Revue littéraire - 14 septembre 1844
Le meilleur moment pour juger un écrivain, de son vivant, c’est l’âge de sa maturité. Plus tôt, à ses débuts, il donne rarement sa mesure, il promet trop ou pas assez, de telle sorte qu’on peut entrevoir un grand homme là où il n’y a qu’une médiocrité au premier chef, ou bien qu’on court le risque de prendre un aigle pour un roitelet, ce qui arriva un jour à lord Brougham, de quoi Byron, comme on sait, lui garda rancune. — Plus tard, aux années du déclin, alors qu’il serait facile de traduire l’écrivain tout entier à la barre et de lui faire subir un interrogatoire motivé, il s’abrite derrière ses cheveux blancs, et si on a à dire quelques vérités un peu dures, il convient d’attendre jusqu’au lendemain, qui ne sera rien moins que la postérité. À l’entrée et à la sortie de la carrière, qu’on rencontre le jeune homme ou le vieillard, on est donc, pour des motifs différens, jusqu’à un certain point empêché, et les restrictions sont de mise ; mais après les débuts et avant la décadence, après les élans vigoureux de la jeunesse qui bouillonne et avant les derniers éclats d’une ardeur qui s’éteint, pour parler comme Bossuet, il y a un entre-deux qu’il est bon de saisir, et où l’on peut s’exprimer en toute connaissance de cause et toute franchise. À ce moment, l’artiste a étalé, si l’on me permet ce mot, tout son fonds est à découvert, et il ne nous réserve plus de surprises. En outre, quoiqu’il ne soit plus jeune, il n’est pas assez avancé en âge pour qu’on se contente de s’incliner devant lui, et que, par égard, on lui taise la vérité : de la vérité il peut profiter encore, et ce serait mal de la lui cacher, surtout quand il court, ou au moins semble courir au-devant d’elle. Or, c’est ce que d’ordinaire fait l’écrivain de ce temps-ci, à l’heure de la maturité, lorsqu’il se hâte de rassembler les tronçons épars de ses ouvrages, et que, d’une main assurée, il trace au frontispice les mots sacramentels : Œuvres complètes. Le châtelain nous introduit lui-même dans ses domaines ; il nous invite, non sans quelque orgueil, à les parcourir dans toute leur étendue, à compter les gerbes et à constater les droits du seigneur. Il faut entrer, ne fût-ce que par politesse, et pour ne pas le laisser se morfondre sur le perron de son château. Parlons sans figure ; je gage que, si modeste qu’il soit, l’auteur qui réunit ses œuvres attend qu’on lui assigne sa place, qu’on détermine son lot ; il attend son lot de pied ferme, même quand il ne lui revient que peu de chose dans le grand héritage.
Il y a aujourd’hui toute une génération qui atteint cet âge du retour, et qui, après avoir fait assez grand bruit par le monde et occupé assez large place au soleil, se présente avec sa physionomie définitive pour être jugée selon ses mérites : elle en est à ses œuvres complètes. Mélange de bien et de mal, d’heureuses tentatives et de tristes échecs, cette génération a vieilli vite, elle qui paraissait si jeune, et elle fait fausse route, elle qui était venue si à point. Pour ne parler que de la poésie, n’est-il pas vrai que cette brillante levée de poètes d’il y a vingt ans s’opéra sous les circonstances les plus favorables, et que jamais rénovation poétique n’éclata plus à propos ? La poésie de l’empire se mourait d’inanition, et s’en allait tristement comme tout ce qui n’a eu qu’un semblant de vie. Sans profondeur dans les sentimens, sans chaleur dans l’inspiration, sans fermeté dans le style, quelques hommes d’esprit croyaient être de glorieux disciples des maîtres, alors qu’ils n’étaient que des parodistes sérieux. L’ode, la tragédie, le poème, avaient rompu avec le naturel et le vrai, et partant avec les grandes traditions, pour lesquelles du reste on affichait un respect exagéré. L’ode était boursouflée sans élévation, déclamatoire sans portée. La tragédie manquait de grandeur, quoiqu’elle visât au Corneille, de délicatesse, quoiqu’elle prétendît imiter Racine, et d’éclat, quoiqu’elle voulût procéder de Voltaire : elle glaçait les planches, et il ne fallait rien moins que Talma pour émouvoir un auditoire avec des rôles effacés et des tirades monotones ; mais la versification la plus froide, en passant par ses lèvres inspirées, devenait de la poésie. Le poème était un délayage élégant, sans action, sans intérêt, émouvant comme tout ce qui est didactique, pittoresque comme une plaine de la Beauce. Qui relirait la Pitié de Delille, ou la Navigation d’Esménard, ne me contredirait point. Encore, si cette école avait eu en partage cette correction tant vantée et si précieuse ! mais non ; la poésie, sous les rayons de l’astre impérial, était froide sans être correcte.
Que venait donc faire l’école nouvelle ? Défendre la cause du vrai lyrisme et celle de la vérité dramatique ; renverser tout d’abord, du haut de son piédestal, cette reine surannée qui a nom la périphrase, et introduire dans des catacombes le souffle du printemps et les rayons du soleil. Elle venait, en un mot, apporter le sentiment et la couleur, c’est-à-dire la vie. C’était bien, il n’y avait qu’à applaudir ; les commencemens, du reste, eurent un air de miracle. Il ne faut pas être ingrat, et je ne veux pas méconnaître les trésors de lyrisme dont la France s’est enrichie en quelques années, trésors bien supérieurs à tout ce que nous possédions en ce genre ; mais je pense qu’à considérer ce qui se passe, à voir tant d’espérances avortées, à entendre tant de redites, à surprendre si souvent le bon sens en défaut, on a le droit de dire à la poésie qu’il s’est commis en son nom bien des fautes et bien des erreurs. D’abord on voulut dénationaliser la muse ; l’esprit littéraire ne resta pas suffisamment français ; on oublia que notre poésie ne peut guère se baigner dans le Rhin sans s’y noyer. Une faute en entraîne une autre ; les fléaux sont bons amis et se tiennent par la main ; ils sont venus ensemble et ont envahi notre champ d’honneur poétique, si bien que ce qui était une brillante renaissance, il y a à peine quelques années, peut devenir bientôt une complète débâcle. — Il y a de ces funestes époques dans les littératures ; avec tout ce qu’il faut pour réussir, on échoue ; le mauvais goût règne et gouverne, et l’on dirait que chacun s’efforce de gâter les dons qu’il a reçus. On porte des mains violentes sur son talent ; grands et petits se suicident à l’envi ; il y a seulement cette différence entre eux : les uns se pendent aux barreaux de leur prison, les autres aux colonnes de leur palais.
Ainsi finissent quelquefois des générations qui étaient entrées dans la vie, bannières déployées, avec les vastes pensées et le long espoir, comme dit le poète, et la postérité, en passant, grave sur leur tombeau le mot terrible de décadence. J’espère qu’elle nous épargnera cette épitaphe, et que nos actions d’éclat la rendront indulgente pour nos défaites ; ce qui est certain, c’est que personne ne survivra tout entier, et que le bagage des plus illustres restera à moitié en chemin. C’est aujourd’hui l’heure des œuvres complètes, ce sera demain celle des anthologies. Heureux ceux qui, dans le difficile trajet, ne perdront que la moitié de leur bagage ! Si l’on garantissait pareille chance à M. de Latouche, à M. Jules Lefèvre, à M. Barthélemy, ils feraient bien, malgré leur incontestable talent, d’accepter la proposition : ils n’y perdraient pas.
Ces trois poètes ne montent plus la colline, et ne pourraient plus, sans anachronisme, invoquer leur jeune Apollon. Ils appartiennent en plein à la génération qui est arrivée si rapidement à son automne, et ils ont par conséquent assisté au réveil poétique d’il y a vingt ans ; mais ils ont assisté à ce mouvement avec des qualités diverses : M. de Latouche en précurseur de hasard, non pour son compte, les œuvres d’André Chénier à la main ; M. Jules Lefèvre en champion déterminé, et M. Barthélemy en spectateur. Depuis, M. de Latouche, qui avait marché en tête avec les vers d’autrui, a suivi de loin, en retardataire, avec les siens ; M. Jules Lefèvre s’est oublié sur un champ de bataille délaissé, et M. Barthélemy, après avoir tout d’abord versé du côté de la politique, s’est laissé tomber dans des ornières où se traîne pesamment son vers majestueux et sonore.
Les Adieux de M. de Latouche contiennent toutes ses poésies. Après avoir tenu long-temps sa muse en charte privée, M. de Latouche a fini, comme on finit d’ordinaire, par lui ouvrir la porte à deux battans. Pour un homme d’esprit, le calcul n’est pas habile ; il y a une saison pour les vers ; ne la laissez pas passer, si vous voulez que votre poésie paraisse aux yeux du monde avec sa jeunesse, sa fraîcheur, son éclat doré. Une muse qu’on garde long-temps en portefeuille ne peut plus en sortir qu’avec un air de vieille fille, à moins que ce ne soit une de ces muses privilégiées qui ont reçu le don de ne pas vieillir, la muse d’André, par exemple. Celles-là, on peut les ensevelir sous des décombres, elles en sortiront vivantes, et, pour ainsi dire, rajeunies ; mais qui est fiancé à de telles muses ? Ceux qui apportent en dot plus que de l’esprit, plus que du talent, ce je ne sais quoi presque divin qui élève si haut l’imagination et le cœur, et dont on ne trouve pas assez de traces dans les Adieux.
Le volume de M. de Latouche est divisé en trois parties, non par ordre de dates ou de sujets ; bien au contraire, tout est mêlé, et je soupçonne l’auteur d’avoir voulu, à l’aide de cet arrangement, nous dérober l’acte de naissance de certains morceaux, et donner à ses poésies un caractère d’unité. Il n’a pas songé qu’un visage ridé paraît plus vieux encore à côté d’un frais visage, et qu’il serait impossible de ne pas distinguer ses vers de l’empire des vers éclos au dernier printemps. On pourrait croire aussi que c’est un effet de contraste que M. de Latouche a cherché, et que c’est pour faire valoir ses nouveaux-nés qu’il a sacrifié les autres, si on ne connaissait la tendresse infinie d’un poète pour ses moindres rejetons. Quoi qu’il en soit, dans les Adieux, il y a partout de choquantes disparates. La périphrase prospère ; le Permesse altier, le Pinde, l’Hélicon, jouent un rôle important sur le recto de cette page, dont le verso appartient exclusivement à l’école moderne. Légendes, sonnets, élégies amoureuses, de tout temps et de toute école, sont entrelacés et confondus, et se nuisent mutuellement. Le lecteur n’est nullement entraîné, parce qu’il est placé dans des courans contraires. M. de Latouche, dans son volume, ressemble à un artiste qui jouerait à la fois plusieurs symphonies et déconcerterait l’auditoire.
Il est vrai que M. de Latouche dit n’avoir fait de vers que par passe-temps, comme on joue au whist ou aux échecs, et qu’alors il les a surtout composés pour son agrément particulier. Est-ce aussi par passe-temps qu’il a écrit des romans et qu’il a essayé du théâtre ? J’aime mieux croire, dans son intérêt, que c’est par vocation. Je n’ignore pas cependant qu’il n’a jamais eu en son art une confiance illimitée, et qu’il a souvent appelé l’étranger à son secours. Dans ses romans, il s’était, je le crains, adressé à la politique pour attirer la foule ; il fut trompé dans son attente : ce qu’il donnait à ses fictions comme un passeport les empêcha, au contraire, de circuler. L’art seul, sans compère, eût infailliblement mieux réussi. Au théâtre, il avait choisi un autre complice ; il avait compté, dit-on, sur un peu de scandale, ce qui, en certains cas, est le succès ; il y eut beaucoup de scandale, ce qu’il n’avait pas prévu. Tout cela ne prouve point que M. de Latouche n’écrive par passe-temps, pour occuper ses loisirs ; cela ne prouve pas non plus qu’il n’y a pas chez lui vocation d’écrivain, et qu’il n’eût pu, en suivant une autre voie, écrire de bons et beaux livres, je ne dis pas devenir un grand poète.
Mille e tre ! les Adieux renferment beaucoup de vers d’amour ; que de femmes reçoivent l’hospitalité du poète, toutes fort jolies, je le suppose, mais de caractères divers ! L’ingénue et la coquette, la Sapho et la femme poète et naïve, passent et repassent, tour à tour adorées et bénies, maudites et déchirées. Il y a quelques traits profonds et bien sentis ; mais l’amour, en vers comme dans la réalité, vit d’abandon et d’enthousiasme, et c’est précisément l’enthousiasme et l’abandon qui manquent presque toujours à cette poésie amoureuse. Décidément aucune maîtresse du poète ne deviendra, dans notre mémoire, la rivale de Cynthie, de Laure ou d’Elvire, pas même d’Éléonore. Voici des vers qui, certes, ne sont pas les moins bons :
Le bonheur, s’il existe en ce morne univers,
Quel est-il ? Souffrir deux, et sans erreur se dire :
« L’autre avant moi, pour moi, prévient l’aube et respire ;
« Il veille pour savoir, vouloir ce que je veux,
« Au ciel avant les siens pour adresser mes vœux ;
« Il m’aime comme on prie, à toute heure, en silence ;
« Quelque exil que j’habite, à moi son cœur s’élance. »
Comparez à cela les Deux Pigeons de La Fontaine ! La passion, chez M. de Latouche, a une allure quasi didactique. L’art se fait toujours sentir, comme si l’art, en cette matière surtout, ne devait pas être semblable à la fée qui répand ses bienfaits sans se montrer. L’effort ici est presque toujours visible, le vers est laborieux, l’image recherchée, et souvent la liaison n’existe pas d’une phrase à l’autre. Que de vers parasites, si on s’amusait à les relever ! C’est à ce point qu’on doit supposer plus d’une fois que tel morceau assez long n’a été écrit que pour les deux beaux vers qui s’y trouvent et qui étaient faits d’avance. Bien des gens ne les aperçoivent pas dans ce pêle-mêle ; il faut être un véritable amateur pour traverser des broussailles au risque de se déchirer, et aller cueillir tout au bout un petit laurier-rose. Pourquoi M. de Latouche ne rencontre-t-il pas plus souvent l’inspiration charmante à laquelle il doit les Hirondelles, le Roitelet ? Pourquoi a-t-il si souvent recours au jargon ? Qu’est-ce que l’hiver qui fausse les parapluies ? Devineriez-vous ce que c’est que des végétaux cravatés ? Ce sont nos dandies. M. de Latouche a voulu faire suite peut-être aux insectes titrés de Desmahis. Qu’est-ce que M. Desmahis ? Un poète, vraiment, dont M. de La Harpe a parlé.
M. de Latouche aime la solitude, et les Adieux offrent plus d’un passage touchant sur la retraite où il a long-temps abrité ses studieux loisirs ; mais le poète n’a pas toujours habité la Vallée-aux-Loups, il n’a pas toujours parcouru en solitaire les bois profonds de Verrières et d’Aulnay. Il a fait de nombreuses rencontres par le monde, il a traversé la vie à des endroits dangereux, et de bien des cœurs il sait le fort et le faible. Aussi y a-t-il plus d’un bon renseignement à recueillir dans son volume, plus d’un détail curieux, blotti dans un coin, qu’il ne faut pas laisser échapper. Je ne veux pas savoir s’il n’y a pas un peu de rancune et le souvenir de quelque désappointement lorsque M. de Latouche écrit sans façon :
Je dis seulement que l’aveu est bon à constater. Le portrait suivant a aussi son mérite :
.....Elle n’est pas, bourgeois, la poésie,
Dans ce verbeux fatras de tel écrivassier,
Pourvoyeur de lingère, Homère de portier…
Homère de portier, je vous connais, et M. de Latouche a bien dit cette fois ; je ne sais pas s’il est aussi juste en s’écriant :
L’amour n’est point, Sapho, dans vos cris impuissans,
Vous qui manquez de cœur, et peut-être de sens !
Quelle est donc cette mystérieuse Sapho aussi incomplète ? Je l’ignore, et le saurais-je, je ne le dirais pas ; il ne convient pas de soulever de tels voiles.
On voit que M. de Latouche est amer. Son humeur éclate en cent endroits des Adieux, et aussi dans la préface, courte et significative, où le romancier qui exploite le feuilleton est rudement mené. Si le poète ne tombait jamais plus mal, il faudrait le louer sans réserve ; malheureusement sa verve caustique n’éclate pas toujours à propos. M. de Latouche est chagrin, misanthrope ; c’est un Alceste, avec cette différence qu’il a le goût du sonnet. Si donc vous aimez la bienveillance qui ne se dément jamais, passez à côté des Adieux, et allez frapper à une autre porte, à celle de M. Émile Deschamps, si vous voulez. Notre époque est variée, et nous avons des poètes pour tous les goûts. J’avoue, pour mon compte, que j’aimerais assez à mettre face à face l’humeur noire, un peu dénigrante, Dieu me garde de dire envieuse, de M. de Latouche, et la bienveillance sans bornes, toujours la même et toujours nouvelle, de cet excellent M. Deschamps, qui, voyant partout des fronts élus, s’amuse chaque matin à distribuer, de sa fenêtre, des couronnes aux passans.
Ce qui manque à la poésie de M. de Latouche, j’y reviens en finissant, c’est l’élan, c’est le naturel, c’est la grace naïve. Il aurait dû garder une corde de cette lyre d’ivoire dont il a ajusté les harmonieux débris. Les saillies spirituelles ne suffisent pas en poésie ; le sentiment de la nature et celui de l’amour ne suffisent pas encore, il faut un souffle d’en haut. Sans cela, avec un goût douteux, on arrive, comme M. de Latouche, à prendre le précieux pour le délicat, ce qui est obscur pour quelque chose de profond, à contourner, à torturer sa pensée, et à créer, en un mot, une poésie peu attrayante, aussi difficile à expliquer que l’homme chez lui, lequel, comme on sait, offre bien des contrastes et des recoins, quoique, à vrai dire, ses bizarreries soient plus apparentes que réelles, et qu’on en trouvât la clé en fouillant le cœur humain à une certaine profondeur. S’étonne-t-on, par exemple, que M. de Latouche ait publié sans son nom, à la dérobée, d’une manière furtive, certains morceaux, et des meilleurs, qui étaient de son crû, et qu’il ait publié sous son nom en toutes lettres certaines choses qui ne lui appartenaient pas positivement, bien que l’emprunt fût assez habilement déguisé ? Ce double jeu pourrait parfaitement s’expliquer ; mais nous touchons ici aux fibres secrètes de la vanité, aux ruses les plus cachées de l’amour-propre littéraire : n’enfonçons pas le scalpel et rentrons dans la poésie. Je ne veux pas nier que M. de Latouche n’entrevoie souvent l’inspiration ; il me semble seulement qu’il la poursuit et ne l’atteint pas. Sa monture ne va ni si loin ni si haut, et ne sait pas non plus le chemin de l’avenir, ce qui serait triste, si le poète n’avait un autre moyen d’arriver. Voyez ce qui se passe là-bas ! Pendant qu’un critique renfrogné, posé en sentinelle à l’entrée de la grande route qui mène aux siècles, veut empêcher l’auteur des Adieux de passer, M. de Latouche, qui est homme de ressource, lui laisse son volume et disparaît, dans la poussière du chemin, sur le quadrige d’André Chénier.
M. Jules Lefèvre n’a pas imité M. de Latouche, il n’a jamais mis ses vers au secret, et leur a tout d’abord donné le large. Ils avaient paru en leur moment, et il ne fait que les réunir aujourd’hui dans une magnifique édition, avec un luxe de grand seigneur. Soit dit sans intention malicieuse, quand je vois un écrivain de notre temps rassembler avec amour toutes les pages qui sont tombées de sa plume, ne pas omettre un mot, et élever à sa chère pensée un gracieux monument de vélin, je ne puis m’empêcher de songer à ce Shakspeare qui meurt insoucieux de son génie et de l’avenir, et, comme s’ils n’étaient pas de lui, s’ils n’étaient pas sortis de sa tête et de son cœur, laisse tous ses chefs-d’œuvre épars dans le monde, ludibria ventis. Les vents les ont si bien dispersés, qu’ils sont partout ; ce n’est pas une raison pour que chacun doive confier le soin de sa renommée au hasard ; il ne faut pas se mesurer sur le génie ; ce qui lui réussit pourrait nous nuire, et nous avons grand besoin de précautions dont il peut se passer.
M. Jules Lefèvre a consacré sa vie au culte des vers ; il a pris son art au sérieux, et il a même étudié, dit-on, les langues avec persévérance, espérant découvrir des ressources nouvelles, des filons inconnus. M. Lefèvre n’est jamais descendu jusqu’au métier ; quand il s’est trompé, c’est qu’il a cru bien faire : les erreurs de l’artiste, chez lui, ne font aucun tort à la dignité de l’homme, ce qui est devenu assez rare, en ce pays de France, pour que ce soit un mérite à part et presque hors ligne. Travailleur désintéressé, amant de la Muse, M. Lefèvre n’est sorti une fois du cercle habituel de ses études que pour obéir à l’inspiration de son courage et à son amour de l’humanité, et aller, à l’exemple de Byron, combattre pour une noble cause, et cueillir, sur un champ de bataille de Pologne, un laurier sanglant. Je n’ignore pas que M. Lefèvre dit quelque part dans ses vers qu’il était allé chercher la mort pour oublier une coquette ; mais ces poètes se calomnient.
L’énorme volume que publie M. Lefèvre contient trois recueils, c’est-à-dire un nombre immense de vers. Les trois recueils sont intitulés : la Crédence, l’Herbier, les Confidences. Le champ est vaste, et M. Lefèvre, en tant que poète philosophique, et poète passionné, s’est donné largement carrière. Poète philosophique, il a de hautes prétentions dont nous parlerons tout à l’heure ; poète amoureux, il est monté en croupe d’un paradoxe qui l’a égaré trop souvent : vouloir que la passion s’exprime absolument comme elle sent, c’est prendre le lecteur pour une maîtresse et commettre un étrange quiproquo. « Vous voulez, dit l’auteur dans sa préface, quand on est ivre de bonheur ou rassasié d’ennui, qu’on s’entretienne aussi tranquillement de sa douleur ou de son extase que vous causeriez de la pluie et du beau temps ! » Non certes, on ne veut pas cela, à moins d’être absurde, mais on exige que la douleur ou le bonheur soient transfigurés par l’art et restent pourtant une douleur vraie, un bonheur réel. D’après votre système, lorsque Hippolyte fait sa déclaration à Aricie, vous aimeriez mieux que le souffleur, s’il était amoureux de la jeune première, montât sur la scène, se jetât aux genoux de la dame, et s’exprimât à sa façon : j’aime mieux les vers de Racine. Ce système singulier de M. Lefèvre a été appliqué aux Confidences, qui par conséquent ont tout le décousu de la passion, ce qu’il n’est pas du tout difficile de reproduire, et ce qui ne ressemble guère à Pétrarque, quoi qu’en dise l’auteur, qui, dans sa thèse, l’appelle à son aide. Ne se trompe-t-il pas de beaucoup ? n’est-il pas au contraire en contradiction flagrante avec le doux maître ?
Il est certain que la passion en feu ne s’exprime pas en paroles aussi limpides, aussi gracieuses, qu’un sonnet de Pétrarque ou que le Lac de Lamartine ; mais il faut choisir, ou d’être un amant qui n’écrit que pour une femme, ou d’être un poète qui écrit pour tout le monde. Dans le premier cas, les plus longs rabâchages sont adorables ; vous parlez à la bien-aimée d’elle ou de vous ; nécessairement elle est tout oreilles et vous trouvera toujours trop court. Dans le second cas, au contraire, le moindre rabâchage est ennuyeux, et si vous dites un seul mot de trop, le lecteur ne vous le pardonne pas. Alors il a dû s’emporter souvent contre les Confidences. La diffusion est pour M. Lefèvre péché d’habitude. Comme il se complaît dans sa pensée, à l’instar de tous les amoureux, il la tourne et la retourne en tout sens, et la tirade se déroule sans fin. Pour de la passion, il y en a certainement, et je ne comparerai pas ce cœur qui bat avec violence au cœur de cet autre poète qui n’est qu’un amoureux transi. Il arrive néanmoins que cet amant passionné me laisse froid, et qu’avec moins d’amour et plus d’habileté poétique il me toucherait davantage.
M. Lefèvre affectionne les fortes couleurs de style ; il n’admet guère les nuances ; sa poésie est trop accentuée ; il emploie de préférence les mots de gros calibre, il se soucie peu de la grace et ne sait pas être flexible, ce qui est d’un effet merveilleux quand on a la force. Si je voulais relever les vers exagérés, les images qui effleurent le ridicule pour vouloir être éclatantes ; si je donnais la chasse à travers les longues pages de l’immense recueil à toutes les fautes de goût, M. Lefèvre y perdrait trop, ce ne serait pas justice, à moins qu’on ne fît ressortir en même temps combien son talent est large, énergique, et qu’à côté de chaque mauvais vers on plaçât un bon vers. On pourrait long-temps continuer la partie ; je sais pourtant qui finirait par l’emporter et resterait maître du champ de bataille.
Les prétentions philosophiques de M. Lefèvre sont au niveau de ses prétentions poétiques. En disant tout à l’heure que M. Lefèvre n’avait jamais séquestré ses poésies, nous ne parlions que de celles qu’il publiait de nouveau et qui avaient autrefois paru aussitôt faites, et nous ne songions pas à une gigantesque épopée philosophique qui repose aux trois quarts construite dans les vastes profondeurs du portefeuille de M. Lefèvre, lequel se représente
C’est chose assez curieuse à voir combien quelques poètes de la restauration qui débutèrent par des bluettes et vécurent de longues années sur une élégie ont vu grandir leur ambition : on dirait qu’ils ont voulu payer richement la réputation qu’on leur avait donnée à si bon marché. On sait que M. Soumet, qui fut si fort applaudi pour sa Pauvre Fille, s’est lancé plus tard dans les épopées et les œuvres cycliques ; M. Guiraud, après ses Petits Savoyards, en est venu à approfondir la philosophie de l’histoire et à créer une genèse ; il n’y a pas jusqu’à M. Reboul, qui, peu content de la gloire modeste et enviable que lui avaient procurée l’Ange et l’Enfant, n’ait voulu s’élever aux proportions du poème : les petits ruisseaux sont devenus des fleuves. Voici maintenant M. Jules Lefèvre qui a entrepris à son tour un poème démesuré, selon son expression, l’œuvre la plus colossale qu’une imagination ait pu rêver. Cette épopée s’appellera l’Univers et sera terminée dans quelques années, si tant est qu’on puisse terminer l’infini, dit modestement l’auteur. Que penser d’une ambition si vaste ? Après tout, il vaut mieux qu’un poète se trompe en exagérant sa force qu’en diminuant sa dignité.
M. Barthélemy pense sans doute le contraire, car il me semble s’occuper médiocrement de la dignité de sa muse ; il l’emploie à toute besogne. Ce Tyrtée, dont les éclats de colère avaient un long retentissement, psalmodie à froid sur toute sorte de sujets : tous les sujets lui sont bons. Némésis, l’ardente Némésis, délaie en plusieurs chants des prospectus d’empirique ; les muses ont leurs destins.
M. Barthélemy est, avant tout, écrivain politique, c’est là sa vocation prononcée. Quand il fit son entrée dans le monde, les questions littéraires étaient en feu ; se prononça-t-il contre ou pour la nouvelle école ? Il se prononça contre M. de Villèle. Même, quand de la satire il s’éleva jusqu’au poème, et qu’il alla fouler, sur les traces de Napoléon, les sables d’Égypte, ce fut encore une manière de faire de l’opposition, une autre façon d’entonner le Chant du Départ. Pauvres satires politiques ! elles ne commandent pas au sort. Qu’est devenue la Villéliade ? et que sont devenus les poètes ? Pendant que l’un chante l’Art de fumer, l’autre s’amuse à créer les plus invraisemblables fictions, les plus étranges paradoxes ; il peint une nature qui n’a jamais existé, il invente un ciel, une végétation et des animaux, il invente surtout ses personnages parlans, et si vous vous arrêtez, ébahi, pour contempler cet étonnant paysage, n’entendez-vous pas, au coin du bois, le rire d’un faune moqueur ?
Il ne faut pas essayer de relire les satires de M. Barthélemy qui ont précédé la Némésis. Malgré l’esprit, la verve mordante, on trouverait cela aujourd’hui d’un froid glacial : l’ame y manque ; ce sont des maisons élégamment construites et inhabitées. C’est la Némésis qui est l’œuvre capitale du poète. Œuvre de violence et en même temps travail d’excellente versification, la Némésis obtint un bruyant succès qui était justifié. M. Barthélemy savait frapper les rudes coups. Son vers, froid jusque-là, et qui l’est redevenu bientôt après, s’était enflammé. Sa colère fut une fournaise où cet acier vint se rougir. Il faut dire qu’en revoyant cela à distance, on s’aperçoit que la vraie chaleur intérieure est absente, et que ce fer rougi ne brûle pas toujours. L’invention, l’élévation de la pensée, n’étaient pas nécessaires pour réussir en un pareil ouvrage ; il fallait pouvoir étonner par la violence continue de l’invective : c’est ce que faisait parfaitement M. Barthélemy ; mais ce rôle n’est possible qu’un moment, tant que dure l’effervescence populaire. Le public alors est de moitié avec le poète : c’est une œuvre à deux ; et quand la passion populaire se ralentit, ce qui arrive bientôt infailliblement, le poète est obligé de changer de ton, pour ne pas avoir l’air de détonner, ou de se taire. Les triomphes de ce genre ne peuvent se prolonger : un poète populaire qui exploite une situation violente ne survit pas à sa victoire, et je ne puis mieux le comparer qu’à ce valeureux combattant qui fit merveille à la prise du Louvre, et, mortellement blessé, fut déposé sur le trône, où il expira.
Pour dissimuler les défauts de sa poésie et faire croire à des qualités qu’il n’a pas, M. Barthélemy devrait toujours être en colère. Quand il est au repos, et c’est l’état qu’il a désormais choisi, on s’aperçoit que chez lui l’invention est peu féconde, et que ce cœur qui fait les hommes éloquens est en congé. Sa forme est pleine, correcte et froide ; elle a quelque chose de métallique :
voilà un vers de M. Barthélemy, un vers type. On sait que la nature ne l’a jamais attiré, et que ce n’est pas lui que la rêverie entraîne au fond des bois. On le lirait tout entier sans trouver un seul vers inspiré par la tendresse ou l’amour. Un souffle printanier n’a jamais traversé sa poésie. Dieu me garde de le comparer à Boileau pour les grandes qualités de ce dernier, mais on peut dire qu’il est plus sec que lui, car Boileau a écrit l’Épître à Lamoignon. Aussi a-t-on dû comprendre, lorsque Némésis a pris la fuite, que M. Barthélemy se soit livré à des travaux de traduction, et qu’il ait même réduit son système de traduction vers par vers à une sorte de casse-tête poétique. Le meilleur conseil qu’on pourrait lui donner, ce serait, en modifiant son étroit système, de continuer à traduire. On dit qu’il va s’attaquer à Juvénal ; rien de mieux, pourvu qu’il se réfugie dans cette étude comme dans une retraite, et qu’il consente à ne plus faire de sa muse une enseigne de charlatan ou de tabagie.
Nous avons été sincère envers les trois poètes qui viennent de passer devant nous. Eût-il mieux valu déguiser une partie de la vérité et balancer à tour de bras l’encensoir ? Eût-il mieux valu imiter le marquis de Mirabeau, père de Mirabeau, singulier homme et singulier critique littéraire ? Durant tout un volume qu’il écrivit sur les Psaumes sacrés, de Lefranc de Pompignan, il est à genoux devant le poète, qu’il appelle divin ; il admire, il admire sans se lasser. Les vers rocailleux sont expressifs, tout ce qui est obscur est sublime, les chevilles elles-mêmes deviennent des traits profonds. Voilà de la critique. Est-ce celle-là qu’on demande ? Est-ce ainsi que l’entendent ceux qui accusent la critique actuelle d’un excès de sévérité ?
Si les gens qui reprochent à la critique d’être trop sévère parlent sérieusement, ils ne voient pas bien. Qu’on me montre un excellent livre tombé sous la critique, et à l’instant même j’en montrerai cent dont elle a fait ou laissé faire la fortune. Ne savons-nous pas ce qui se passe ? Quand un écrivain renommé jette un ouvrage au public, n’a-t-il pas l’habitude de prendre des précautions et de faire sa ronde ? S’il désire qu’on se taise, car il y a des éloges qui sont impossibles, il encloue les canons ; s’il veut qu’on fasse du bruit, il met lui-même le feu à la mèche. On dira qu’il y a des critiques injustes qui, après avoir été contraints de chanter sur un mode élevé les louanges d’un ouvrage manqué, veulent se dédommager le lendemain, et se mettent en train de tout nier, de tout insulter ce jour-là ; ils vont jusqu’à fouiller les tombes d’une main impie, et à souffleter des gloires qui ne méritent que du respect. Cela ne prouve pas que le caractère dominant de la critique ne soit l’éloge banal et intéressé. Oui, la critique est aujourd’hui une magistrature abaissée. Elle se relèvera, non pas en devenant moins sévère, mais en le devenant davantage, en servant la vérité à tous, aux grands comme aux petits, en ne ménageant pas mal à propos les vanités irritables, et en livrant à la littérature industrielle, ce fléau des fléaux, une guerre sans merci. Ne dénigrez personne, soyez juste envers tout le monde, et après cela ne vous inquiétez pas des clameurs que vous suscitez, des morsures que vous font au talon les serpens sous l’herbe. Chacun y gagnera, même ceux qui crieront le plus. Le résultat sera surtout excellent pour la poésie, car il ne s’agit que de la prendre par la main, cette poésie qui a de la force, qui est pleine de ressources, et qui s’égare, faute de direction, dans des routes détournées, à travers des landes infertiles ; il s’agit de la conduire dans le champ préparé qui a reçu la bonne semence et qui attend les moissonneurs.
Gardons-nous donc du découragement, et maintenons les lois éternelles du goût en France, afin que ceux qui se sont trompés puissent revenir sur leurs pas, et que les jeunes, ceux qui arrivent, ne soient pas la dupe d’un faux idéal, et apprennent à marier un art savant à la pensée délicate ou profonde. On s’est plu à répéter que le génie était une royauté. Soit ; mais c’est une royauté qui ne mène bien ses affaires que lorsqu’elle sait combiner habilement les revenus de sa liste civile et ceux du domaine de sa couronne. Or, c’est le style qui est la liste civile du génie, et la pensée qui est son domaine royal.
- ↑ Il est entendu que minores n’est pas pris ici en mauvaise part : en critique littéraire comme en diplomatie, il y a les grandes puissances et les petites puissances, et il est important de ne pas les confondre.