et une femme également debout sur le cap américain. L’homme est désespéré, la femme lui montre le ciel, car ils se livrent, vis-à-vis l’un de l’autre, à une pantomime très expressive, malgré les vingt-cinq lieues qui les séparent. Quelles étaient, dit M. Sue, ces deux grandes figures ? il se garde de nous l’apprendre, car on sait qu’il joue aux énigmes, selon la manière de M. Ducray-Duminil : celle de Richardson vaut peut-être mieux. Quand le prologue est clos, et il est court, M. Sue nous conduit, du détroit de Behring, à l’auberge du Lapin Blanc, je me trompe, du Faucon Blanc, dans une petite ville d’Allemagne. Ici encore tout est mystère et, au train des choses, on se croirait en plein moyen-âge, si l’auteur n’avait eu soin de nous prévenir que nous sommes en 1831. Entendez-vous des rugissemens de bêtes féroces ? c’est le tigre, c’est la panthère de Morok le dompteur, qui demandent à souper. C’est un singulier personnage que ce Morok, converti par les jésuites de Fribourg, qui dompte les animaux, les montre dans les foires, et reçoit clandestinement des courriers russes galonnés sur toutes les coutures. Mettez-vous à la lucarne du grenier de Morok, qui est au-dessus de l’écurie où rugissent les bêtes affamées, et voyez là-bas sur le chemin un vieux cheval blanc qui s’avance portant un précieux fardeau, deux jeunes filles de seize ans. Un vieux soldat marche à côté ; c’est un débris de l’empire. Suivez bien, la nuit tombe, et la petite caravane vient demander un gîte à l’auberge où est embusqué Morok. Ah ! les amateurs de l’horrible sont ici alléchés, car M. Sue leur fait entrevoir depuis long-temps et va leur montrer enfin deux jeunes filles, les plus gracieuses et les plus pures, livrées par quelque infernale vengeance à un tigre, à un lion, à une panthère, qui n’ont pas soupé. Qu’on se tranquillise ; M. Sue ne tiendra que la moitié de ce qu’il a promis ; les deux jeunes orphelines ne peuvent pas être dévorées dès le cinquième chapitre, quand on a dix volumes à parcourir. Les petits orphelins du hameau, poursuivis par l’implacable baronne, courent bien des dangers dès la première page, et on les croit souvent perdus, quand ils ne sont que compromis. De même Rose et Blanche échapperont, soyez-en sûrs, à des périls plus grands encore, quoique ce début rende la tâche du romancier difficile ; mais elles ont une petite médaille miraculeuse qui, frappée en 1682, leur donne rendez-vous à Paris, un siècle et demi plus tard, rue Saint-François, no 3, le 13 février 1832 : vous voyez bien qu’elles ne peuvent manquer à un tel rendez-vous. Puis, s’il faut tout vous dire, elles reçoivent tous les soirs la visite d’un jeune inconnu que je soupçonne d’être un ange. On avait bien dit à M. Sue que, lorsqu’il sortait de la réalité repoussante et qu’il se jetait dans le contraste, il échappait à la réalité et tombait dans le fantastique ; il s’est laissé aller à la pente, et aujourd’hui, après nous avoir montré pendant six colonnes un vieux soldat qui savonne son linge, et après avoir expliqué complaisamment pourquoi un soldat peut se livrer à cette occupation sans déroger, il nous montre deux jeunes filles racontant la visite que leur fait chaque soir leur ange gardien. — Tel est le résumé des premiers chapitres de cette œuvre si pompeusement annoncée, et où M. Sue doit traiter sous toutes ses faces le grand problème de l’organisation du travail. Morok le dompteur donnera sans doute son avis sur la question. Peut-être aussi l’ange gardien des jeunes filles n’est pas descendu sur la terre pour autre chose. Quoi qu’il en soit, le champ est ouvert, et il est vaste. Les dix volumes vont durer deux ans, et qu’on songe aux périodiques auxquels va être soumis le lecteur. Au moins chaque semaine, on l’arrêtera court au beau milieu de l’intérêt éveillé. Il s’enrouera à crier : Marche ! marche ! le vieux juif n’ira pas plus vite, il arrivera à ses heures, croyant toujours avoir affaire, comme dans la complainte, à des bourgeois fort dociles ; il pourrait se tromper.
Autre nouvelle. Avez-vous vu le long du quai Voltaire une gravure représentant Napoléon sous le linceul funèbre, le front couronné du laurier mystique ? Au bas de la gravure sont ces mots : le magistrat du Verbe devant le Verbe. Cette gravure, devant laquelle bien des gens sont passés sans la regarder, est grosse d’avenir. C’est la timide et première manifestation d’un prosélytisme obscur, souterrain, car nous avons des catacombes où quelques douzaines de néophytes élaborent les destinées futures de l’humanité. Or, sachez qu’il y avait en Lithuanie un homme que l’esprit de Dieu visita, et qui est devenu le prophète de la nouvelle alliance. Il prêche le Christ et Napoléon, il prêche aussi la métempsychose. Il dit, dans un curieux écrit que nous avons sous les yeux : « Le plus élevé sur la terre peut, dans une autre vie, n’être pas même un homme, et l’esprit d’un ours ayant quitté les plaines polaires peut arriver au comble d’élévation dans la première capitale du monde. » Le prophète enseigne ensuite que tout est colonne lumineuse ou colonne sombre, que la colonne lumineuse descend sur les voyans et la colonne sombre sur ceux qui ne croient pas à la divinité de Napoléon ; de telle sorte qu’en nous écoutant, vous êtes sous une colonne noire, et que si vous écoutiez le prophète, vous seriez sous une colonne aux rayons d’or. Et le prophète est écouté religieusement, et un très éloquent professeur oublie la littérature slave pour se nourrir de cette révélation inattendue et de cette miraculeuse effusion de l’esprit, et il s’est assis à la cène avec le prophète, et nous avons une religion nouvelle. — Le Juif Errant et une religion nouvelle, une excentricité littéraire et une excentricité philosophique : le mois est complet.