Revue littéraire - 14 mai 1837




MOUVEMENT
DE
LA PRESSE FRANÇAISE
EN 1836.

DEUXIÈME SEMESTRE.[1]


Il est assez ordinaire qu’en déplorant l’infécondité présente de notre littérature et l’engourdissement inexpliqué des esprits, on s’en prenne à la critique, qu’on accuse tout d’abord de partialité et d’indifférence. Elle manque, dit-on, à son devoir de sentinelle vigilante entre le peuple qui lit et cet autre peuple qui compose : elle fait de la publicité un véritable privilége au profit des siens et d’elle-même, et abandonne au découragement amer le mérite modeste et isolé. Nous n’entreprendrons pas de vérifier jusqu’à quel point le reproche peut être fondé en général ; mais, pour notre compte, il nous est permis de dire que nous n’avons pas besoin de justification. Pour ne parler que de l’année 1836, nous nous sommes condamnés à suivre, jour par jour, le laborieux enfantement de plus de quatre mille volumes. Notre attention s’est particulièrement portée sur la multitude de ceux qui se rangent dans les trois grandes divisions : philosophie, histoire, littérature. De notre part, ni paresse, ni préventions. Les promesses, souvent menteuses du titre, ont été une recommandation suffisante, et nos lectures ne se sont pas bornées aux œuvres que nous avons dû mentionner. Si nous méritions quelque blâme, ce serait plutôt pour avoir élargi trop facilement les cadres de notre revue littéraire, et disputé à l’oubli des compositions pour lesquelles l’examen, fût-il même sévère, était déjà une faveur.

C’est une remarque qu’on fera peut-être en lisant la série d’analyses qui va suivre, et qui comprend ce que les sciences morales et historiques ont publié de plus intéressant pendant le second semestre de l’année passée. Nous avons à dire, pour excuse, qu’à défaut d’œuvres de premier ordre, il a bien fallu descendre dans cette région secondaire, où la maigreur et la monotonie des productions rendent les préférences fort difficiles. Nous étant proposé de constater l’état présent des études graves et la direction des esprits, notre choix a dû se porter sur les livres instructifs, soit par eux-mêmes, soit par les discussions qu’ils soulèvent. La tâche exigeait une abnégation véritable. Ce n’est pas sans peine qu’on renonce à la séduisante unité de cette critique, qui, se mirant, pour ainsi dire, dans un seul et bel ouvrage, en prend elle-même l’éclat et les nobles proportions. Les livres de sciences abstraites et d’érudition, sans art et sans style pour l’ordinaire, ne livrent que péniblement leur pensée, et on contracte aisément avec eux la raideur pédantesque, sorte de tache originelle, bien rarement effacée par le baptême de l’esprit. C’est ce que nos lecteurs sauront comprendre ; et, en faveur du résultat, utile, sinon brillant, ils trouveront en eux un peu de cette patience attentive dont les travaux scientifiques nous ont trop souvent fait sentir le besoin.


§ i. – PHILOSOPHIE

À une époque fertile, s’il en fut jamais, en régénérateurs, on s’étonne de n’avoir pas à citer, dans l’œuvre de plusieurs mois, un seul évangile philosophique, un programme nouveau de la science humaine. Une vingtaine de livres ou de brochures se divisent par moitié en études critiques sur d’anciens systèmes, et en traités relatifs à l’éducation de l’enfance. Ceux-ci ne se présentent pas avec assez d’autorité pour obtenir de nous une mention spéciale. Il suffit de signaler en masse ces tentatives réitérées, et trop souvent infructueuses, comme de louables efforts pour affranchir les générations suivantes du désaccord de sentimens et de principes, du partage désordonné, de la curiosité vaine, du doute et des mille angoisses de l’esprit, qui fatiguent notre époque jusqu’à l’hébéter.

Revenons aux livres purement critiques, parmi lesquels figurent trois ouvrages, dont l’analyse ne sera pas sans profit.

En tête d’un énorme volume sorti des presses du gouvernement, et intitulé : Ouvrages inédits d’Abélard, pour servir à l’histoire de la philosophie scolastique en France, se trouve une introduction fort instructive de M. Victor Cousin ; nous signalons seulement le travail de l’éditeur, car nous ne savons si les fragmens retrouvés d’Abélard méritaient la peine qu’on a prise pour les mettre au jour. Les libéralités ministérielles favorisent particulièrement l’érudition littérale et pédantesque. Sous prétexte de recueillir les matériaux d’une histoire nationale, on multiplie, par l’impression, des écrits oubliés dans la poussière des bibliothèques, et dédaignés long-temps par des hommes tout aussi capables que nous-mêmes d’en apprécier la valeur. Il nous semble qu’on accorde assez légèrement les ressources du budget pour les exhumations de ce genre, et que, par exemple, un examen réfléchi n’eût pas été favorable à la publication du Sic et Non, et de la Dialectique tronquée d’Abélard. Le premier de ces ouvrages, souvent cité par les historiens de la philosophie, avait usurpé une sorte de célébrité. On a cru long-temps que le sophiste du xiie siècle s’offrait à prouver le oui et le non en toutes matières religieuses, afin de conclure à un scepticisme absolu ; et cette supposition, assez naturelle d’après l’énoncé du titre, empêcha les bénédictins, possesseurs du manuscrit, de le comprendre dans leurs vastes recueils. Cette arme si redoutée, tant qu’elle resta dans l’ombre, est dans nos mains, et il se trouve qu’elle n’a pas la moindre portée. Le livre d’Abélard n’est qu’un arsenal d’érudition, un répertoire de sentences empruntées aux anciens pères, et groupées de manière à faire voir la dissidence de leurs opinions sur les principaux points théologiques ; mais, dans le prologue, il est déclaré formellement que ces contradictions ne sont qu’apparentes (contrariæ videntur), qu’elles s’expliquent par la forme d’enseignement des pères, qui s’adressaient le plus souvent à des esprits grossiers, et surtout par l’incertitude des textes, exposés aux altérations de l’ignorance et de la mauvaise foi. Il rappelle encore que les auteurs sacrés étaient individuellement sujets à l’erreur, et qu’il faut tenir compte de leurs rétractations. Ces principes de saine critique prouvent que l’intention du compilateur n’était pas hostile à la croyance générale. Le Sic et Non attaquait seulement l’abus qu’on pouvait faire de la tradition : il nous paraît dirigé contre ceux qu’on appelait alors doctores biblici et sententiarii, qui, ayant pour système de professer sans règle ni logique, et de s’en tenir, pour toutes preuves, à l’accumulation des textes sacrés, repoussaient la méthode rationnelle des scolastiques, comme une innovation dangereuse. Au reste, l’idée d’accorder la foi avec la raison, et de fonder un cours complet de science chrétienne, n’appartient pas exclusivement à Abélard : elle préoccupait toutes les têtes actives du même temps, et on la retrouve nettement exprimée par Guillaume, abbé de Saint-Thierry, celui-là même qui appela les sévérités de l’église sur les aberrations philosophiques du disciple d’Aristote. Dans une sorte de préface, adressée à saint Bernard, Guillaume rappelle que les pères n’ont jamais écrit de traités dogmatiques, qu’ils se contentaient de fournir des solutions aux difficultés qu’on leur opposait ; mais que cette polémique naïve étant insuffisante pour un siècle qui faisait orgueilleusement valoir l’indépendance de sa raison, il devenait urgent d’appuyer l’orthodoxie sur les bases d’une démonstration rigoureuse. De ce programme sortit, avec le temps, la théologie proprement dite. Mais avant de se mettre à la tâche, il fallait créer un instrument indispensable, l’art du raisonnement. On prit les leçons du seul maître qu’on connût alors, Aristote ; et c’est pour avoir été un des plus subtiles disciples du philosophe grec qu’Abélard obtint une éclatante considération, même de la part de ses adversaires religieux. Trouvera-t-on aujourd’hui dix lecteurs pour ces traités de dialectique, qui émurent l’Europe entière au xiie siècle ? Il est permis d’en douter. Les problèmes qu’ils débattent, renouvelés depuis sous vingt formes différentes, sont d’une latinité assez lourde pour étouffer l’intérêt de curiosité historique qu’ils peuvent offrir. On s’en tiendra sans doute à l’introduction de l’éditeur, où se trouve une exposition très lucide de la grande querelle qui partagea le moyen-âge en réalistes et en nominaux.

Les genres et les espèces ont-ils une existence propre, réelle, ou bien ne sont-ils que des abstractions de l’esprit ? Quand on dit, par exemple, le genre humain, faut-il comprendre par ce terme un être collectif existant, ou bien n’est-ce qu’une expression conventionnelle, un flatus vocis, pour désigner le groupe des êtres semblables en apparence ? Les novateurs professaient, suivant la maxime fondamentale d’Aristote, qu’il n’y a de notions vraies et possibles que celles qui nous viennent par les sens. Or, la sensation ne leur pouvant offrir que des individualités, ils n’attribuaient l’existence réelle qu’aux individus : le mot genre humain n’était pour eux qu’une dénomination grammaticale, qu’un nom collectif, ce qui les fit appeler dans l’école nominalistes. Les philosophes chrétiens, qui faisaient du réalisme un article de foi, soutenaient que le genre existe par lui-même, qu’il est une substance réelle et vivante, dont les individus ne sont que les accidens divers. De même, disaient-ils, que plusieurs personnes divines forment une seule divinité, l’ensemble des êtres humains forme une seule humanité. Le dernier mot de la philosophie a donné gain de cause au réalisme théologique ; Descartes et Kant ont réduit au silence les derniers partisans de la doctrine des sensations, héritiers directs des nominalistes du xiie siècle. Cette remarque, faite par M. Cousin, devient, pour lui, l’occasion d’une profession de foi. Il eût été bon de dire aussi que les défenseurs de l’orthodoxie ne tiraient pas leurs solutions des arguties de l’école, mais qu’elles jaillissaient généreusement de leur sentiment moral. Ne voir dans le monde que des individus sans autre lien qu’une ressemblance apparente, c’était déclarer les hommes inégaux en droit, comme ils le sont par leur organisme. Pour que l’égalité fraternelle devînt possible et que la plus sainte parole du christianisme fût réalisable, il fallait enseigner que l’humanité n’est qu’une même chair et qu’un même sang, ici riches et vivaces, là souffrans et misérables : il fallait que le fort s’accoutumât à ne voir dans le faible qu’un membre de lui-même, et qu’il se portât à le secourir aussi naturellement que la main droite saine à la main gauche blessée. Au xiie siècle, on n’avait pas inventé le mot prétentieux de sociabilité, mais un sentiment vraiment social échauffait les grands cœurs.

Entre ces deux partis, Abélard joue le rôle d’un bel esprit sans croyances impérieuses, qui veut, avant tout, se faire une réputation sans partage et un système à lui seul. Il combat le réalisme par le nominalisme, et Aristote par Platon. Il fait de l’éclectisme. C’est ce dont M. Cousin ne veut aucunement convenir. « Il ne faut pas s’y tromper, dit-il (page 178), l’école que fonda Abélard n’est pas une école éclectique ; c’est même précisément tout le contraire. Le drapeau de l’éclectisme est ce grand mot de Leibnitz : tous les systèmes sont vrais en grande partie par ce qu’ils affirment ; ils sont faux par ce qu’ils nient. L’éclectisme, s’il est profond, doit donc être positif ; il doit emprunter aux écoles rivales toutes leurs parties positives, et ne leur laisser que leurs parties négatives, leurs contradictions et leurs querelles. L’éclectisme au xiie siècle, dans la querelle des universaux, eut consisté à discerner dans le nominalisme et le réalisme les vérités essentielles sur lesquelles ces deux systèmes reposaient, à les réunir et à les organiser dans le sein d’un système plus vaste. » Nous avouerons, en nous prosternant devant la grande ombre de Leibnitz, que nous ne comprenons pas plus son grand mot, que le commentaire qui prétend l’expliquer. D’abord nous ne voyons pas pourquoi la vérité résiderait plutôt dans l’affirmation que dans la négation ; il nous semble encore que les élémens positifs des systèmes opposés ne peuvent se combiner en aucune façon, par la raison fort simple qu’une chose est ou n’est pas. Mettons en présence les deux doctrines qui seront éternellement rivales : le spiritualisme et le matérialisme ; ou, pour rentrer dans l’école du xiie siècle, laissons aux prises les disciples de saint Anselme, et les sectateurs de Roscelin. — Il n’y a rien que d’individuel dans l’individu, affirment ces derniers ; et aussitôt les autres : — L’individu n’est qu’une partie d’un tout essentiellement identique. — Que peut faire l’éclectique entre ces deux affirmations inconciliables ? Rien de plus que ce que fit, Abélard. Il produira, non pas une explication nouvelle, mais un mot nouveau, il inventera le conceptualisme. « Les espèces et les genres, dit Abélard, sont des produits de l’esprit ; ce ne sont ni des mots, quoique des mots les expriment, ni des choses en dehors ou en dedans des individus ; ce sont des ''conceptions. » N’est-il pas évident que cette solution n’est nouvelle que par l’expression, et qu’au fond elle retombe positivement dans celles des nominalistes. Un mot, comme l’entendaient ces derniers, un terme métaphysique peut-il être autre chose qu’un signe intellectuel, une conception de l’esprit ? Encore une fois, nous osons croire que le procédé éclectique de Leibnitz est d’une application souvent impossible, et qu’un système, si vaste qu’il soit, ne parviendra pas à concilier raisonnablement deux thèses contradictoires dans leurs affirmations.

De la philosophie scolastique à l’idéalisme allemand, la transition est facile et légitime. C’est encore l’interminable discussion sur la substance et ses modifications, avec cette différence que, pour nos pères, la substance n’était qu’une matière créée et mise en œuvre par un adorable ouvrier, tandis que, de nos jours, elle est saluée Dieu, et partant, condamnée à se régir elle-même, à ses risques et périls. Une autre distinction non moins remarquable est que la scolastique, si long-temps réputée barbare et ténébreuse, paraît un modèle de clarté, comparée aux visions de la raison pure dans les espaces de l’absolu. L’Histoire de la Philosophie allemande[2], par M. Barchou de Penhoën, attirera sans doute une utile controverse sur une doctrine admirée chez nous de confiance sur la foi de quelques adeptes, mais qui avait été trop vaguement exposée jusqu’ici pour donner prise à une critique sérieuse et désintéressée. La méthode de M. Barchou se prête heureusement à ce résultat. Elle consiste à faire connaître la philosophie allemande, non pas seulement dans sa formation et ses vicissitudes historiques, mais dans son essence propre, dans son élément scientifique. En cinq chapitres, qui portent les noms de Leibnitz, de Kant, de Fichte, de Schelling et de Hegel, l’auteur reconstruit et formule assez nettement le système propre à chacun de ces philosophes, en coordonnant toutes les vues théoriques éparses dans leurs innombrables productions.

Un reproche assez grave est si souvent mérité par les écrivains philosophiques, qu’il est presque injuste de l’adresser particulièrement à M. Barchou de Penhoën. Le seul moyen de s’entendre dans les matières abstraites est de remédier, par des définitions très précises, à l’indécision des langues usuelles, d’élever chaque terme à la puissance d’un signe algébrique en lui conservant toujours la valeur qu’on lui a d’abord attribuée. M. Barchou s’est souvent écarté de cette règle. Ainsi, il paraît établir une sorte de synonymie entre les mots spiritualisme et idéalisme, matérialisme et sensualisme. De là, une fâcheuse confusion entre deux problèmes très distincts, celui de la nature des êtres ou ontologie, et celui de l’origine des idées. Les mots spiritualisme et matérialisme ne s’appliquent qu’au premier cas, et doivent exprimer d’une part la croyance d’un dieu-esprit, créateur et régulateur du monde, et de l’autre, l’opinion qui accorde au monde sensible une force créatrice. Les deux autres mots idéalisme et sensualisme ne peuvent se rapporter qu’à l’idéologie pure, et caractériser la doctrine des idées innées, en opposition à celle des idées acquises par la sensation. C’est encore par un étrange abus des mots que l’auteur justifie Spinosa de l’accusation d’athéisme. — Spinosa, dit-il, distingue la substance et les modifications de la substance ; il n’accorde d’existence réelle qu’à la substance, tandis qu’il nie la réalité substantielle des modifications, c’est-à-dire des choses finies. Il nie ainsi le monde, non Dieu. Il serait plus vrai de l’accuser d’acomisme que d’athéisme (tom. ii, p. 134). — Le raisonnement prêté aux panthéistes revient positivement à celui-ci : Je fais un dieu de vous et de moi, donc je ne suis pas athée ! Présumant que M. Barchou ne redoute pas beaucoup l’excommunication, nous ne nous ferons pas scrupule de pousser ses principes jusqu’aux conséquences extrêmes, et nous dirons : Admettre l’identité de Dieu et de la matière, c’est être athée en ce sens qu’on nie la notion communément reçue de la Divinité. C’est donner au mot Dieu une signification nouvelle et arbitraire. Or, c’est en dénaturant toujours la langue qui est le lien sensible d’une nation, que les philosophes parviennent à brouiller toutes les idées d’autrui, et souvent à se duper eux-mêmes.

Il nous paraît peu exact de rapprocher Descartes, Malebranche et Spinosa dans une même école, d’où seraient sortis les enseignemens répandus depuis en Allemagne. Pour classer sans injustice les philosophes, il faut distinguer les principes qu’ils ont hautement professés des interprétations auxquelles se prêtent leurs théories. Descartes, Malebranche et Leibnitz étaient sincèrement spiritualistes, dans le sens qui vient d’être exposé. L’idée d’identifier Dieu et la matière les eût probablement révoltés. Entre leurs croyances et celles du panthéisme, se trouve l’abîme qui sépare les deux grands systèmes auxquels se rapportent tous les autres. Pour rester dans le vrai, il suffisait de dire que Descartes, avec ses hypothèses cosmogoniques, Malebranche avec sa vision en Dieu, qui ne lui permet plus d’apercevoir la matière, Leibnitz avec ses monades douées de force ou d’intelligence, ont fourni à leur insu des matériaux pour constituer scientifiquement la religion nouvelle de Spinosa.

L’école allemande (nous évitons de dire la philosophie allemande, car la philosophie, qui est la recherche du vrai, appartient à l’humanité entière : une nation ne peut avoir en propre que la manière de philosopher), l’école allemande fut réellement ouverte par Kant. Aussi l’avénement du colosse de Kœnigsberg est-il salué avec enthousiasme dans le livre de M. Barchou. — C’est, dit-il, de ce coin de terre (Koenigsberg) qu’il résuma l’œuvre des siècles écoulés, qu’il embrassa la science d’un œil d’aigle, qu’il lança dans le monde son immense système, parole toute puissante, sorte de fiat lux merveilleux qui, des abîmes de l’intelligence humaine, devait faire sortir comme un monde nouveau. (T. ier, p. 237). — Sans partager ces exagérations, nous reconnaîtrons que Kant a rendu de grands services, et qu’il mérite une place honorable dans le petit groupe des hommes qui ont éclairé le chaos de la philosophie. Vers le milieu du xviiie siècle, le pédantisme et le paradoxe se trouvaient aux prises, et compromettaient les acquisitions de la science dans une mêlée sans dignité et sans bonne foi. Kant eut l’œil assez sûr et la main assez ferme pour séparer l’ontologie de l’idéologie. Il appliqua à cette dernière toutes les forces de son esprit, et résolut avec une subtilité rare un problème ainsi posé : Quelles sont les choses que je puis connaître ? La méthode et les résultats sont connus : c’est en étudiant le mécanisme interne de l’intelligence, en distinguant dans le monde extérieur la réalité essentielle des objets de l’apparence qui frappe nos sens, que Kant parvint à tracer les limites au-delà desquelles il n’y a plus pour nous de certitude absolue. Suivant lui, le cercle étroit et glacé demeure fermé à toutes les notions abstraites. L’existence de Dieu, la spiritualité de l’ame, l’unité ou la pluralité des substances, le commencement ou la fin probable du monde, la sanction des devoirs moraux, échappent à la démonstration solide. Ainsi, Kant combine un formidable instrument de logique, une machine qu’on peut mettre en jeu pour ou contre tout système. La nullité de la raison individuelle, rationnellement établie, conduit aussi bien le sceptique à repousser toute croyance, que l’orthodoxe à chercher hors de lui-même une autorité régulatrice. Au surplus, la philosophie s’est occupée jusqu’à la puérilité du problème de la certitude. Si nous sommes condamnés à l’ignorance sur beaucoup de choses, c’est qu’il nous est avantageux de ne les connaître pas. Soyons francs. Le don de voir la vérité sans voiles et sans ombres ne serait-il pas le plus funeste qu’on nous eût pu faire ? Supposons un instant que l’existence d’un dieu vengeur nous fût irrésistiblement prouvée ; l’homme pétrifié par la crainte perdrait aussitôt liberté et dignité : ou plutôt l’homme intelligent n’existerait plus, mais à sa place un automate auquel il serait impossible de ne pas faire le bien ; dès-lors, juste sans combats et vertueux sans mérites. Avant de déterminer ce que nous pouvons connaître, le sage devrait s’enquérir de ce qu’il nous est bon de connaître, et rechercher si, à défaut de certitude absolue, il n’y a pas pour nous une certitude suffisante en merveilleuse harmonie avec l’exercice de la liberté morale.

La Critique de la raison pure, le seul ouvrage de Kant qui fasse autorité dans son école, est une méthode de logique dont la puissance est seulement négative. Le maître a révélé la loi du mécanisme psychologique : il a constitué le moi humain, laissant à ses disciples la tâche de mettre le moi en rapport avec le non-moi. On nous pardonnera, nous l’espérons, ce langage barbare que nous n’employons pas sans répugnance. Fichte aborde le premier la question ontologique : il décide bravement que le moi est identique au non-moi, en ce sens que le moi s’apparaît à lui-même sous une forme idéale dans le monde extérieur. De cette façon, dit Fichte, par la voix de M. Barchou, le monde existe, mais non pas avec cette sorte de réalité matérielle que nous lui avons attribuée : il sort des abîmes de l’intelligence humaine ; sa forme et son existence ne sont qu’intellectuelles. L’importance et la dignité morale de l’homme ne font que gagner à ce dernier point de vue. L’homme n’est plus seulement le propriétaire et l’habitant du monde, il en est, en quelque sorte, le créateur, le souverain, le dieu (tome i, p. 362). » Après cette magnifique découverte, nous n’avons pas été peu surpris de lire plus loin (tome ii, p. 16), que « la doctrine de Fichte n’embrassait pas dans son entier l’esprit allemand. » Mais aussitôt paraît Schelling, qui révèle à ses compatriotes l’identité absolue, substantielle du moi et du non-moi ! Voici la formule de cette nouvelle doctrine : — L’absolu, le tout primitif, se manifeste à l’individu, dans la nature, et se développe simultanément dans l’ordre réel et dans l’ordre idéal. Ce qui veut dire en français que la matière inerte ou organisée, l’instinct de la brute ou l’élan sublime de la pensée humaine, ne sont que des évolutions variées d’une seule et même substance ! L’homme est un monde en abrégé, en qui se réfléchissent les merveilles de l’univers entier. Enfin l’absolu, se saisissant, se sachant, se comprenant en tant qu’absolu, tel est, suivant M. Schelling, le dernier mot de la philosophie !

Les mauvais disciples qui ne parvinrent pas à saisir l’absolu de Schelling firent la fortune de Hegel. Celui-ci « fondit au feu de sa logique l’idéalisme, le criticisme, l’art, le naturalisme, la religion, l’état, l’histoire, que sais-je encore ? s’écrie M. Barchou de Penhoën (t. ii, p. 243). » À la vérité, le programme de Hegel était séduisant. « Dieu, disait-il, en tant qu’esprit, ne diffère en rien de l’esprit de l’homme. Il est cet esprit même ; il se manifeste par l’intelligence humaine. Dieu existe donc parmi nous, mêlé à nous, au-dedans de nous. Pour nous, Dieu est en tout et partout (tome ii, p. 132). » Comme ses devanciers, Hegel se déclare adversaire du dualisme en philosophie, c’est-à-dire de la pluralité des substances. Pour lui, le mot idée et substance sont synonymes. Écoutez-le : « L’idée ou la notion est ce qui est ; l’idée est la substance vivante qui, au moyen d’un mouvement progressif, jamais interrompu, se manifeste sous telle ou telle forme de l’existence réelle (tome ii, p. 135). » Nous avons exprimé la pensée fondamentale de chacune des sections de l’école ; nous nous abstiendrons de suivre le transcendentalisme dans tous ses développemens, car il pourrait arriver, bien malgré nous, que nous appelassions sur lui le ridicule. Étrangers à toute pensée de prosélytisme, nous ne voulons point sortir des bornes de la critique littéraire, et encore moins, blesser les personnes qui se sont vouées chez nous au culte des idoles allemandes.

Nous ne pouvons cependant garder le silence sur un fait qui nous a frappés. Tous les novateurs en philosophie reprochent à leurs devanciers d’imposer des croyances, sans prendre la peine d’en établir rationnellement la certitude. Les rêveurs allemands se sont fait de cette accusation, une arme contre le dogmatisme chrétien. Mais eux-mêmes ne proposent-ils pas souvent des formules qu’ils avouent indémontrables, un inconditionnel qui échappe à tous nos moyens de connaître, et qui nous sont présentés comme articles de foi ? Pour eux, par exemple, le couronnement de toute construction philosophique, la loi du devoir repose sur une pure fiction. Cet instinct inné du juste et de l’injuste, qui fournit à chacun sa règle de conduite, ce sens moral qu’on ajoute aux cinq autres sens physiques, n’est-il pas nié formellement par toutes les autres doctrines ? N’est-il pas nié par l’expérience historique, qui nous montre que les idées sur le bien et le mal ont toujours varié selon les pays et les temps ? Mais, réplique-t-on (tome i, p. 281), si vous parvenez à vous défaire de vos préjugés d’éducation, vous discernez qu’au fond des coutumes les plus atroces réside une notion vague, un instinct caché de la justice : qu’ainsi le sauvage qui égorge les vieillards au lieu de les soutenir, le Chinois qui peut noyer son enfant nouveau-né (combien de traits pareils à citer !), pourraient aussi bien les abandonner, sans plus s’en inquiéter, à toutes les angoisses de la faim, de la maladie, de la misère. Avec de telles argumentations, il n’y a pas d’actes qu’on ne puisse légitimer.

Disons mieux. Si les panthéistes parlent souvent de liberté et de responsabilité morale, de droits et de devoirs, c’est une preuve de leur probité personnelle que nous ne songeons pas à mettre en doute ; mais c’est aussi, de leur part, une rare inconséquence. Dans leur système, l’individu n’est qu’une pièce de la machine universelle, et ne se meut qu’en raison de la part de divinité à laquelle il a droit ; son action, à ce titre, ne peut être que fatale, nécessaire, irrésistible. On n’a pas avoué ce fatalisme qui, par rapport à l’individu, serait trop évidemment absurde ; mais, par une absurdité aussi grande, quoique moins apparente, on applique cette loi aux évolutions historiques de l’idée, c’est-à-dire de l’élément unique et universel. Le génie d’un peuple, dit Hegel (t. ii, p. 291), se trouve nécessairement en rapport avec sa position géographique, c’est-à-dire avec la place qu’il occupe dans l’espace, et non moins nécessairement avec le rôle qu’il doit jouer, dans l’histoire, c’est-à-dire avec sa place dans le temps. » Citons encore. L’axiome favori de Spinosa était celui-ci : « Chaque peuple doit garder la forme de gouvernement sous lequel il existe. (T. ii, page 277.) » Leibnitz, chrétien de cœur, mais panthéiste dans ses hypothèses, est conduit à l’optimisme en disant que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Arrivé à Schelling et Hegel, M. Barchou rappelle cette parole d’un écrivain allemand, M. Heine : « Si la philosophie de Schelling et de Hegel eût été plus répandue en France, la révolution de juillet n’eût pas été possible. » Niera-t-on encore que le panthéisme, quand il est d’accord avec lui-même, n’a pas d’autre rôle que la contemplation immobile de soi dans l’univers, et de l’univers en soi ? Et, en effet, peut-on songer raisonnablement à changer de condition, quand on se sent un des plus favorisés entre les dieux de première classe, capable en outre de comprendre l’idée, et de saisir l’absolu ?

Après avoir excité en Allemagne une commotion d’enthousiasme, après avoir introduit chez nous le fatalisme dans l’histoire, et dans la critique une phraséologie lourde et pédantesque, le transcendantalisme est, dit-on, tombé au-delà du Rhin dans un engourdissement mortel. Le discuter sérieusement aujourd’hui, ce serait peut-être s’attaquer à une ombre. L’engouement, si voisin du mépris, les continuelles oscillations de renommée, ne sont-ils pas la plus cruelle satire du philosophisme ? Citons un autre exemple plus frappant encore que le premier. On a publié récemment un livre où l’homme qui, depuis deux siècles, a régné paisiblement sur la science expérimentale et la philosophie, où Bacon est traité de misérable tête, accusé d’incapacité absolue, essentielle, radicale ! et ce livre a pour auteur, non pas une tête légère et misérable, mais un penseur célèbre, un chef à la parole ardente, qui a puissance d’entraîner après lui une grande fraction de la société ! Dans un ouvrage qu’il n’a pas publié de son vivant, sans doute pour éviter le reproche de paradoxe[3], le comte Joseph de Maistre s’offre à démontrer que la méthode rationnelle proposée dans le Novum Organum, à la place de l’ancienne syllogistique, est fausse et sans portée ; que toutes les sciences étaient en progrès quand Bacon parut, et qu’il est ridicule d’attribuer à celui-ci une impulsion dans l’ordre scientifique. Suivant page à page le chancelier anglais, de Maistre l’interroge brutalement sur la cosmogonie, la physique générale, l’histoire naturelle, et le trouve ignorant et plein de préjugés, même pour son temps ; et quand il a excité le rire et la pitié aux dépens de celui qu’on invoque souvent encore comme un initiateur inspiré, il s’écrie avec dédain : « On peut dès-lors savoir à quoi s’en tenir sur les réputations. Bacon est célébré de toutes parts pour avoir substitué l’induction au syllogisme, et il se trouve qu’il a déclaré la véritable induction vaine et puérile, en lui substituant, sous le nom d’induction légitime, une autre opération qu’il n’a pas comprise lui-même, mais qui est vaine et puérile dans tous les sens. On le célèbre encore pour avoir mis l’expérience en honneur, et il se trouve qu’au temps de Bacon, l’expérience légitime était en honneur dans toutes les parties de l’Europe, et qu’il a fait reposer son système d’expériences sur des idées fausses et directement contraires à l’avancement des sciences. » L’Examen critique du comte sera lu après les écrits du chancelier comme un précieux correctif. Il faut se défier toutefois de cette critique âcre et dissolvante, qui détruit tout ce qu’elle touche. Pour l’auteur du Pape, le crime irrémissible de Bacon est d’avoir été adopté par les sophistes et les savans anti-chrétiens du xviiie siècle. Nous n’entreprendrons pas de constater par des exemples l’hostilité flagrante et pieusement déloyale de l’auteur : la meilleure manière de le réfuter est de signaler les influences d’éducation et d’entourage qui ont pu fausser parfois une grande intelligence ; c’est de montrer Joseph de Maistre vivant et passionné, tel enfin qu’il apparaîtra dans un tableau complet, promis depuis long-temps aux lecteurs de la Revue, et qui sera l’œuvre du critique-poète qui surprend si habilement les secrets de la composition littéraire en sondant ceux du cœur humain.

§. ii. — HISTOIRE.

i. Généralités historiques. — La tâche de l’historien devient de plus en plus rude et périlleuse. Il ne s’agit plus seulement, comme par le passé, de mettre en saillie les figures des grands hommes et de rejeter sur les plans reculés l’action vague et incomprise des masses. Notre siècle, qui veut tout savoir, et qui doute de tout, paraît préférer des faits et des preuves à ces tableaux saisissans où l’art de la composition et la sagacité des jugemens attestent la puissance de l’écrivain mieux que l’encombrement des citations. Le poids des études imposé à celui qui entreprend une histoire ferait fléchir le plus ferme génie. Il faut connaître la géologie et la physiologie pour expliquer l’état des lieux et le mécanisme organique des peuples ; la théologie, la jurisprudence et l’économie politique, pour comparer les dogmes et le régime légal ; l’archéologie, la philologie et l’esthétique, pour critiquer les origines et les développemens intellectuels. Il faut demander tribut à toutes les sciences au profit de la science des faits. Il est à remarquer aussi que presque tous les travaux sérieux prennent plus ou moins légitimement la forme historique ; ce qui nous oblige à comprendre dans cette division des ouvrages qui ne s’y rattachent pas directement.

On sait, par exemple, que l’ethnographie forme les prolégomènes obligés de toute narration, et que la classification du genre humain en espèces et en variétés s’introduit comme un fait démontré dans les traités élémentaires de géographie. Cette tendance nous autorise à rappeler ici deux ouvrages, qui se rattachent plus particulièrement aux sciences naturelles. Nous voulons parler d’un Essai sur les races humaines, par M. Broc, et de la réimpression de l’Essai zoologique sur le genre humain, par M. Bory de Saint-Vincent. La discussion sur l’unité primitive de l’humanité a moins été jusqu’ici un débat philosophique qu’une mêlée de sectaires. D’une part, le fanatisme religieux défendait obstinément la lettre biblique ; à l’opposé on célébrait, comme une victoire de la science, tout démenti donné à la tradition. De nos jours, les esprits se complaisent dans un calme qui tient quelque peu de l’indifférence, et c’est sans passion qu’ils interrogent la physiologie sur un des plus graves problèmes de la morale et du droit naturel. Le genre humain a-t-il eu dans l’origine un type unique, que diverses circonstances ont pu modifier depuis ? Ou bien les différences qui nous frappent présentement sont-elles essentielles, inaltérables, perpétuellement transmissibles ? Établissent-elles des variétés zoologiques, caractérisées par la constitution et l’aspect physiques, par des penchans et des aptitudes ? De tous les naturalistes modernes, M. Bory de Saint-Vincent est celui qui s’est prononcé pour la seconde hypothèse avec le plus d’assurance. Après avoir divisé l’ordre des bimanes en deux genres, homme et orang-outang, il distribue le premier genre en quinze espèces, subdivisées elles-mêmes en races et familles : puis, il conduit son lecteur aux quinze berceaux de l’humanité, pour y dresser autant d’actes de naissance. Beaucoup plus réservé, M. Broc reconnaît et décrit soigneusement les différences qui apparaissent aujourd’hui entre les êtres humains : mais il laisse à penser que ces différences ne sont pas nécessairement originelles, et qu’une foule d’accidens physiques ou d’influences morales ont pu, à la longue, diversifier le type unique et primitif. Rappelons à cette occasion qu’en histoire naturelle une nomenclature n’est pas autre chose qu’une méthode d’étude : pour le philosophe elle est un indice, mais elle n’a pas valeur de démonstration. Relativement aux bimanes, comme dirait M. Bory de Saint-Vincent, ne suffit-il pas de rapprocher les classifications proposées jusqu’ici pour accuser l’hypothèse qui désunit la grande famille des êtres intelligens ? Linnée reconnaît dans le genre humain quatre races et fait une classe à part des monstruosités ; Blumenbach en admet cinq ; Cuvier distingue assez vaguement trois races ; M. Duméril et M. Virey six chacun, mais qui ne correspondent pas entre elles. Le nombre des divisions s’élève, avec MM. Desmoulins, Bory de Saint-Vincent et Malte-Brun, à onze, quinze et seize espèces. Enfin, M. Gerdy, dont M. Broc reproduit la classification, s’en tient à quatre sous-genres, désignés par la couleur des individus. Ajoutons que chaque auteur répartit ces premiers groupes en familles et en variétés. Le mécanisme organique étant le même partout, les nomenclatures ne peuvent être établies que d’après les modifications de forme, de volume et de couleur. Or, les deux premiers indices nous paraissent fort incertains. Tout le monde sait que les organes surexcités se développent aux dépens des autres, et que la diversité du genre de vie explique suffisamment celle des aspects. Ainsi, tandis que la déplorable habitude de comprimer les pieds des femmes chinoises détruit chez elles l’instrument de la locomotion, les habitans des landes françaises, passant leur vie sur l’arbre qui produit la résine, se servant de leurs pieds pour en arracher l’écorce et pratiquer des incisions à l’aide d’un instrument tranchant, finissent par acquérir une flexibilité si remarquable, que, chez eux, le tact se déplace et descend, pour ainsi dire, des mains dans l’appareil inférieur. Ce seul exemple parle aussi haut que cent autres qu’on pourrait citer. Il permettrait de croire que la configuration attribuée à chaque race tient peut-être à des pratiques que l’observation n’a pas encore constatées. Sans sortir de notre pays, il suffit de parcourir l’échelle sociale pour voir qu’à chaque degré l’atmosphère morale est changée au point de modifier le masque des individus, et que ces différences, perpétuées dans chaque classe, produisent à la longue des types nettement tranchés et parfaitement saisissables. Le troisième indice, résultant de la couleur de la peau et de la chevelure, soulève une difficulté qui probablement ne sera jamais résolue méthodiquement ; car il faudrait que l’expérience fût suivie pendant une longue série de générations pour qu’elle devînt décisive. Les dernières recherches de l’anatomie déplacent la question sans la résoudre. Après avoir affirmé que la couleur du noir ne tient pas, comme on l’avait annoncé, à des causes internes, M. Breschet, cité par M. Broc, continue en ces termes : « Si, comme je le présume, les écailles de la peau du nègre diffèrent de celles du blanc, et si la différence de forme en produit une dans la couleur, ce point d’organisation expliquerait peut-être dans les deux races la dissemblance de coloration. » L’influence du climat a été niée par la plupart des savans : cependant les voyageurs s’accordent à dire que les Arabes de l’Yemen, classés parmi les peuples blancs, sont dans la réalité presque aussi noirs que leurs esclaves, nègres africains. Enfin, on sait que l’historien Niebuhr, tout en se prononçant avec les naturalistes pour la permanence des caractères physiques, admet une exception relativement à la chevelure, par déférence pour Virgile, Diodore et Ammien Marcellin, qui disent positivement que les Gaulois, nos ancêtres, étaient presque tous d’un blond doré. En présentant ces objections, qu’il serait facile de multiplier, nous ne prétendons pas trancher une question que nous considérons au contraire comme insoluble. Nous voulons établir seulement que le climat, l’alimentation, l’imitation instinctive, et surtout le régime social, agissent continuellement sur l’organisme, et qu’en conséquence des classifications tracées d’après des symptômes essentiellement variables doivent tenir en défiance le philosophe et l’historien.

L’application des sciences exactes à l’histoire peut être fort utile en beaucoup de cas ; mais elle exige une raison ferme et exercée, une probité critique à l’épreuve des séductions du paradoxe. Un médecin distingué, M. Lélut, n’a pas évité cet écueil dans un livre intitulé : Du Démon de Socrate. Ce bon sens prophétique, cet élancement irrésistible vers le beau et le bien, que le sage attribuait naïvement à l’impulsion d’un bon génie, sont pour la faculté des symptômes qui appellent un rigoureux traitement. Figurons-nous, par un caprice d’imagination, M. Lélut médecin à Athènes, et consulté par des disciples inquiets. Il eût formulé dans le préambule de son ordonnance les lignes que nous lisons aujourd’hui dans son livre. — « Il résulte que Socrate est bien véritablement fou, puisque, s’il y a un caractère formel et indubitable de la folie, ce sont les hallucinations, c’est-à-dire cet état intellectuel où nous prenons nos propres pensées pour des sensations causées par l’action immédiate des objets extérieurs. Le philosophe a présenté, pendant quarante ans peut-être, ce caractère irréfragable de l’aliénation mentale. » — Ne concevant pas qu’un état maladif si long-temps prolongé n’eût pas altéré l’arme irrésistible dont Platon hérita, la logique socratique, nous nous en tiendrons à l’avis d’un véritable médecin de l’ame. « Le démon de Socrate, dit Montaigne, était une certaine impulsion de volonté qui se présentait à lui sans le conseil de sa raison. En une ame bien épurée, comme la sienne, et préparée par un continuel exercice de sagesse et de vertu, il est vraisemblable que ces inclinations, quoique téméraires et indigestes, étaient toujours importantes et dignes d’être suivies. » Notre dernier mot à M. Lélut sera que, quand même il eût prouvé sa thèse désolante, il n’eût pas justifié le titre ambitieux de son ouvrage, qu’il présente comme une application de la psychologie aux études historiques.


ii. Géographie. — Trois publications intéressantes rapprochent les différens âges de la science. Les savantes recherches de Joachim Lelewel sur l’état des connaissances cosmographiques chez les anciens, viennent d’être résumées et reproduites chez nous, sous ce titre : Pythéas de Marseille[4]. On sait que l’antiquité, d’ordinaire si crédule, refusait toute confiance à l’aventureux Pythéas. Polybe et Strabon tiennent pour fabuleuses les deux relations qu’il avait rédigées, et qui ne nous sont connues que par les rares citations des écrivains postérieurs. Quoique plusieurs des circonstances qui pouvaient paraître inadmissibles aux Grecs, eussent été confirmées par les découvertes récentes, la critique moderne a conservé des doutes sur la véracité du Marseillais : en France, l’érudit Gosselin s’est montré un adversaire intraitable. M. Lelewel néanmoins entreprend la réhabilitation de Pythéas. Dans son récit, et dans les cartes qui l’expliquent, on peut suivre le voyageur gallo-grec, côtoyant l’Ibérie jusqu’au détroit des Colonnes, doublant le promontoire Sacré (cap Saint-Vincent) et longeant, sur l’Océan, les côtes de la Celtique jusqu’au Finistère. Il quitte alors la route des Carthaginois que le commerce avait déjà attirés jusqu’aux Cassitérides (îles Sorlingues) et au cap Bélérion (côtes de Cornouailles). Il tend au nord jusqu’au détroit et longe la côte orientale de la Bretagne. Parvenu à l’extrémité, il se jette en pleine mer, et après six jours de navigation, il touche ultima terrarum Thule, l’Islande, selon quelques-uns, mais plus probablement l’une des Feroë. Pythéas quitte cette terre sans avoir pu la reconnaître : il regagne le continent européen, et courant vers le nord, il pénètre dans la Baltique, jusqu’à l’embouchure du Tanaïs. Nous croyons que M. Lelewel a définitivement restitué à Pythéas l’honneur de ses découvertes. L’érudition, qu’il a peut-être prodiguée dans son opuscule, doit faire désirer le grand ouvrage qu’il annonce sur la chronologie et la géographie des anciens, objets particuliers de ses études.

Dans une Histoire de la Géographie du nouveau continent[5], M. Alexandre de Humboldt se propose de traiter successivement : 1o  des causes qui ont préparé et amené la conquête du Nouveau-Monde ; 2o  de quelques faits relatifs à Christophe Colomb, et à Amerigo Vespucci ; 3o  des premières cartes du Nouveau-Monde, et de l’époque à laquelle on a proposé le nom d’Amérique ; 4o  des progrès de l’astronomie nautique et du tracé des cartes dans le xve et le xvie siècle. Les deux volumes dont nous avons à nous occuper n’abordent que la première section. Il est bien rare que les grandes découvertes résultent d’un effort individuel. C’est plutôt un besoin du siècle qui détermine en un sens donné l’activité des esprits ; c’est une passion contagieuse, pour ainsi dire, qui se déclare partout, mais qui tourmente plus particulièrement les hommes distingués par l’intelligence. Les progrès de l’astronomie et de l’art nautique au XVe siècle permettant les voyages de long cours, les puissances maritimes durent songer à s’emparer du commerce de l’Orient, qui s’était fait jusqu’alors, au profit de Venise, par la Perse et la Méditerranée. Mais pendant que de hardis marins tentaient le littoral africain dans l’espoir de gagner la mer des Indes, la science entrevoyait la possibilité d’arriver au même point, en marchant directement à l’ouest. La sphéricité de la terre avait été annoncée chez les anciens par les pythagoriciens, par Aristote, Strabon, Sénèque, Macrobe. Cette opinion, confirmée par les Arabes, divulguée par les travaux de Dante, de Roger Bacon, d’Albert-le-Grand, de Vincent de Beauvais, de Pierre d’Ailly, était généralement admise. La conclusion dont on fait honneur à Christophe Colomb sortait si naturellement de ce principe, qu’elle dut frapper plusieurs esprits. Mais quelle distance à parcourir, quels dangers à prévoir, quelle direction, quelle tactique à suivre au milieu de l’Océan ? Telles étaient les véritables difficultés du problème, et elles ne pouvaient être résolues que par un homme joignant, comme le Génois, aux connaissances théoriques de l’époque, l’expérience de la mer. Il nous paraît donc assez futile de rechercher aujourd’hui si l’idée d’atteindre le levant par le couchant a germé d’abord dans la tête de l’astronome Toscanelli, ou du négociant Martin Behaim, ou de quelques autres, dont M. de Humboldt nous apprend les noms. La gloire de l’entreprise ne saurait être disputée à celui qui en a calculé les chances pendant vingt ans, que n’ont ébranlé ni les moqueries, ni les refus humilians, ni les menaces d’une mer inconnue. Si une réclamation devait être admise, ce serait seulement en faveur de ceux qui n’en sont pas restés aux théories impuissantes, et il serait juste alors d’inscrire en première ligne le nom d’un Français dont l’audace et le bonheur ont propagé le goût des découvertes maritimes. Nous voulons parler de Jean de Béthencourt, seigneur normand ou picard, chambellan du roi Charles VI, et neveu du grand amiral de France. Les anciennes relations s’accordent à dire que, fatigué de nos discordes civiles, il préféra s’aventurer sur l’Océan, à la recherche des régions inconnues ; mais que naviguant à ses propres coûts et dépens, l’insuffisance de ses moyens ne lui permit pas de s’avancer beaucoup vers l’occident, comme il en avait l’intention ; qu’ainsi fut-il forcé de se jeter dans les îles Canaries, dont il prit possession en 1402, et dont il obtint plus tard la souveraineté. Nous avouons que cette assertion des vieux historiens ne repose pas sur des témoignages bien précis, et nous ne l’eussions pas relevée, si, le savant auteur de l’Examen critique ne lui eût prêté involontairement quelque vraisemblance. En suivant le développement progressif de la pensée de Colomb, M. de Humboldt démontre que ce dernier a puisé son érudition classique et sa conviction morale dans les œuvres de Pierre d’Ailly, qu’il invoque à tous propos. Or n’est-il pas présumable que Pierre d’Ailly, né à Compiègne, évêque de Cambrai, confesseur du roi dont le navigateur était le chambellan, a dû rencontrer ce dernier, soit à la cour, soit dans les provinces où l’un et l’autre résidaient habituellement ? Est-il possible que les mêmes vues n’aient pas rapproché l’homme de science et l’homme d’action ? Il est à noter encore que des chroniqueurs portugais et espagnols attribuent aux succès de Béthencourt le zèle de Henri de Portugal pour l’avancement de l’astronomie et de la navigation ; et ce savant prince avait quelque raison sans doute de prendre pour devise ces mots français : Talent de bien faire, que les aventuriers portugais s’empressaient de graver sur la pierre et l’écorce, dès qu’ils avaient mis le pied sur un sol nouveau.

Cette conjecture historique ne serait peut-être pas indigne de la lumineuse critique que M. de Humboldt sait répandre abondamment sur tous les autres points. Lui seul en effet pouvait réunir autant de matériaux éprouvés pour l’un des plus intéressans chapitres de l’histoire moderne. Malheureusement, il y a peu de méthode dans leur emploi. La dissertation principale disparaît en quelque sorte sous les notes qui devraient l’éclairer, et l’attention partagée pourrait à la longue céder à la fatigue, si elle n’était constamment surexcitée par la magnificence du sujet.

Le dévouement à la science n’est plus, comme autrefois, exposé à l’ingratitude. Il y a trois ans à peine que le capitaine Back[6] reçut du gouvernement britannique la mission de chercher la trace du capitaine Ross qu’on croyait perdu, tout en poursuivant l’exploration des régions inconnues dans le nord-est de la pointe extrême du continent américain, et déjà les géographes ont donné le nom du navigateur anglais à la grande rivière du Poisson (Thlew-ee-choh en langue indienne), immense cours d’eau qui se précipite sur une longueur de cinq cent trente milles géographiques, à travers une contrée que pas un arbre n’égaie, qui parfois s’épanche en vastes lacs dont l’horizon de ciel et d’eau déroute le navigateur, et qui, après avoir franchi des chutes, des cascades, des rapides au nombre de quatre-vingt-trois, se décharge enfin dans la mer polaire, vers le soixante-septième degré de latitude nord. Il ne faut plus demander aujourd’hui aux relations de voyages l’intérêt romanesque qui s’attachait aux aventuriers du xvie siècle. Les pays non frayés sont ceux que le climat rend, pour ainsi dire, inhabitables. Plus de ces grandes luttes où une poignée d’Européens bravaient fièrement une population entière. Dans sa marche de plusieurs mois, le capitaine Back ne rencontre que des bandes d’Indiens affamés, implorant l’assistance des voyageurs comme les mendians de nos grandes routes, et plus loin une tribu d’Esquimaux, dont l’instinct défiant se tait à la vue de quelques verroteries. Un passage du voyageur donne raison, plutôt que les rigueurs du froid et la pauvreté du sol, de cette misère qui aura bientôt dévoré toutes ces peuplades abruties. « Ces grossiers enfans de la nature, dit le capitaine Back, une fois rassasiés et vêtus, ne connaissent plus ni jouissances ni émotions : la pitié est chez eux une sensation purement animale, disparaissant avec la présence de l’objet qui la cause ; le but avoué ou secret de leurs actes n’est, à mon avis, que l’intérêt personnel. » Le lugubre aspect d’une nature désolée, fidèlement saisi par l’auteur anglais, la traduction facile et intelligente de M. Cazeaux, les notes scientifiques qui suivent le journal de route, recommandent le livre du capitaine Back aux lecteurs qui préfèrent l’exactitude des faits et l’instruction solide aux mensonges brillans de l’imagination.


iii. Histoire ancienne. — L’attention plus ou moins bienveillante des érudits se porte sur les travaux paléographiques dont le succès renouvellerait pour nous l’aspect de l’antiquité. M. Salvolini procède à l’œuvre de vérification que nous avons annoncée, en publiant une Analyse grammaticale et raisonnée des anciens textes égyptiens. La première partie offre le texte et l’interprétation de la célèbre pierre de Rosette. La méthode analytique de M. Salvolini est déterminée par l’hypothèse de Champollion. Il s’applique d’abord à désigner l’objet dont le hiéroglyphe n’est souvent qu’une représentation imparfaite ; secondement, à chercher si cet objet fonctionne dans le discours, en qualité d’image, de symbole ou de lettre phonétique ; enfin lorsqu’un rôle est assigné à chaque caractère, l’auteur cherche à établir une phrase en langue copte, dont il discute les lois et les altérations probables. On voit que chaque figure exige une longue série de dissertations. Les juges compétens ne se sont pas encore prononcés sur un travail immense qui n’est connu que par une première livraison. Il est probable qu’à cette heure, tous les érudits de l’Europe répètent les expériences de M. Salvolini, mais silencieusement, et sagement prémunis contre les illusions dont les annales scientifiques offrent tant d’exemples ! C’est qu’en matière de philologie, ils sont de temps en temps rappelés à la circonspection. On n’a pas oublié la récente histoire des neuf livres de Sanchuniaton, qui mit en émoi toutes les universités de l’Allemagne, et dont l’Analyse obtint chez nous les honneurs de la traduction. On sait aujourd’hui, par une correspondance portugaise, que la prétendue découverte de M. Wagenfeld n’est qu’un très docte roman historique[7], et que le couvent où le manuscrit avait été, disait-on, trouvé, n’existe pas plus que l’abrégé du chroniqueur grec.

M. Cayx a entrepris une Histoire de l’Empire romain depuis la bataille d’Actium jusqu’à la chute de l’empire d’Occident[8]. Le premier volume de cette histoire, qui en promet plusieurs, contient le récit des évènemens écoulés depuis la fin des guerres civiles jusqu’à la mort de Néron. L’auteur, qui divise son sujet en trois périodes, a traité dans ce volume la première. La seconde, qu’il étend depuis l’avénement de Galba jusqu’à Dioclétien, et la troisième, qu’il prend de Dioclétien pour la pousser jusqu’à Augustule, seront l’objet des publications suivantes. Il pense que les deux périodes restantes ne demanderont pas chacune plus d’un volume égal à celui qu’il nous donne aujourd’hui, et qui n’a pas moins de sept cents pages. L’ensemble de son histoire serait donc de trois ou au plus peut-être de quatre volumes ; ce qui, dans une aussi vaste matière, et avec le développement complet qu’y donne l’historien, indique un effort et un mérite de concision. La méthode que suit M. Cayx dans le premier volume, et qui sera celle des suivans, ne le range, à proprement parler, dans aucune des écoles historiques en vogue, et n’en est pas moins bonne pour cela. Il s’élève lui-même, dans sa préface, par quelques mots judicieux, contre l’école dite fataliste et l’école symbolique. Il n’est pas d’ailleurs de l’école pittoresque, en ce qu’il ne s’attache pas à raconter exclusivement et à décrire sans entremêler la réflexion. M. Cayx, esprit de sens et d’expérience, nourri des nombreuses lectures qu’exige une si mûre étude, a voulu reproduire toute la série de ces faits compliqués, en y jetant la clarté de l’exposition sans négliger celle des jugemens qu’il y ajoute. Il est, moins l’éclat, de cette école de Tacite dont il rencontre tout d’abord le secours et les exemples ; il est de l’école judicieuse de Polybe, ne visant pas aux tableaux, mais à un enseignement sérieux et rassis. La lecture n’y perd rien en agrément : cela est presque redevenu une nouveauté que de rencontrer l’histoire ainsi écrite sans effets, sans théories, d’un style sain, avec les faits complets et les réflexions qui ne les quittent pas. Dès le second chapitre, M. Cayx a examiné et discuté dans un détail intéressant les moyens et le fond de cette constitution nouvelle, encore vague, qui se précisait en la personne d’Auguste, et que ses successeurs ont bien vite poussée au pur despotisme. M. Cayx fait très bien comprendre comment Auguste était maître absolu de l’empire, en ayant soin de toucher le moins possible aux anciennes formes républicaines. Il attribue (et en cela il émet une opinion particulière) la plus grande part de ce pouvoir impérial aux droits de la puissance tribunitienne qu’exerçaient, avec un surcroît de plénitude, Auguste et ses successeurs. Parmi les jugemens qui touchent les personnages, on remarquera ce qu’il y a d’assez nouveau dans l’appréciation du caractère de Claude, que M. Cayx n’a pas eu d’ailleurs la prétention de réhabiliter le moins du monde : il laisse aux Linguet ces ressources du paradoxe. Pour lui, il ne marche qu’appuyé sur Tacite, Suétone et les autorités antiques, et sur les modernes comme Tillemont, dans cette voie romaine si large, et toutefois si encombrée, où a déjà fait route le grand historien Gibbon, qu’il ne cite peut-être pas assez souvent. Ce premier volume achevé et la juste estime qui s’y attache doivent engager fortement M. Cayx à poursuivre.

L’Orient a cessé d’être pour nous le pays des illusions. Un jour viendra où son histoire véritable sera plus connue et mieux comprise en Europe que parmi les populations inertes qui couvrent le sol asiatique. L’honneur de ce résultat sera dû particulièrement au comité de traductions, dont le siége est à Londres, mais qui recherche la coopération de tous les philologues étrangers. Sa collection vient de s’enrichir de deux publications récemment faites en France. Une volumineuse compilation, semblable à celle que nos pères appelaient avec une emphase orientale, la mer des histoires, la chronique d’Abou-Djafar-Tabari, l’oracle de l’Asie au ixe siècle, est devenue célèbre dans les contrées musulmanes, et s’est multipliée depuis en plusieurs dialectes. Une version abrégée, écrite en langue persane par le visir d’un prince samanide, est enfin reproduite en français par M. Louis Dubeux, qui a corrigé les altérations du texte, en rapprochant dix manuscrits de la Bibliothèque du Roi. La première livraison, conduisant de la création aux patriarches, présente une confusion des traditions sémitiques, où domine cependant la Bible des Hébreux. À vrai dire, elle est d’un médiocre intérêt, si ce n’est pour ceux qui veulent démontrer scientifiquement une révélation primitive, en établissant la conformité de toutes les anciennes traditions. Mais les volumes suivans, consacrés à la Perse ancienne, à Mahomet et à ses premiers successeurs, auront une valeur historique, et même une sorte d’originalité, grace au traducteur qui conserve heureusement le génie oriental, sans sacrifier la netteté qu’exigent les lecteurs français.

Les hommes des temps héroïques revivent dans les Lettres sur l’Histoire ancienne des Arabes[9], par M. Fulgence Fresnel. Ce sont les on dit que murmure la foule après les grandes actions, les émotions du moment transmises d’âge en âge par les échos populaires, qui arrivent miraculeusement jusqu’à nous. Dans le désert, les journées par excellence sont celles qui voient le choc de deux tribus, un hardi coup de main, une lutte chevaleresque, une vendetta. Le récit d’une mémorable journée, fait par un témoin, se grave dans la mémoire d’un rawi, historien de l’époque, dont le mérite consiste à pouvoir répéter mot pour mot, sans addition, sans omission d’une seule syllable, ce qu’il a entendu, et de la sorte, la rédaction première traverse plusieurs générations de conteurs, sans subir le moindre changement. Au viiie siècle de notre ère, un docteur nommé Abou-Oubaydah se rendit célèbre par le nombre et l’exactitude des traditions qu’il pouvait raconter. Un siècle se passa encore, jusqu’à ce qu’un compilateur arabe, établi à Cordoue, mît le tout en écrit, et en formât un répertoire qu’il nomma le Collier, parce que chacun des vingt-cinq volumes qui le composent porte le nom d’une pierre précieuse. Les récits conservés par Abou-Oubaydah remontent donc aux premiers siècles de notre ère. Ils sont en prose, la plus ancienne qui nous reste, et en ce dialecte que le seul Mahomet, dit-on, a possédé parfaitement, d’une interprétation si difficile, qu’un orientaliste anglais l’a appelé l’arabe impossible. M. Fresnel en essaie néanmoins la traduction, à l’aide d’un docteur arabe qu’il s’est attaché. Mais pour lui, le plus instructif des commentaires est sans doute l’aspect des lieux qui furent le théâtre des sanglantes journées. Quant aux notions précises sur les mœurs et le gouvernement des anciens Arabes, il faut les chercher dans les notes très étendues qui accompagnent le texte principal. On sent combien cette forme est nuisible à l’intérêt. Mais peut-on se permettre un seul mot de critique, quand on a lu cette supplique du courageux voyageur que nous nous faisons un devoir de transcrire ? — « Je prie le lecteur de prendre en considération les circonstances dans lesquelles j’écris. Le retour de la peste, qui de bénigne qu’elle est à présent, peut devenir très meurtrière dans un mois, m’oblige d’en finir, et je ne puis faire pour le moment qu’un mémoire à consulter. »


iv. Histoire de France. — Cette section, assez pauvre en nouveautés, est grossie par la foule des mémoires et documens déjà connus en grande partie, et dont la place est marquée dans les grandes collections que la concurrence des libraires multiplie. Une distinction est à établir en faveur des Archives curieuses de l’Histoire de France[10], par MM. Cimber et Danjou. Ce répertoire, qui complète heureusement tous les autres, se compose de pièces inédites quelquefois et ordinairement d’une grande rareté. C’est une chronologie formée naturellement par les pamphlets, procès-verbaux, correspondances, actes authentiques, révélations, bulletins de complots ou de batailles, de fêtes ou de désastres, en un mot par les opuscules de circonstance qui, dévorés par la curiosité à leur apparition, ne se conservent pas dans les bibliothèques, et deviendraient introuvables à l’heure de l’étude, si des éditeurs prévoyans ne les rassemblaient en corps d’ouvrages. Les derniers volumes publiés (tomes 10 à 13) conduisent de la sixième prise d’armes des huguenots en 1580, jusqu’à la paix de 1598 entre les rois de France et d’Espagne ; ils embrassent ainsi le drame entier de la Ligue. Les pièces qui se rapportent aux actes principaux sont groupées de façon à montrer toujours les partis aux prises. Protestans, catholiques, politiques royaux s’emparent des faits tour à tour pour se renvoyer l’injure et la menace. MM. Cimber et Danjou coordonnent les témoignages, en font pressentir la valeur dans de courtes notices, mais ne vont jamais jusqu’à l’affirmation. Cette réserve paraît commandée par la nature de leur travail. Les déclarations officielles, les écrits tracés dans le douloureux aveuglement des passions sont indispensables pour reconstruire historiquement le passé : par eux-mêmes, ils ne sont pas de l’histoire. Les contemporains ne sauraient avoir l’intelligence du mouvement qui les emporte. De près, leur vue ne saisit que les détails du tableau : l’ensemble leur échappe. Aussi, n’est-il pas facile de retrouver dans les monumens d’une époque le germe des hypothèses émises plus tard par les écrivains. Que la Ligue n’ait été qu’une orgie de fanatisme soudoyée par les princes lorrains ou espagnols, suivant la version du libéralisme voltairien ; ou bien, au contraire, qu’elle ait combattu pour l’émancipation populaire, et affermi la nationalité française, comme le prétend le nouveau libéralisme catholique, on peut dire, d’après les pièces émanées de la sainte union, qu’elle n’avait pas la conscience de son œuvre politique. De même, dans le camp opposé, rien ne trahit l’intérêt qui, dit-on, rattacha la féodalité expirante à la cause de l’hérésie. Il est prudent encore de ne pas prendre à la lettre les proclamations à l’adresse du public, les paroles prononcées dans l’esprit de leur rôle par ceux qui occupent la scène. Qu’on lise les « Déclarations du roi de Navarre sur les justes occasions qui l’ont mû de prendre les armes pour la défense et tuition des églises réformées de France, » et l’on sera édifié du zèle pieux, du désintéressement de Henri. S’il tire l’épée, c’est à regret, et seulement pour la cause du saint nom de Dieu, pour la liberté des consciences, pour le rétablissement d’une bonne et sincère justice. Mais qu’on interroge d’Aubigné, confident indiscret qui s’honore d’avoir écrit au pied du lit royal, il vous dira naïvement que la femme du Béarnais son maître, sans autre but que de susciter des embarras à son frère Henri III qu’elle détestait, fit agir toutes les femmes attachées plus ou moins légitimement aux seigneurs protestans, et notamment deux maîtresses du roi son mari ; qu’elle-même s’employa auprès du sieur de Turenne pour déterminer une nouvelle prise d’armes ; de sorte qu’une rupture qu’à la cour de France on appelait gaiement la guerre des amoureux, eut pour préface publique le grave et religieux manifeste reproduit dans les Archives curieuses. En trouvant plus loin la bulle d’excommunication fulminée par Sixte V, contre les princes de Bourbon, chefs des réformés, on se rappelle que ce même pape conseillait à Henri III le meurtre des Guises, chefs de la Ligue, et les tuteurs du catholicisme en France. Il faut donc louer MM. Cimber et Danjou de n’avoir pas hasardé, d’après les seuls monumens d’une époque, la solution des grands problèmes de philosophie historique. Leur collection se recommandait d’ailleurs par un autre genre d’intérêt. Elle rend aux personnages célèbres, passions, habitudes et langage ; elle renouvelle jusqu’aux moindres émotions des vieux âges : sans composer le drame, elle en fournit les élémens, et satisfait ainsi les imaginations vives qui ne comprennent l’histoire que comme la résurrection pittoresque du passé.

La collection de pièces relatives à l’histoire de France, entreprise avec l’autorisation royale et les secours du budget, compte un volume de plus, le Polyptique, ou état des terres, des revenus et des serfs de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, dressé par l’abbé Irminon, sous le règne de Charlemagne. On prendrait une fausse idée de cette publication par la première livraison, texte latin d’une volumineuse comptabilité qui, ramenant toujours et nécessairement une même formule, est d’une sécheresse à rebuter les plus courageux lecteurs. Attendons la seconde livraison, dite partie française, c’est-à-dire une suite de dissertations et de commentaires, dans laquelle l’éditeur, M. Guérard, saura exposer l’état des personnes et la loi des relations privées au viiie siècle, avec toute la sagacité dont il a déjà fait preuve.

Ce qu’on demande avant tout aux écrivains qui ont eu part aux grands drames historiques, soit comme acteurs principaux, soit parmi les figurans, ce sont les indiscrétions piquantes, les rivalités de coulisses, le jeu secret des machines. À ce compte, le début des Mémoires de Lucien Bonaparte[11] causera quelque désappointement. S’ils rappellent le directoire et l’empire, c’est surtout par le style. Quant au fond, on signalerait difficilement jusqu’ici un trait caractéristique, une donnée nouvelle pouvant servir de correctif aux notions reçues ; et sans la signature authentique de M. le prince de Canino, on pourrait croire à une de ces compilations faites sur la commande d’un libraire avec les journaux du temps et des on dit de vieillards. Il ne faut pourtant pas désespérer de l’entreprise. Le premier volume conduit seulement à la crise qui provoqua la chute du directoire. Avec le second commencera la tragi-comédie du 18 brumaire, pour laquelle M. Lucien Bonaparte est le témoin le plus important. Viendra ensuite la grande épopée impériale qui doit réveiller d’ardentes sympathies, si l’auteur fait taire un peu sa rhétorique pour laisser parler ses souvenirs et son cœur. La curiosité publique, un peu déçue d’abord, peut donc être amplement dédommagée par les livraisons suivantes.

Avouons qu’il est difficile d’être neuf et heureusement indiscret sur la révolution et l’empire, après le déluge de livres qui devient menaçant pour les lecteurs. Chacun a désiré un travail où les faits, étroitement groupés, quoique sans confusion, conduisissent rapidement aux résultats. L’Essai sur l’établissement monarchique de Napoléon[12], par M. Camille Paganel, correspond à ce but. L’auteur ne donne pas exactement tout ce que son titre semble promettre, c’est-à-dire des détails précis sur l’agencement des ressorts administratifs, sur cette immense machine gouvernementale, dont la vitalité fut telle, comme il le dit lui-même, que la France actuelle, à un point de vue politique tout différent, conserve, comme gage de salut, la plupart des grands procédés pratiques de l’empire. Mais n’est-il pas assez honorable pour M. Paganel d’avoir donné une excellente biographie d’un homme qui absorbe en lui son époque, et d’avoir dissimulé, par un remarquable talent de style, la sécheresse ordinaire des résumés analytiques ?


v. Histoire étrangère. — Moins connue nécessairement que celle de notre pays, l’histoire extérieure fournit plus souvent d’instructives publications. La Péninsule espagnole achète, trop chèrement sans doute, l’honneur d’occuper l’Europe entière. On dirait qu’elle prend à tâche de confesser son impuissance, en laissant aux nations actives le soin de débrouiller ses propres annales. En Allemagne, MM. Aschbach, Lembkè et Schœfer poursuivent des travaux qui déjà font autorité. En France, on a entrepris l’année dernière trois histoires générales, et publié plus de vingt ouvrages sur les institutions du pays, ses ressources et la lutte présentement engagée. Nous pourrions citer ici, comme se rattachant aux origines du peuple espagnol, les recherches provoquées par l’Académie des inscriptions, sur les migrations des Wandales, et leur établissement en Afrique ; mais le mémoire couronné, celui de M. Papencordt (de Berlin) n’a pas été imprimé, en France du moins. Une Histoire des Wandales, qui est demeurée en dehors des concours pour n’avoir pas été envoyée à temps, eût sans doute séduit les juges qui mesurent le mérite par le nombre des textes cités. À nos yeux, le lourd volume de M. Marcus n’est qu’un amas de matériaux préparés au profit d’une main plus habile. Un seul livre entre tous ceux qu’un intérêt de circonstance fait éclore, présente les caractères d’une œuvre durable : C’est l’Histoire d’Espagne, depuis l’invasion des Goths, jusqu’au commencement du xixe siècle, par M. Rosseeuw Saint-Hilaire[13]. Ses titres à une honorable distinction sont l’étude des documens originaux souvent faite sur les lieux, une érudition sévère, et surtout un sentiment vrai de la composition historique. Le premier volume, qui en promet cinq ou six autres, inaugure dignement l’entreprise. Après un coup d’œil jeté sur la configuration physique du pays, et des recherches sur les deux familles primitives dont la fusion est constatée par le nom de Celtibères, l’auteur commente les rares témoignages de l’antiquité sur la domination successive des Phéniciens, des Grecs et des Carthaginois. Vient la conquête romaine, et dès-lors on trouve les secours, ou plutôt les leçons des grands historiens de la Grèce et de Rome, Tite-Live et Plutarque, Polybe et Appien. Mais l’historien moderne est dans ses emprunts d’une réserve presque respectueuse ; on dirait qu’il songe moins à ranimer Scipion, Viriathes et Sertorius, qu’à rappeler les portraits consacrés de ces grands hommes. À l’apparition des Barbares, la scène s’agrandit : le récit s’anime et se colore. Mais aussi, quel spectacle pour l’imagination, quel abîme pour la pensée ! Une engeance brutale et vagabonde se laisse discipliner par de pauvres prêtres ; la force aveugle se soumet à l’intelligence, pour pulvériser les ruines gênantes de l’ancien monde, et enfoncer dans un sol trempé de sang, la base des sociétés à venir. Une race, entre toutes celles qui concoururent au grand œuvre, a dû être particulièrement étudiée ; c’est un groupe de la famille gothique, établi au commencement du ve siècle sur les bords du Danube. Déplacé violemment, par le choc des Huns, il retombe de tout son poids sur l’empire romain ; l’Espagne lui est offerte pour rançon, à condition de la disputer aux Alains, aux Suèves et aux Wandales, qui déjà l’ont envahie. La marche des Goths, leur station d’un siècle dans le midi de la Gaule, leur expulsion au-delà des Pyrénées par Clovis, leur conversion au catholicisme sous les rois de Tolède, les révoltes, l’affreuse dépravation qui les laissent épuisés, quand surviennent les Arabes ; en un mot, les points décisifs dans leur existence de trois cents ans, sont consignés dans toutes les histoires ; mais dans celle de M. Rosseeuw Saint-Hilaire, l’intérêt nous a paru renouvelé par l’abondance et la sagacité des développemens. On lit dans l’introduction : « Une époque dont il reste un code et des conciles finit toujours par se comprendre. ». En effet, l’analyse intelligente doit lire dans une loi la cause qui l’a provoquée : le remède y dénonce le mal. Dans le silence des chroniques, l’auteur a su faire parler les actes successifs des conciles de Tolède, et le Code gothique connu sous le titre de : Forum Judicum ; c’est par eux qu’il éclaire le travail de la civilisation qui fait d’une peuplade farouche, le centre d’une société régulière. Il nous est arrivé rarement, dans notre revue des historiens, d’avoir à nous occuper de style. Le silence sur ce point serait une injustice envers M. Rosseeuw Saint-Hilaire. L’exécution de son livre est remarquable, moins peut-être par des qualités saisissantes, que par l’absence des défauts qui appartiennent à l’époque. On trouvera plaisir à un récit plein et suivi, que relèvent parfois des pages franchement, heureusement écrites ; et c’est surtout ce genre de mérite qui nous fait espérer le succès pour l’une des plus utiles et des plus estimables productions de la nouvelle école historique.

Un devoir de la critique est de soutenir l’attention sur les livres sérieux, et pour lesquels on a courageusement sondé toutes les sources de la vérité. À ce titre, on nous pardonnera de revenir sur un ouvrage que nous avons déjà mentionné plusieurs fois, l’Histoire de l’empire ottoman, par M. de Hammer[14]. La troisième livraison embrasse dans un demi-siècle (1520 à 1574) les règnes de Souleiman, que les nations chrétiennes ont salué du titre de grand, et de Sélim II, dont les défauts disparurent sous les reflets de la gloire paternelle. Plus de vingt campagnes, dont treize conduites en personne par Souleiman ; des luttes sauvages où deux armées se dévorent ; Rhodes arrachée enfin aux chevaliers de Jérusalem ; Belgrade et Ofen emportées d’assaut ; le sol allemand violé et les murs de Vienne entamés par le canon des Turcs ; les côtes de la Méditerranée constamment menacées ; les états barbaresques rendus tributaires ; l’empire étendu à l’orient par la prise de Bagdad ; au nord, par le refoulement des Slaves ; au midi, par la conquête de l’Yemen, qui complète la soumission de la péninsule arabique ; enfin, pour faire une ombre au tableau des victoires ottomanes, la bataille de Lépante, le seul avantage mémorable obtenu par les chrétiens : tels sont les faits qui, minutieusement racontés, animent le mouvement dramatique du récit. L’histoire de cette même époque répond encore à une des préoccupations présentes du monde politique. Le règne de Souleiman fut le plus haut point de la puissance ottomane ; mais les historiens orientaux, ceux que M. de Hammer consulte de préférence, reprochent à ce prince d’avoir semé imprudemment les premiers germes de dissolution. Un écrivain turc, Khotschibeg, qui doit à un ouvrage sur cette matière un titre non moins honorable pour notre littérature que pour lui-même, celui de Montesquieu turc, signale cinq causes de décadence. Souleiman, dit-il, s’abstint le premier de paraître aux séances du divan, et se contenta de les suivre derrière la fenêtre voilée. En dérobant sa personne aux regards, à l’exemple des anciens despotes de l’Orient, le souverain ne relevait le prestige de la majesté royale qu’aux dépens de son autorité réelle. La seconde faute est d’avoir nommé ses favoris aux grandes dignités sans qu’ils eussent traversé la série des fonctions secondaires, comme on l’exigeait précédemment, de sorte que, dans la suite, le bon plaisir du maître devint un titre suffisant pour les charges qui exigent les garanties du mérite et de l’expérience. Un autre grief est l’intervention du harem dans les affaires de l’état, influence corruptrice conquise au profit des favorites par les charmes irrésistibles de la célèbre Roxelane. Le juge sévère termine par le double reproche d’avoir enrichi les grands de l’état par de folles prodigalités, et d’avoir souffert que ceux-ci trafiquassent des emplois secondaires pour satisfaire les tentations toujours renaissantes du luxe et des vices qu’il entraîne. Telles sont donc, de l’aveu des Ottomans, les principales causes de ruine. Mais, à nos yeux, le mal est plus grave encore : c’est un vice organique et irrémédiable. C’est que ce qu’on appelle par inadvertance la nation turque n’est pas réellement une nation. La nationalité d’un peuple ne se trouve constituée que par un accord d’intérêts et de sentimens, par une tendance, soit raisonnée, soit instinctive, vers la réalisation d’une œuvre commune. Qu’on observe les sociétés chrétiennes, et on verra qu’elles ont travaillé sans relâche à la transformation du monde ancien. On verra que les bouleversemens, les institutions, l’étonnante activité d’esprit des Occidentaux, n’ont jamais été qu’un acheminement vers un but qui paraît être l’égalité politique, c’est-à-dire le libre développement des facultés de chacun et le bien-être général garanti par l’heureuse harmonie du droit et du devoir. Il est à remarquer surtout que les grands états de l’Europe ne sont pas mis en péril par les fautes de leurs chefs, que la force aveugle peut changer les gouvernemens et la ligne des frontières, mais que la communauté nationale n’en subsiste pas moins pour marcher vers l’accomplissement de ses destinées. Un pareil phénomène est-il donc possible dans une agglomération de quatorze millions d’hommes, suivant la plus récente estimation, où les vrais Turcs, la race conquérante, comptent à peine pour un vingtième, où la masse est partagée en peuplades rivales, Slaves, Albanais, Grecs, Arméniens, Francs, un tiers au plus mahométan, le reste réparti entre les différens rites chrétiens ; pour tout dire en un mot, tous divisés de foi et de loi ? L’établissement et la splendeur des Ottomans ne sont vraiment qu’un fait transitoire et exceptionnel. Les succès militaires n’ont rien de surprenant avec des chefs comme Mahomet II, qui punissent à l’égal d’un crime le moindre revers, qui poussent en avant leurs soldats en braquant derrière eux leurs monstrueux canons, qui irritent les instincts féroces par la promesse du pillage, qui attirent les aventuriers de l’Europe par la chance d’une merveilleuse fortune ; car, suivant la remarque de M. de Hammer, sur dix grands visirs nommés par Souleiman, huit étaient des renégats, ainsi que tous les hommes remarquables du même temps. Que les sauvages traditions du conquérant se soient conservées pendant quatre règnes et l’espace d’un siècle, c’est déjà merveille ; mais une énergie qu’aucune source morale ne ravivait a dû s’affaisser à la longue. Le temps, qui use tout, a émoussé le tranchant du sabre ; il ne faut pas chercher d’autre cause à la décadence d’un empire dont le sabre seul a tracé les limites.

Une crise dernière est assez imminente aujourd’hui pour occuper tous les cercles politiques. Quand sonnera l’heure fatale, que deviendra le plus riche sol de l’Europe ? Relèvera-t-on en faveur d’une dynastie nouvelle le trône de Constantin ? Ou bien, si l’on partage le territoire au profit des états limitrophes, comment offrir aux autres puissances une compensation assez forte pour conserver l’ancienne fiction des équilibristes politiques ? Ce sont là des difficultés qui semblent menacer l’avenir d’une crise sanglante. Il se trouve pourtant des publicistes qui n’admettent pas ces tristes prévisions, et qui prétendent avoir découvert dans le régime ottoman des conditions de force et de durée inaperçues avant eux. Telle est la thèse soutenue dans un ouvrage, ou plutôt en deux mémoires réunis sous ce titre : La Turquie, ses ressources, son organisation municipale et son commerce[15]. La plus importante moitié appartient à M. David Urquhart, secrétaire de l’ambassade anglaise à Constantinople, et en grande faveur aujourd’hui auprès du divan. L’introduction, qui forme le premier volume, est d’un auteur anonyme dont les sympathies sont françaises. Ce dernier, après avoir mis en contraste les institutions, les croyances et les mœurs de l’Orient et de l’Occident, admet fort légèrement que la différence du régime social, si tranchée entre ces deux régions, tient, comme un attribut naturel, à des causes locales et invariables ; qu’en conséquence, ces deux mondes doivent renoncer à se modifier l’un l’autre, mais, au contraire, aider par une bienveillante réciprocité, le développement du principe vital propre à chacun. Les dernières visions de ce beau rêve nous montrent, comme deux foyers lumineux rayonnant sur l’humanité entière, Constantinople et Paris : — la machine à progrès est complétée par l’Autriche, qui fonctionne en qualité de conducteur, et promène bénévolement l’étincelle civilisatrice. La pensée de M. Urquhart est beaucoup moins pittoresque. Pour lui, Anglais, la Turquie est un pays qui possède 3,000 milles de côtes, un territoire de 5,000 milles carrés couvert des produits les plus variés, abondant en forêts et en richesses minérales, ouvrant d’innombrables communications avec l’Asie ; un pays qui, privé d’industrie, doit désirer l’échange des matières premières, et notamment du coton et de la soie, contre des objets manufacturés. L’auteur anglais démontre fort bien que l’intérêt de l’Angleterre est de maintenir l’intégrité de la Turquie, dans l’espoir d’y commander le marché. Enfin les deux écrivains tombent d’accord sur un point, qui a du moins le mérite de la nouveauté. Ils affirment que la Turquie possède en elle-même les élémens de sa réorganisation, qu’elle peut sortir plus forte que jamais de la crise qu’elle subit, déjouer toutes les intrigues mises en œuvre pour la perdre, et servir long-temps de barrière à l’Europe contre les envahissemens de la Russie. Or, ce principe de salut, c’est l’existence des institutions locales et municipales découvertes par M. Urquhart, à qui nous laissons la parole :

« En nous servant du terme : institutions municipales, nous entendons désigner l’administration que les habitans d’un village, d’un bourg, ont établie pour régir les affaires de la localité, avec une constitution bien distincte, et une indépendance bien nette du gouvernement politique. Les Turcs renversèrent l’administration, les institutions, les coutumes, la hiérarchie qui existaient sous l’empire d’Orient ; mais ils n’imposèrent à leurs tributaires ni leurs formes administratives, ni leur loi civile, qui était écrite dans leurs livres religieux. Aussi les institutions adoptées par les rayas sont si indépendantes du code musulman, que, partout où la prospérité s’est développée, on peut remarquer qu’il y a eu absence complète de rapports politiques avec la Porte. J’irai plus loin, et je dirai que le développement de la prospérité est la conséquence invariable de la négligence de l’administration centrale. »

Si la sublime Porte, ne peut régénérer son peuple qu’à force de le négliger, il nous semble que sa conservation est au moins inutile. Nous croyons encore que la diversité des institutions ne sera pas généralement approuvée comme un gage de stabilité, et que les politiques persisteront à considérer l’empire turc comme une agglomération d’esclaves, auxquels on laisse la faculté de se régir comme ils veulent ou comme ils peuvent, pourvu qu’ils paient à leurs maîtres le tribut qui ne les exempte pas toujours des avanies. Au surplus, notre dissentiment en cette matière avec M. Urquhart ne nous empêche pas de reconnaître l’intérêt de son livre, un des plus utiles à consulter sur la population, sur le régime administratif, financier et commercial de la Turquie.

Si, comme on paraît le craindre, la question orientale était livrée aux chances des batailles, les régions slaves et germaniques deviendraient le rendez-vous de toutes les ambitions européennes, et alors on sentirait l’importance d’un ouvrage récemment publié, par le comte Stanislas Plater[16]. C’est un atlas historique et militaire de la Pologne, figurant dans une succession de cartes coloriées, les révolutions territoriales, le tracé des campagnes, le plan des siéges et batailles mémorables, depuis le commencement du xviie siècle jusqu’à nos jours. Le texte en regard de chaque tableau résume la situation politique de l’époque, les forces et le mouvement des armées, les résultats généraux de la campagne. L’histoire polonaise des deux derniers siècles devait prendre naturellement la forme d’un cours d’instruction militaire, la Pologne étant, pour ainsi dire, une carrière où ont exercé tour à tour les grands maîtres de l’art, Gustave-Adolphe, Sobieski, Charles XII, Frédéric et Napoléon.

On s’exposerait à de graves erreurs sur le principe vital des grands peuples, si l’on s’en tenait à l’impression d’un seul écrivain, quelque judicieux et désintéressé qu’il fût. Il faut, au contraire, rapprocher les témoignages et les contrôler l’un par l’autre. Les préjugés de pays et de doctrine, l’intérêt, le caprice, produisent sur chaque objet les avis les plus divers. Ainsi, se forme une série d’idées dont l’exagération marque les limites extrêmes, mais au centre desquelles on a chance de trouver la vérité. Les expériences de ce genre sont autre chose qu’un jeu d’érudition, quand elles portent sur une nation éminemment laborieuse : il y a profit réel à lire des livres comme L’Angleterre en 1835[17], lettres écrites à des amis par M. de Raumer, professeur d’histoire à l’université de Berlin, et Observations recueillies en Angleterre[18], par M. Simon, rédacteur en chef de l’une de nos meilleures feuilles provinciales. Le premier voyageur, franc Germain, c’est-à-dire un peu Anglais, ne perd jamais l’occasion d’exalter les trois royaumes aux dépens de ce pauvre royaume de France. À cette faiblesse près, il fait preuve de science et de raison élevée. Chez lui, la pensée déborde et noie l’observation : les coutumes anglaises ne sont plus qu’un texte de dissertations sur l’histoire et l’économie politique, qui ne portent pas tous leurs fruits, parce que les hasards de la correspondance en détruisent, presque toujours l’enchaînement. L’ouvrage de M. Simon fait contraste avec le précédent par la précision du plan et par une impartialité de bon goût : la balance qu’il tient entre les deux peuples penche alternativement sans blesser jamais. Pour les côtés vulnérables de nos rivaux, comme la littérature, les arts, l’instruction supérieure, il atténue sa critique, et l’emprisonne, pour ainsi dire, en trois chapitres. Dans le reste du livre, ce n’est plus qu’un humble disciple qui vient étudier la grande science du comfort et les lois du mouvement industriel. Chose remarquable ! ce séjour chez nos voisins paraît avoir relevé aux yeux de l’observateur l’importance commerciale de la France. Après avoir passé en revue les objets divers des transactions mercantiles, il affirme, ce sont ses propres termes, que, si l’Angleterre peut, sur certains articles, nous faire une concurrence fâcheuse, sur beaucoup d’autres, à notre tour, nous prenons notre revanche, et qu’enfin, sur un grand nombre, les avantages sont compensés. Ces conclusions, confirmées par des documens statistiques, appellent l’attention des spéculateurs, et promettent au livre de M. Simon le succès qui, tôt ou tard, récompense les travaux utiles.

Comment et sous quelle forme parviendrons-nous à nous approprier les innovations de la race anglaise ? Tel est le programme inscrit par M. Michel Chevalier, en tête de ses Lettres sur l’Amérique du Nord[19]. La supériorité des Anglais se conserve principalement par le système perfectionné des communications, et par la science du crédit. On conçoit que ces deux élémens de la prospérité commerciale aient pris, dans le Nouveau-Monde, plus de développemens que partout ailleurs ; ils sont là des conditions d’existence. Disséminés sur un immense territoire, les Anglo-Américains sentent le besoin d’abréger les distances : trop jeunes pour avoir amassé les richesses réelles, souvent inactives en d’autres états, ils se procurent, par le crédit, un capital factice qui devient l’instrument du travail. En aucun pays, la fièvre industrielle n’a été plus ardente ; mais du moins en Amérique la spéculation s’ennoblit par son but et ses résultats. Elle entre en lutte contre une nature sauvage et indomptée ; elle sème dans les déserts qu’elle a conquis des villes, des ateliers, des écoles ; elle prépare, pour la civilisation de l’ancien monde, un vaste et somptueux théâtre ; elle apprend surtout aux nations exubérantes, que les contrées incultes, c’est-à-dire les deux tiers du globe, sont, pour l’intelligence et le travail, de véritables terres promises. Il faut en convenir, cette œuvre combinée de l’activité humaine et de la loi providentielle compose un magnifique ensemble ; et quand il arrive, comme aujourd’hui, qu’il soit décrit par un homme chez qui le jet poétique domine la science, il prend un caractère de grandeur auquel la plus froide raison doit céder. Mais dans cette chaleur d’enthousiasme, dans cette impatience d’imitation, n’a-t-on pas oublié trop facilement qu’entre la condition des Américains et la nôtre il existe des différences qu’il serait trop long d’énumérer, et dont une seule remarque de M. Chevalier fait ressortir l’importance. – « En Europe, dit-il, une coalition d’ouvriers ne peut signifier que l’une de ces deux alternatives : augmentez nos salaires, sinon, nous nous laissons mourir de faim, nous, nos femmes et nos enfans (ce qui est absurde), ou : augmentez nos salaires, sinon nous prenons nos fusils (ce qui est un défi de guerre civile). En Amérique, au contraire, une coalition signifie augmentez nos salaires, sinon nous allons à l’ouest. Voilà pourquoi les coalitions qui, en Europe, sont souvent de force à ébranler les pouvoirs robustement organisés, ne présentent aucun danger pour l’ordre public aux États-Unis où l’autorité est désarmée. »

Il est évident que le rapide accroissement de la tige américaine tient à des circonstances inouies dans les fastes de l’humanité. Mais la veine de prospérité n’est pas inépuisable. On peut prévoir l’époque où les pionniers atteindront les dernières limites de l’ouest, où le congrès n’aura plus de terrain à vendre à raison de 16 francs l’hectare. De 1790 à 1832, la population a suivi la loi progressive indiquée par Malthus[20]. S’il arrivait que la progression arithmétique se soutint encore pendant un siècle, le domaine de l’Union serait dès-lors plus chargé que l’Europe entière. Le peuple américain n’a pas eu de jeunesse : l’abus des forces viriles hâtera pour lui les infirmités qui affligent nos sociétés vieillies. Qu’on se le représente donc, dans un état analogue au nôtre, épuisé par l’encombrement, le combat des intérêts, l’héritage des passions, la fatigue morale, et qu’on se demande si ces maux trouveront leur remède dans la pétulance industrielle et l’équilibre fédératif qui ont aujourd’hui tant d’admirateurs en Europe ? Il est permis d’en douter, en trouvant dans un ouvrage consacré à un peuple à peine constitué, une lettre qui a pour titre : Symptômes de révolutions. — « Une crise est imminente, dit l’auteur d’après M. Clay, une des lumières du congrès : le système américain ne joue plus régulièrement. Au nord, l’extension illimitée du droit de suffrage, sans la création d’aucune institution politique régulatrice, a rompu tout équilibre. Au sud, la vieille base empruntée aux sociétés d’avant J. C., sur laquelle on a voulu élever au xixe siècle un ordre social nouveau, s’agite et menace de bouleverser l’œuvre à demi achevée des imprévoyans bâtisseurs. Dans l’ouest, une population sortie de terre, affecte déjà des prétentions de prépondérance, disons mieux, de domination sur le nord et le sud. Partout les relations établies par l’ancien pacte fédéral viennent se heurter contre des incompatibilités. La rupture de l’Union, dont l’idée seule eût fait frémir, il y a dix ans, qui était rangée parmi les choses infâmes qu’il n’est pas permis de nommer, la rupture de l’Union a été appelée sans que la foudre soit tombée sur la tête du sacrilége. Maintenant, c’est un lieu commun de conversation. Or, la rupture de l’Union, si elle avait lieu, serait la plus complète des révolutions possibles.

L’agitation intérieure n’est pas toujours dangereuse : elle peut n’être qu’une fièvre de croissance, une tendance vers d’utiles réformes. Mais ici, l’instinct qui se trahit dans les masses, lui donne un caractère sombre et inquiétant. M. Chevalier, dont le témoignage n’est certainement pas hostile, nous montre l’émeute s’érigeant en justice nationale, torturant dans la rue le citoyen sur le soupçon de sympathie pour les noirs. L’écrivain qui ne sait pas taire une vérité courageuse, n’échappe aux mauvais traitemens que par un exil volontaire. Pour la classe aisée, toutes les lois disparaissent devant celle de la convenance (expediency), et c’est en vertu de cette loi qu’on maintient l’esclavage et qu’on dépouille l’Indien. Le courage civil, dit encore M. Chevalier, cette vertu des Hampden, paraît s’éteindre : les riches, effrayés par de récentes dévastations, sentent le besoin de fortifier l’autorité ; ils voudraient se former eux-mêmes en milice urbaine, et ils n’osent dans la crainte d’organiser la guerre civile. Il est remarquable que cette décadence prématurée est attribuée à l’influence du comptoir, par l’un des plus chauds promoteurs du régime commercial. — « La génération actuelle des États-Unis, dit-il, vivant dans une atmosphère d’intérêts, si elle est supérieure à la génération révolutionnaire en intelligence et en audace industrielle, lui est bien inférieure en courage civil et en amour du bien public. » - C’est encore par une semblable inadvertance que M. Chevalier, après une théorie assez obscure sur les inconvéniens d’une trop grande unité nationale, et les avantages d’un double type au sein d’un peuple, revient à plusieurs reprises sur les inimitiés et la désunion imminente de l’Yankee et du Virginien, les deux types des États-Unis. L’auteur, qui blâme chez autrui le penchant à l’idéalisation, se laisse aller, dans son introduction, à de vagues théories, à des mouvemens prophétiques, qui ont plus d’éclat que de justesse. Nous avons hâte de dire que si ces contradictions sont remarquées, c’est que les plus légères taches deviennent apparentes dans les beaux ouvrages. Elles tiennent évidemment à la forme épistolaire qui fractionne le cadre, et qui, en affranchissant l’écrivain du travail des transitions, laisse subsister l’inévitable divergence des premières idées. C’est d’ailleurs par l’impression de l’ensemble et par la portée des principes qu’il faut juger une œuvre sérieuse, et cette épreuve laisse une haute idée de l’auteur. Nous avons surtout remarqué dans les lettres intitulées : Amélioration sociale, des pages sévèrement écrites, et que la plus scrupuleuse philosophie avouerait.

Les caprices de la bibliographie nous conduisent en Chine, sur les traces de M. Davis[21]. L’auteur entre en matière par un exposé historique des relations établies entre les Européens et les Chinois, depuis les souvenirs confus de l’antiquité, jusqu’aux missions religieuses ou commerciales des Occidentaux, particulièrement des Anglais. Viennent ensuite la topographie et l’histoire politique de l’empire. Cette partie n’est pas exempte de sécheresse, et elle exigeait peut-être plus de deux chapitres ; mais la curiosité est satisfaite sur tout ce qui se rapporte au mécanisme social : gouvernement, législation, sectes diverses, caractères physiques des individus, aspect du pays, industrie, commerce à l’intérieur et dans ses relations avec l’Occident. Les pages consacrées par l’auteur anglais à la langue et à la littérature sont complétées par un travail de M. Bazin aîné, et par la traduction de plusieurs fragmens choisis. Tel est le cadre rempli par un homme qui a fait un séjour de vingt ans à Canton, en qualité d’agent commercial, qui a traversé à la suite des ambassades les provinces inaccessibles aux Européens, et qui, dit-on, parle et écrit le chinois comme l’anglais. Le livre de M. Davis, adressé aux lecteurs de toutes classes, corrigera sans doute beaucoup de notions fausses qu’on a répandues dans l’intérêt d’un système. Il fut de mode long-temps de répéter que le peuple chinois jouissait, depuis des milliers d’années, du bienfait de la civilisation, et que la sagesse de ses institutions le préservait des déchiremens, de la misère, des superstitions et des autres fléaux européens. On sait enfin ce que vaut cette assertion. L’immobilité du céleste empire, rompue d’ailleurs par d’assez fréquentes commotions, n’est réellement qu’une incurable inertie. Le régime patriarcal, le pouvoir absolu du chef de famille, qui est la forme rudimentaire des sociétés, subsiste dans toute sa force chez les Chinois. Là, comme dans l’antiquité, le père a droit de vie et de mort sur ses enfans. Il peut les détruire dès leur naissance, et plus tard devenir à la fois leur juge et leur bourreau, et il n’est même passible que d’une correction très légère, s’il lui arrive de les tuer sans cause légitime. Ce despotisme paternel, que les lois romaines ont successivement modéré, que le christianisme a aboli, en proclamant l’égalité de toutes les créatures devant Dieu et devant la loi, il a au contraire été entretenu en Chine par la législation et les coutumes religieuses. La chaîne de l’obéissance filiale n’est pas même rompue par la mort. Tout homme qui s’éloigne du sol où reposent ses ancêtres est en même temps frappé par les édits, et par la réprobation générale. Une solidarité est établie entre le fils et le père, et l’un est quelquefois puni ou récompensé selon les actes de l’autre. Le crime de lèse-majesté paternelle est considéré comme une calamité publique, et châtié comme une atteinte portée à la constitution de l’état. Nous citerons, d’après M. Davis, un exemple récent de sévérité. La cour de Pékin, ayant appris qu’un homme avait maltraité sa mère, résolut de fortifier, par une expiation solennelle, le principe vital de l’empire. Le théâtre du crime fut frappé d’anathème et de malédiction ; le coupable fut mis à mort ainsi que sa femme, accusée de complicité ; la mère de cette femme fut bâtonnée, et exilée comme responsable des torts de sa fille. Les examens publics auxquels se préparaient les étudians du district furent suspendus pendant trois années ; les magistrats furent privés de leurs emplois et bannis ; en même temps, un édit de l’empereur adressé à une population de plus de trois cent millions d’ames, déclarait que pareille justice serait faite de tous les enfans rebelles à leurs parens.

Dans un tel système d’éducation, l’obéissance est plutôt une habitude instinctive qu’une vertu morale ; la volonté individuelle, le ressort de l’énergie peut être incessamment brisé par le caprice et l’inintelligence du chef de famille. Au lieu de modérer la sève quelquefois exubérante de la jeunesse, on la laisse absorber entièrement par la vieillesse défiante et chagrine. Le despotisme paternel, auquel on attribue en Chine la stabilité de l’empire, l’eût au contraire conduit à l’anéantissement, si sa déplorable influence n’avait pas été contrebalancée par une autre coutume traditionnelle, qui a pris force de loi. Là, le savoir, ou plutôt l’érudition littérale, conduit à tout. La noblesse militaire, qui doit ses titres à la conquête, est complètement éclipsée par le corps des lettrés, auxquels sont dévolues toutes les fonctions publiques. Ce privilége acquis au mérite a entretenu quelque peu d’émulation. Néanmoins la masse du peuple est toujours restée stationnaire et sans vigueur ; elle n’a utilisé que très imparfaitement les avantages physiques qu’elle possède, et dans les découvertes industrielles, elle s’en est tenue à la première idée que le hasard peut-être a fournie. Fourbe et arrogante avec les Européens, dont les intentions ont toujours été pacifiques, elle n’a jamais su se défendre contre les hordes de l’Asie centrale, qui ont placé plusieurs dynasties sur le trône impérial. Les institutions chinoises sont tellement dissolvantes, que les conquérans barbares, qui les ont ordinairement adoptées, n’ont pas tardé à s’annuler eux-mêmes. M. Davis fait remarquer à ce sujet que la famille Mandchoue actuellement régnante, après avoir fourni deux hommes supérieurs, montre des symptômes non équivoques d’abâtardissement. La domination d’une race dégénérée étant insupportable, il se forme partout des sociétés politiques, dont le but avoué est le renversement de Tao-Kouang (gloire de la raison) et l’expulsion des Tartares. La crise pourra être déterminée par l’accroissement prodigieux de la population, qui déjà est hors de proportion avec les moyens naturels de subsistance. On assure qu’un Français établi aux États-Unis sollicite, dans un mémoire adressé au congrès américain, l’autorisation et les moyens de se rendre en Chine, afin d’y déterminer une inévitable migration ; ainsi, une colonie chinoise, établie sur la côte occidentale de l’Amérique du Nord, lierait intimement le monde nouveau à l’Orient ; ce serait peut-être encore un moyen d’éluder les prétentions de l’Angleterre qui s’arroge des droits sur les bords de la mer Pacifique, et certainement n’en abandonnera pas la possession aux Américains sans indemnités[22]. En supposant que cette gigantesque pensée fût autre chose qu’une ivresse d’imagination, elle échouerait devant le préjugé qui attache le Chinois au tombeau des ancêtres. Une révolution doit donc bientôt fractionner le plus grand peuple du monde. Sans prétendre au rôle de prophète, on peut dire que ses destinées se décideront sous l’influence de son dangereux voisinage ; car la Chine, pressée au nord par la Russie asiatique, au sud par l’Inde anglaise, peut recevoir ironiquement le titre d’empire du milieu, qu’elle s’attribuait autrefois dans son orgueilleuse ignorance.


vi. Archéologie. — Les Occidentaux, assez riches pour être généreux, ont abandonné aux Chinois l’honneur des trois découvertes qui ont renouvelé le monde, la boussole, la poudre à canon et l’imprimerie. Il y a pourtant matière à litige pour les deux dernières. Les droits véritables de l’inventeur résultent, non pas de la remarque d’un fait souvent dû au hasard, mais de l’ingénieuse application d’un fait observé. Que les Chinois aient reconnu la propriété fulminante d’un certain mélange, il n’y a pas là grand mérite. On prétend même que la constitution géologique de quelques terrains a dû hâter cette découverte. Mais deviner le mécanisme de l’explosion, calculer la force de transition du corps solide à l’état gazeux, faire servir cette dilatation au jet d’un projectile, voilà l’œuvre du génie que les Chinois n’ont pas même soupçonnée avant le xvie siècle. Relativement à l’imprimerie, on pourrait dire que c’est la mobilité des caractères qui en fait un merveilleux instrument de civilisation. Or, l’écriture idéographique ne permettant pas l’emploi de ce système, les Chinois en sont encore aux planches gravées en relief. Mais l’invention de la stéréotypie, qui ne date chez eux que du xe siècle de notre ère, leur appartient-elle réellement ? Ne serait-il pas juste de la restituer à l’antiquité romaine ? Ce scrupule nous est suggéré par une dissertation qui fait partie d’un recueil récemment publié par M. Quatremère de Quincy. Les critiques latins attribuent à M. Varron une invention de nature, disent-ils, à faire envie aux dieux, puisqu’elle donne l’immortalité aux grands hommes, et les rend présens partout à la fois, en multipliant à l’infini leur image, Selon M. Quatremère de Quincy, Varron avait imaginé un procédé assez semblable à celui qui est encore en usage aujourd’hui pour l’impression des étoffes et des papiers peints. Il faisait graver au burin autant de planches d’ivoire qu’il y avait de nuances dans le portrait-modèle, et une toile de lin était appliquée successivement sur les planches diversement coloriées. La pression était exercée par une énorme pierre cylindrique. La conjecture du savant académicien repose sur une nouvelle interprétation de certains textes, et sur la représentation d’une scène d’atelier tracée à Herculanum : elle explique heureusement l’emploi de quelques instrumens dont l’usage avait été méconnu jusqu’ici, au grand désespoir des archéologues. Le but de Varron était d’enrichir à peu de frais les collections iconographiques dont les Romains avaient le goût : lui-même possédait un répertoire biographique où l’on comptait sept cents figures. Il est permis de supposer qu’on faisait graver, au bas de chaque portrait, le nom et peut-être une notice succincte du personnage. On conçoit que la découverte n’ait pas été appliquée à la reproduction des écrits volumineux. La gravure en relief eût été beaucoup plus dispendieuse que la copie des manuscrits à une époque où les livres ne s’adressaient qu’à un très petit nombre d’adeptes. Quoique le germe précieux fût resté sans fécondation, il n’a pas été complètement abandonné, car la peinture n’eût pas choisi, pour décorer les murs d’un édifice, une pratique tombée en désuétude. Dans l’Orient au contraire, où l’écriture idéographique offre un sens même aux peuples d’idiomes divers ; en Chine, où il faut savoir lire parce que souvent on est forcé de rectifier, en écrivant, l’imperfection du langage et de converser plume à la main, la multiplication des caractères au moyen de planches solides, pouvait devenir dès le xe siècle, l’objet d’une exploitation commerciale. Néanmoins la dissertation de M. Quatremère de Quincy nous autorise à revendiquer en faveur des Européens la première idée du procédé.

On trouve dans le même recueil un opuscule sur la Vénus de Milo, l’une des gloires de notre Musée. Il y a du charme à suivre l’analyse ingénieuse, le sentiment éprouvé qui arrivent à reconnaître dans le marbre vivant l’inspiration de Praxitèle.

La dernière publication de la Société des antiquaires n’a d’intérêt que par un mémoire de M. de Santarem. C’est une notice sur plusieurs manuscrits, véritables trésors enfouis dans les bibliothèques publiques de l’Europe, et particulièrement du Portugal. Dans les miniatures qui en font l’ornement, l’auteur croit retrouver la richesse d’invention, la pureté de style, en un mot les qualités éminentes que l’école du Pérugin appliqua plus tard à la peinture monumentale. À ce compte, les artistes en miniature seraient les véritables régénérateurs de l’art, car un chef-d’œuvre est également digne d’admiration, qu’il soit exécuté sur une feuille de parchemin ou sur un pan de muraille. M. de Santarem ajoute que la pratique de la miniature florissait en France à une époque où l’Italie n’en possédait pas même le nom, que les dessinateurs étrangers se formaient à l’école française, et que les rois de Portugal entretenaient à Paris des pensionnaires, pour exécuter les belles compositions qu’on admire encore aujourd’hui dans les manuscrits célèbres. Cette assertion d’un étranger, si honorable pour notre pays, appelle l’examen des artistes français.

Un ouvrage justement estimé, le Cours d’Antiquités monumentales, par M. de Caumont, s’est enrichi d’un cinquième volume. L’analyse archéologique, en grande faveur aujourd’hui, prouve matériellement que l’invention est prodigieusement rare, et que de tous temps le nom d’artiste a été usurpé par des ouvriers plus ou moins habiles dans l’emploi des théories particulières à l’époque, acceptées et pratiquées de confiance. L’indépendance de l’esprit, unie à ce degré de conviction qui entreprend de réaliser une conception nouvelle, c’est là un de ces phénomènes que l’histoire des arts n’a jamais montrés qu’à longs intervalles. Entre deux novateurs heureux se groupe instinctivement l’engeance des copistes : les différences légères que remarquaient les contemporains disparaissent à distance, de sorte que, pour nous, tous les ouvrages d’un siècle portent l’empreinte d’une même pensée. C’est ainsi qu’en étudiant les détails d’un monument dont les titres historiques sont perdus, on reconnaît à quelle époque et par quelle inspiration il a été construit, de même qu’on classe un végétal par l’inspection analytique de ses organes. Ce mode de nomenclature archéologique n’est pourtant pas infaillible. Il est assez ordinaire, par exemple, d’accorder trop d’importance à l’ornementation, qui, loin d’être un indice de l’époque et du style, doit naturellement présenter les caractères de la simplicité ou de la richesse, selon la générosité des fondateurs ou les ressources matérielles de la localité. Il serait plus prudent de ne s’en rapporter qu’aux dispositions générales, à l’inévitable relation entre le plan et la destination d’un édifice, c’est-à-dire qu’il faudrait tenir compte, avant tout, des modifications commandées par les croyances et les pratiques de chaque siècle. Après s’être un peu écarté de cette règle, en parlant de l’architecture religieuse, M. de Caumont y est revenu forcément dans son nouveau volume, qui traite de l’architecture civile et militaire, trop pauvre d’ornemens, trop défigurée, dans les débris qui nous en restent, pour représenter des périodes progressives de style. Ce sont les variations du système de guerre, les crises féodales, les exigences de la vie privée, qui déterminent les âges caractéristiques de ce genre d’architecture, et ces indices nous paraissent à la fois les plus sûrs et les plus instructifs. M. de Caumont ne pouvait pas tout voir par lui-même ; le cercle de son investigation ne dépasse jamais l’ouest de la France. La base de ses conclusions est donc étroite et incertaine : ce qui n’atténue pas la reconnaissance des artistes pour avoir importé chez nous une bonne méthode d’observation, et s’être voué le premier à un enseignement qui déjà porte ses fruits.

Pour que l’archéologie monumentale pût affermir son autorité scientifique, il faudrait qu’elle comptât beaucoup d’explorateurs exacts et judicieux comme M. Prosper Mérimée. En sa qualité d’inspecteur des monumens historiques, M. Mérimée a visité cette année les monumens de l’ancienne Bretagne[23]. Cette contrée, plus qu’aucune autre, a conservé l’empreinte des trois âges de la civilisation européenne. Les monumens celtiques y sont encore en grand nombre. Quoiqu’ils aient particulièrement attiré l’attention des antiquaires, leur origine et leur destination sont encore problématiques. La forme et la disposition de ces masses grossières varie tellement, qu’il est impossible d’asseoir un système sur un classement méthodique ; enfin, les traditions, desquelles on devrait recevoir quelque lumière historique, sont encore confuses et mal interprétées. Néanmoins, le vague espoir d’une découverte décisive alimente le zèle des érudits ; celle qu’on vient de faire dans une petite île du Morbihan n’est pas sans importance. Le dolmen de Gavr’ Innis se distingue de toutes les constructions celtiques par des sculptures et des dessins bizarres qui couvrent ses parois intérieures. Au milieu de ces ornemens, on voit des triangles très allongés, fort semblables à des coins, rappelant par cela même l’écriture cunéiforme. M. Mérimée, qui, en fait d’archéologie, professe le scepticisme, se refuse à cette conjecture, parce que, dit-il, ces signes ne paraissent se prêter qu’à un très petit nombre de combinaisons. Il nous semble qu’un rapprochement si singulier, conforme d’ailleurs aux hypothèses de l’ethnographie, demanderait un examen plus approfondi. L’établissement des Romains dans la Bretagne ayant été purement militaire, les ruines qu’ils y ont laissées n’ont qu’un intérêt stratégique. Enfin, la même province, si profondément catholique, est moins riche qu’aucune autre en édifices religieux. Ses grandes constructions datent d’une époque de décadence pour l’architecture, de la fin du xive au commencement du xvie siècle. On remarque pourtant que les innovations de mauvais goût n’ont pas altéré le caractère le plus essentiel du beau style gothique, l’élancement et la prédominance des lignes verticales. La pauvreté de l’ornementation dépend de la rareté des matériaux convenables, et ne doit pas être reprochée aux artistes du pays, qui ont fait leurs preuves dans la sculpture sur bois. M. Mérimée attribue une origine anglaise à l’architecture bretonne. Nous devons dire que son opinion a trouvé des contradicteurs qui signalent les caractères du prétendu style anglais dans l’est de la France, et notamment dans plusieurs églises de la Bourgogne et du Nivernais.

De simples notes de voyage nous rendent cette clarté, cette sobriété d’expression, ce tour vif et facile, qui ont valu à M. Mérimée une place à part, même dans les premiers rangs des prosateurs de notre époque. Renonçant à briller par le coloris, évitant le mot technique, ou du moins l’enchâssant de telle sorte qu’il s’explique par lui-même, il se maintient entre les deux excès où tombent aisément les imaginations riches, quand elles dérogent jusqu’aux sciences exactes. M. Mérimée ne se laisse jamais distraire de son observation. En présence d’une ruine pittoresque, au souvenir d’une tradition, on épie un éclair d’émotion dramatique, et on ne retrouve que l’imperturbable archéologue. Cette impassibilité réjouira sans doute les très doctes antiquaires ; mais la foule des lecteurs en pourrait éprouver quelque désappointement. Nous-mêmes, en sentant tout ce qu’il y a de méritoire dans une semblable abnégation des plus brillantes qualités, nous n’avons pas la vertu d’en faire l’éloge.


vii. Philosophie historique. — Si aux livres dont nous venons d’offrir l’analyse on joignait ceux qui sont condamnés au silence, on verrait qu’il suffit de peu de mois pour conduire les lecteurs par les âges et les pays les plus divers. La multitude de documens originaux, de témoignages, de dissertations, de conjectures, d’autres diraient, en deux mots, le fatras historique que chaque jour accumule chez nous, est plus que doublée par le labeur des autres nations littéraires. L’admiration irréfléchie peut prendre l’encombrement pour de la richesse ; mais pour les esprits austères, pour ceux qui se sentent la force d’édifier, le remaniement sans règle et sans fin des matériaux a des inconvéniens qui déjà se sont fait sentir. La prétention d’utiliser toutes ces ébauches serait folie. Il faut même renoncer à les connaître. Chacun s’en tient d’ordinaire aux autorités qui favorisent une idée préconçue ; car il y a tant de versions sur chaque point, que les systèmes les plus contradictoires peuvent s’arroger aujourd’hui la confirmation des faits. Notre époque a fourni d’excellentes études partielles ; elle est aussi riche qu’aucune autre en observateurs ingénieux ou profonds, en écrivains assez habiles pour donner une apparence de raison à la thèse qu’ils ont soutenue. Cependant, si l’on vient à comparer leurs assertions, on s’étonne de les trouver incohérentes et souvent hostiles, En se repoussant l’une l’autre, elles forment entre elles des vides qui arrêtent court celui qui tend vers l’instruction réelle. N’est-ce pas que jusqu’ici on a jugé les productions historiques, comme celles de l’imagination, par entraînement sympathique ; que l’intérêt de curiosité ou l’émotion dramatique ont été les seuls gages de succès ? Cependant l’histoire, sans cesser d’être une œuvre d’art et de sentiment, doit s’élever un jour à la précision d’une science exacte, affirmative. Elle aura son but parfaitement déterminé, sa méthode expérimentale, sa règle de vérification. On peut prédire avec assurance cette révolution. Comme toutes celles qu’un besoin a provoquées, elle est annoncée depuis long-temps par des essais obscurs, par des tâtonnemens instinctifs. Le semestre qui nous occupe a fourni, pour sa part, une Philosophie de l’histoire[24]. C’est la traduction d’un cours professé à Vienne, en 1828, par Frédéric Schlegel. Rattaché par sa conversion à l’école catholique, l’auteur déclare, dès son début, qu’il se propose de réconcilier l’histoire avec la tradition sacrée, en laissant d’ailleurs en dehors de la discussion tout ce qui est article de foi. Un tel programme ne saurait être avoué par la saine logique. C’est conclure avant d’avoir démontré. L’affirmation est évidemment inutile aux croyans, et sans autorité pour ceux qui se montrent jaloux du droit d’examen. Dans les sciences expérimentales, c’est seulement quand les phénomènes particuliers sont hors de doute, qu’on songe à les expliquer par une loi générale de rapports. Une hypothèse est réputée vraie, quand elle donne raison des faits incompris, ou même contradictoires à première vue. Mais dans l’état présent de la science historique, quand presque tous les faits sont matière à controverse, il n’est pas permis de débuter par l’hypothèse. Pour poursuivre notre comparaison entre les deux ordres intellectuels, nous dirons que l’historien doit confirmer par une série d’expériences les résultats problématiques, avant de les coordonner en vertu d’une loi suprême. Ainsi, la méthode à suivre pour constituer une véritable philosophie de l’histoire consisterait à distinguer, dans la série des âges, les faits généraux, organiques, de ceux qui ne sont qu’accidentels, et par conséquent sans valeur probante. Ces points essentiels étant déterminés, il faudrait les controverser successivement, de bonne foi et sans préoccupation de système, et exprimer toutes les solutions acquises par des formules claires et d’une énergique précision. Alors seulement il deviendrait possible d’établir, comme dans plusieurs autres genres d’études, une succession de phénomènes, et de décider enfin si les faits humains ont entre eux un lien logique, nécessaire ; si les puissances en action, dans la sphère de l’humanité sont libres, intelligentes, responsables, ou, au contraire, entraînées fatalement par le revirement des forces matérielles. Faire sentir ici la valeur morale d’une semblable opération, ce serait proclamer le résultat avant l’expérience, et tomber nous-mêmes dans la faute que nous reprochons à autrui. Quant à ses avantages, comme méthode critique, ils sont assez évidens. La condition de l’espèce humaine, la loi vitale étant connue, l’histoire aurait pour but d’apprécier les mouvemens sociaux relativement à cette loi, sans négliger pour cela l’étude fidèle des détails, la peinture anecdotique ni aucun des moyens de séduction qui appartiennent aux artistes.

Le programme dont nous venons d’esquisser vaguement les proportions exigerait un rare assemblage de connaissances. Mais n’est-il pas facile aujourd’hui aux hommes laborieux et intelligens de se composer par des emprunts un véritable trésor encyclopédique ? Le savoir, d’ailleurs, n’est pas ce qui manque à Frédéric Schlegel. En fait d’histoire, de psychologie, de philologie, de naturalisme, ses acquisitions sont immenses ; c’est pour cela peut-être qu’il en dispose sans économie. On dirait qu’il obéit moins au désir de grouper des preuves et de fonder un enseignement, qu’au besoin de se soulager au plus vite en allégeant son bagage de penseur et d’érudit. Ainsi que nous l’avons dit, au lieu d’établir une déduction philosophique, il n’a fait qu’un plaidoyer en faveur d’une doctrine. Il y a plus : le fil mystique, engagé dans le pêle-mêle des citations, se rompt et disparaît plus d’une fois. Selon l’auteur, quatre forces luttent dans le monde et déterminent la progression historique : la nature ou la force matérielle, la volonté individuelle, le principe mauvais sur lequel on désirerait quelques explications, et la puissance divine qui doit délivrer la race humaine, et la conduire finalement au régime de la confraternité religieuse ; mais ces quatre forces ne se montrant jamais en action, il devient impossible d’en calculer l’énergie. Pour conclure, l’ouvrage de M. Schlegel est loin de justifier son titre ambitieux. En ne se présentant que comme un précis historique, il se placerait avantageusement dans la foule des écrits de ce genre. Dans ce cas, il faudrait louer une érudition abondante, une pénétration peu commune, un sentiment si élevé, qu’il finit trop souvent par se perdre dans les régions du mysticisme. Les remarques critiques atteindraient certaines classifications qui nous paraissent fort contestables, et ne peuvent servir qu’à engendrer des idées fausses. Par exemple, après avoir établi quatre groupes dans la première époque du monde, l’auteur déclare que l’élément prédominant chez le Chinois, c’est la raison ; chez l’Indien, l’imagination ; chez l’Égyptien, l’entendement ; chez l’Hébreu, la volonté. La famille persane, par laquelle doit s’opérer une transition, participe aux divers caractères des nations primitives. En vérité, si le sage siècle est jugé digne plus tard d’être caractérisé, ce sera par la manie de la généralisation, la tendance vers les idées absolues, maladie de l’époque que M. Schlegel lui-même a fort bien reconnue chez les autres, et dont il déplore les effets en disant : — « que les appellations commencent par être le fruit d’un caprice souvent étrange ; qu’elles prêtent à des bévues et à des méprises ; qu’alors on brouille toutes les idées, et qu’il s’introduit une nouvelle confusion babylonienne dans les langues, et même dans celles qui se distinguaient auparavant par leur clarté et leur précision. »

Parlerons-nous enfin d’une autre faiblesse dont le philosophe n’a pas su se défendre ? Qu’en Allemagne on nie l’action prédominante de la France dans le développement de la société européenne ; que l’esprit du moyen-âge allemand se prononce dans l’architecture catholique, si ridiculement appelé gothique jusqu’ici ; que nos grands écrivains parlent trop clairement pour être compris au-delà du Rhin ; que la langue française, toute pauvre qu’elle est, ait pu suffire à deux profonds penseurs (de Maistre et Bonald), de semblables jugemens sont si fréquens dans la littérature critique de nos voisins, qu’il y aurait de la naïveté à les relever. Mais comment se résigner à ce passage ? Il s’agit de la crise de 1789. — « Au fond, il est injuste d’appeler toujours cette révolution, révolution française, ou de la regarder comme exclusivement propre à la France. C’était une maladie politique dont tous les peuples étaient alors épidémiquement infectés. Elle avait même éclaté en Hollande et en Belgique plutôt qu’en France. » Faire sortir de l’émeute du Brabant le triple règne de Mirabeau, de la Convention, de Napoléon ; dire que cette bataille de vingt ans contre l’Europe entière, et qui nous a coûté des millions d’hommes ; que la révolution de France, enfin, n’est pas française ; voilà qui nous paraît par trop allemand !

§. iii. – MOUVEMENT COMMERCIAL DE LA PRESSE.

Après avoir examiné, soit isolément, soit dans nos revues collectives, les plus intéressantes publications de 1836, il nous reste à évaluer l’œuvre mercantile. Nous nous étions d’abord proposé de caractériser par des chiffres le mouvement général de la presse, ainsi que nous l’avons fait pour 1835. Mais il nous fut bientôt démontré que la librairie est un marché approvisionné par la routine. Sa fabrication répond machinalement à des besoins irréfléchis. D’une année à l’autre, la différence des résultats est trop peu marquée pour trahir les caprices de l’opinion : de sorte qu’une statistique complète, comme la première, eut inévitablement ramené les mêmes observations morales, et quelquefois les mêmes résultats numériques. Il nous suffira donc, pour approprier l’inventaire de 1835 à l’année suivante, de consigner brièvement les plus notables variations.

On se rappelle que nos calculs avaient pour base le nombre des feuilles typographiques, comptées d’après les indications du Journal de la Librairie. L’année 1835 donnait le chiffre 82,298. On ne trouve plus, en 1836, que 79,238, c’est-à-dire une baisse de plus de 3,000. La distribution de ces feuilles nous autorise à croire encore que la moyenne du tirage général a subi une grande réduction. En 1835, nous avons évalué la production entière de la librairie à cent vingt-cinq millions de feuilles imprimées ; nous présumons qu’en 1836 elle n’a pas dépassé de beaucoup cent millions ou 200,000 rames.

La différence n’est pas également répartie entre tous les genres de livres : il y a décroissance pour les uns et progression pour d’autres. Mettre les deux groupes en regard, c’est accuser hautement la tendance des esprits. Dans les sciences morales et métaphysiques, les sciences mathématiques et naturelles, les beaux-arts, la littérature classique et l’histoire, on voit les chiffres baisser d’une façon remarquable. Ils se relèvent, au contraire, avec la jurisprudence, la politique et la littérature capricieuse, romans, théâtre, poésie[25].

La plus forte diminution frappe la section théologique ; résultat sans doute inattendu à une époque où le ton général des écrits pourrait faire croire à une restauration religieuse. La théologie n’a produit que 11,508 feuilles-types, au lieu de 14,365, suivant le relevé que nous prenons pour terme de comparaison. Encore ce déficit n’atteint-il que les ouvrages qui ont pour but l’exposition de la science sacrée, ceux qui pourraient agir sur les esprits exercés, dont le retour au catholicisme serait une conquête décisive. La liturgie et les petits livrets de mysticité arrivent positivement au chiffre de l’année précédente. C’est une marchandise dont la fabrication est invariable et le débit assuré. — La philosophie proprement dite ne s’est pas appauvrie pour avoir moins produit matériellement (1,042 feuilles). Ses travaux exclusivement critiques nous ont révélé, dans leur ensemble, une activité inquiète, qui cherche une direction. — Nos grands auteurs, que la presse fait revivre annuellement, ont été un peu négligés. Le nombre des réimpressions classiques s’est réduit d’un tiers (6,284 feuilles, au lieu de 9,188 ). — Nous ne reprocherons pas à l’histoire la baisse d’un dixième qu’elle a également subie, puisque, par compensation, elle nous a fourni presque tous les ouvrages dignes d’examen.

Les indications bibliographiques nous montrent la jurisprudence et la politique administrative en grande faveur, d’où il faudrait conclure qu’on abandonne les théories abstraites pour les expériences pratiques et les essais d’organisation. Les légistes ne se lassent pas d’entasser commentaires sur commentaires ; il n’est pas si petit article des codes qui ne porte en germe plusieurs gros volumes. Quant à la science du gouvernement, elle inspire rarement des traités complets, assez logiquement assis pour commander l’attention et fournir aux esprits exercés un texte de controverse utile. C’est l’armée des fonctionnaires en charge ou en expectative qui dirige sur la société un feu roulant de brochures, avis, projets, adhésions, censures : feuillets livrés au vent, qui les disperse au hasard et sans profit, et qui pourtant font nombre dans le total de la production pour 3,167 feuilles typographiques et à peu près 5,000 rames imprimées. — Il faut citer comme un phénomène assez rare l’accord du pouvoir et du pays pour constituer un système d’éducation nationale. Les lois relatives à l’instruction publique ont excité entre les libraires une utile concurrence : ils multiplient les livres d’étude, et font de louables efforts pour les améliorer. De son côté, la classe bourgeoise, qui s’en tient à l’enseignement du roman, du théâtre et du feuilleton, a pu trouver dans les cabinets de lecture 9,218 feuilles nouvelles, ou environ trois volumes en deux jours. C’est un dixième de plus que l’année précédente. Le théâtre s’est enrichi en pareille monnaie. Le nombre des pièces jouées s’est élevé de 221 à 296, dont 237 ont été reproduites par la presse. Cette progression, déjà effrayante, n’en est pourtant pas à son dernier terme. Le théâtre et le roman, les seules branches lucratives du commerce littéraire, appellent de plus en plus l’exploitation, qui, d’ailleurs n’est jamais complètement mauvaise. Le drame écrit ou représenté ne peut tomber si bas, qu’il ne se trouve encore au niveau de quelques intelligences. Mais comment expliquer la fécondité croissante de nos poètes, pour qui rien n’est plus rare qu’un public, si ce n’est un éditeur, et dont la première vertu doit être le désintéressement ? En 1835, nous nous étonnions qu’on eût combiné assez de rimes pour en former 1,220 feuilles. Aujourd’hui nous en trouvons 1,663 ! Encore 11 grands poèmes (nous ne comptons pas Jocelyn, dont la place est marquée à part), 49 recueils, 19 traductions, et des cantates, des satires, des élégies, des opuscules sans nombre ! — L’avidité niaise, l’orgueil impuissant, ont aussi acquitté l’impôt annuel qu’ils paient aux imprimeurs. 116 journaux ont été annoncés en 1836. Les neuf-dixièmes n’ont pas dépassé les premiers numéros qu’on répand en façon de prospectus ; à la moitié de ceux dont l’apparition se prolonge, s’applique ce triste mot des pauvres gens : Exister n’est pas vivre.

Pour dernier mot, la stérilité du second semestre a démenti les espérances que nous avions énoncées en voyant les premiers mois de l’année signalés par d’estimables productions, et l’œuvre totale, réduite à l’élément glorieux et durable, est bien loin de répondre à ce qu’on doit attendre d’un grand peuple.


A. C. T.
  1. Voyez la Revue littéraire du premier semestre, numéro du 1er  septembre 1836
  2. vol. in-8o, chez Charpentier, rue de Seine-Saint-Germain, 31.
  3. Examen critique de la philosophie de Bacon, œuvre posthume de J. de Maistre, 2 vol. in-8o ; chez Perisse, place Saint-Sulpice.
  4. In-8o avec cartes. À la librairie polonaise, rue des Marais-Saint-Germain, 17.
  5. vol. in-8o. Librairie de Gide, rue Saint-Marc, 13.
  6. Voyage aux régions arctiques en 1834 et 1835, 2 vol. in-8o avec cartes. Chez Arthus Bertrand, rue Hautefeuille, 23.
  7. On vient d’annoncer la publication prochaine du texte grec de Philon de Biblos : elle prouvera le savoir philologique de M. Wagenfeld, et non pas l’authenticité de sa découverte. Le seul moyen de lever tous les doutes serait de soumettre le manuscrit original à l’inspection de quelques érudits.
  8. Librairie de Colas, rue Dauphine, 32.
  9. Chez Benjamin Duprat, libraire de la Société orientale, rue Hautefeuille, 28.
  10. Treize volumes sont en vente. Chez Beauvais, rue Saint-Thomas-du-Louvre.
  11. Librairie de Charles Gosselin. — L’ouvrage aura cinq ou six volumes.
  12. Chez Armand Aubrée, rue de Vaugirard, 17.
  13. Tome ier in-8o, prix : 8 francs. Chez Levraut, rue de La Harpe, 81.
  14. Tomes v et vi, et 3e livraison de l’atlas. Chez Bellizard, rue de Verneuil, 1.
  15. Chez Arthus Bertrand, rue Hautefeuille, 23 ; 2 vol. in-8o avec carte. Prix : 16 fr.
  16. Deux cahiers in-folio. Prix : 12 fr. Chez Dufart, quai Malaquais, 1.
  17. vol. in-8o. Chez H. Fournier, rue de Seine, 14.
  18. Chez Pesron, rue Pavée-Saint-André-des-Arcs, 13 ; 2 vol. in-8o.
  19. Chez Charles Gosselin, rue Saint-Germain-des-Prés, 9 ; 2 vol. in-8o. Prix : 16 fr.
  20. Cet économiste a établi que la population d’un état peut se doubler en vingt-cinq ans, en supposant toutes circonstances favorables. La Chine a, dit-on, réalisé cette loi sous les deux derniers règnes.
  21. La Chine, 2 vol. in-8o, avec des gravures sur bois. Chez Paulin, rue de Seine, 33.
  22. Les deux puissances sont convenues de laisser la question pendante jusqu’en 1840.
  23. Notes d’un voyage dans l’ouest de la France, 1 vol. in-8o. Chez H. Fournier, rue des Petits-Augustins, 26.
  24. Traduction de l’abbé Lechat. 2 vol. in-8o ; prix : 12 fr.
  25. Nous ne revenons pas ici sur ces ouvrages de littérature que nous avons déjà examinés ailleurs. Voyez les livraisons du 15 octobre et 1er décembre 1836, et du 1er mars 1837.