Revue littéraire - 14 août 1844



REVUE LITTÉRAIRE.

HISTOIRE. — POÉSIES. — ROMANS.

Parlons d’abord de quelques ouvrages d’histoire. Aussi bien, des trois branches productives de la littérature actuelle, l’histoire, la poésie et le roman, c’est l’histoire qui tient le mieux son rang et ne déroge pas. Tandis que la poésie fait l’école buissonnière et que le roman s’égare dans un mercantilisme cupide, l’histoire garde ses habitudes de dignité et de travail, et, sauf quelques exceptions, — il y a toujours quelques Varillas à droite ou à gauche, — mérite l’estime, parfois même une renommée éclatante et durable. Je ne sais dans quel vieux conte j’ai lu qu’il y avait une fois une mère d’assez bonne maison qui avait un fils et deux filles, — trois enfans de grande espérance. L’aînée des deux sœurs, prudente et rangée, fit un mariage convenable, et prit position dans le monde ; la seconde, plus séduisante, plus belle, et dont l’enfance avait été brillante, presque magique, prêta l’oreille aux propos trompeurs, et se laissa enlever un beau jour, abandonnant la maison natale pour courir les aventures ; le jeune homme, spirituel et hardi, pouvant prétendre à tout, et ayant donné assez de preuves de son mérite précoce pour qu’on pût, sans trop de présomption, compter sur son avenir, se jeta dans tous les débordemens, gaspilla les dons les plus rares, et se prépara une mauvaise fin. — Si la poésie et le roman connaissent leur mal, ils me comprendront ; s’ils ne le connaissent pas, ils crieront au pédantisme. Fi du pédantisme ! je ne l’aime pas, et je le dis tout haut. Je n’en cours pas moins la chance de passer pour un maître d’école aux yeux de tel romancier superbe qui prendra pour une injure un bon conseil, ou de tel poète irritable qui se croira blessé au moment où il sera secouru. Advienne que pourra. Je vais être vrai avec tous ceux que je rencontrerai sur ma route, poètes, romanciers, historiens ; il en restera toujours quelque chose.

Les fonctions d’historien deviennent chaque jour plus difficiles à remplir. Lorsqu’à l’histoire superficielle, qui prenait les faits à fleur de terre, succéda l’histoire aux nombreuses recherches, aux fouilles profondes, la nouveauté, dans les premiers momens, suffisait, on était facile sur le reste. La nouveauté était un pavillon qui circulait librement et forçait tous les passages ; mais aujourd’hui que les travaux ont été poussés loin, que les documens ont été accumulés en grand nombre et de tous côtés, on est devenu à bon droit plus exigeant, et l’on demande presque chez l’historien toutes les qualités au complet : science et impartialité, clarté et profondeur, style original. Quelques hommes ont répondu noblement à ce programme, et ce n’est pas une médiocre consolation, dans l’abaissement actuel des lettres, de voir s’élever ces vaillans et heureux champions des études historiques, au nombre desquels il faut placer M. Michelet.

M. Michelet continue son immense travail sur l’histoire de France avec une patience courageuse et sans fatigue apparente ; son sixième volume est digne de ses aînés, s’il ne leur est point supérieur. Pour qui connaît en effet le procédé de M. Michelet, il est aisé de comprendre qu’appliquée à ce règne de Louis XI, qui exige presque autant les qualités du romancier que celles de l’historien, il ait réussi, et que le tableau soit bien venu. Louis XI, on l’a remarqué, est le roi de France qui a été le plus curieusement interrogé dans ces derniers temps. Je m’explique sans peine cette curiosité de notre époque révolutionnaire à l’égard de ce bizarre et profond personnage, qui a commencé en France les révolutions. Bizarre et profond personnage en effet, accomplissant une œuvre gigantesque avec des formes souvent puériles et ridicules, agrandissant la France et comprenant si bien les avantages de l’unité, qu’il disait à Commines : « Si je vis encore quelques années, il n’y aura en France qu’une coutume, un poids et une mesure ! » Prodigieuse pensée qui ne devait s’accomplir que plusieurs siècles plus tard ! Homme habile qui jouait les autres et s’est plus d’une fois joué lui-même, comme cela arrive souvent à la ruse qui se prend à son trébuchet. Audacieux quelquefois, et souvent lâche, car il ne se piquait pas à contre-temps de cœur romain, dit Bayle ; tyran qui donne asile à l’imprimerie, c’est-à-dire à la liberté future du monde ; la tête la plus positive et la plus superstitieuse : tout mis en balance, dit Duclos, c’était un roi. Oui, c’était un roi, et un vilain homme.

Moins grand comme politique, Charles-le-Téméraire a une physionomie plus attachante et plus poétique. Enthousiaste et opiniâtre, ayant foi à sa fortune depuis les triomphes de Montlhéry et de Dinant, aimant l’antiquité, ce qui est toujours un bon témoignage, et cherchant sans cesse à comprendre Alexandre, Annibal et César ; faisant de grandes choses sans suite, ayant pour toute politique la soif de l’ambition et l’amour de la gloire, trop pompeux en habillemens, au dire de Commines, fou de musique, très habile aux échecs, grand prince après tout, et bref, ayant disparu dans la tempête comme Romulus ; le duc de Bourgogne est sur les confins de l’histoire et du roman, où vient se placer aussi Warwick, l’homme à la prodigieuse fortune. Warwick est un souverain véritable, recevant à Londres tout le monde à portes ouvertes, et ayant des tables abondamment servies pour tous, si riche, que dans tous ses châteaux il nourrissait plus de trente mille personnes ; si puissant, qu’il tenait deux rois sous clé, Henri VI à Londres, Édouard IV dans un château du nord ; négociateur adroit, le plus adroit de son siècle, n’ayant pas su finir toutefois et couronner l’œuvre, et terminant misérablement ses prospérités inouies.

Ces trois figures, Louis XI, Charles-le-Téméraire et Warwick, vivent sous le pinceau de M. Michelet, qui a su également, avec beaucoup d’habileté, dérouler le tableau des évènemens. Tant qu’il ne s’agit que de peindre, l’imagination de M. Michelet le sert à merveille. Quand il s’agit de conclure, M. Michelet est moins heureux. En général, ses conclusions manquent d’étendue, et son coup d’œil, si perçant parfois, ne s’étend pas toujours assez loin.

M. Michelet, dans ce dernier volume, a eu à rivaliser avec deux historiens remarquables, M. de Barante et Jean de Muller. Or, M. de Barante a rempli sa tâche avec une vive intelligence et un goût irréprochable, et Jean de Muller avec un bon sens profond et une grande largeur de vues. M. Michelet a payé, comme il convenait, hommage à ses devanciers ; la note est en tout point convenable : cependant je ne puis m’empêcher de remarquer qu’il appelle M. de Barante et Jean de Muller « deux grands et aimables historiens ; » il me semble qu’aimables n’était pas tout-à-fait le mot juste.

Au milieu des effets heureux de style, on pourrait en noter quelques-uns de bizarres. Il y a aussi dans ce volume quelques inadvertances qui disparaîtront sans doute à une seconde édition. Ainsi, lorsque le roi, en 1465, rentre à Paris après les troubles où il avait failli par hasard perdre la couronne, M. Michelet dit que, « voyant le tyran revenir en force, on s’attendait à des vengeances de Marius et de Sylla. » Et le paragraphe suivant s’ouvre par ces mots : « On savait le roi si peu rancuneux. » Comment, si on savait le roi peu rancuneux, pouvait-on s’attendre à des vengeances de Sylla ? Il y a là une contradiction qui saute aux yeux. À un autre endroit, M. Michelet dit : « À peine roi, il prit l’habit de pèlerin, la cape de gros drap gris, avec les housseaux de voyage, et il ne les ôta qu’à la mort. » Cependant, l’auteur dit autre part que le roi était vêtu d’une riche robe fourrée, car, « ajoute-t-il, vers la fin, il s’habillait richement. » C’est mon zèle pour les intérêts de l’éminent écrivain qui me rend si minutieux.

M. Michelet ne s’est pas contenté d’offrir pour son compte de bonnes pages d’histoire à notre époque ; il a été réveiller au fond de son tombeau une intelligence supérieure oubliée depuis un siècle et demi, et il a eu l’honneur de présenter Vico à la génération nouvelle. Il y a des résurrections dans les lettres, et des revenans glorieux. De grands esprits, dédaignés de leur vivant, émergent du sein des ombres et viennent, après décès, prendre possession de la vie pour ne plus la quitter : c’est une belle revanche ; Vico a eu la sienne, et il doit à M. Michelet d’avoir si promptement gagné sa partie en France. Il est vrai cependant que la première traduction était écourtée, presque tronquée ; mais le précis était excellent et porta la traduction. Le second travail de M. Michelet fut bien supérieur au premier, bien qu’il n’ait pas découragé les rivaux, et qu’aujourd’hui même une dame célèbre qui se complaît dans les idées sérieuses, une princesse qui a commerce avec les pères de l’église, publie une traduction complète de la Science nouvelle, avec préface sur la vie et les ouvrages de Vico. Je me hâte de dire que de telles entreprises sont constamment à l’ordre du jour : le tout est d’y briller, ou au moins d’y être utile.

Je n’ai pas à développer et à discuter en ce moment le système de Vico ; j’éprouve le besoin de dire cependant que la Science nouvelle ne me paraît rien moins qu’une révélation historique. Je mets à part le génie de Vico et les ingénieuses découvertes de détail, je ne parle que du système. Au lieu d’éclaircir les ténèbres antérieures, il me semble qu’il les épaissit. Il fait entrer de vive force le monde réel dans son cercle idéal. Dès-lors il y a un résultat évident pour moi, c’est que les histoires particulières sur lesquelles j’avais des données très positives n’existent plus, et que l’histoire universelle éternelle, qui sera toujours fort douteuse, n’existe pas encore ; de telle sorte qu’en suivant Vico, j’ai abandonné la proie pour l’ombre. — Je dis cela bien humblement en présence d’autorités si graves, mais il faut avoir le courage de son opinion.

Le livre de Mme la princesse de Belgiojoso est une œuvre louable, bien qu’à vrai dire, ni la traduction ni la préface ne donnent à connaître aucune particularité nouvelle sur le caractère, le génie ou le système de Vico. L’introduction, à laquelle on attribue peut-être une grande importance, a des passages heureux et des naïvetés. On sait que, d’après Vico, ce fut le premier coup de tonnerre qui délia la langue de l’homme, et qu’à ce moment de terreur fut prononcée la première syllabe pa. De ce pa au sanscrit, il y a une course. L’auteur de la préface explique clairement toute la pensée de Vico, et il ajoute avec beaucoup de sérieux : « Vico pense que le développement de la parole ne fut pas pour les hommes l’affaire d’un jour. » Je le crois bien. La parfaite connaissance de la langue philosophique n’est pas non plus pour l’écrivain l’affaire d’un jour.

J’ai remarqué que l’auteur de la préface s’exprime dans les deux genres, que tantôt il s’est efforcé, et que tantôt elle est satisfaite. Un flatteur dirait que le génie n’a pas de sexe, et je serais capable de le dire, si je n’avais la clé de l’énigme, que Mme de Belgiojoso me remet elle-même. Elle parle des amis qu’elle a consultés, de l’assistance qu’elle en a reçue. Ne serait-ce pas alors quelqu’un de ses amis irresponsables qui aurait oublié de retirer sa prose ? Pourquoi donc emprunter, quand on est riche ?

Sans sortir de l’Italie, de Vico passons à la papauté. Depuis quelque temps, la papauté est l’objet de nombreux travaux littéraires. M. Hurter, M. Léopold Ranke, se sont livrés à des investigations sérieuses sur le gouvernement des papes, et quoique ces écrivains n’aient pas toujours été impartiaux, la lumière a été faite sur beaucoup de points. À son tour, M. de Cherrier intervient et publie l’Histoire de la lutte des papes et des empereurs de la maison de Souabe. Ce livre commence à Frédéric Barberousse, et finit à Conradin. Le sujet est vaste, quoique l’auteur se soit imposé des limites ; il a une haute portée, car il ne s’agit de rien moins que de pénétrer, durant ces luttes mémorables et sanglantes, la pensée de l’église romaine et celle des empereurs, touchant cette nationalité italienne, encore en procès de nos jours. — Il ne faut pas chercher dans le livre de M. de Cherrier les brillantes peintures ; érudit et attentif, M. de Cherrier s’entend mieux à pénétrer les effets et les causes des évènemens qu’à prodiguer les vives couleurs. Ce qu’il entend le mieux après tout peut-être, c’est l’impartialité. Malgré ses sympathies pour la politique du saint-siége, il ne manque pas, lorsque les papes se laissent emporter par les passions humaines, de les reprendre avec énergie. Une telle bonne foi mérite de ne pas passer inaperçue, et il est juste d’appeler l’attention sur un ouvrage instructif qui rachète ce qui lui manque d’éclat et de profondeur à force d’honnêteté et de bon sens.

Aujourd’hui la papauté a changé de rôle ; elle a une autre mission. La logique enflammée du comte de Maistre, qui dévore tout ce qu’elle touche, et les fougueuses inconséquences de M. de Lamennais, n’ont pas été écoutées ; il y aura bien d’autres mécomptes. Je suis sûr pour aller du grand au petit, qu’on ne demanderait pas mieux que de faire descendre la papauté dans le débat actuel ; mais elle n’y descendra pas, et la lutte entre le clergé et l’état se poursuivra comme elle a commencé : Rome restera simple spectatrice. Du reste, cette question de l’enseignement, à peine au début, est singulièrement envenimée. Déjà les écrits de toute espèce, minces ou gros, honnêtes ou venimeux, hypocrites ou violens, se sont succédé coup sur coup. Nous ne mentons pas à notre vieille renommée : la furia est toujours française. — Parmi les écrits qui plaident directement ou indirectement la cause de l’Université, un des plus consciencieux certainement est l’Histoire de l’Université de Paris, par M. Eugène Dubarle. À part l’intérêt du moment, ce livre offre une lecture des plus instructives. N’est-il pas intéressant et curieux d’aller de Ramus au bon Rollin en côtoyant les jésuites, d’arriver au rapport de M. de Talleyrand à l’assemblée nationale, et de passer avec M. de Fontanes à l’établissement de l’Université impériale ? Est-il indifférent de suivre cette pensée féconde de l’instruction primaire avec les deux hommes éminens de ce temps-ci qui ont le plus contribué à ses progrès, M. Royer Collard et M. Guizot ? — Le livre de M. Dubarle avait déjà paru sous la restauration : c’est une sentinelle qu’on avait relevée et qui revient prendre son poste.

M. l’abbé Liautard est une autre sentinelle qu’on place dans la guérite opposée. Sous la restauration, il fut l’ennemi impatient et colère de l’Université, et on peut dire qu’il a été le précurseur de la croisade actuelle, à laquelle on fait assister son ombre par la publication de ses Mémoires. Ce n’était vraiment pas un homme vulgaire que M. Liautard, et il a de tout temps exercé de l’influence sur ceux qui l’ont approché. On a dit qu’un sang royal coulait dans ses veines ; alors seraient expliquées ses longues relations avec la cour sous la branche aînée des Bourbons. Pendant les quinze années de la restauration, de près ou de loin, par ses conversations ou par ses notes, ce prêtre à l’esprit tranchant a influé sur la politique, et retiré dans son collége Stanislas, au milieu d’élèves dont il savait se faire aimer, il avait la main longue et la voix haute. Plein d’esprit du reste, il était mécontent de ce qui se passait, et il s’escrimait de verve contre les hommes et les choses. Je trouve dans ses Mémoires un morceau intitulé Le Trône et l’Autel. M. de Bonald n’a jamais rien écrit de plus résolu ni de plus vif contre la liberté de la presse. Louis XVIII eût souri, Charles X eût été atterré, s’il eût lu ces pages virulentes et sinistres, mais il ne les lut pas. On ne savait pas toujours, chez M. Liautard, où finissait le sérieux et où commençait la moquerie. Dans ce même écrit, sur le trône et l’autel, après avoir proposé au roi un moyen d’en finir avec la presse, il conseillait, une fois que tous les journaux existans auraient passé de vie à trépas, de créer au compte du pouvoir un journal de la pluie et du beau temps pour l’agrément de la bourgeoisie modeste. Le plan et le titre étaient singuliers. Pas si singuliers, M. Liautard dégradait en riant son ennemi.

Les Mémoires contiennent une correspondance fort curieuse de M. Liautard sur une combinaison ministérielle de 1828. L’éditeur a été forcé, pour des raisons de convenance, que j’apprécie, d’employer beaucoup d’initiales, et d’abord de voiler la personne à laquelle ces lettres étaient adressées. C’est fâcheux ; le piquant a disparu. « A…, dit M. Liautard, est un pauvre cerveau sur lequel je compte beaucoup ; possédant fort peu de justesse dans l’esprit, il disputera à perte de vue, comme il fait à la chambre, consumera le temps, lassera tout le monde, et empêchera de conclure. » Ce portrait ne manque pas de finesse assurément, et rien n’y manque que le nom. Le nom propre n’est pas toujours banni d’ailleurs. « M. de Villèle a démoli les royalistes et a failli démolir la royauté, » dit M. Liautard, qui, dans la même lettre, conseille de neutraliser momentanément M. Laîné en lui donnant à la chambre des pairs force besogne. Que pensez-vous de la recette ? Elle est bonne à méditer, ce me semble ; et que dites-vous de M. l’abbé Liautard dans les coulisses politiques ? Il n’y est pas trop embarrassé et s’y démène assez bien, je pense. — Il faut regretter que cette partie des Mémoires ne soit pas plus étendue. M. l’abbé Denys, dans l’élégante préface qu’il a consacrée pieusement à son bienfaiteur et à son ami, dont il est l’exécuteur testamentaire, dit qu’il aurait pu multiplier les documens sur la vie intime des politiques de la restauration. Le livre y aurait gagné ; a-t-on craint que M. Liautard n’y perdît ? Je ne veux pas finir par cette pensée, qui est triste. J’aime mieux dire que dix ans après la révolution de juillet, étranger depuis long-temps aux menées politiques et à toutes les petites intrigues qui se nouent et se dénouent du matin au soir, M. l’abbé Liautard est mort en bon curé, et qu’il repose dans la paix du Seigneur à l’ombre de la royale forêt de Fontainebleau.

La politique de la restauration, celle d’hier, est déjà vieille ; la politique d’aujourd’hui le sera demain. M. le capitaine Tanski a fait sagement en réunissant sans retard ses Lettres sur l’Espagne en 1843 et 1844 : le meilleur moyen de faire valoir un livre, c’est de le publier à propos. M. Tanski a séjourné assez long-temps en Espagne pour être initié aux détails de la situation, faire connaissance avec les hommes, ne pas se laisser prendre aux apparences, découvrir les ressources cachées, et pouvoir, en un mot, témoigner à son retour de ce qu’il a vu, en méritant créance. Le livre de M. Tanski s’ouvre en août 1843 et se ferme en mai 1844, et durant cette courte période se passent des évènemens à défrayer des années. Le régent tombe de haut, sans chercher à se défendre, comme s’il était poussé d’une main fatale ; le ministère Lopez ne sait pas s’asseoir ; les affaires de Barcelone éclatent, Sarragosse se soulève, les pronunciamientos font leur tour d’Espagne. Ici se place comme intermède une comédie politique qui a failli devenir un drame : l’élévation, la puissance et la chute de M. Olozaga forment une trilogie qu’aurait pu écrire Beaumarchais. M. Gonzalez-Bravo s’improvise ministre, le général Narvaez arrive et prend le gouvernail, et cela, tout cela, en moins d’une année ! Quelle succession d’évènemens et de leçons ! Mais au milieu de la débâcle politique, des désordres financiers, des soulèvemens des provinces, il est un spectacle que je ne puis me rappeler sans attendrissement : c’est la jeune reine et sa sœur, à Retiro, sous l’œil de la veuve de Mina, bêchant un petit jardin, parce que leur gouvernante veut leur faire comprendre la vie du pauvre.

Les lettres de M. Tanski sont une gazette très variée. De la Puerta del Sol, ou de la politique en plein air, on passe à la vie et à la pensée intime des hommes considérables, ministres, orateurs, généraux, qui exercent une influence sur les affaires actuelles de la Péninsule. Aucun détail n’est omis, et on peut constater, jour par jour, les difficultés énormes qu’éprouve le gouvernement représentatif à s’acclimater dans la vieille Espagne. Chacun le désire, le veut même ; mais on ne peut s’y faire. Le raisonnement y porte, et l’habitude en éloigne ; là est la cause de cette instabilité effrayante qui habite les régions gouvernementales ; là est la vraie cause de cet imprévu, puissance nouvelle qui semble tout dominer en Espagne, et qui ouvre des chausse-trappes sous les pas de tous ceux qui escaladent le pouvoir. Vraiment, c’est bien à propos de cette malheureuse Péninsule, s’efforçant d’établir le régime constitutionnel malgré elle-même, et où la logique des évènemens brille par son absence, qu’on peut, comme le grand Frédéric, reconnaître sa majesté le Hasard.

La situation politique et les mœurs actuelles de l’Espagne sont fidèlement reproduites dans les Lettres de M. Tanski, qui ont un intérêt véritable. M. Tanski est un esprit qui observe et qui voit juste. On désirerait seulement qu’il allât un peu plus au fond des choses, et ne se contentât point de jouer à la surface, comme cela lui arrive souvent.

Bien me prend, au sortir de l’Espagne, et avant de m’engager dans d’autres contrées où je pourrais m’oublier, de me souvenir que j’ai à parler de quelques poètes, et qu’il est temps de les introduire devant le lecteur. Je voudrais avoir un gentil page pour les annoncer gracieusement et faire sonner leur nom harmonieux. Je n’ai pas de page et j’annonce moi-même M. Hippolyte Morvonnais. Poète par le cœur, habitué aux longues rêveries, plein de Wordsworth, M. Morvonnais est un lackiste breton. Après un premier recueil, la Thébaïde des Grèves, M. Morvonnais vient d’en publier un second, les Larmes de Madeleine. La poésie de M. Morvonnais est une sorte d’idylle chrétienne qui a pris sa source dans Jocelyn. Ce n’est certes pas l’élévation de la pensée qui manque à l’auteur des Larmes de Madeleine, et si chez lui l’art répondait toujours au sentiment, son poème ne serait pas à beaucoup près aussi défectueux. D’abord la création principale serait plus heureuse, car cette pécheresse du grand monde, cette Madeleine qui habite des appartemens dorés et que le paysan breton rencontre dans une église de Paris, le soir, pour qu’aussitôt, sans le connaître, à la première ou à la seconde vue, elle lui confie les secrets de son cœur, les mystères de ses larmes ; cette grande dame n’est pas assez dans la réalité pour être touchante. J’aime mieux Marie de M. Brizeux et aussi Georgine de M. Morvonnais, quoique de Georgine à Marie il y ait encore plus loin que d’un bout du pont Kerlo à l’autre bout.

Le poème de M. Morvonnais est coupé à chaque instant de longs épisodes sous lesquels l’action principale disparaît. J’avoue que je ne comprends pas pourquoi M. Morvonnais a jugé à propos d’enclaver ses églogues dans un cadre dramatique ; elles n’y gagnent pas, et le poète a le désavantage d’avoir créé un drame qui n’est pas intéressant. Un autre reproche qu’il faut adresser à M. Morvonnais, et qui est plus sérieux, parce qu’il s’agit d’un défaut qui étouffe toutes les bonnes qualités, c’est de se livrer à une abondance de détails qui est presque toujours de la diffusion. Rêvez, poète, rêvez long-temps sous vos forêts touffues, au bord de vos étangs mélancoliques : qu’un rien remplisse vos heures, si tel est votre bon plaisir, vous êtes le maître ici et personne n’a le droit de vous demander raison de vos caprices ; mais quand vous écrirez, souvenez-vous que vous ne devez donner au lecteur qu’un choix de vos rêveries, la meilleure part de vos sensations, que vous devez, en un mot, faire de l’or avec de la petite monnaie.

Ne séparant pas assez le lecteur de lui-même, et croyant continuer son monologue, tandis qu’il a admis un interlocuteur, l’auteur des Larmes de Madeleine ne varie pas suffisamment son paysage. Les ajoncs, les glayeuls et les nymphœas reviennent trop souvent sous son pinceau, et il peint toujours les mêmes choses, parce qu’elles lui plaisent et le touchent toujours, si bien que c’est un paysagiste ému, qui, à force de se complaire dans son émotion, oublie de me la communiquer. Néanmoins M. Morvonnais a prouvé qu’il avait une remarquable habitude de la forme poétique, et je le félicite de s’être efforcé, comme il nous l’apprend, de rapprocher son vers du vers de Virgile. Il a réussi, quelquefois ; il est vrai qu’il a échoué souvent : la poésie de Virgile s’est montrée à lui pour lui échapper.

Et fugit ad salices…

Qu’il coure après ; c’est le meilleur moyen de séduire cette Galathée.

Je souhaite qu’il m’entende, d’autant plus qu’en courant de ce côté M. Morvonnais, je l’espère, s’éloignera de quelques idées singulières qui sont venues frapper à la porte de sa Thébaïde et mêler leurs inspirations suspectes aux douces rêveries du soir. Oui, le fouriérisme, qui le croirait ? s’est assis au foyer de l’homme de la solitude. L’auteur des Larmes de Madeleine parle en effet, dans sa préface, du mode simple, du mode composé, et du reste, en disciple expert de Fourier, de telle sorte qu’au prochain poème les Reflets de Bretagne menacent de devenir des reflets de phalanstère. Il y a vraiment danger, si le poète, sans retard, ne chasse le faux ami qui s’est introduit dans son foyer. Cela fait, qu’il retourne seul à ses grèves, et aux simples inspirations de sa raison et de son cœur, dussent-elles être monotones.

Je sais un recueil qui ne serait pas monotone, s’il tenait ses promesses et si son titre n’était menteur. Il est là, ce recueil ; c’est une brochure d’environ cent pages qui s’appelle la Poésie de l’Histoire, rien que cela, c’est-à-dire ce qu’il y a d’éclatant et de triste dans les annales de l’humanité. La Poésie de l’Histoire ! c’est-à-dire l’odyssée des douleurs et de la gloire des nations. Pour un si vaste sujet, ce ne serait pas trop d’Homère, et nous avons M. Belmontet et sa brochure. Cette brochure a une préface, laquelle préface est intitulée en gros caractères : Un Poète de l’Empire, ce qui est, pour M. Belmontet, la dénomination la plus enviable et la plus glorieuse. En effet, dit il, puisque la littérature est l’expression de la société, et que l’époque impériale est une époque de merveilles, la poésie impériale est une poésie à nulle autre seconde. Voilà qui est clair et d’une argumentation triomphante ; cela est mathématiquement vrai, et la poésie de Delille égale Austerlitz. Ce n’est pas tout, et ce raisonnement, tout vigoureux qu’il est, ne suffit pas encore à notre auteur, qui, pour agrandir la gloire de la poésie de l’empire, a eu recours à l’ingénieux moyen que vous n’auriez jamais imaginé, et qui consiste à donner le nom de poète de l’empire à tous les poètes qui sont venus au monde sous l’empire. Ah ! M. de Lamartine et M. Hugo ne sont pas des poètes de l’empire ! dites-vous. Allez consulter leur acte de naissance, vous répond victorieusement M. Belmontet. Ah ! M. de Musset n’est pas un poète de l’empire, parce que, dites-vous, il n’a écrit ses premiers vers qu’en 1829 ! Et moi, je vous dis, réplique, vertement M. Belmontet, que M. Alfred de Musset était au berceau à la chute du grand homme. Voilà qui ferme la bouche à tout, comme dit Molière. Qui donc oserait contredire M.  Belmontet, quand il parle ainsi et quand il ajoute que M. Frédéric Soulié, M. Eugène Sue, M. Monteil, M. Romey ! — je cite textuellement, sont des planètes du système napoléonien ? La critique, si rogue qu’elle soit, n’a qu’à baisser la tête ici ; elle a trouvé son maître.

Le péristyle franchi, entrons dans le temple. Vive Attila ! c’est par là que débute M. Balmontet, et ce premier morceau est dédié à M. Villemain. Si le versificateur de l’empire cherchait un bon juge, il ne pouvait mieux choisir ; mais il me semble qu’il faut être bien sûr de soi pour aborder un tel juge, je dirais presque qu’il faut être un poète sans peur et sans reproche. À la vérité, M. Belmontet est sans peur, et il croit sérieusement tracer de beaux vers lorsqu’il s’écrie :

Il est des siècles d’atonie
Où, rampant sous un lâche sort…

Lâche sort est heureux dès le second vers, il faut l’avouer. Cependant ce qui est plus heureux encore, c’est le mouvement de la fin, lorsqu’Attila offre pour hécatombe

Un abattis du peuple-roi.

Cet abattis a dû être fort goûté, et c’est une charmante idée que de l’avoir offert en primeur, à celui qui déguste mieux qu’homme de France l’exquise liqueur d’Horace et de La Fontaine.

Quant au culte de M. Belmontet pour Napoléon, je le trouve très légitime, et je ne le chicanerais pas sur ce point, si, toutes les fois qu’il s’agit de l’empereur, il n’avait à son service quelque grosse exagération qui éclate comme une bombe. Ce que c’est pourtant que de ne pas naître à propos ! Si M. Belmontet fût né quelques années plus tôt, il eût été le plus fortuné des versificateurs ; il eût chanté le sacre, il eût chanté le divorce, il eût chanté le mariage, il eût chanté la naissance, et il eût toujours eu dans son portefeuille une ode pour la victoire du lendemain. Puis, voyez la différence ! au lieu d’être traité par la critique selon ses mérites, ce qui lui arrive en ce moment, il eût reçu les pompeux éloges du Journal de l’Empire, une bonne pension de trois mille livres et un petit logement dans la colonne. Il n’y a qu’heur et malheur.

Gloriana ! Fille aérienne de Tieck, blonde fée d’Allemagne, douce inspiratrice, descends, je t’invoque ; viens me montrer ton jeune et ardent enthousiasme qui s’épanouit, à la place de cet enthousiasme lourd et refroidi qui se livre à des contorsions. Gloriana a répondu à mon appel, mais elle n’est pas venue seule ; c’est M. Louis Ulback qui me l’a amenée par la main, et qui l’a affublée d’un accoutrement sous lequel elle n’est presque plus reconnaissable. M. Louis Ulback est d’origine allemande et d’origine française, et s’il eût su réunir en faisceau les qualités diverses d’imagination qui sont dévolues aux deux peuples, s’il eût su marier la rêverie d’outre-Rhin à notre clarté, il eût fait, à coup sûr, un meilleur livre que Gloriana. Disciple fervent de M. Hugo, M. Ulback compose sur nouveaux frais les Feuilles d’Automne. Son vers a de l’éclat ; c’est ce qu’on peut en dire de mieux, car il n’exprime pas toujours des idées justes ; il est dur parfois et de mauvais goût. Voici une idée fausse :

Et le doute qui chante est bien près de la foi.

Comment ! si je doute et que je me prenne à chanter, je serai sur le point de croire ! L’auteur a-t-il voulu dire que le doute heureux est moins profond, moins enraciné que l’autre ? C’est précisément alors le contraire qui est vrai, car le malheur est la grande route qui mène à la foi. M. Ulback a accouplé des mots sans s’en rendre compte. Voici maintenant du mauvais goût :

Les paroles sont des causeuses.

Voici un vers dur :

Que ton doigt, quand il veut, pour lire plus loin, ôte…

Or, je n’ai pas trié ces exemples sur le volet ; j’ai pris au hasard. Il y a donc de nombreux défauts dans Gloriana ; cependant je ne voudrais pas affirmer qu’une abeille, quand M. Louis Ulback était enfant, n’ait déposé un peu de miel sur ses lèvres.

Je suis sûr que la nourrice de M. Barthélemy Théophile n’entendit bourdonner aucune abeille autour de son berceau. Les Sylvies sont l’ouvrage d’un esprit sensé qui n’aurait jamais dû se piquer de poésie. Tous les sujets traités dans ce recueil annoncent une intelligence nourrie de bonnes études philosophiques et religieuses ; il faut autre chose pour être poète. Ne faut-il pas un peu d’imagination ? À un vrai poète, le poème de Justin et Philon aurait fourni de larges et féconds développemens. Quoi ! vous entrez dans l’empire romain lorsque ce grand empire n’en pouvait plus, vous arrivez au milieu de cette décadence épouvantable, et vous ne trouvez pas de grands traits, pas un seul mouvement ; vous peignez un froid tableau de genre ! Vous êtes jugé. — La manière de M. Barthélemy Théophile se rapproche beaucoup de celle de Louis Racine ; il a dû lire et relire le poème de la Religion : il eût mieux fait de chercher à se pénétrer d’Athalie. D’ailleurs, quand on a le cœur si tranquille ou si loin de la tête, et la tête si loin du bonnet, on n’a rien de commun avec le mens divinior, et l’on écrit en prose ou l’on n’écrit pas du tout. Je ne donne aucun conseil à M. Barthélemy, si ce n’est de prendre congé de la Muse. Fût-il moins ambitieux, et voulût-il descendre au roman, là encore il faut de l’imagination, ou, au lieu de marcher, on se traîne.

Il faut plus que de l’imagination, car nos romanciers n’en manquent pas, et Dieu sait pourtant, la critique aussi, s’ils mettent au monde des chefs-d’œuvre ! Je ne veux pas parler de la Modeste Mignon de M. de Balzac, qui s’est enfin mariée. Certes il y aurait quelque cruauté à troubler les douceurs d’une lune de miel si chèrement achetée par cet excellent Ernest de Labrière aidé de Butscha, lequel à lui tout seul a plus d’esprit que tout le monde et joue sous jambe avec une incroyable prestesse, dans la conversation, un grand poète, un grand orateur, lui qui n’est qu’un pauvre clerc de notaire. Butscha n’est pas plus vrai qu’une chinoiserie ; mais M. de Balzac se préoccupe bien de la vérité des caractères ! Mlle Modeste n’a-t-elle pas le cœur à droite ? C’est la mode du reste dans les romans de M. de Balzac depuis quelques années, depuis que les cravaches de sept mille francs qu’on va chercher à franc étrier en courant jour et nuit, au risque de se tuer, jouent un si grand rôle dans ses fictions. Je ne voulais faire qu’une simple observation, et je m’engage malgré moi ; je reviens : je voulais dire qu’avec l’imagination seule on produisait des œuvres foncièrement défectueuses où un peu d’or se trouve mêlé à beaucoup de cuivre et d’étain. — Un romancier célèbre avait invité récemment quelques amis à venir manger, dans sa retraite, quelques reliefs d’ortolan. L’on dîna sur une table ordinaire, non sur un tapis de Turquie, comme les deux amis de La Fontaine ; mais, hélas ! on remarqua la variété et la singularité du couvert. Pour une cuiller en vermeil qui brillait là par hasard, le reste était de fer ou en bois. Que de livres, à commencer par ceux de l’amphitryon, sont composés comme cette table était servie !

Dieu me garde d’arrêter un moment le Juif Errant dans sa course à travers les mondes ! Le Juif Errant, c’est le choléra ; ingénieux moyen qu’a trouvé M. Sue pour effrayer la critique et la tenir à distance ! S’il y avait danger, s’il y avait péril en la demeure pour le lecteur, on pourrait se risquer ; il n’en est rien. L’intérêt n’a pas grandi depuis le début, et ne pas avancer en ce cas, c’est reculer. Les innombrables complications qui vont survenir réveilleront-elles la curiosité assoupie ? cela est au moins douteux. Le fantastique va être pour M. Sue un élément de malheur : la plupart de ses créations des Mystères n’avaient point la réalité humaine ; mais le lecteur, facile à tromper, se laissait prendre à ces semblans de vie et s’intéressait à ces fantômes. Aujourd’hui tout est changé. Votre Juif errant et son Hérodiade, la Juive éternelle avec laquelle il a tous les cent ans une petite entrevue, laissent tout le monde froid. Parviendriez-vous à intéresser avec les autres personnages, l’ombre du Juif Errant plane sur tous vos tableaux pour les glacer. Je sais que vous réservez pour les grands momens vos deux jeunes filles ; que déjà vous vous êtes écrié : « Chères créatures, si jeunes, si naïves, qu’avez-vous donc fait pour être si malheureuses ? » à peu près comme Ducray-Duminil, qui s’écriait : « Pauvres enfans, si naïfs, si bons, qu’avez-vous donc fait aux hommes ? » Mais les enfans de Ducray-Duminil couraient de vrais dangers, et la lectrice en frémissait au coin de son feu ; tandis que les vôtres se sauveront de tous les mauvais pas ; vous avez averti le lecteur en donnant à vos deux héroïnes, pour protecteurs, l’ange Gabriel et le Juif errant, qui ne connaît aucun obstacle matériel, renverse les portes des prisons et franchit les distances comme le vent. C’est une des plus graves fautes que puisse commettre un romancier, et vous l’avez commise si complètement et d’une telle façon, qu’il vous est impossible de revenir sur vos pas, et que vous allez porter pendant vos dix volumes la peine de votre premier feuilleton.

Avec de l’esprit, une plume aimable et facile, et le commerce habituel d’une époque, on peut donner le jour aux plus invraisemblables fictions. L’auteur de Madame de Favières, M. Houssaye, va nous le prouver.

Dans une petite chambre, chez un menuisier du Marais, loge un joueur de violon, du nom de Franjolé. La chambre du musicien donne sur le jardin de M. le marquis de La Chataigneraie, un roué du régent, qui a un duel par semaine et une nouvelle maîtresse tous les soirs ; ces roués se vantaient. M. le marquis de La Chataigneraie, qu’il exagère ou non ses tristes exploits, se lie avec Franjolé par amour pour son violon. Or, il se trouve que Franjolé est amoureux d’une main qui passe chaque jour à travers une jalousie pour jeter une pièce de monnaie à un vieil aveugle qui joue de la flûte dans la rue. Réellement, Franjolé n’a vu que la main, et il aime cette main ; cela se passait ainsi dans le XVIIIe siècle de M. Arsène Houssaye. La Chataigneraie est tombé aussi amoureux de cette main, et comme il est plus audacieux que Franjolé, il fait enlever la dame, un soir qu’elle revenait seule avec sa camériste ; au moment où Mme de Nestaing (c’est le nom de la dame) se croit perdue, La Chataigneraie arrive pour la sauver, comme Grandisson, et met en fuite le ravisseur, qui était son compère. Revenue à elle, Mme de Nestaing remercie avec effusion son sauveur, et le laisse entrer dans cet hôtel mystérieux, où elle ne recevait aucun homme. Quand on demande son nom à La Chataigneraie, il se garde de le dire, vu ses projets ultérieurs ; et, adoptant le premier nom qui tombe sur ses lèvres, il déclare s’appeler le chevalier de Riantz. Mme de Nestaing aime M. de Riantz. Tout allait bien, s’il n’eût existé de par le monde un véritable chevalier de Riantz, qui, apprenant l’abus qu’on fait de son nom, arrive un matin, au petit lever du marquis, et le prie de venir se couper la gorge dans le parc voisin. On se bat. Riantz est tué. Le marquis rompt avec sa maîtresse, et l’occasion est excellente, car il laisse croire à Mme de Nestaing que c’est lui, le faux Riantz, qui est mort. Voilà donc Mme de Nestaing pleurant son amant. Avant de pleurer son amant, elle avait pleuré son mari, lequel n’est autre que Franjolé, qui a jugé à propos, pour se séparer de sa femme après quelque scandale, de passer pour mort. Continuons. Franjolé est toujours amoureux de la main, et comme cette main ne se montre plus à la jalousie, il en a demandé des nouvelles, et il a appris qu’elle était partie pour le château de Froidmont. Il va à Froidmont, où il y a bal, et où Mme de Nestaing, déguisée en Diane, est au mieux avec La Chataigneraie, déguisé en Actéon, car l’amant est ressuscité, à la grande surprise de sa maîtresse. Que dira t-elle donc lorsqu’elle verra son mari ressusciter aussi ? Le mari ressuscite ; Franjolé redevient M. de Favières ; pour le coup, à cette seconde résurrection, Mme de Nestaing, ou, mieux Mme de Favières, n’y tient pas et meurt de chagrin, bien et dûment, sans que résurrection s’ensuive cette fois.

Après cette analyse, on comprend ce que c’est que Madame de Favières. Ce n’est ni un roman historique ni un roman de passion, c’est un roman de fantaisie. M. Houssaye joue avec son sujet, qu’il ne prend pas au sérieux ; il s’amuse à peindre des pastels qu’il ne prétend pas sans doute nous donner pour la nature. Il écrit avec le pinceau de Watteau, et s’ingénie à reproduire Marivaux ou Dorat. Il aurait mieux à faire : il y avait dans son talent une naïveté et une fraîcheur dont on pouvait tirer un meilleur parti, et qu’on pouvait employer à quelque chose de mieux que des pastiches, si gracieux qu’ils soient. Seront-ils d’ailleurs toujours gracieux ? M. Houssaye écrit vite et beaucoup : l’industrie littéraire aura frappé à sa porte, que le jeune romancier aura par mégarde laissée entrouverte.

Parlerons-nous d’un nouveau prône-roman, de M. Louis Veuillot ? Aux quelques lignes que nous avions consacrées ici à ses homélies sentimentales et romanesques, M. Veuillot répond par une longue préface. Il a si peu d’amour-propre littéraire ! Que lui importe la critique ? Pourquoi donc se débat-il pendant quinze pages contre le souvenir d’une innocente piqûre ? Aurions-nous contesté la sincérité de ses convictions ? Au contraire ; mais nous avons dit que ses romans ne nous intéressaient guère. C’est assez, M. Veuillot ne se contient plus ; il est dévot, et il s’emporte. Bien plus, il nous excommunie sans façon, car c’est merveille de voir comment ces convertis d’hier matin lancent facilement les foudres du haut de leur petit Vatican ! Cependant que M. Veuillot réfléchisse un peu : parce que ses contes ne m’amusent point, est-ce une raison pour que je ne croie pas à l’Évangile ? À la vérité, je n’ai pas l’habitude de me mettre toute la journée à la fenêtre pour crier aux passans : « Je suis catholique, apostolique et romain. » Je crois même qu’il vaut mieux ne pas crier si fort et être un peu plus ému au fond de son cœur. Peut-être sommes-nous bien arriéré, et ne sommes-nous pas tout-à-fait au courant de ce qui se passe ? Il me semble comprendre cependant que les nouveaux apologistes ont détrôné l’humilité chrétienne et l’ont remplacée par l’outrecuidance, et que dans ce coin de sacristie, quand on a un petit talent, on est autorisé à se croire un grand homme et à s’imaginer qu’on est une armée quand on est un pauvre soldat. J’avoue que tant de confiance en soi me désarme, et que je n’ai pas le courage de rire de M. Veuillot s’écriant, avec des airs de matamore, qu’il accompagne, la plume au poing et pistolets à la ceinture, la religion de ses pères pour la défendre envers et contre tous. M. Veuillot a l’air de penser qu’il tire la religion d’un grand embarras, et qu’elle ne pourrait en aucune façon se sauver sans lui.

C’est avec ses romans, autant et plus qu’avec sa polémique étourdie et violente, que M. Veuillot a la prétention de porter un puissant secours au catholicisme. Or, voici ce que c’est que l’Honnête Femme ; c’est un tableau assez vulgaire des mœurs de province, une peinture peu délicate d’un monde où de vilaines gens, hommes et femmes, se livrent à des infamies cachées, à des capitulations de conscience. Les belles choses à offrir aux jeunes filles pour lesquelles, dites-vous, vous écrivez ! Qu’importe que la moralité arrive à la fin du livre, comme dans une fable ; l’auteur n’a pas moins offert à son scrupuleux public, sous le prétexte de l’édifier, des scènes d’un goût suspect. M. Veuillot, je le sais, a une réponse à tout : ses livres se vendent. Quoi ! il n’aspire qu’à ce résultat ? Vraiment il laisserait croire, ce que nous ne voulions pas penser, que la littérature religieuse, en de certaines mains, n’est qu’une branche particulière de la littérature industrielle. Ce serait de l’industrie littéraire ni plus ni moins que le Diable à Paris, les Étrangers à Paris, et toutes ces publications où l’on cherche à attirer le public avec des noms célèbres et des images.

Il est évident que le métier porte malheur ; autrement, comment se ferait-il que ces écrivains pour la plupart spirituels ne réussissent à faire, en s’associant, qu’un livre où l’esprit brille par son absence. Réunis dans un but de lucre, sans que l’art y soit pour rien, ils élèvent un ou deux étages de quelque mesquine Babel, où l’ignorance de l’architecte se fait remarquer comme l’indiscipline des travailleurs. L’influence du lieu pèse si fort sur l’écrivain, que son talent, s’il en a, s’évanouit dès le seuil. L’inspiration méconnue se venge et se vengera si bien, qu’elle disparaîtra pour ne plus revenir. C’est ce qui est déjà arrivé à plusieurs. Que ceux qui ne sont pas encore mortellement frappés y songent : la chose en vaut la peine ; il s’agit de tout leur avenir.


Paulin Limayrac.