Revue littéraire - 14 décembre 1836


REVUE


LITTÉRAIRE

§ i.
LES POÉSIES NOUVELLES.

Décidément le siècle est inexorable ; les poètes ont beau dire et beau faire, sauf quatre ou cinq d’entre eux dont il a reconnu la légitimité, et auxquels il prête attention quand ils parlent, il ne veut plus écouter aucun de ceux qui surgissent présentement. Mais si l’audience leur est refusée, les poètes ne se découragent pas. Le siècle s’obstine à se boucher les oreilles ; ils ne se condamneront pas au silence pour cela ; on les entendra bon gré mal gré : — Ah ! vous détournez la coupe où nous vous avions versé la poésie ! Siècle ingrat, vous y boirez pourtant. Nous vous prendrons par surprise ; nous mettrons, s’il le faut, de la prose sur les bords. — Ainsi disent et font les poètes. Ce ne sont plus des ballades ou des élégies qui s’annoncent à l’heure qu’il est ; ce sont des romans ou des épisodes. La poésie s’avance mystérieusement un masque sur le visage, le manteau jusqu’au nez. Le candide public ne soupçonne pas d’abord le déguisement ; il achète imprudemment, sur la foi du titre, un bel in-octavo qui lui promet bien quatre ou cinq cents pages de belle prose. Le voilà pris au piége. Il ouvre le livre, et ce sont des ballades et des élégies qui le regardent, échevelées et l’œil suppliant.

Nous doutons fort, toutefois, que ces innocens stratagèmes réussissent long-temps. La poésie aura beau s’affubler des plus impénétrables costumes, elle ne trouvera plus guère, prochainement, de public qui se laisse aborder par elle. Ce public qu’on dupe entre en défiance ; il sera sur ses gardes. Ses frayeurs deviendront excessives. Vous verrez que ce seront les romanciers eux-mêmes qu’il fuira bientôt, de peur qu’ils ne soient des poètes déguisés.

En notre qualité de critiques, nous avons dû nécessairement accueillir les requêtes de toutes ces œuvres de poètes habillées de toute sorte. Si nous avons différé beaucoup de les juger, ce n’était pas mauvais vouloir. Mais chaque fois qu’il nous arrivait d’ouvrir un de ces volumes entassés devant nous, la fatalité nous faisait tomber sur quelque malencontreuse page qui nous rangeait tout-à-fait de l’avis du siècle ; il nous en coûtait d’avoir à rendre une sentence amère peut-être. Pourtant il en faut finir. Si nous tardions davantage, les poètes en cause seraient gens à se plaindre d’un déni de justice.

Nous aurions voulu mettre les poésies de M. Reboul à part de la foule, mais elles ne nous ont pas paru justifier le mérite supérieur que leur accordent d’illustres prôneurs. D’un côté, M. de Lamartine, dans une lettre qu’il adresse à M. Gosselin, leur éditeur, en les lui recommandant, voit en elles un phénomène social et littéraire ; de l’autre, M. Alexandre Dumas, dans une préface qui vient à la suite, et où il raconte sa visite au boulanger de Nîmes, ne leur attribue pas une moindre importance. Nous ne nions pas que ces poésies n’attestent un certain talent que rehaussent, chez l’auteur, l’absence de l’éducation première et l’humble profession qu’il exerce ; mais ce talent ne va pas jusqu’à faire d’elles un phénomène. À notre avis, les éloges excessifs prodigués par MM. Alexandre Dumas et Lamartine sont un fâcheux service rendu à M. Reboul, qui n’obtiendra pas cette gloire si légèrement promise, et un tort vis-à-vis du public, envers lequel toute notabilité est responsable de ce qu’elle garantit.

D’après la notice de M. Alexandre Dumas et les confidences qu’elle contient, ce serait le malheur qui aurait inspiré la poésie de M. Reboul. Il se serait trouvé poète tout d’un coup sur une tombe où il pleurait. Dieu nous garde de contester les douleurs de l’homme ! Mais le poète ne les a point trahies. Vainement demandons-nous à son œuvre des vers écrits sous l’action d’une vive souffrance morale qui leur ait imprimé son mouvement, sa passion, qui les ait mouillés de ses larmes ; rien de pareil ; le dirons-nous ? rien de senti. Çà et là, ce sont bien quelques plaintives élégies ; pas une ne sanglotte et ne nous fait sanglotter. L’Ange et l’Enfant, la pièce la plus célébrée du recueil, est une ballade pâle et débile. Les trois strophes glacées du morceau qui a pour titre : Elle est malade, n’ont certainement pas été improvisées au chevet d’une mourante. Quelle autre tristesse aura donc été la muse de M. Reboul ? Il regrette Henri V banni et la foi éteinte ; il déplore l’esprit d’incrédulité du siècle et les envahissemens du positif et de la prose. Nulle part, dans ces plaintes, n’apparaît la trace d’un sentiment réel et profond.

Examinons-nous chez le poète les détails de la composition et du style, malheureusement nous trouvons moins encore à louer qu’à reprendre : M. Reboul s’est trop constamment absorbé dans l’imitation des maîtres modernes. Parfois il reproduit avec succès leurs coupes faciles et variées ; le plus souvent la préoccupation de ses modèles gêne sa phrase et l’alourdit. En général, ses vers sont pénibles, obscurs et prétentieux.

Il est évident que M. Reboul ne possède ni la puissance d’inspiration, ni l’originalité de la forme et de la pensée. Or, sans ces qualités principales requises du poète, il n’y a qu’un mince mérite à mener de front le culte des muses et l’exercice honorable d’une profession manuelle. Ce n’est pas en considération de leur vie laborieuse d’ouvriers, c’est en vertu de leur génie que l’Angleterre a fait immortels quelques-uns de ses poètes nés du peuple et restés poètes parmi le peuple. Tel a été Hogg, de nos jours, le célèbre berger d’Ettrick, qu’on ne vit point chercher sa poésie au-delà de l’horizon de ses pâturages. Tel avait été Burns, le plus grand de tous, qui, menant sa charrue, chantait le néant des beautés et des grandeurs humaines, à l’aspect de la pâquerette tombée dans le sillon au tranchant du soc. Si M. Reboul, de Nîmes, est jeune encore, s’il lui est donné de s’amender, c’est l’exemple de ces poètes qu’il doit surtout se proposer : mais pour être grand comme eux, qu’il fasse comme eux ; qu’il n’imite personne ; qu’il s’inspire naïvement de sa condition ; qu’il s’efforce d’être lui-même ; il sera neuf alors. Peut-être deviendra-t-il ce phénomène social et littéraire qu’a proclamé prématurément en lui M. de Lamartine.

Il résulte d’une préface mise en tête des Fleurs du midi, de Mme Louise Colet, née Revoil, que M. de Châteaubriand est un protecteur de la poésie beaucoup plus discret que MM. Alexandre Dumas et de Lamartine. Les dames poètes de la province se font d’ordinaire à Paris une divinité qui reçoit de préférence l’hommage de leurs lettres et de leurs vers ; M. de Châteaubriand fut, à cet effet, la divinité du choix de Mme Louise Colet. En homme de génie qui sait vivre, l’auteur de René donna acte des vers et des lettres qui lui furent adressés, non sans ajouter les complimens d’usage. Bien mieux, Mme Louise Colet étant venue à Paris afin de voir le dieu en personne, une entrevue lui fut accordée ; le dieu se communiqua lui-même.

Forte de tant de précédens, Mme Louise Colet alla plus loin. Elle sollicita une introduction près du public en faveur d’un certain recueil de poésies qu’elle avait à publier. Ici M. de Châteaubriand se crut en droit de refuser. Il s’excusa spirituellement et poliment. C’est au public, ce nous semble, à l’en remercier. Non pas que les Fleurs du Midi de Mme Louise Colet ne soient un volume de vers fort estimable ; mais véritablement il ne l’était pas assez pour que nous fussions mis en demeure de l’admirer de par l’autorité du chantre des Martyrs.

Ce qu’il convient d’approuver chez Mme Louise Colet, c’est une remarquable facilité de versification, le nombre, l’harmonie, l’heureuse entente des rhythmes divers ; ce qu’il n’est pas permis de lui pardonner, c’est l’application presque exclusive de ces qualités à des textes communs et usés ; l’absence totale de la sensibilité vraie. Il faut bien le dire, la corde douloureuse ne vibre pas non plus dans ses vers vêtus de deuil par pure coquetterie. Cette dame se désespère indéfiniment parce que ses jours sont voilés de tristesse, parce qu’elle est destinée à souffrir et que le bonheur la fuit ; que sais-je encore ? parce que Dieu a pétri son ame d’amour et de poésie, et qu’elle doit lutter seule avec ce double feu :

Seule sans rencontrer la source où l’on s’étanche,
Seule sans une autre ame où son ame s’épanche.

Mme Louise Colet souhaiterait de ces malheurs puissans qui éprouvent ici-bas le poète pour le régénérer ; mais elle est excédée des souffrances vulgaires que le monde ne prend point en pitié. Elle ne se résigne pas à voir pâlir son printemps comme pâlit l’automne. Enfin sa grande douleur, par-dessus toutes les autres, c’est de vivre, l’ame ardente de foi, dans un siècle incrédule.

En vérité, ces recoins obscurs des souffrances vagues du cœur ont été si profondément fouillés par les poètes éminens de l’époque ; tant de moyens, de petits et de tout petits poètes ont chanté sur cette gamme depuis quinze ans, que l’air n’est plus tolérable, quelles que soient l’élégance et la grace des variations qu’on y introduit. Au lieu de nous assoupir avec toute cette musique somnifère, que Mme Louise Colet ne se bornait-elle à donner de ces jolies pièces sveltes et délicates qu’elle achève si bien. Son bouquet des fleurs du midi serait plus joli s’il n’était formé que de sonnets comme la Demoiselle et Isola bella. Il n’eût pas fallu surtout y mettre la Boutade contre la raison et le Portrait. Ce sont là des vieilleries qui ont peut-être cours encore en province, mais non plus à Paris, même dans la littérature de l’Almanach des Muses.

Les Poésies du cœur de Mme Mélanie Waldor s’efforcent au moins de répondre à leur titre. Cette dame ne fait pas un si grand abus que Mme Louise Colet du luth, de la lyre et du délire. Elle ne s’essouffle pas autant à appeler la gloire et à crier son enthousiasme par-dessus les toits. Sa douleur est aussi plus à la portée de notre pitié. Elle daigne nous dire les raisons qu’elle a d’être triste et de s’affliger. Mme Mélanie Waldor n’en est pas à pleurer des biens impalpables et sans substance ; ce sont toutes choses positives et bien définies qu’elle regrette. S’agit-il d’amour ? C’est le jeune homme pâle, mais très réel, dont elle accuse l’inconstance. Elle l’accuse, bon Dieu ! mais si doucement, si faiblement ! Elle voudrait tant pardonner ! Puis elle l’a revu au bal ; il était pâle toujours, le pauvre jeune homme ! et il a détourné la tête. Ou bien, s’il a parlé, sa parole était de glace comme son air. De là nombre d’élégies amoureuses dont les griefs sont nettement établis, parfaitement fondés en droit et qui se maintiennent dans les bornes d’une sensibilité décente et modérée. Mme Mélanie Waldor a d’autres élégies pour des douleurs moins directes et plus générales. Elle va errant par le cimetière de croix en croix, pleurant sur la tombe des jeunes filles mortes à la fleur de l’âge.

Toute cette poésie est assez monotone, mais sa monotonie n’incommode ni ne fatigue. C’est le bourdonnement de la basse qui n’assourdit pas au moins l’oreille comme la fanfare éclatante des poètes à enthousiasme continu. Mme Mélanie Waldor a, du reste, mal à propos appliqué à sa versification élégiaque la variété des rhythmes remis en honneur par l’école moderne. La marche lente et mesurée de l’alexandrin convenait mieux. On s’impatiente de l’allure traînante de ses strophes. On se demande où sont leurs ailes. À quoi bon tout cet équipage lyrique ? Ce n’était pas la peine de monter le plus rapide des coursiers poétiques pour lui tenir la bride et aller le pas. N’était son soin supérieur de la forme, Mme Mélanie Waldor appartiendrait pleinement à l’école de Mmes Dufresnoy et Victoire Babois. Elle tient à ces dames par le tour et le penchant du cœur, et à la manière nouvelle par le rhythme et la rime.

Thérèse, roman de M. Léon Bruys d’Ouilly, se produit fièrement sous la recommandation d’une épître inédite de M. de Lamartine. Il n’en coûte rien décidément au chantre des Méditations de sacrer des poètes, soit en vers, soit en prose. M. Léon Bruys d’Ouilly n’était pas né poète le moins du monde ; l’épître inédite et la réponse qui la suit nous l’apprennent elles-mêmes. Il avait seulement des bois et un château dans le voisinage du château et des bois de l’auteur de Jocelyn. C’est à force de chevaucher avec ce dernier qui lui récitait de ses vers, chemin faisant, que M. Léon Bruys d’Ouilly s’est avisé de poésie à son tour, sans doute afin de pouvoir donner la réplique à son illustre voisin. Il advint donc que de retour à Saint-Point, après une absence, M. de Lamartine trouva poète tout fait l’ancien compagnon de ses promenades. C’est pour cela qu’il lui dit :

L’éclair qui m’avait fait poète,
Jaloux de tes jours de repos,

S’était abattu sur ta tête
Comme un aiglon sur deux troupeaux.

Malgré cette descente d’un commun éclair sur les deux poètes, ne croyez pas que Thérèse soit en rien parente même éloignée de Jocelyn. Je vous signale ce soi-disant roman de M. Léon Bruys d’Ouilly comme l’une des déceptions poétiques du jour les plus manifestes. L’auteur conte d’abord, dans un certain nombre d’élégies, sa naissance, son berceau, ses illusions d’enfant et de jeune homme ; puis apparaît un instant Thérèse, la femme justement qu’il avait rêvée, qu’il aime et qu’il aimera. Mais Thérèse est fiancée à un paysan qu’elle épouse. Là-dessus, profond désespoir de M. Léon Bruys d’Ouilly, qui part pour l’Italie, jurant d’être inconsolable et d’écrire des élégies partout où il passera. Le poète désolé tient parole. Voici venir l’inévitable série des méditations mélancoliques sur Naples, Pompéi, Rome, le Colysée, Florence, Venise et le lac Majeur, en un mot toutes les étapes d’un touriste sentimental en Italie. Quand il a suffisamment promené sa douleur au-delà des monts, M. Léon Bruys d’Ouilly revient en Bourgogne, le cœur toujours rempli d’amour pour Thérèse. Malheureusement Thérèse est morte ; ce qui coupe court, par bonheur, à la verve du poète. Vous en êtes quitte, à son retour, pour une élégie finale, sur le tombeau de la défunte.

N’en déplaise à l’épître obséquieuse de M. de Lamartine, ou plutôt par respect pour elle, il n’y a rien à dire de la qualité des poésies de M. Léon Bruys d’Ouilly. Il n’est vraiment pas possible de les prendre plus au sérieux que les Perce-Neige de M. Maurice Saint-Aguet, et les Primevères de M. Édouard L’Hôte. M. Édouard L’Hôte, M. Maurice Saint-Aguet et M. Léon Bruys d’Ouilly, par les naïves analogies de leurs compositions et de leurs styles, sont évidemment dignes de marcher de front et de pair. Qui connaît l’un connaît aussi les autres. Ils forment tous ensemble une plaisante trinité de tristes poètes.

Avec la Poésie catholique de M. Turquety, nous retrouvons, sinon la vraie poésie, au moins quelques traces de savoir-faire. Mais quel étrange vertige a saisi ce poète ? D’où lui vient ce fol orgueil de croire qu’il est novateur, qu’il a ramené la poésie au catholicisme, que sans lui le catholicisme n’aurait pas aujourd’hui de poète ? Pas de poète, bon Dieu ! Ainsi M. Turquety ne compte ni M. de Châteaubriand, ni M. Victor Hugo, ni M. Alfred de Vigny ni M. de Lamartine, ni la longue et innombrable procession religieuse et poétique, venue à leur suite ! Pas de poète catholique ? Combien donc en faut-il à M. Turquety ? S’il avait dit encore, pas de catholique poète, pas de poète croyant ; à la bonne heure, on le comprendrait peut-être.

Mais ce nouveau poète catholique ne brille point par la conséquence de ses propositions. Le catholicisme, avance sa préface, se fait jour de plus en plus dans les masses intelligentes ; il s’est relevé de ses longues et rudes épreuves. Nous voudrions pour notre part, de grand cœur, qu’il en fut ainsi ; nous sommes loin pourtant de le penser ; au fond M. Turquety ne le pense pas plus que nous. Oubliant toute la confiance de la préface, l’une des pièces du recueil affirme étourdiment que :


Tout s’en va, manoirs, basiliques,
Murs vénérés, saintes reliques,
Tout s’en va lambeau par lambeau ;


enfin qu’on veut proscrire :


L’autel désert et mutilé.


C’en est assez de cet échantillon pour montrer la consistance des doctrines catholiques de M. Turquety. Qu’il soit personnellement convaincu lui-même, nous ne le nions pas ; mais sa poésie ne le semble guère. Il n’a rien effectivement épargné de ce qui la pouvait faire ressembler aux litanies et aux cantiques de première communion ; il a été prodigue de versets latins, d’aimez Jésus et d’ora pro nobis. Tout cela n’a pas échauffé son vers glacé de cette foi vive et ardente qui électrise et se communique. Il est clair seulement que c’est le livre de messe qui a fourni une bonne part de toute cette poésie catholique.

Le talent de M. Turquety n’a pas non plus profité dans cette exploitation du catholicisme qu’il prétend monopoliser. Nous nous souvenons d’avoir lu, dans ses précédens recueils, des pièces remarquables de forme. À peine voyons-nous ici des vestiges effacés de cette habileté mécanique qu’il possédait. On avait reproché justement à ses premiers essais la faiblesse et la pâleur. La Poésie catholique est plus débile encore : il n’y a pas en elle un souffle de vie.

Les Élévations religieuses de M. Hippolyte Barbier d’Orléans sont tout au plus orthodoxes. Certainement elles ne se flatteront pas, à l’instar de celles de M. Turquety, d’être catholiques. Elles protestent sans façon avec M. de La Mennais contre l’infaillibilité du pape. Elles sont indépendantes, protestantes, saint-simoniennes, tout à peu près, excepté religieuses. De fait, M. Hippolyte Barbier est moins un poète qu’un philosophe. Il se laisse aller, dit-il, de cœur et d’ame aux théories palingénésiques de M. Ballanche. Son introduction engage le lecteur à remarquer que ses pièces de poésie, toutes détachées qu’elles sont, ne doivent pas être jugées à part et indépendamment l’une de l’autre ; qu’il y a entre elles une étroite connexité, une progression suivie ; que la première explique la seconde, celle-ci la troisième ; ainsi de suite.

Il ne nous a pas été donné de découvrir cette merveilleuse homogénéité de composition que s’attribue M. Hippolyte Barbier. Nous n’avons pas vu que les diverses pièces ternes et opaques qui forment son recueil tirassent l’une de l’autre la moindre lumière. Toute la connexité qui paraît entre elles est celle d’une pesanteur de style et d’une vulgarité de pensée partout uniformes. Les Élévations religieuses sont bien les poésies les plus lourdes et les plus épaisses auxquelles nous nous soyons heurtés depuis long-temps.

Les Voix du siècle, de M. Victor Leroux, et Pierre Gringoire, nous introduisent dans la poésie de l’avenir, c’est-à-dire dans la poésie nébuleuse. Les poètes de l’avenir, dont Pierre Gringoire et M. Victor Leroux sont des types choisis, ne s’en tiennent pas, comme les poètes religieux, à déplorer le matérialisme du siècle ; ils s’insurgent formellement contre lui. Un avant-propos fort développé, de M. Victor Leroux, formule énergiquement les griefs des poètes de l’avenir. Comme il ne lui en cotisait pas plus, M. Victor Leroux n’a pas pris seulement en main la cause de la jeunesse poétique, mais celle de toute la jeunesse en général. « Partout, dit-il, à l’heure qu’il est, le poète est méprisé dans la nation ; partout la jeunesse souffre et meurt ; partout elle est écrasée. » Ce n’est pas, il est vrai, précisément le siècle qui tue la jeunesse, mais il la force de se tuer elle-même. « Le suicide, ajoute M. Victor Leroux, est l’ange descendu du ciel pour retirer les bons de la cité des hommes. Cependant (nous suivons de notre mieux le fil souvent interrompu des pensées du poète), la jeunesse ne demanderait qu’à vivre. Au lieu de l’écraser, que ne fait-on pour elle quelque chose ? » Or, voici le moyen de subvention fort simple que suggère M. Victor Leroux en faveur de la jeunesse. — Vous payez, dit-il, des musiciens pour vos bals et vos joies, pourquoi ne paieriez-vous pas vos poètes ? Ce n’est pas leur faute s’ils ne savent et ne peuvent que chanter. — Il n’est pas inutile de faire observer que l’avocat abandonne ici la cause d’une bonne partie de ses cliens. C’est au nom de toute la jeunesse écrasée qu’il avait commencé son plaidoyer, et il ne songe déjà plus qu’aux poètes. Du reste, le moyen qu’il propose au profit de ces derniers n’est pas neuf. Il y a long-temps qu’on en use. Si le poète sait en effet chanter, s’il a du talent, s’il est bon poète enfin, on lui achète sa poésie comme au bon musicien sa musique. Au contraire, s’il est sans mérite, que voulez-vous ? On le laisse racler sur sa lyre dans la solitude. Mais achevons d’analyser le manifeste de l’auteur des Voix du siècle. Les poètes, continue-t-il, auront beau chanter, le siècle est sourd ; il n’ouvrira pas plus l’oreille à leurs élégies qu’à l’explosion de leurs pistolets. Quel autre recours leur reste-il donc que la mort ? N’ont-ils pas encouru les inimitiés de la société tout entière, voire même celles des journalistes, ces carabins de l’ame, comme les appelle M. Victor Leroux. Voilà pourquoi ce poète, le cœur gros des méfaits du présent, a écrit les Voix du siècle, et pourquoi il adopte, sur l’océan des hommes, pour phare l’étoile de l’avenir, et pour boussole sa conscience, deux choses, déclare-t-il en terminant, inconnues, indistinctes et impalpables comme le rêve.

Une notice de M. Paul Delasalle s’est chargée de nous apprendre ce que c’est que Pierre Gringoire. Pierre Gringoire descend en droite ligne du Gringoire qui était poète sous Louis XII. Les Gringoire ont été depuis ce chef de la famille, comme lui, poètes de père en fils sous tous les régimes, jusqu’au Gringoire actuel, poète quasi saint-simonien, qui a quitté récemment son domicile de Tours sans qu’on sache ce qu’il est devenu. Pierre Gringoire, quand il habitait la Touraine, était pénétré de la nécessité d’une prochaine transfiguration de la muse. Il s’appliquait à diriger en dehors de lui les rayons de son intelligence. L’art catholique l’avait tenté. Il fut sur le point de couper l’herbe sous le pied de M. Turquety ; mais, en approchant du sanctuaire, il crut voir le Christ prêt à tomber de nouveau sous le poids écrasant de la croix. De peur d’être écrasé lui-même, en homme prudent, Pierre Gringoire s’abstint d’entrer dans le sanctuaire. Il aimait d’ailleurs, comme le commun des hommes, à voltiger des fleurs aux femmes, des larmes aux sourires ; mais il voulait avant tout se frayer une voie. À cet effet, au lieu d’emprunter ses sujets au passé, il résolut de les demander à l’avenir. Sur quoi M. Paul Delasalle remarque judicieusement que Pierre Gringoire est le symbole caché de tous les poètes qui possèdent aujourd’hui la conscience de leur mission.

Nous avons exposé aussi clairement que le comportait la matière les idées d’avenir sous lesquelles ont été conçues les poésies de Pierre Gringoire et de M. Victor Leroux. Il se trouve de tout dans ces poésies depuis des sonnets jusqu’à des mystères. Mais, mystères ou sonnets, il n’y a guère de différence. Tout est également impénétrable ; cette poésie de l’avenir a, ce semble, quelque parenté avec les hiéroglyphes. C’est comme un chiffre dont la clé manque. Vous avez des vers convenablement debout sur leurs pieds, bien rangés, bien alignés, bien rimés, exactement munis de leurs points et virgules, qui n’ont point de son fâcheux à l’oreille. Du reste vous les pouvez lire et relire ; vous perdez votre peine. Ces sonnets et ces mystères contiennent tout juste autant de sens que les magnifiques plaidoyers du célèbre procès jugé par Pantagruel.

Nous n’avons plus, grace au ciel, devant nous que deux volumes de poésie. Nous aurons vite fait avec Julien l’évangéliste, drame en vers de M. Élie Sauvage. Julien l’évangéliste est une exquise bouffonnerie, d’autant plus divertissante qu’elle a été écrite sérieusement et de bonne foi. Si nous avions le loisir et l’espace suffisans, nous en extrairions quelques scènes afin de réjouir le lecteur. Nous nous bornerons à recommander le poème tout entier aux personnes atteintes de spleen, aux tempéramens mélancoliques et blasés qui s’imaginent que rien n’est plus capable en ce monde d’exciter leur rire.

Livia, de M. Eugène Robin, mérite une tout autre recommandation. Ce n’est pas l’invention qui distingue ce poème dramatique. L’auteur n’y a guère que fondu et amalgamé des scènes et des personnages empruntés du Faust de Goëthe, du Manfred de Byron, de l’Ahasverus de M. Edgar Quinet. La seule imagination piquante qui soit propre à M. Eugène Robin, c’est d’avoir mis en contact et fait causer, au début de son drame, Faust et don Juan, les deux types consacrés de l’amour intellectuel et de l’amour des sens. Ce qui appelle l’attention dans Livia, c’est, au milieu des négligences et des incorrections continuelles, une phrase poétique souvent nerveuse et vibrante ; çà et là, l’audace des pensées, la franchise de l’expression, enfin d’incontestables témoignages d’un talent dont le vol encore incertain pourrait bien déployer un jour de larges ailes.

Que si, de l’examen de tous les volumes de vers précédemment passés en revue, nous essayons de tirer quelques conclusions générales, nous établirons d’abord que la médiocrité ordinaire, la puérilité et l’absurdité fréquentes de la plupart des compositions poétiques du jour expliquent au moins, si elles ne justifient pas absolument, la profonde indifférence publique pour la poésie actuelle.

Nous constaterons en outre une décadence générale de la poésie à la suite de 1836, tout à l’honneur de la poésie du même rang qui florissait sous la restauration.

Ainsi les poètes secondaires que nous avons présentement ont perdu beaucoup du côté de la forme, sans avoir rien regagné par le fond. Ils ne soignent plus également le rhythme. Ils riment avec moins de richesse et leur pensée est restée tout aussi pauvre.

Une autre perte notable que nous avons faite est celle des épigraphes, tout-à-fait passées de mode aujourd’hui. Or les épigraphes, fournies par toutes les gloires littéraires du pays et de l’étranger, n’étaient certainement pas le moindre agrément de la petite poésie contemporaine.

§ ii.
LES ROMANS NOUVEAUX.

N’eussions-nous point assez fourni d’irrécusables preuves de l’indifférence publique pour la poésie, nous n’en voudrions pas d’autre que le fait même de la publication du nouvel ouvrage de Mme Amable Tastu. On sait que cette dame s’était acquis une juste célébrité par plusieurs recueils de vers fort distingués. Comme il faut que les temps soient devenus mauvais ! Mme Tastu elle-même n’ose plus revenir à la charge, et se représenter au lecteur des vers à la main. C’est du roman, ce sont des nouvelles qu’elle lui offre aujourd’hui. Et voyez quel excès de timidité inspire au poète les répugnances de l’époque ! Mme Tastu n’appellera même pas par leur nom ses récentes productions ! Elle ne dira pas, tant elle craint qu’on ne la soupçonne de supercherie ! elle ne dira pas : Ce sont des nouvelles et des romans que je vous apporte ; afin de rassurer tout-à-fait les gens et de leur ôter jusqu’à la moindre appréhension, elle certifie que son livre n’est que de la prose ; elle fait mieux, elle le nomme : Prose.

Prose est en effet le titre des deux nouveaux volumes de Mme Tastu. N’auront-ils pas été produits un peu au hasard, sans suite, sans but, sans prétention, en des heures de découragement poétique ? Nous le supposerions volontiers d’après leur contenu. Ils se composent d’histoires détachées, tantôt originales, tantôt traduites ou imitées de l’anglais. Ces divers morceaux sont écrits sagement et d’un style correct. C’est leur qualité principale. Il s’en faut que ceux dont l’auteur avoue l’origine britannique, soient les plus attachans et les meilleurs. Quel mérite particulier leur a pu valoir d’être importés chez nous par Mme Tastu ? Nous concevons qu’un écrivain résiste difficilement à la tentation d’enrichir sa propre langue d’une œuvre étrangère dont la lecture l’a frappé vivement. Ainsi Mme Tastu était-elle applaudie de tous quand elle traduisait en beaux vers, des fragmens choisis de Shakspeare, de Moore et de Byron ? Mais qu’elle puise maintenant pour sa prose, dans la prose de miss Landon ou d’autres médiocrités anglaises du même rang, voilà ce que nous sommes tentés de ne lui pas pardonner.

On dirait, en vérité, qu’un commerce fréquent avec cette littérature anglaise contemporaine, si impuissante et décolorée, a communiqué à Mme Tastu elle-même l’insignifiance et la pâleur. Plusieurs des compositions soi-disant originales de son recueil portent une sorte de cachet anglais. Ce sont de longs récits inanimés, invraisemblables, du goût de ceux qui encombrent mensuellement les illisibles magazines de Londres. L’auteur aurait-il oublié d’en indiquer la source étrangère ? Nous le voulons croire, afin de n’en point faire peser sur lui la responsabilité. Au nombre de ces morceaux tout-à-fait indignes de Mme Tastu, nous placerons le Bracelet maure, une manière d’histoire fantastique parfaitement inintelligible.

Nous ne nous plaindrions pas de trouver dans Fabien le Rêveur une dose modérée de rêverie ; mais l’interminable succession de songes vulgaires dont l’enchaînement forme cette nouvelle, n’est qu’une fâcheuse série de désappointemens pour le lecteur, qui cherche au bout de tout, en un récit, une apparence d’intérêt, une fable quelconque.

Il y a deux petites pièces plus courtes que nous approuvons davantage. L’une d’elles fournit un détail piquant de la vie de Rouget de l’Isle. Il est curieux de voir l’auteur de la grande chanson révolutionnaire figurer galamment dans une aventure de bal et y jouer un rôle si discret et désintéressé.

Racine ne se montre qu’à peine dans Esther à Saint-Cyr. Les personnages principaux de la nouvelle où figurent un moment les graves visages vieillis de Louis XIV et de Mme de Maintenon, sont un jeune lord anglais et un courtisan français écervelé. Cette petite comédie à double intrigue, amuserait si elle était moins écourtée. Les scènes et les caractères manquent de développement.

Tout considéré, ces essais en prose de Mme Tastu sont fort au-dessous de ses vers. La prose lui est doublement dangereuse. Sa poésie avait déjà le tort de tendre au prosaïsme. Au moins le soin du rhythme et de l’harmonie dissimulait souvent ce défaut dans sa versification. Il ne nous est pas démontré que Mme Tastu soit l’une des muses mises à l’index par les préventions du siècle ; en tout cas, pour tirer parti du nouvel instrument qu’elle emploie ; pour donner à sa prose quelque élévation et quelque force, elle fera bien d’appeler à son aide toutes ses ressources et toutes ses inspirations de poète.

Mme Sophie Pannier, qui avait déjà publié le Prêtre, nous donne aujourd’hui l’Athée. Cette dame paraît tenter en prose ce qu’essaie en poésie M. Turquety. On dirait qu’elle veut monopoliser le roman religieux et catholique ; l’Athée est une longue prédication entremêlée d’aventures plus ou moins galantes. Nous ne nous flattons pas de débrouiller ce fouillis. Ce n’est pas chose aisée que de dégager l’action des sermons entassés qui l’étouffent. Nous ferons de notre mieux.

D’Olbreuse est noble d’origine et fort noble. Ce n’est rien moins que le fils d’un duc d’Estavayer, duc et pair sous la restauration, de par l’ordonnance spéciale de Mme Sophie Pannier. D’Olbreuse était né religieux et légitimiste ; on l’avait élevé dans les bons principes. Ni sa naissance, ni son éducation, n’ont prévalu contre le mauvais souffle du siècle. Il se perdra de toute façon. Converti successivement au matérialisme et au libéralisme, il s’éprend de la gloire roturière du barreau. Sa noblesse déroge. Il fait son droit en cachette. Voilà notre athée avocat. Bien lui en a pris de se procurer cette ressource, car une certaine baronne, chevalière d’industrie, dont il a repoussé les avances, épouse le duc d’Estavayer pour se venger des dédains du fils et lui couper les vivres. Disons que ce qui a contribué notablement à précipiter d’Olbreuse dans l’athéisme, c’est un cruel désappointement de ses premières amours. Trahi par une jeune fille qu’il aimait, il ne respire plus que mépris pour Dieu, pour l’humanité, surtout pour les femmes.

Mais Mme de Villermont, la femme d’un des chefs de l’insurrection vendéenne de 1832, a dû consulter l’avocat d’Olbreuse sur des affaires de chouannerie. L’athée n’est pas encore invulnérable, comme il s’en flattait. Il avait juré de ne plus rien aimer, et tout d’un coup il aime passionnément sa cliente. Il est vrai qu’il l’aime méchamment, et dans l’espoir de la séduire. Mais Mme de Villermont n’est pas de celles qui succombent aisément. Mme de Villermont est la vertu même. Dès-lors s’entame le débat entre l’esprit religieux et l’esprit d’athéisme, entre le bon et le mauvais génie. Lequel des deux triomphera ?

Tant que Mme de Villermont croit son mari bien vivant et militant dans la Vendée, elle se borne à prêcher d’Olbreuse à titre d’amie ; mais on apprend que le comte de Villermont a péri dans le désastre du château de la Pénissière. La comtesse, veuve et libre, profite de l’occasion que lui donne le ciel de ramener une brebis égarée. D’Olbreuse sera son époux, pourvu qu’il comparaisse au tribunal de la pénitence. Mais l’athée ne se soucie pas plus du sacrement du mariage que de celui de la confession. Ici combats nouveaux, dissertations redoublées, sermons sur sermons ; puis, au travers du tout, larges épisodes de cours d’assises.

L’exhérédation de d’Olbreuse n’avait pas été facilement obtenue du duc d’Estavayer. Si sa femme est aidée à le circonvenir par un méchant abbé libertin, un bon abbé plaide secrètement la cause du fils près de son père. Afin d’écarter cet obstacle à ses desseins, la duchesse a comploté la mort du bon abbé, qui doit être tué par un homme aposté. Heureusement la Providence intervient. La nuit était noire ; l’assassin se trompe d’abbé et tue le mauvais pour le bon. Mais d’Olbreuse passait par hasard dans la ruelle où se commet l’assassinat. On l’arrête. Il est accusé du crime.

Tout allait bien pour la duchesse. Afin de l’empêcher définitivement de rendre ses bonnes graces à son fils, elle avait empoisonné le vieux duc son mari. D’Olbreuse, déshérité, n’avait plus d’autre perspective que l’échafaud. La Providence le traitera mieux qu’il ne mérite. Le bon abbé, préservé par miracle, reparaît à point pour sauver l’accusé. Il présente en outre un codicile du duc qui maintient son fils dans son héritage.

D’Olbreuse est donc remis en possession de sa liberté et de sa fortune. Qu’il se confesse seulement, Mme de Villermont est prête à lui donner sa main. L’athée n’a pas maintenant d’objection au mariage, mais il lui en coûterait de se confesser. Il hésite, il combat. La Providence n’était pas étrangère à ces temporisations ; sans elles, notre vertueuse veuve tombait inévitablement en bigamie. Remarquez bien cette scène, qui est neuve et pathétique. Un beau jour que, dans le pavillon de son jardin, la comtesse démontrait plus éloquemment que jamais à d’Olbreuse l’existence de Dieu, ne voilà-t-il pas que M. de Villermont s’avise de prouver la sienne en reparaissant tout d’un coup. Fatale péripétie ! Le mari revenant y met toutefois de la générosité. Caché derrière la porte, il a tout entendu. Profondément touché lui-même de la chaleureuse prédication de la comtesse, il repartira, la laissant libre ; il continuera de passer pour mort, si elle le juge convenable. Mais Mme de Villermont n’est pas femme à profiter d’une pareille latitude. Elle signifie à d’Olbreuse un congé formel, ne lui demandant comme dernière preuve d’amour que de se convertir. L’amant, au désespoir, balance long-temps. Il n’avait voulu croire en Dieu qu’à la condition d’épouser sa maîtresse. Pourtant la bonne inspiration l’emporte. Il tombe au pied du prêtre qui lui a transmis le sermon d’adieu de la comtesse. L’athée est vaincu ; il se confesse.

Nous avions omis, faute de le pouvoir, jusqu’ici, convenablement présenter, un personnage fort original, qui ne joue, d’ailleurs, qu’un rôle secondaire. Mlle Elisa, peintre de son état, a de singulières fantaisies d’artiste. Elle n’attend pas les séducteurs ; elle va au-devant d’eux ; elle les provoque. D’Olbreuse a séduit Mlle Elisa, parce que Mlle Elisa le voulait absolument. Abandonnée, bien entendu, après sa chute, Mlle Elisa se donne néanmoins des airs de victime. Son exaltation n’a plus de bornes. La vie lui pèse. Elle a résolu de s’asphyxier. Tout est, à cet effet, préparé dans son atelier. Bosses, toiles, esquisses, ont été mises en pièces et jonchent le parquet. Le réchaud brille allumé. Mais Mlle Elisa a tourné fortuitement les yeux vers son miroir. — « Oh ! l’admirable tableau que cela ferait ! Une jeune femme pâle, échevelée, mourante, au milieu de ce beau désordre ! » — Cette pensée d’artiste sera le salut de Mlle Elisa. Elle court rouvrir sa croisée. Elle vivra pour exécuter le tableau et pour être convertie elle-même par son heureuse rivale, l’ange qui doit convertir d’Olbreuse.

Il résulte bien de notre analyse que, pour Mme Sophie Pannier, le roman n’a été que le prétexte du sermon. Nous ne lui reprocherons pas ce pieux subterfuge. Il y a si peu de fidèles dans nos églises autour de la chaire ! Pourquoi n’essaierait-on pas de prêcher dans le roman ? Ce serait peut-être une bonne œuvre et une bonne idée. Qui sait ? Si le romancier y mettait de la discrétion et de la finesse, il pourrait rassembler de nombreux auditoires ; tout en les amusant, il leur insinuerait la parole divine. Le tort de Mme Sophie Pannier, ce n’est pas d’avoir écrit un sermon, c’est d’avoir écrit un sermon ennuyeux et maladroit ; c’est surtout d’y avoir mêlé la politique. Il n’y a point d’apôtre qui ne doive viser d’abord à se concilier la foule. Voulez-vous, par le temps qui court, faire des prosélytes en religion ? ménagez bien l’esprit de parti. La couleur tranchée des opinions de Mme Sophie Pannier sera un invincible obstacle au succès de son apostolat. Ce n’était pas l’imperceptible minorité des lecteurs de la Gazette de France qu’elle avait besoin d’endoctriner. La Gazette de France leur dit depuis long-temps ce qu’elle a répété. Ils savent tout cela. Ils sont en tout point de l’avis de Mme Sophie Pannier. Mais, admirez l’adresse de cette dame missionnaire ! Elle prétend convertir le siècle, et elle commence par blesser ses croyances politiques. Suivant elle, il n’y a point de salut hors de la branche aînée. On est athée de plein droit si l’on n’est pas légitimiste. L’habile moyen qu’a trouvé Mme Sophie Pannier de se faire écouter des révolutionnaires de 89 et de 1830 !

C’est bien une sorte de prédication que fait aussi Mme A. Dupin dans Marguerite ; mais cette prédication est plus divertissante. Mme Dupin semble légèrement imbue de saint-simonisme. Si nous l’avons bien comprise, entre autres doctrines généreuses, elle prêche la réforme des préjugés sociaux, la perfectibilité de l’amour, la révision des lois du mariage. Mme Dupin ne ménage pas non plus les citations ; ce ne sont pas, il est vrai, les pères de l’Église qu’elle invoque, comme Mme Sophie Pannier, ni Bossuet, ni Bourdaloue ; c’est George Sand, c’est M. Ballanche, c’est M. et Mme de Senancourt ; c’est M. Sainte-Beuve principalement en vers et en prose. Plût au ciel que ces deux dames se fussent bornées, le plus souvent, à citer leurs auteurs sans les commenter !

L’héroïne de Mme Dupin est l’une des victimes du dévouement les plus complètes que le roman ait mises en scène. Le comte Tanneguy d’Argelès a rencontré, déguisée en homme, à la Grande-Chartreuse, Marguerite, qu’il a reconnue femme sous son costume, et dont il s’est passionnément épris. Le sentiment qu’il inspire également à Marguerite n’est pas moins passionné, mais il se contient et se cache. Elle a su que la main du comte est promise à Clémence. Or, Clémence est l’amie de Marguerite. Premier dévouement de Marguerite. Loin de combattre un mariage qui ne fera pourtant que des malheureux, elle en presse au contraire l’accomplissement. Puis, afin de se séparer plus irréparablement de Tanneguy, elle épouse, de son côté, un M. de Rovère qu’elle n’aime point. Ce second dévouement de Marguerite sera tout aussitôt suivi d’un troisième. La duchesse d’Estilly, une autre intime amie de Mme de Rovère, avait été séduite par une manière de Lovelace qui a nom Everard. Il ne suffit pas qu’elle ait dissimulé sa grossesse, il en faut aussi dérober les suites. Marguerite se chargera de ce soin. Effectivement, elle accouche la duchesse ; elle lui sert de garde-malade, et la soigne seule pendant trois nuits et trois jours. Mais comment Marguerite expliquera-t-elle à la jalousie de M. de Rovère sa disparition du domicile conjugal ? Plutôt que de se justifier en révélant la cause de son absence, elle souffre qu’on l’accuse d’adultère. Son mari obtient contre elle le divorce ; après quoi il meurt de chagrin. Mme Dupin avait besoin de dissoudre aussi le mariage de Tanneguy : Everard est employé de nouveau à séduire Clémence ; seconde séduction qui amène un second divorce, d’où résulte la mort de la comtesse d’Argèles, comme pendant de celle de M. de Rovère. Vous voyez que les dévouemens de Marguerite ne tournent pas à bien. Attendez ; vous n’êtes pas au bout du mal qu’ils feront.

Après l’intervalle du double deuil, vous retrouvez dans le salon de la duchesse d’Estilly Marguerite et Tanneguy, divorcés et veufs l’un et l’autre. Ils sont libres maintenant. La calomnieuse sévérité du monde n’empêchera pas leur union. Le comte d’Argèles se dévoue à son tour. Il épouse celle qu’il aime et dont il sait l’innocence, se croyant la force de mépriser pour elle et pour lui l’opinion. Il avait trop présumé de sa philosophie. Sa femme est accablée de dédains et insultée en un bal où il l’a conduite. Tanneguy se fait tuer en duel pour la venger.

On aurait tort de conclure de Marguerite que le dévouement est maladroit, abusif, qu’il porte malheur. Certainement Mme Dupin n’a pas proposé cette inutile leçon d’égoïsme vulgaire, qu’on suit généralement par instinct et sans préceptes. On ne voit pas bien nettement ce qu’enseigne son livre. Nous supposons qu’elle a voulu montrer que notre prétendue civilisation est barbare, que la société est féroce la plupart du temps, et inconséquente dans ses absolutions et dans ses censures. De toute façon, Mme Dupin aurait dû mieux indiquer la morale de sa fable.

Le défaut capital de cet écrivain, c’est son irrésistible penchant à l’imitation de ce qu’il admire. Ses personnages ne vivent pas de leur propre vie, mais uniquement de celle de certains types excentriques créés par le génie moderne. Était-il bien nécessaire que l’héroïne Marguerite fût drapée constamment en Lélia ? Ne conviendrait-il pas qu’au lieu de penser éternellement comme Obermann, elle pensât un peu plus comme une jeune fille simple, honnête et courageuse qui se sacrifie à l’amitié ? Il en est de même du style ; ce n’est le plus souvent qu’une parodie de l’admirable langue de Volupté

Il est un autre léger reproche que nous rougissons de formuler. Dieu nous garde de rien préciser, et de mettre ici le doigt sur les choses ! Mais, nous le demandons tout bas à Mme Dupin, n’y a-t-il pas dans son livre certains détails amoureux dont il eût été prudent d’adoucir la vivacité ? Encore une fois, nous disons cela bien bas. Il serait plaisant qu’on nous entendit rappeler à l’ordre la pudeur d’une dame.

Nous craignons fort que Picciola, de M. Saintine, ne soit l’erreur d’un homme de talent. N’est-ce pas un tour de force un peu périlleux qu’a voulu faire le romancier en choisissant pour héroïne cette Picciola ? Qu’est-ce que Picciola ? Vous vous imaginez peut-être une jeune fille svelte, alerte, aux yeux noirs, à la chevelure brune, une sorte de Fenella très animée et très dansante, au moins, si elle est muette. Vous n’y êtes pas. Mais je ne vous le donnerai ni en dix, ni en vingt, ni en cent, comme Mme de Sévigné. En mille, vous ne devineriez point. Picciola, ce n’est pas même une biche des bois, ni un oiseau de l’air. Je vous l’affirme, c’est une plante, une petite plante. Et quelle plante ? On suppose que c’est une giroflée ; on le suppose seulement ; on n’en est pas sûr. Les botanistes n’ont pas encore découvert au juste de quelle famille végétale est issue l’héroïne de M. Saintine.

Mais vous attendez le récit des aventures de Picciola. Écoutez donc. Charney, athée libéral assez pareil au d’Olbreuse de Mme Sophie Pannier, avait été enfermé dans la forteresse de Fenestrelle pour crime de conspiration. C’est un jour en se promenant par le préau de son donjon qu’il aperçoit Picciola qui venait de naître et levait bravement la tête entre deux pavés. Dès cette première entrevue, le conspirateur s’éprend d’une vive affection pour Picciola. Ce sentiment grandit à vue d’œil comme la plante ; le plus beau de l’histoire, c’est qu’il sera mutuel. La frêle Picciola n’était guère en sûreté au milieu du préau. Le pied d’un soldat pouvait l’écraser, le froid des nuits geler sa tige. Charney la garantira de ce double péril. Il bâtit autour d’elle une petite tente garnie de paillassons qui doit la protéger. Sur ces entrefaites le prisonnier tombe malade. Les médecins l’ont abandonné. Le sensible geôlier (M. Saintine ne pouvait mettre qu’un geôlier sensible dans cette histoire excessivement sentimentale), le sensible geôlier s’avise de couper une douzaine de feuilles de Picciola et d’en faire boire l’infusion au mourant. Merveilleuse infusion ! Picciola n’a pas négligé l’occasion de prouver sa reconnaissance à son protecteur. La tisane qu’elle fournit lui sauve la vie. Cependant à peine Charney est-il convalescent, voilà Picciola qui languit à son tour, triste et maladive. La cause de son dépérissement ne tarde pas à se découvrir. Pauvre Picciola ! C’est une large blessure qu’ont faite à sa tige les deux pavés entre lesquels elle a grossi. Il ne s’agirait que d’en enlever un pour la guérir. Mais on ne dépave pas d’emblée une cour de prison. Tout sensible qu’il est, le geôlier ne souffrirait point qu’on déplaçât un des grains de sable du préau. Quel parti prendre ? Il n’y en a point d’autre que de s’adresser à l’empereur Napoléon. Une pétition lui expliquera que Picciola est à l’agonie et qu’il y a péril en sa demeure. Reste une difficulté ! Qui portera la pétition ? Patientez. Ce sera une sous-héroïne de chair et d’os, gardée jusqu’à présent en réserve par M.  Saintine. Térésa est la fille d’un autre prisonnier de Fenestrelle qui amuse de son côté ses loisirs de captif en attrapant des mouches, d’où lui vient le sobriquet d’attrapeur de mouches. Térésa, en regardant à travers la grille du cachot de son père dans le préau, a surpris le secret des amours de Charney et de Picciola. Ce sentiment délicat l’a profondément touchée. Elle se charge de la pétition et rapporte bientôt à Fenestrelle la grace octroyée. Il était temps. Picciola n’avait plus que le souffle. Le pavé qui la comprimait retiré, elle respire et revient à la vie. Que ne mourait-elle de sa blessure ! Les deux prisonniers ont obtenu la faveur de se réunir dans le préau et d’y recevoir Térésa. De là l’origine de la catastrophe définitive qui menace dès à présent Picciola. Tandis que, dans ces réunions du préau, l’attrapeur de mouches, très bon catholique et très beau diseur, sermonne longuement l’athéisme de son compagnon de captivité, l’ingrat Charney n’a plus qu’une attention distraite pour sa plante bien-aimée d’autrefois, il s’enivre des regards de Térésa. Ici nous devons reconnaître que M. Saintine a fort ingénieusement amené cette infidélité. En romancier orthodoxe, il avait besoin d’un mariage. Malgré toute sa bonne volonté d’être original, pouvait-il humainement marier son héros avec Picciola ? Nous touchons à la conclusion. L’empereur a compris que des conspirateurs botanistes et attrapeurs de mouches ne sont pas dangereux pour le repos de l’empire. La porte de Fenestrelle leur est ouverte. Charney, rendu à la liberté et converti, épouse Térésa. Et Picciola ? Oh ! Picciola, on la traite honorablement ; on la comble d’égards. Les nouveaux mariés l’emportent à leur campagne dans une belle caisse. Mais songe-t-on à tout pendant qu’on savoure les délices de la lune de miel ? La pauvre Picciola, qu’on oublie, meurt dans sa belle caisse faute d’être arrosée. Si vous ne pleurez pas à ce dénouement, ce n’est pas la faute de M. Saintine. Il vous a donné une héroïne extraordinaire, innocente, abandonnée, victime de l’ingratitude. Que voulez-vous de plus ? Il a fait ce qu’il a pu.

Sérieusement, il se peut que nous nous trompions ; mais, à notre avis, Picciola n’est qu’un jeu d’esprit puéril. Ce sujet eût inspiré peut-être à M. Xavier de Maistre un charmant chapitre de sensibilité fine et maniérée. Avec toutes les merveilleuses ressources de sa fantaisie, Sterne lui même eût-il osé, comme M. Saintine, écrire sur ce texte les cinq cents pages d’un in-octavo ? Nous ne le pensons pas.

C’est un joli titre et fort attrayant que celui d’une Fée de salon ; mais nous n’en savons pas de plus décevant. Vainement avons-nous cherché par tous les recoins du roman de M. Arnould Fremy cette fée de salon promise, nous n’en avons découvert nul vestige. Prenons donc qu’elle n’était que pour l’étiquette, et vérifions le contenu du livre.

Berthe, la plus jeune des filles de M. de Belsonne, s’est éprise opiniâtrement d’Olivier son très indigne cousin, et cet amour est si tenace qu’il résiste à toutes les considérations morales et raisonnables qui devaient le détruire. C’est inutilement qu’on apprend à Berthe qu’Olivier a joué de l’argent détourné de la caisse d’un général dont il est le secrétaire. Qu’importe à Berthe ? Cette jeune fille a l’ame grande et pleine de miséricorde. Son cousin, joueur et fripon, est à plaindre et malheureux ; conséquemment, il n’en a que plus besoin d’être aimé. N’est-il pas aussi bien naturel et bien convenable qu’Olivier vive aux dépens de sa cousine, et soit entretenu par elle ? Noble jeune homme ! Il a l’ame grande de son côté et la délicatesse large. Qu’il y a de courage de sa part à puiser sans remords dans la bourse de sa maîtresse ! Tout n’est-il pas commun entre amans ? Si quelque chose pourtant gâte un peu cette grandeur d’ame et cette abnégation d’Olivier, c’est qu’il n’aime la généreuse Berthe que d’un amour assez tiède et médiocre. Il est même un certain moment tout prêt de la quitter pour une autre. Mais Berthe a fait un opulent héritage qui l’a rendue millionnaire. Cette succession a subitement raffermi la constance chancelante d’Olivier. Il épouserait maintenant de grand cœur sa cousine, n’était que M. de Belsonne ne veut pas entendre parler d’un semblable gendre. Les deux amans ne braveront pas tout d’abord l’opposition paternelle. Ils ont résolu de louvoyer. En attendant que l’horizon s’éclaircisse, Olivier s’en ira voyager en Italie pourvu d’un portefeuille bien garni, grace aux soins de Berthe.

Un an s’est écoulé. Olivier s’en revenait tranquillement en France sûr de retrouver libres la main, le cœur et les millions de sa cousine. Jugez de son désespoir. Pendant son absence, Berthe avait épousé le comte Christian de Gauthier. Elle s’était sacrifiée au crédit de son père qui avait eu besoin de cette riche alliance pour couvrir une imminente déconfiture. Dans ces circonstances, un héros de roman ordinaire eût méprisé l’infidèle et quitté la partie. Le héros de M. Arnould Fremy est plus persévérant et plus héroïque. Il a revu sa maîtresse en secret, et repris sur elle tout son ascendant. La comtesse a compris qu’elle appartient de droit à son premier amant, et qu’elle se doit de se restituer à lui, tout autre devoir cessant. Aussi abandonne-t-elle sans hésiter père, enfans et mari, pour aller vivre publiquement avec son cousin. Comment la récompensera-t-il de ce triple sacrifice ? Vraiment, cet homme est indéfinissable. Lui jette-t-elle l’or à poignées, il la dédaigne, il l’oublie dans les plaisirs grossiers ; l’argent lui manque-t-il, il revient à elle plus passionnément amoureux. Berthe, cependant, ne se paie pas de cette tendresse intermittente. Lassée à la fin d’un amant si coûteux et si exigeant, elle lui ferme un beau jour sa caisse. Cette grave mesure détermine, chez Olivier l’explosion d’un nouvel accès d’amour. Furieux de jalousie, il se fait tuer en duel par un M. de Jousserand qui avait mine de le supplanter près de sa cousine. Catastrophe brillante d’où sort un dénouement moral que vous n’attendiez guère. Le comte Christian de Gauthier ne demandait qu’à pardonner. Veuve de son amant, Berthe retrouve un mari clément qui lui tend les bras. Rien ne manque à sa conversion ; elle redevient bonne fille, bonne mère et bonne épouse, absolument comme dans un roman de Mme Sophie Pannier.

Il y a en tête d’Une Fée de salon, une petite introduction tout au plus modeste, dans laquelle M. Arnould Fremy, évoquant les mânes des Deux Anges et d’Elfride, ses deux premiers romans, s’attribue le mérite d’une entière originalité. Il ne doit, dit-il, rien à personne. Il s’est placé devant son chevalet littéraire dans une complète abnégation des inventions passées. Il a peint comme il sentait, c’est-à-dire, à traits larges. Il a eu le dessein de produire des livres du genre arabesque. À ces prétentions singulières, nous objecterons d’abord que les créations de M. Arnould Fremy sont peut-être moins neuves qu’il ne pense. Pour ne parler que d’Une Fée de salon, Berthe, par exemple, ne doit-elle pas quelque chose à Indiana et à Lélia ? Olivier n’est-il pas une contr’épreuve extrêmement pâle, il est vrai, de Leone Leoni ? Nous laisserons M. Arnould Fremy juge lui-même de ces doutes ; d’ailleurs nous lui reprocherons l’emploi excessif de son genre arabesque. Cet écrivain a réellement beaucoup de verve et d’esprit, mais il en abuse. Sa fantaisie moqueuse est intarissable. Il a résolu de ne rien prendre au sérieux. Ce ne sont pas seulement ses héros et ses héroïnes qu’il persifle et qu’il mystifie, c’est son public, c’est son lecteur ; c’est tout le monde et toute chose. Nous accordons qu’Une Fée de salon est une fort piquante raillerie. Mais n’était-ce pas assez des Deux Anges et d’Elfride dans ce genre arabesque ? M. Arnould Fremy n’emploiera-t-il pas quelque jour son talent à se frayer une voie plus large et plus digne ?

M. Frédéric Soulié continue courageusement la publication de ses romans historiques du Languedoc. La seconde livraison semble en beaucoup de point supérieure à la première. Ici ce n’est plus une série de nouvelles détachées. Les deux nouveaux volumes sont tout entiers remplis de l’histoire de Sathaniel. Cette Sathaniel, l’héroïne de M. Frédéric Soulié, n’est pas une héroïne du genre arabesque ; elle n’a rien de commun non plus avec les héroïnes de M. Saintine. C’est une femme et une maîtresse femme, je vous assure. Autour d’elle M. Frédéric Soulié a groupé d’autres personnages fictifs d’une remarquable vigueur. Parmi les figures historiques qui se mêlent à l’action et y jouent les grands rôles, vous distinguez au premier rang les deux rois visigoths Euric et Théodoric. L’auteur leur a bien conservé l’allure et les proportions que leur prête la naïve chronique latine de Sidonius Apollinaris. Il a en outre laborieusement étudié l’époque barbare où s’agite son drame sauvage. Que ne dissimulait-il mieux son étude ? Ce labeur d’érudition paraît trop. Au lieu de se fondre dans l’œuvre en nuances harmonieuses, les détails de mœurs se produisent par placards de couleurs tranchantes et heurtées. En somme, l’exécution est loin de satisfaire. Travaillé convenablement, mis et remis sur le chevalet, l’ouvrage fût devenu peut-être un bon tableau. Ce n’est aujourd’hui qu’une énergique et rude ébauche.

Que voulez-vous ? M. Frédéric Soulié tente au-delà du possible. Il ne prend pas son temps. Les plus robustes génies succomberaient au train dont il va. On n’improvise pas une composition élevée et sérieuse comme un article de journal. C’est le malheur de notre littérature contemporaine que ce besoin de production hâtive. Le travail qui demandait le plus de réflexion et de loisir, s’est transformé en une opération mécanique. Écrire des romans surtout, ce n’est plus un art, c’est une affaire de temps. On a calculé qu’on pouvait matériellement fournir à son éditeur deux volumes par mois (un volume de plus que Scudéry !) C’est un engagement commercial. Il ne s’agit pas de reculer. On livre au libraire la besogne telle quelle à l’échéance convenue. Il est vrai que le libraire trouve cela très beau. Son prospectus déclare que tout le monde vous loue et vous admire ; que vous avez fait un grand tableau, une haute et large composition où l’on ne saurait dire si l’intérêt l’emporte sur le savoir ou le savoir sur l’intérêt. Ce n’est pas M. Frédéric Soulié qui se contentera de ce grossier encens d’éditeur, lui qui n’a qu’à vouloir pour obtenir le plein suffrage d’un public indépendant.

Si légères que soient les compositions de M. Charles Nodier, on est sûr d’y trouver toujours le charme, la grace, le bon esprit et le bon style. Les contes qu’il publie aujourd’hui font un aimable volume, qui n’amusera pas seulement les petits garçons, mais bien aussi les grands et les vieux enfans. Laissons M. Charles Nodier se classer conteur très indigne, bien loin au-dessous de Perrault. C’est là encore une de ces excessives modesties habituelles chez l’auteur du Roi de Bohême. Certainement Trésor des fèves et Fleur des pois vont d’un pas très convenable et très égal en la compagnie du Petit Chaperon rouge et du Chat botté. Malgré son extrême invraisemblance, Paul est conté avec une conviction qui finit par ébranler. On se prend à oublier que l’écrivain plaisante quand il garantit l’authenticité de son histoire, et qu’il a placé lui-même ce récit très véridique parmi ses contes. Polichinelle est une spirituelle satire pleine de douce philosophie et d’indulgente finesse. La plus exquise fantaisie du recueil est peut-être le Bibliomane. Il appartenait bien à M. Charles Nodier de peindre l’amateur passionné des livres. Qu’on ne dise pas que l’artiste exagère ici sa peinture, et qu’il n’y a pas de modèle humain de son Bibliomane. Ce singulier libraire de Barcelone, nouveau Cardillac, qui tuait naguère les gens pour rattraper les bonnes éditions qu’il vendait, prouve assez que M. Charles Nodier n’a pas imaginé la plus incroyable des excentricités de la bibliomanie.

Nous ne dirons ni mal ni bien de Charles de Navarre de M. Mortonval. Consciencieusement, nous n’avons pas le droit d’en parler. Nous avions essayé de lire Charles de Navarre, le livre est tombé vingt fois de nos mains. L’effort nous a paru au-dessus des forces humaines. Nous le déclarons solennellement : nous renonçons désormais à toute semblable tentative. Que M. Mortonval exploite les évènemens du jour ou ceux d’autrefois ; qu’il fasse du roman historique ou du roman de meurs ; qu’il écrive Mon ami Norbert ou Charles de Navarre, ce sera tout un. Comme ce sera toujours M. Mortonval, nous tiendrons pour corrects les brevets de génie que lui décernera son libraire, nous ne nous aviserons pas de les vérifier.

Bien que nous n’ayons jamais eu l’honneur de connaître un seul des lecteurs de M. Mortonval, nous ne nions pas leur existence. Il en a sans doute, et plus d’un, puisque son imperturbable fécondité trouve depuis vingt ans des éditeurs. Il est avéré d’ailleurs que cet écrivain s’est fait un public, sinon en France, au moins en Allemagne. Un candide critique d’outre-Rhin démontrait naïvement l’autre jour que Mortonval est un Walter Scott ignoré, auquel la France ne rend pas justice. D’autre part, l’Angleterre nous accuse aussi de méconnaître M. Paul de Kock. M. Paul de Kock, qui commence à devenir de mauvais goût chez les modistes de Paris, est le romancier favori du monde fashionable de Londres. La faveur qu’il y possède est si haute que M. le comte Dorsay, l’une des notabilités du West-End, a provoqué récemment une fructueuse souscription au bénéfice de l’auteur de Zizine. Ne voilà-t-il pas des suffrages accablans ? Humilions-nous devant eux et reconnaissons notre insuffisance. Nous consentons de grand cœur à admirer M. Paul de Kock et M. Mortonval, aussitôt qu’ils nous paraîtront admirables. En attendant, nous ne nous opposons nullement à ce que ce soit l’Allemagne et l’Angleterre qui souscrivent pour eux et qui les lisent.


……Y.