Revue littéraire — 14 août 1837

Revue Littéraire.

Mme Charles Reybaud, par la publication du Château de Saint-Germain, qu’elle signe de son nom, s’est dépouillée du pseudonyme sous lequel elle avait caché le succès de Pierre et du Renégat, ses deux romans de début.

Le Château de Saint-Germain cotoie l’histoire plus qu’il ne l’aborde. Ce n’est pas, à proprement parler, un roman historique. Voici le gros de la fable. Nous sommes en Provence. Julio Mazzara, qui sera plus tard le cardinal de Mazarin, s’est introduit dans le château du baron de Cadenet sous un prétexte de visite. Mazzara n’a pourtant pas d’autre but que de s’emparer d’un acte qu’il sait en la possession du baron, et qui prouve la participation de Gaston, le frère du roi, au fatal complot que Montmorency a payé de sa tête. Richelieu lui-même a confié à son agent cette mission, qui tient moins du savoir-faire que de la filouterie.

Tout en couvant son projet et guettant l’occasion, l’Italien prenait agréablement patience. Dans le château du baron vivait sa nièce et son héritière, Laure de Novès, descendante de l’illustre Laure de Pétrarque. Laure de Novès est fiancée au comte de Bormes, qu’elle aimait à peine, et qu’elle n’aime plus depuis que sa faiblesse a subi l’autorité du regard séducteur de Mazzara. Cependant le comte ne cédera pas à l’étranger la femme qui lui est promise. Il prend à part l’Italien, et le somme de se battre ou de quitter la place. L’alternative est dure ; mais Mazzara n’est pas né brave : il partira. Ce ne sera pas au moins sans s’être vengé sur l’innocence de l’affront qu’il est contraint de dévorer. Lorsqu’il s’éloigne, Laure porte dans son sein un fruit de l’amour qui a triomphé de sa vertu.

Plusieurs mois se sont écoulés. Le baron est mort. Le comte de Bormes presse Laure de conclure le mariage arrêté. Que fera-t-elle ? Elle a trop de générosité pour tromper le comte et lui donner une main qui n’est plus pure. Dans son désespoir, elle ne songeait plus qu’à se tuer. Une de ses servantes lui conseille un meilleur expédient. Que Laure, qui se plaît aux longues promenades, laisse un soir sa mante au bord de la Sorgue. Tandis qu’on la croira noyée, elle pourra fuir vers Paris et y cacher sa vie qu’elle doit à son enfant.

Les années ont couru. Nous retrouvons Laure de Novès dans une petite maison de Saint-Germain, qu’elle habite avec sa fille Christine. Julio de Mazzara les visite quelquefois en secret. Souverain pouvoir de l’amour et de la maternité ! cette Laure, si outragée et si fière, a pardonné au père de son enfant. Elle se résigne à n’être que la maîtresse de son séducteur. Mais elle voudrait au moins sa tendresse entière ; elle voudrait percer les mystères dont il s’enveloppe. Un hasard cruel les découvre tous à la malheureuse. Croyant Laure à Paris, Julio de Mazzara a introduit une autre femme dans la petite maison de Saint-Germain. Laure, cachée dans un cabinet, surprend leur entretien et les suit de l’œil. Tout est révélé. Mazzara, c’est le cardinal Mazarin ! cette femme, c’est la reine Anne d’Autriche, dont il est l’amant ! La détermination de Laure de Novès est prompte et irrévocable. Elle court s’enfermer à Paris dans le couvent des Carmélites, d’où elle ne sortira plus.

Ici finit la première histoire et commence la seconde, moins animée, moins dramatique, mais plus touchante peut-être. Christine, laissée seule au milieu du monde, a failli succomber aux mêmes périls qui ont précipité sa mère. Elle a cru naïvement à l’amour de Philippe de Mancini, qui a feint de s’éprendre d’elle. Il a poussé ses tentatives jusqu’à l’enlèvement. Christine est en son pouvoir ; elle paraît perdue. Mais ce n’est pas un écrivain habile comme Mme Reybaud qui eût souffert qu’il s’accomplît dans son roman deux séductions : non bis in idem. Christine s’arrête au bord de l’abîme où est tombée Laure de Novès. Sa résistance intimide le séducteur. Elle se réfugie aux Carmélites, et conte à sa mère son danger. Philippe de Mancini était neveu de Mazarin. Quel autre mieux que le père de Christine la pourra sauver en ces conjonctures ? Laure de Novès écrit au cardinal une lettre que Christine porte elle-même à Saint-Germain. Ce recours a l’effet qu’il devait avoir. Christine, prise sous la toute puissante protection de Mazarin, est désormais à l’abri des poursuites de Philippe de Mancini. Comme elle n’a pas les mêmes raisons que sa mère de se faire carmélite, et qu’elle ne se sent nulle vocation, elle épouse raisonnablement un jeune bourgeois nommé Rabanel, qu’elle aimera plus tard de tout son cœur.

S’il faut reprocher au Château de Saint-Germain sa double action, il est juste de reconnaître que l’une et l’autre sont fort habilement reliées entre elles par le personnage principal auquel un fil continu les rattache du commencement du livre jusqu’à la conclusion. Mme Reybaud devait naturellement concentrer toute sa force dans la peinture de ce caractère dominant. C’est un excellent portrait qu’elle en a donné, finement touché, très sûrement et très largement dessiné. Peut-être seulement, vers la fin du drame, Mazarin est-il montré plus noble, plus aimable, plus généreux qu’il n’a jamais été. « Il avait de l’esprit, de l’insinuation, des manières, dit de lui le cardinal de Retz, mais le vilain cœur paraissait toujours. » Le temps n’a pas cassé cet arrêt, bien que le coadjuteur fût fort récusable vis-à-vis de Mazarin.

Tout l’ouvrage est écrit d’un bon style, simple, élégant, ferme et poli. Plusieurs débuts de chapitres d’où l’auteur promène le regard sur ses paysages chéris de la Provence, sont des morceaux descriptifs achevés, pleins d’onction et de charme. On y respire un profond sentiment de la poésie rurale et des beautés de la nature.


M. de Balzac a fort spirituellement trouvé la qualification de ruminante pour cette littérature qui, en publiant de très vieilles choses sous des titres nouveaux, se nourrit effectivement et nourrit sans fin ses lecteurs d’un même aliment. À ce compte, la littérature de M. de Balzac est la plus ruminante qu’il y ait ; il a inventé mille ingénieux moyens de déguiser d’anciennes publications et de les faire paraître inédites. Il a combiné, par séries diverses, des Scènes de la vie privée, des Scènes de la vie de province, et bien d’autres scènes où il a enchâssé, avec un art infini, quantité de contes philosophiques ou fantastiques de sa façon. Mais cet écrivain ne se contente pas de ruminer ainsi et de nous donner à ruminer la plupart de ses romans d’autrefois, très subtilement revus, augmentés et corrigés. Jusque dans les romans qu’il présente comme neufs de tout point, vous le voyez replacer, dans des rôles pareils, nombre de personnages et de caractères par lui précédemment employés. Cette perpétuelle rumination embarrasse et décontenance beaucoup les enthousiastes les plus déterminés de M. de Balzac, qui, tout en savourant chacune des nouvelles publications de cet écrivain, ne laissent point de se demander parfois si ce n’est pas toujours le même ouvrage qu’ils admirent.

Le premier des deux derniers volumes des Scènes de la vie de province contient la Grande-Bretêche et la Vieille Fille. Certainement nous avions lu déjà quelque part les trois nouvelles distinctes rassemblées ici sous le titre commun de la Grande-Bretêche. Si le romancier les a réunies et appelées toutes ensembles la Grande-Bretêche, bien qu’il ne soit question du manoir dit la Grande-Bretêche que dans l’une d’elles, c’est uniquement en conformité du système de rumination que nous avons expliqué.

La Vieille Fille avait paru une première fois cet hiver par feuilletons dans une feuille quotidienne. L’histoire n’a pas obtenu du public de M. de Balzac une faveur fort grande, les joyeusetés du livre ont semblé par trop grivoises. L’auteur du Père Goriot est de parentage rabelaisien. Quand sa verve s’épanche en grosses saillies abruptes et ardentes, on voit qu’il obéit à son instinct ; il est franc, il est naturel, il est vrai ; c’est la chaleur du sang gaulois qui l’a poussé. Aussi n’a-t-on guère la force de le blâmer. Dans la Vieille Fille, il est cynique et grossier sans en-train. Il ne dérive point de Rabelais, mais de M. Paul de Kock. La Vieille Fille rappelle, en outre, malheureusement le chef-d’œuvre de M. de Balzac. Mlle Cormon est une Eugénie Grandet épaissie, matérialisée, dégradée. La figure du chevalier de Valois est la seule qui soit dessinée finement, et sur laquelle l’artiste n’ait point écrasé son crayon. Elle plaide jusqu’à un certain point en faveur du livre. Le second volume est tout entier rempli par le commencement des Illusions perdues, dont nous aurons la suite plus tard. Jusqu’à présent, ce roman promet. L’exposition intéresse et attache. Anaïs n’a pas moins de cinquante ans (ne vous plaignez pas, il y a tout à parier que les héroïnes de M. de Balzac seront prochainement sexagénaires). Issue d’une des plus nobles familles de l’Angoumois, elle est supérieure encore par son esprit à sa naissance. Avant d’épouser M. de Bargeton, stupide hobereau qu’elle estime et chérit juste ce qu’il vaut, elle avait aimé, jeune fille, un brillant officier qui est mort à l’armée. Anaïs a religieusement gardé dans son cœur le deuil de ce premier amour. Elle s’est fait une double existence. Contrainte de végéter matériellement au milieu de l’atmosphère suffocante d’une ville de province, elle s’envole ailleurs en pensée. Elle a des rêves d’art et de poésie. Elle se nourrit de souvenir et d’espérance. Or, en ce temps-là florissait à Angoulème Lucien, un jeune poète déjà fort célèbre dans le département. Anaïs a voulu voir cette merveille de la Charente. Le poète lui est amené. Lucien était beau ; Anaïs avait été belle. Pleins d’exaltation tous deux, ils se persuadent bientôt qu’ils sont passionnément épris l’un de l’autre. Cependant les assiduités du jeune homme chez Mme de Bargeton ont déchaîné toutes les méchantes langues de l’endroit. Anaïs n’a point cessé d’être sage ; mais son amant est fatalement surpris à ses pieds, d’où vient un éclat qui la décide à se compromettre tout-à-fait. Elle quitte brusquement Angoulême et part pour Paris, emmenant son poète avec elle. Cet incident, qui les a réunis, ne fera que précipiter leur rupture. À peine sont-ils en chaise de poste que les désenchantemens commencent. La grande dame est fort humiliée d’abord de voir les poétiques ébahissemens de Lucien au moindre objet qu’ils rencontrent sur la route. Dès qu’ils sont à Paris, c’est bien pire. Anaïs a de nobles parens chez lesquels elle a présenté son cher poète. Mais l’air provincial du pauvre garçon n’est pas tolérable. Mme de Bargeton tombe elle-même d’avis qu’il faut l’éconduire. De son côté, Lucien n’a pas tardé à s’apercevoir que sa chère Anaïs est bien emphatique, bien fanée, bien mal mise, de bien mauvais goût, auprès des élégantes et fraîches Parisiennes. Pourtant sa fidélité eût tenu bon peut-être quelques mois ; mais on l’a quitté. Il en prend son parti. C’est qu’ils s’étaient trompés en croyant s’aimer. Ainsi leurs mutuelles illusions sont perdues. La fin du second volume laisse Lucien réfugié dans un grenier du pays latin, où il amasse des projets de vengeance, de fortune et de gloire, qui fourniront, par leur accomplissement, une prochaine livraison des Scènes de la vie de province.

Autour de ses deux héros, M. de Balzac a groupé un nombre considérable de personnages secondaires. Plusieurs d’entre eux sont introduits en vertu du procédé ruminatoire de l’auteur. Nous les connaissions déjà ; nous les avions rencontrés ailleurs. Citons, entre autres, le vieil imprimeur Sechard, qui n’est qu’un père Grandet endurci, plus avare encore et plus féroce. Ceux-ci se montrent sous d’habiles déguisemens qui ne les rendent pas néanmoins méconnaissables ; ceux-là reparaissent franchement avec leur air, leur costume et leur nom d’autrefois, comme, par exemple, Rastignac de la Peau de Chagrin.

En somme, ce volume des Illusions perdues est l’un des meilleurs de M. de Balzac que nous ayons lu. Peut-être l’histoire gagne-t-elle à ne pas finir. M. de Balzac, qui commence généralement bien, finit rarement avec un égal bonheur. Ce sont presque toujours ses conclusions qui pèchent ; desinit in piscem. Pourvu que le second tome des Illusions perdues n’aille pas nous gâter le premier !

Si nous parlons de la peinture des détails, il faut louer leur charme et leur vérité, la délicatesse des nuances, la variété des teintes. Il se trouve dans les Illusions perdues des traits d’observation d’une ténuité telle qu’on dirait que la vue la plus perçante n’a pu suffire pour les découvrir, et qu’ils ont dû être révélés par une sorte d’intuition.

Il y a un sentiment que l’auteur excelle à peindre, c’est cette ambition complexe, ambition à la fois d’argent et de gloire, qui travaille son héros Lucien. Le poète que le monde dédaigne et que sa maîtresse méconnaît se vengera doublement. Il entassera chef-d’œuvre sur chef-d’œuvre et million sur million. Il le veut ; il sera célèbre et il sera riche. Ce ne sera pas seulement le char triomphal du Tasse qu’il lui faudra, ce sera aussi la voiture anglaise splendide et confortable de M. Rotschild. Attache-t-il, du reste, à la fortune littéraire et à l’opulence un prix pareil ? On ne le dirait pas. Il semble plutôt qu’il ne souhaite si ardemment les palmes poétiques qu’afin d’obtenir par elles les billets de banque. Lucien est doué d’une forte volonté ; peut-être atteindra-t-il son double but. Mais il n’y a guère que le génie désintéressé qui remplisse complètement sa mission. Nous avons bien peur pour Lucien qu’il n’ait de la gloire comme des trésors que pendant sa vie, et qu’il ne laisse point à la postérité d’œuvre immortelle. Que Lucien pèse ces conseils, et que le romancier ne les dédaigne pas trop lui-même.


M. Arsène Houssaye a été modeste d’intituler son nouveau roman : Une Pécheresse. Il aurait fort bien pu mettre : Les Pécheresses. Ce n’est pas sur l’opposition du vice et de la vertu qu’il a compté pour ses effets. Il n’y a que des pécheurs dans son livre et surtout des pécheresses. Cloris, la plus honnête fille de l’histoire, quitte successivement la maison paternelle et le couvent pour suivre, par monts et par vaux, l’amant de sa sœur. Charlotte, l’épouse révoltée d’un garde-chasse quinteux et jaloux, passe quinze années à courir, sans beaucoup de succès, j’en conviens, mais avec toute la bonne volonté possible, après toutes les occasions imaginables de pécher. Marguerite a meilleure chance. Elle pèche à souhait ; puis elle tue l’enfant, fruit de sa faute, et va se noyer dans un étang. Il n’y a pas jusqu’à une certaine Isaure, réputée d’abord morte vierge et en odeur de sainteté, qui ne laisse son petit péché posthume, lequel consiste en une fille née d’elle en secret, qu’on voit apparaître vers le dénouement. Mais la grande pécheresse, la maîtresse, l’héroïne pécheresse, c’est Dafné. Celle-là ne se borne pas à pécher d’un bout à l’autre du roman avec le héros Théophile de Viau, le poète, elle pèche avec tout le monde, avec ceux qui veulent, comme avec ceux qui ne veulent pas. Dafné, c’est l’essence du péché ; c’est le péché incarné.

Au train de leurs débauches, Théophile et Dafné ont vite vieilli. L’âge et l’épuisement ont circonscrit leur libertinage et les contraignent de se rester fidèles l’un à l’autre ; mais Dafné se révolte contre les rides de son front, qui ralentissent chaque jour l’ardeur de Théophile. Pour rafraîchir sa beauté qui se fane, elle a recours à d’effroyables moyens. Vous ne l’aviez vue qu’effrénée et immonde, vous la verrez féroce et sanguinaire. La bacchante se fait vampire. Elle va sucer toutes les nuits le sang virginal d’une fille de quinze ans. Le poète a fortuitement découvert l’horrible cause des absences nocturnes de sa maîtresse. Indigné qu’il est, il veut écraser la tête de sa chère Dafné. Le regard tout-puissant de la pécheresse le fascine encore et le désarme. La cruelle sirène triomphera jusqu’à la fin. Il se laisse enlacer par elle. L’heure de leur suprême frénésie est venue. Ils tombent sur un lit de fleurs, où ils expirent en se tordant dans une dernière étreinte.

Il n’est pas impossible qu’en écrivant une Pécheresse M. Arsène Houssaye ait entrevu un but moral. Peut-être a-t-il voulu flétrir le vice en le peignant sous ses plus hideuses couleurs. Était-il nécessaire pourtant d’accumuler à cet effet tant de langage cynique et d’exemples d’impudicité ? La débauche énerve le corps, elle épuise la vie, elle étouffe l’ame ; c’est vrai, nous savons cela. Fallait-il, pour mieux nous l’apprendre et nous effrayer, faire d’elle un vampire ? Si l’auteur a prétendu fournir des enseignemens profitables, de quelle étrange façon il les a résumés ! Cloris, qui n’est entrée en religion que par pis-aller, et n’a eu des accès de vertu qu’en désespoir de cause, Cloris assiste à l’horrible agonie des deux débauchés. Vous supposez qu’à cette vue elle va se sentir saisie de dégoût, et qu’elle se félicitera des heureux empêchemens qui l’ont détournée d’une pareille fin. Loin de là. Elle envie le sort de Dafné. Elle se reproche sa jeunesse mal employée et sa dévotion involontaire. Elle a des remords de n’avoir point été pécheresse comme sa sœur.

Ce qu’il y a de plus probable, c’est que M. Arsène Houssaye n’a pas eu d’autre intention que d’écrire deux volumes in-octavo de trois cents pages. Nous n’avons même pas essayé de rapporter toutes les gentillesses érotiques, drolatiques et philosophiques qui abondent dans une Pécheresse. Il suffit de dire que ce roman appartient pleinement au genre soi-disant ironique, qui a produit tant d’autres chefs-d’œuvre oubliés. C’est dommage, le genre ironique n’a pas été prospère. Il se moquait de tout ; tout le monde s’est moqué de lui. M. Arsène Houssaye s’est mis mal à propos et bien tard à la remorque de modèles depuis long-temps bien discrédités. Nous espérons qu’il ne s’obstinera pas follement à faire fausse route à leur suite ; ce serait vouloir malheureusement dépenser tout l’esprit et tout le sentiment poétique qu’il a.


Les deux Mères de M. Pierre Lagache ne sont pas un roman d’une longue haleine ; ce sont deux petits romans auxquels il faut tenir compte de la discrétion qui les a fait se renfermer en un seul volume, puisqu’à tout prendre, ils avaient bien aussi le droit comme les autres de se carrer en deux beaux tomes in-octavo.

Les deux mères que l’auteur a mises en scène ont un sort pareil. Elles meurent l’une et l’autre : la première, pure et irréprochable, ne résiste point à la douleur qu’elle ressent de voir son fils grièvement blessé dans un duel ; la seconde, épouse infidèle, succombe, rongée de remords et désespérée de laisser à sa fille l’exemple d’une irréparable faute.

La préface des deux Mères établit que le double but du romancier doit être d’instruire en amusant. Partant de cette donnée, M. Pierre Lagache s’est efforcé de divertir son lecteur, tout en lui prouvant que le devoir d’une mère est d’être vertueuse, quoi qu’il arrive. Malheureusement il a fait de deux fables bien triviales le texte d’une moralité bien rebattue. Il voulait amuser en instruisant ! S’il avait ennuyé sans instruire !

M. Pierre Lagache témoigne tant de bonnes intentions morales, que nous ne lui reprocherons pas bien durement certaines inconvenances qui tachent çà et là la pureté de ses récits. Cependant, comme cet auteur paraît viser surtout à écrire des romans immaculés qu’on puisse mettre sûrement entre les mains des demoiselles, nous l’engageons, dans l’intérêt de sa chaste ambition, à s’interdire désormais la peinture de personnages semblables à Pauline, cet enfant précoce de dix ans qui surprend au travers d’une cloison tous les coupables secrets de l’alcôve maternelle. Qu’il s’abstienne aussi de poser en fait que les jeunes filles baissent les yeux ou rougissent à l’approche d’un jeune homme de bel air et de belle taille. Qu’à l’avenir ses vieilles marquises ne dardent plus sur les jeunes hommes un regard faux avec un sourire cynique. Ces figures et ces traits de mœurs ne sont pas de ceux qu’il convient de montrer à l’innocent public que M. Pierre Lagache se propose d’instruire et d’amuser.

C’est le sort des œuvres de haute portée et hors de ligne d’entraîner à leur suite un innombrable troupeau d’imitateurs serviles. On sait combien de copies misérables suscitèrent en leur temps les célèbres Paroles d’un Croyant. Durant tout un an, il n’y eut pas un voyant ou un croyant qui n’eût aussi ses paroles à nous dire. Cette longue procession n’est pas même achevée aujourd’hui. Nous avons sous les yeux les Paroles du Cœur, écrites récemment par un certain vieux Jacques, serviteur de Jésus, aux tribus dispersées. Certainement nous ne nous étendrons pas sur ce livre. Il suffira de dire que c’est encore une manière de prédication évangélique, mystique et démocratique, semée d’apologues et de paraboles, coupée en petits chapitres et en petits versets, où tout est, selon l’usage, imité de l’abbé de La Mennais, excepté le style.

Volupté, parmi les romans, ne nous aura peut-être pas valu moins de copies médiocres. Madame de Mably n’est encore qu’une pâle contre-épreuve de l’ouvrage de M. Sainte-Beuve. Ne tenons nul compte de la spirituelle recommandation épistolaire donnée par M. Charles Nodier en tête de Madame de Mably. On sait ce que signifient ces certificats de complaisance accordés aux sollicitations des éditeurs. Passons vite sur la longue introduction dans laquelle M. de Saint-Valry, l’auteur du livre, prend le soin fort inutile d’apprendre à ses lecteurs qu’il vit et qu’il écrit en province. Abordons en toute hâte le roman.

Arthur, beau rêveur de dix-huit ans, s’est lié d’amitié avec Pierre, jeune peintre, élève de Guérin. Leur intimité est si étroite, que Pierre a présenté Arthur chez Mme de Mably, sa maîtresse. Mme de Mably, qui florissait sous l’empire, avait quitté son mari pour suivre un colonel italien. Or, son séducteur s’étant laissé tuer à la guerre, Mme de Mably, inconsolable, jure qu’elle n’aura plus qu’un seul autre amant, et que cet amant sera Pierre. Nonobstant cette vertueuse résolution dont il est instruit, Arthur devient passionnément amoureux de Mme de Mably. Grace à cette tendresse malheureuse, tout héros du roman qu’il est, Arthur fait, dans l’histoire, le plus triste de tous les personnages. Comme il n’ose point risquer un aveu direct, il s’avise de l’étrange déclaration d’amour que voici : Pierre peignait pour l’exposition un Christ sur la croix ; il avait besoin d’un saint Jean qui pleurât aux pieds du Seigneur. Arthur offre d’être le modèle du saint Jean. Il s’est imaginé que son air langoureux et désolé touchera bien mieux Mme de Mably en peinture qu’en réalité. Qu’arrive-t-il ? Le tableau exposé, il mène lui-même son héroïne au salon ; mais elle ne remarque pas plus le saint Jean que s’il n’y en avait pas du tout. Elle n’a d’yeux et d’oreilles que pour l’admiration et les éloges qu’excite la toile de Pierre. Découragé par cette tentative, Arthur s’éloigne, il se fait soldat. Une double douleur l’attendait au retour. Il voit mourir successivement Pierre et Mme de Mably, qui, fidèle à sa promesse, n’a point voulu survivre à son second amant.

Ici le roman finit, non pas le livre. Arthur se résigne, il vivra, afin de poursuivre le cours de ses désappointemens. Le mauvais succès de son premier amour l’avait fait renoncer à l’amour ; la poésie, qu’il courtise, ne lui est pas une maîtresse plus prodigue de faveurs : il renonce à la poésie. Une seconde amitié qu’il essaie ne lui rapporte que des froissemens et des mécomptes : il renonce à l’amitié. Détrompé partout, en désespoir de cause, il s’était jeté dans la politique et le journalisme : il avait joué son petit rôle dans la comédie de quinze ans. Mais la révolution de juillet, qu’il avait adorée, ainsi que tant d’autres, ne le paie pas d’un retour suffisant : il renonce à la révolution de juillet. Enfin, de renoncement en renoncement, il en vient à renoncer au monde comme il a renoncé à tout ; il se réfugie en Italie dans le couvent des Camaldules, où il meurt, au bout de trois ans, en parfaite odeur de sainteté.

Si M. de Saint-Valry a gâté les principales situations de Volupté, en se les appropriant, il n’en a pas moins malheureusement parodié le style. Chez M. Sainte-Beuve, c’est la vraie poésie qui déborde en flots d’images d’une étincelante originalité. Chez M. Saint-Valry, c’est tout l’orgueil du lieu commun qui surabonde. L’unique soin de l’auteur semble avoir été d’entasser la plus grande somme possible d’allusions et de similitudes surannées et décrépites. Il n’y a point de comparaison usée jusqu’à la corde dont il n’ait employé l’étoffe. Friperie mythologique, friperie biblique, tout lui a été bon. Madame de Mably est un roman écrit, d’un bout à l’autre, dans le goût d’une amplification d’écolier de rhétorique. C’est une des plus superbes exhibitions de trivialités présomptueuses qui se soient vues.

Napoléon et la conquête du monde, histoire de la monarchie universelle, voilà un livre qui va sembler bien grave pour être placé parmi tant de livres légers. C’est pourtant l’un des romans les moins sérieux auxquels nous ayons eu, depuis long-temps, affaire.

Un très petit pamphlet avait récemment prétendu que Napoléon n’a jamais existé ; aujourd’hui, nous avons un romancier qui prétend que l’empereur est mort seulement en 1832, après avoir conquis le monde. Mais l’écrivain ne se borne pas à forger les dix années merveilleuses qu’il ajoute à la vie de Napoléon. Il remonte jusqu’à 1812, et refait complètement, à sa mode, toute l’histoire de l’univers depuis cette époque.

Napoléon et la conquête du monde est un livre rare, publié presque incognito ; c’est pourquoi nous en donnerons un rapide abrégé. Écoutez donc le résumé de la grande histoire de l’empereur, telle que l’a rêvée le nouvel historien.

En 1812, l’incendie de Moscou ne force point, comme on vous l’avait dit, notre armée à la retraite ; Napoléon marche droit à Saint-Pétersbourg, dont il s’empare, et où il fait l’empereur de Russie son tributaire. Avant de rentrer en France, Napoléon s’arrête à Varsovie : il y rétablit d’un trait de plume le royaume de Pologne, et lui donne pour roi Poniatowski.

Napoléon était le maître de l’Europe continentale. L’Angleterre seule continuait de le braver. C’est en 1814 qu’il réalise enfin la conquête, si long-temps projetée, de cette île. Trois armées, débarquées à la fois, envahissent simultanément le sol britannique. Le 4 juin a lieu la grande bataille de Cambridge, qui ouvre au vainqueur les portes de Londres. Le lendemain paraît un décret, daté de cette capitale, qui réunit l’Angleterre à l’empire français, et la divise en vingt-deux départemens.

Vous êtes surpris peut-être de ces étranges licences qu’a prises l’historien de supprimer d’une part la nationalité de l’Angleterre, notre chère alliée, et de rétablir de l’autre celle de la Pologne, pour laquelle la chambre de nos députés s’en tient à des vœux annuels si généreux. Patientez. Vous allez voir des choses plus dignes de votre étonnement.

Pie VII étant mort le 5 septembre 1815, l’empereur fut sur le point de se proclamer pape lui-même. Après de mûres réflexions, ce fut son oncle, le cardinal Fesch, qu’il investit de cette dignité, sous le nom de Clément XV.

L’Europe s’était soulevée de nouveau : la campagne de 1817 décide en dernier ressort de ses destinées. L’Europe est vaincue et conquise. Le Moniteur du 15 août 1817 contient les divers décrets qui règlent les formes de gouvernement de ce quart du monde. L’empereur en est le seul souverain. Il n’y a sous lui que des rois feudataires. Tous les frères de Napoléon sont promus aux fonctions de roi en activité. Le roi Charles IV, d’Espagne, et le roi Ferdinand Ier, de Naples, sont mis à la retraite.

Marie-Louise était morte la même année. L’empereur veuf replace près de lui Joséphine sur le trône.

Napoléon en avait fini avec la vieille Europe. L’un de ses lieutenans lui avait conquis Alger et toute la côte barbaresque. Afin de compléter le système politique de l’Europe et de le mettre en harmonie avec ses conquêtes françaises en Égypte, il rend, le 22 juillet 1820, un décret qui réunit à l’Europe la partie septentrionale de l’Afrique, depuis le mont Atlas jusqu’à l’isthme de Suez. Le plus beau de l’histoire, c’est que ces prodigieuses conquêtes, loin d’être onéreuses à l’empire, lui font au contraire un allégement de ses charges, chose inouie dans les annales du monde. Cette même année, l’empereur est si riche, qu’il refuse d’accepter l’impôt et le remet librement tout entier au pays.

Une fois maître de l’Europe et d’une portion de l’Afrique, Napoléon n’était pas pour rester en si beau chemin. Il a chargé bientôt ses généraux d’aller soumettre le surplus de cette dernière partie du monde. Lui-même il s’en va prendre possession de Jérusalem, de la Chine, du Japon, de toute l’Asie et de toute l’Océanie. Les deux Amériques réunies à Panama en congrès solennel, sous la présidence du général Jackson, proclament peu après l’empereur leur souverain. Le 5 juillet 1827, parut dans le Moniteur le célèbre décret qui fondait la monarchie universelle. Paris était déclaré la capitale de la terre. Un autre décret contenait la promotion générale des rois d’Asie, d’Afrique et d’Amérique. Un autre instituait le conseil des rois, qui devait se réunir tous les trois ans à Paris, dans une session de deux mois, et être présidé par le monarque suprême.

À compter de cette époque, il n’y eut plus qu’une seule monnaie, à l’effigie de l’empereur, qui eut cours dans toute l’étendue de l’univers. Il fallait au monde une bibliothèque et un musée universels. Ce fut Versailles qui devint la ville-bibliothèque et musée.

On comprend que, dans une monarchie universelle, la politique, la diplomatie, la liberté de la presse et les autres libertés, n’étaient plus d’aucun usage. Toutes ces vieilles choses inutiles furent donc supprimées. Il n’y eut plus qu’un journal officiel du monde, intitulé : la Terre. L’historien ne dit pas s’il fut bâti un hôtel des invalides pour les politiques, les diplomates et les publicistes mis ainsi sur le pavé.

Sous l’empire de la monarchie universelle, les sciences n’avaient pas fait moins de progrès que les lettres. Le globe avait été exploré tout entier et modifié pour la plus grande commodité de l’espèce humaine. Le capitaine Parry avait planté le drapeau tricolore sur le pôle nord. Les isthmes de Suez et de Panama avaient été coupés. La quadrature du cercle fut découverte par un enfant. M. de Lamartine publia Dieu et Napoléon, épisodes épiques en vers blancs, et en dix-huit volumes.

Ce fut le 15 août 1828 que Napoléon fut sacré monarque universel par le pape Clément XV, dans une cathédrale trois fois grande comme Saint-Pierre de Rome, bâtie exprès sur les ruines du palais de justice. Tous les rois des quatre parties du monde assistaient à cette cérémonie, y compris le maréchal Soult, nommé récemment roi in partibus. Pour que ce sacre du maître du monde fût plus solennel, on plaça au ciel une nouvelle constellation, sous le nom de Napoléon.

L’empereur était au comble de la grandeur. Il avait laissé aux rois, comme indignes de lui, les titres de sire et majesté. On ne l’appelait plus que sa toute puissance. Il avait achevé, en bronze, l’arc de triomphe de l’Étoile qu’on avait tout doré et qu’on nommait la Porte d’or. Sur la place Louis XV, à la place même où vous supposez que M. Lebas a dressé dernièrement un obélisque, l’empereur érigea un monolithe en marbre de Carrare, de cent quatre-vingt pieds de hauteur, surmonté de sa statue d’or massif, haute de vingt-huit pieds. Le monument entier, y compris sa base, n’eut pas moins de deux cent cinquante pieds d’élévation, et annula complètement, comme vous pensez bien, la colonnette voisine de la place Vendôme. Enfin, comme il fallait à Napoléon un tombeau digne de son trône, il fit tailler en pyramide d’Égypte et revêtir de marbre blanc le mont Valérien, depuis sa racine jusqu’à sa crête.

Toutes choses achevées, Napoléon n’avait plus rien à faire avec la vie. Ce fut le 25 juillet 1832, à sept heures vingt-deux minutes du matin, qu’il mourut d’une attaque d’apoplexie, âgé de soixante-deux ans onze mois et dix jours.

Le romancier s’arrête ici. Il ne dit pas quelle a été la succession de l’empereur, si la monarchie universelle est restée intacte ou s’est divisée entre les mains de ses héritiers. Il n’eût pourtant pas été inutile de nous tenir au courant de ces choses. L’auteur a rayé d’un trait de plume et mis au néant les deux invasions, les deux restaurations, les cent jours, la révolution de 1830 et la dynastie de juillet. Il eût été bon également de savoir le sort de l’immense ordre de choses mis à la place.

Sérieusement, ce roman de la monarchie universelle est parfois ingénieux, souvent puéril ; mais il se laisse lire jusqu’au bout. Si le style avait quelque ampleur, si l’écrivain était plus convaincu, s’il avait plus de foi en son rêve, l’ouvrage ne manquerait pas d’une certaine grandeur épique et idéale. Ce n’est certes pas, en tout cas, l’un des plus mauvais parmi les romans nouveaux.


……Y.


— Les tomes iii et iv de Louis XIV, son gouvernement, ses relations avec l’Europe, par M. Capefigue, ont paru à la librairie Dufey. Ces deux nouveaux volumes conduisent les évènemens jusqu’au testament de don Carlos II d’Espagne, au profit du duc d’Anjou, et par conséquent, à la guerre de la succession d’Espagne. Les documens nouveaux que contiennent ces deux volumes, donnent un grand intérêt à cette publication.