Revue littéraire — 31 août 1836

REVUE
LITTÉRAIRE
DU
PREMIER SEMESTRE DE 1836.

Si l’on veut bien accepter, comme point de comparaison, une évaluation des travaux littéraires de l’année 1835, insérée dans l’un des précédens numéros de la Revue (1er avril), nous aurons, pour l’année courante, un double progrès à signaler. On a fabriqué moins de livres ; on en a produit de meilleurs. Non pas que nous ayons à rappeler beaucoup de ces bruyans succès, qui ne laissent à la critique d’autre rôle que l’admiration ; mais nous avons compté en plus grand nombre les ouvrages solides, instructifs, dirigés vers un but utile, et qui, lors même qu’ils n’atteignent pas toute la perfection désirable, ont du moins le mérite de mettre en mouvement beaucoup d’idées. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’amélioration littéraire que nous nous empressons de constater.

La production matérielle du semestre qui vient de s’écouler, comparé aux mois correspondans de l’année dernière, s’est affaiblie de plus d’un huitième, et cette diminution, portant principalement sur les livres tirés à plus grand nombre, peut être évaluée à dix millions de feuilles ou vingt mille rames pour la librairie seulement. Quant au journalisme, il est toujours fort entreprenant. Mais les illusions qui ont donné naissance à de nombreuses tentatives sont déjà expiées en grande partie. Chaque semaine a vu éclore environ trois feuilles nouvelles. Plusieurs n’ont vécu que comme prospectus, et, faute d’alimens, en sont restées à l’état embryonnaire. Beaucoup d’autres ont succombé après une courte apparition, et si quelques-unes soutiennent encore leur existence problématique, elles demeurent bien éloignées sans doute d’une position stable et régulière. Sans entrer dans la discussion du budget d’autrui, qu’il nous soit permis d’établir un fait social autant que littéraire : à savoir, que le journalisme qui, chez nous, est né d’hier, en est encore aux rêves dorés des premiers débuts, qu’il se passera peut-être bien du temps avant que les entrepreneurs apprennent, ou pour mieux dire, avant que les actionnaires aient appris, grâce à ceux-ci, que les calculs de probabilités commerciales ne sont pas applicables aux produits de la presse ; qu’il faut plus que du savoir-faire pour découvrir un domaine exploitable dans la sphère infinie des opinions et des idées ; que d’ailleurs une rédaction ne s’improvise pas plus qu’un public, et que la force intellectuelle qui anime un journal n’est pas à la disposition des hommes d’affaires comme la force aveugle que livre la vapeur.

Revenons à la librairie qui doit seule nous occuper. Il n’y a pas de variations dans tout ce qui tient à l’enseignement scolastique, où la composition du livre ne change pas plus que les chances de débit. Mais un fait assez remarquable est que les œuvres d’imagination, les livres de cabinet de lecture, ou, pour employer le mot usité dans le commerce, les nouveautés, atteignent positivement le chiffre élevé de l’année dernière. On compte encore pour les romans plus d’un volume par jour, et la valeur de deux volumes par semaine en poésies, que repousse cependant l’instinct des éditeurs ; ce qui prouve que la plus grande partie des spéculations de la presse se trame en dehors de la librairie, que les frais en sont faits par la vanité oisive ou par l’inexpérience des débutans, qui se condamnent à de rudes sacrifices pour conquérir un public et une position.

La diminution que nous avons annoncée porte principalement sur les livres sérieux, les sciences métaphysiques, la littérature classique, l’histoire. Ce fait n’est point en contradiction avec ce que nous avons dit plus haut. La liste est moins nombreuse ; mais on y trouve plus de productions estimables. La conséquence est naturelle. Il n’en est pas des œuvres rationnelles comme des créations poétiques ou dramatiques, dont la valeur est toujours contestable, et qui permettent au plus obscur d’espérer les caprices de la vogue. Les recherches profondes, les travaux solides et avancés désespèrent la paresse, et écartent les rivalités impuissantes. Au reste, nous nous promettons de préciser par des chiffres, à la fin de chaque année, ces mouvemens de la presse qu’il suffit d’indiquer aujourd’hui.

i. — THÉOLOGIE.

Cette division est principalement formée par la réimpression des classiques de séminaire, de la liturgie et des traités mystiques, à l’usage des ames ferventes. Le Saint-Augustin, édité par MM. Gaume, est le seul ouvrage dont la reproduction mérite d’être signalée. L’œuvre nouvelle du clergé est, comme d’habitude, assez mince : elle se borne à des règlemens de confrérie, au programme de quelques pratiques dévotes, et enfin à cinq ou six livres de controverse, qui rappellent le ton aigre et l’ergotisme de l’ancienne Sorbonne. On n’y distinguerait pas un écrit nouveau qui commandât l’attention publique, pas une seule page peut-être, conçue avec l’intelligence de l’esprit français au xixe siècle.

Ajoutons enfin que la production du premier semestre, comparée aux résultats de l’année précédente, est à peu près réduite de moitié. N’est-ce pas un fâcheux augure pour la réaction religieuse, que les agioteurs en librairie ont si habilement exploitée depuis deux ans. Nous regrettons de porter atteinte à des illusions respectables sans doute, mais qu’un froid examen ne nous a pas permis de partager. Le mouvement régénérateur n’est pour nous qu’une des mille oscillations de la pensée publique, sans portée réelle, sans direction précise. Pour qu’il se perpétuât, il faudrait que l’impulsion vînt du clergé : or, il n’en est rien. Le clergé, ou du moins les chefs suprêmes qui déterminent jusqu’aux moindres actes du corps ecclésiastique, sont demeurés tellement étrangers à cette effervescence soudaine, qu’ils ont été les premiers à s’en étonner, et que dans l’impuissance de s’en rendre compte, ils ont tout expliqué par une intervention divine, en faveur de cette église qui ne doit pas périr. Il est évident d’ailleurs qu’une doctrine ne devient conquérante qu’à condition d’être active ; et l’activité est autre chose, selon nous, que le remuement d’un zèle aveugle. L’activité est la tendance à un but nettement exprimé, une marche vers un progrès. Nos prêtres ont-ils su faire sortir de leurs dogmes une application d’un bénéfice incontestable, un principe social de nature à rallier les esprits d’élite, et à entraîner les sympathies populaires ? Bien loin de là. Ils recommandent à chacun la passivité qui les annule eux-mêmes. L’unique affaire, comme ils disent, celle du salut éternel, étant possible en tous temps comme en tous lieux, il est inutile de modifier le milieu dans lequel on accomplit son temps d’épreuve. Au mal social ils ne savent qu’un seul remède, la résignation, et ils s’en tiennent à prêcher l’orthodoxie des croyances, qui ne sont guère combattues, la supériorité de la morale chrétienne, que personne n’a jamais contestée, s’adressant aux individus qu’ils trouvent d’humeur à les écouter, c’est-à-dire à ceux qui n’ont pas besoin d’être convertis. Mais sonder la valeur morale des institutions, s’enquérir du sort des masses, et des chances qu’elles ont de faire le bien ou le mal, c’est dérober ce qui est dû à César. César est toujours celui qui perçoit le budget. Telles sont les maximes professées hautement par le clergé, qui l’ont engourdi dans l’indifférence de tout ce qui se passe autour de lui, et le laissent impuissant, séparé par ses habitudes, ses idées, et même par son langage, d’une société qu’il ne comprend pas plus qu’il n’en peut être compris.

Et maintenant, nous nous adressons aux intelligences que le mysticisme n’a pas obscurcies. Si le christianisme a transformé le monde ancien, ce qu’on ne saurait nier raisonnablement, s’il a construit, avec les débris qui jonchaient le sol de l’Europe, cette civilisation qui nous abrite encore, est-ce donc en prêchant l’immobilité, en se faisant un mérite, aux yeux des puissances, de sa neutralité absolue ?

L’opposition, ou plutôt une sorte d’animosité contre ceux qui entreprennent de rendre au vieux corps catholique quelque peu de son énergie virile, se manifeste journellement par des réfutations. L’une des plus curieuses est la Censure de cinquante-six propositions, extraites de divers écrits de M. de La Mennais et de ses disciples, promulguée par l’archevêque de Toulouse, avec la sanction du pape et l’adhésion de presque tous les membres de l’épiscopat français. Les propositions condamnées ne sont pas des hérésies, à proprement parler. Elles ne blessent aucunement le dogme. Il s’agit de quelques opinions hasardées sur les fondemens rationnels de la certitude, sur la loi morale des époques antérieures au christianisme, et sur le développement temporel du principe chrétien. Elles nous paraissent appeler une controverse sur quelques points d’histoire et de philosophie, plutôt qu’une réprobation canonique, et en tout cas il ne suffit plus aujourd’hui, pour entraîner les esprits, de clore une discussion en disant, comme souvent les docteurs révérendissimes ; Hœc doctrina est falsa, temeraria, scandalosa, seditiosa, rebellis et injuriosa. Nous croyons encore qu’il est injuste de déchirer une page pour isoler une phrase qui prend ainsi un sens absolu, tandis qu’elle se trouverait expliquée et adoucie par ce qui la précède et la suit.

On s’étonne de rencontrer au nombre des propositions frappées par les foudres de l’église, cette thèse soutenue dans l’Avenir, par les disciples de M. de La Mennais, que le catholicisme est conciliable avec toutes les libertés publiques. Les fragmens qui réclament la liberté de la presse sont particulièrement incriminés. Le poète croyant est rendu responsable de tous ces méfaits ; son censeur le traite d’anarchiste et crie victoire en parodiant ainsi Cicéron : « Enfin Catilina est sorti de Rome ! il ne déchirera plus le sein des vrais enfans de Rome ! Abiit… ! » Un autre adversaire, que M. de La Mennais a déjà rencontré plusieurs fois, est plus incisif encore. « Parlez-vous de sa personne, dit-il, il est mort ! Parlez-vous de sa doctrine, sous ce point de vue, s’il n’est pas mort, il devrait l’être[1]

Le but de ce dernier écrit est de défendre contre les novateurs l’ancienne théologie scolastique, c’est-à-dire, la science divine exposée selon la méthode analytique et dialectique d’Aristote : nous reproduisons fidèlement la définition de l’auteur. Selon lui, la foi chrétienne ne peut être sauvée que par le philosophe païen. Il paraît cependant que les jeunes clercs montrent peu de goût pour le syllogisme, et de son propre aveu, « ils emploient leur temps à la lecture de la basse et moderne littérature française, où respire plus ou moins le goût romantique, étude plus propre à nourrir leur esprit de vent que de vérité et de sagesse. » C’est à quoi l’on veut mettre ordre. Ainsi, après une trêve de dix ans, deux ennemis irréconciliables, Aristote et le romantisme, vont se rencontrer de nouveau sur le terrain de la théologie. Nous publierons, s’il y a lieu, le bulletin du combat.

Nous avons trouvé, dans plusieurs ouvrages signés par des prêtres, une singulière prétention. À les en croire, il est injuste, inhumain, de reprocher au clergé français son infériorité, après l’avoir dépouille des biens qui lui permettaient d’encourager par des bénéfices les hommes distingués de son ordre, et d’entretenir ces sanctuaires d’études illustrés jadis par de beaux monumens littéraires. Leur erreur est grande, s’ils pensent qu’on fait crime au clergé de ne pas produire des compositions académiques. Ce que lui demandent les gens sensés, c’est de substituer aux pratiques superstitieuses, aux aberrations mystiques, une instruction saine, un parler ferme et franc, intelligible pour le peuple qu’il se propose de transformer ; c’est d’exposer sa foi de telle sorte, qu’elle surmonte, s’il est possible, les préventions hostiles, et redevienne ce qu’elle a été long-temps, un lien social. Pour composer un livre de cette nature, il n’est pas besoin d’une congrégation de bénédictins. D’ailleurs, l’excuse invoquée par les prêtres est d’autant moins recevable, qu’ils sont en meilleure position que les autres citoyens pour agir sur les esprits. Ils n’ont pas à vaincre les obstacles de tous genres qui attendent le littérateur isolé. À celui-ci, il est rarement permis de marcher droit dans la route où il aperçoit le beau et l’utile. Il faut, pour s’assurer éditeurs et lecteurs, qu’il fasse sa réputation, ce qui est autre chose souvent que faire un bon ouvrage. Il faut mentir aux bons instincts de son génie, et parader long-temps devant un public frivole, afin de s’en faire remarquer. C’est là un grand mal, et dont les suites sont plus fâcheuses qu’on ne pense, dans un pays où l’intelligence gouverne tout par des écrits. Nous croyons donc que, s’il y a exception sur ce point, elle est en faveur du prêtre. Son œuvre est naturellement poussée par le corps ecclésiastique dont les membres pénètrent partout, et accueillie par une clientelle fervente qui se fait de l’admiration un devoir de conscience. Le prêtre, en un mot, dispose d’un mécanisme de publicité dont l’agencement date des beaux jours de l’église, et qui, malgré sa vétusté, est encore assez puissant aujourd’hui pour élever à la réputation des mérites fort contestables.

ii. — PHILOSOPHIE.

Les ouvrages de cet ordre, au nombre de vingt environ, se rapportent par moitié à la métaphysique abstraite ou à des thèses de morale pratique. Il en est un, parmi les premiers, qui, se présentant comme le dernier mot de la science des principes, sollicite de notre part un examen sérieux. Nous transcrivons son titre : « Cours de philosophie, professé à la Faculté des Lettres par M. Victor Cousin, publié, avec son autorisation, et d’après les meilleures rédactions de ce cours, par M. Adolphe Garnier, maître de conférences à l’École normale. » La prétention de régénérer les études philosophiques, proclamée il y a vingt ans par M. Cousin, souleva une polémique assez âpre, mais qui s’éteignit bientôt, faute d’aliment. L’habile professeur put répondre à ses antagonistes, qu’on ne devait pas le juger sur les souvenirs que laissait une improvisation rapide, ni même sur des Fragmens imprimés, qu’il ne présentait que comme des pages déchirées du livre de sa doctrine. Le mouvement politique des dernières années l’ayant porté à la direction suprême de l’enseignement, il a dû formuler enfin son système ; et quoique n’ayant pas tenu la plume, il accepte évidemment l’expression des théories produites en son nom. On connaît la manière de l’auteur : le suivre de trop près, c’est s’exposer souvent à être obscur. Nous n’hésiterons pas cependant à pénétrer avec lui dans les profondeurs de la métaphysique ; un grave intérêt nous y attire. Ce livre est destiné à l’enseignement : il importe de savoir quelles opinions, quelles sympathies, quelle vigueur morale doivent apporter dans le monde ces enfans qui demain seront des hommes.

Le professeur s’exprime ainsi dès son début : « Ce que je recommande, c’est cet éclectisme éclairé qui, jugeant toutes les doctrines, leur emprunte ce qu’elles ont de commun et de vrai, néglige ce qu’elles ont d’opposé et de faux ; cet éclectisme qui seul peut arracher les sciences morales à leur immobilité. Il s’agit de commencer, en France, avec la méthode du xviiie siècle, mais dans un esprit éclectique, la régénération de la science intellectuelle. » — Le mot adopté pour symbole de la philosophie nouvelle ne nous paraît pas suffisamment expliqué. En ne lui attribuant que sa valeur littérale, on arriverait à un non-sens, puisqu’il n’est pas possible d’assembler deux idées sans être un choisisseur. Toutes les sectes, toutes les religions, sans en excepter la religion catholique, ont été forcément éclectiques, c’est-à-dire que, pour former leur dogme, elles ont emprunté plus ou moins aux doctrines antérieures. Mais il y a deux manières d’exercer ce choix : ou l’on se détermine d’après certaines règles généralement admises, et que l’on accepte comme la raison de l’humanité entière ; ou bien on pose en principe la souveraineté de la raison individuelle, et dans ce cas chacun se doit faire sa loi intellectuelle et morale selon les lumières qu’il a trouvées en sa conscience. Dans la première théorie, la liberté individuelle est opprimée par la majorité ; la société neutralise l’individu : c’est le règne de l’absolutisme. L’opinion contraire isolant les individus ne peut produire que des tendances divergentes, des fanatismes hostiles. L’anarchie dès-lors est inévitable, et doit passer promptement de la sphère des idées dans la région active. Concilier la loi sociale avec le droit personnel, voilà le grand, l’unique problème de la philosophie. Ce problème n’est pas assez formellement posé dans le cours de M. Cousin pour qu’on en trouve la solution complète. Il résulte de cette indécision que les disciples inintelligens prêtent au maître une absurdité, en attribuant à chacun le droit illimité de choisir, et que dans l’opinion vulgaire l’éclectisme de M. Cousin est encore celui de Diderot, qui disait naïvement : « Quiconque reçoit le système d’un autre éclectique, perd aussitôt le titre d’éclectique, »

C’est à l’œuvre qu’il faut juger les doctrines. Tous les successeurs de Descartes, éclectiques en ce dernier sens, ont admis pour principe générateur de toute philosophie, l’analyse de la pensée. De ce même point de départ, Locke, Reid et Kant, les trois lumières du xviiie siècle, sont arrivés à des termes opposés. Vient à son tour M. Cousin, qui répudie l’œuvre de ses devanciers, et recommence, à ses risques et périls, la décomposition de la pensée par la conscience.

Et d’abord qu’est-ce que la conscience ? Voici la réponse à cette première question. (Pag. 15.) « Toute intelligence, par cela seul qu’elle est intelligence, doit nécessairement se comprendre elle-même au nombre de ses connaissances, et cette vue inévitable d’elle-même est ce qu’on appelle la conscience. » Acceptons cette définition, qui n’est pourtant pas celle des dictionnaires, et n’oublions pas que la conscience est l’exercice intérieur de la pensée qui expérimente sur elle-même. Mais l’auteur, qui recommande si souvent cette méthode expérimentale, ne dit pas très nettement en quoi elle consiste, et comment elle opère pour saisir et constater les faits intellectuels. Son explication est négative. (Pag. 131.) « Je n’entends, par expérience, ni l’observation intérieure, sensible, qui ne nous donne que des sensations diverses, multipliées et variables, ni même l’observation intime, dirigée sur des phénomènes internes, aussi variables, aussi fugitifs, que les phénomènes du monde externe. » Nous sommes réduits à interpréter la pensée du philosophe. Il prétend sans doute que l’expérience se manifeste par des résultats, c’est-à-dire par l’acquisition de certaines vérités incontestables. Pour éviter le reproche d’avoir obscurci son système, empruntons de lui le fait le plus clair : c’est donner en même temps une idée de la clarté du reste de l’ouvrage. (Pag. 52.) « Le fait le plus clair et le plus approfondi auquel puisse parvenir la réflexion, c’est la conscience immédiate, 1o de deux termes finis, le moi et la nature extérieure, phénomènes variables, se limitant l’un l’autre ; 2o d’un être infini : l’aperception de ce dernier terme rend seule possible l’aperception du fini, comme à son tour la vue du fini est la condition indispensable de la vue de l’infini. »

Résumons. La conscience, après avoir expérimenté, peut affirmer l’existence de trois faits : le moi ou l’individu, le non-moi ou la nature, et la loi de ces deux termes, qui est l’infini, l’absolu, la vérité immatérielle et nécessaire. Maintenant, quelles facultés intellectuelles ont été mises en jeu pour arriver à la connaissance de ces trois élémens ? L’éclectisme, en vertu de son omnipotence, emprunte à Locke et à ses disciples français une faculté passive, la sensibilité ; aux écoles écossaise et allemande, une faculté active, la volonté. Puis, avançant que ces facultés sont impuissantes pour arriver à la notion de l’absolu, il déclare (pag. 16 et 55) « qu’il existe un troisième élément qui n’a pas encore été suffisamment analysé ni décrit, la raison, prise, non comme faculté, mais comme règle de nos jugemens, raison impersonnelle, qui n’est ni l’image du monde sensible, ni l’œuvre de la volonté, mais, pour ainsi dire, le reflet de la vérité dans l’individu. »

Annoncer en termes généraux que le moi humain est constitué par la sensibilité, la volonté et la raison, est-ce rendre compte des phénomènes intellectuels ? À coup sûr, les philosophes de profession n’accepteraient pas pour une analyse de la pensée une proposition conçue en des termes aussi vagues. Notre éloignement pour les querelles de mots nous rendra plus concilians, et nous certifierons, si l’on veut, la grande découverte de l’éclectisme, à savoir, que l’homme est à la fois actif, passif, et… non pas raisonnable, mais raisonneur, suivant la variante proposée jadis par un homme d’esprit. Mais ces conclusions ont-elles une valeur pratique ? À n’en pas douter, selon M. Cousin. L’homme, à l’aide des facultés qu’on lui restitue, peut saisir l’absolu, l’être, l’infini (c’est tout un), qui se manifeste sous trois formes (pag. 57) : « le vrai, qui comprend la cause comme la substance, le beau et le bien. » L’important, pour nous, serait de savoir quelles choses sont absolument vraies, belles et bonnes, et comment ces choses deviennent applicables aux arts, aux sciences, à la vie sociale ? Ici, les paroles du philosophe deviennent tellement confuses, qu’il faut acheter la moindre idée par un effrayant travail d’esprit, et ces idées, il suffirait souvent de les opposer les unes aux autres pour en faire ressortir le grotesque ou le contradictoire. Nous choisissons les assertions les plus formelles sur les trois modes de l’absolu (page 140). « La substance de la vérité, c’est Dieu. Mais nous ne savons de Dieu rien autre chose, sinon qu’il existe, et qu’il se manifeste à nous par la vérité absolue. Se manifester pour un être universel et éternel, c’est se manifester universellement et éternellement. Dieu s’est donc manifesté en tout, partout et toujours, et comme il ne s’est manifesté que par la vérité, il s’ensuit qu’il doit y avoir partout et toujours de la vérité ; » voilà tout ce qu’on nous apprend sur le vrai. Le beau (page 225) « ne peut être la voie ni de l’utile, ni du bien, ni du saint. Il ne conduit qu’à lui-même. » Par conséquent, les arts, ayant pour objet l’expression du beau, ne méritent leur nom qu’à condition d’être inutiles. C’est l’auteur qui l’affirme, et plus loin (page 281) il développe sa pensée. — « Comme je refuse aux beaux-arts tout but d’utilité, comme l’art ne doit servir qu’à lui-même, je dois effacer l’éloquence de la liste des arts. » Autant en fait-il de l’histoire et de la philosophie, parce qu’elles tournent les mots vers un but d’utilité. Mais la poésie et la musique, qui apparemment ne servent à rien, sont des arts par excellence ; et, viennent ensuite s’échelonner à des distances diverses, la sculpture, l’architecture et la construction des jardins (page 282). La théorie du bien, c’est-à-dire la philosophie pratique, est fondée sur l’idée absolue du droit et du devoir. M. Cousin, par son système, est dispensé de toute argumentation. « L’absolu, dit-il (page 320), se légitime par lui-même. Si l’on me demande pourquoi il y a des devoirs, je répondrai parce qu’il y a des devoirs. Il n’y a pas de raison à donner de la raison. » Ainsi, nous sommes revenus à ces affirmations pures et simples qu’on a tant reprochées aux vieux traités de philosophie. Pourquoi donc substituer à l’ancienne dialectique aride, mais ferme et décisive, le transcendentalisme allemand qui ne peut engager personne, parce que jamais deux rêveurs ne se rencontreront dans le même nuage ? On n’en voit aucun motif, si ce n’est que, pour attirer à soi la foule béante, il faut pouvoir dire, en se drapant dans son manteau, comme l’un des docteurs de Molière : — « Nous avons changé tout cela, et nous faisons aujourd’hui les choses d’une méthode toute nouvelle. »

Une longue thèse de métaphysique, intitulée : Essai d’inductions philosophiques d’après les faits, par M. Rogniat aîné, mérite d’être distinguée. Au lieu de remonter par des subtilités d’analyse à la source de nos facultés, l’auteur affirme leur existence comme un fait planant au-dessus de la démonstration, et, en effet, les puissances qui constituent l’homme ne sont appréciables que par leur acte visible, de même qu’on ne peut constater l’élément lumineux que par la clarté qu’il répand. — « De deux choses l’une, » est-il dit dès les premières pages, « ou les causes et les effets qui embrassent l’existence de l’homme sont enchaînés dans un ordre absolument indépendant de lui, ou il dépend de lui que certains effets soient ou ne soient pas. Dans le premier cas, toute discussion est sans objet. » Ainsi, ceux qui nient que l’homme soit un agent libre, en plusieurs cas du moins, n’ont qu’à fermer un livre qui n’est pas fait pour eux. Nous avons suivi avec intérêt une série d’inductions, appuyées sagement sur les faits avérés de la vie organique et de la vie rationnelle, et qui conduit jusqu’au grand problème de la condition du genre humain sur la terre. Mais cette dernière partie appelle encore les méditations du philosophe. On sent dans les idées et dans l’expression une incertitude qui ressort surtout par la comparaison avec les débuts de l’ouvrage. On dirait que devant se prononcer sur les grands principes sociaux, l’auteur n’a pas osé formuler nettement ses conclusions[2].

En général, les traités qui ont pour objet la science de la sagesse, et dont la reproduction est éternelle, ne diffèrent les uns des autres que par la manière de grouper un certain nombre d’argumens connus. Ils sont peut-être, de tous les livres, ceux qu’on lit le moins aujourd’hui, et dont l’influence est la plus bornée. La faute en appartient moins à la science qu’à ceux qui en font profession. Pour la plupart, la philosophie n’est qu’une sorte d’escrime dont le but est de fortifier et d’étendre l’intelligence. Dans les luttes de la parole, le métaphysicien devient en effet assez redoutable par l’usage qu’il peut faire des argumens de chaque système, par l’habitude d’épuiser une idée, de conduire un raisonnement, de dénaturer les faits, en les poussant jusqu’à l’état d’abstraction. Le sentiment de ces avantages le rend trop souvent tranchant, querelleur, sans pitié pour l’adversaire qui ose le suivre sur le terrain de la discussion. Il est vrai qu’il finit presque toujours, comme les duellistes de profession, par tomber sous les coups d’un novice qui l’attaque résolument avec les armes de la nature, le sens commun.

Il se trouve encore quelques hommes de conscience et de bonne intention, pour qui la philosophie est la recherche du vrai. Mais, par une inconcevable fatalité, ils font de leur science une algèbre indéchiffrable pour quiconque ne veut pas subir un apprentissage rebutant. L’appât des découvertes les conduit dans des voies non frayées, sans lumière et sans issues, et lorsque après mille divagations ils se retrouvent en présence du public, ils ont oublié la langue qu’il faut parler pour en être compris. Le bon sens naïf, qui fait les grands, les vrais philosophes, est plus rare encore que la naïveté de sentiment qui fait les grands poètes.

iii. — ÉCONOMIE POLITIQUE ET ADMINISTRATIVE.

Les publications relatives aux généralités de la politique souffrent de la défaveur qui pèse en ce moment sur les systèmes abstraits. Les libraires en risquent fort peu. On a réimprimé divers fragmens des discours ou écrits polémiques de Benjamin Constant, qui, heureusement disposés, ont pu être présentés comme un Cours de politique constitutionnelle. La vie, les doctrines et l’influence du célèbre publiciste ont inspiré à M. Pagès (de l’Ariège) quelques pages très remarquables qu’il a placées comme introduction en tête de l’ouvrage. Un historien, dont l’expérience s’est formée au spectacle des grands événemens, M. de Sismondi, vient de livrer des Études sur les constitutions des peuples libres. C’est un calcul de probabilités à l’usage de ceux qui sont intéressés au jeu des passions, soit dans les masses, soit dans les êtres privilégiés en qui se personnifie le pouvoir. L’auteur procède à l’analyse des élémens sociaux, et s’efforce de déterminer leurs lois d’affinités et de répulsion : mais il fait remarquer sagement que les inductions, tirées du rapprochement des faits connus, n’ont pas dans la pratique une valeur absolue, et qu’on s’exposerait à de grands mécomptes, si l’on appliquait les prescriptions des docteurs en politique avant d’avoir étudié le tempérament des peuples. Faut-il conclure de là que le savoir des hommes d’état n’est pas autre chose que du savoir-faire ? C’est aujourd’hui l’avis de bien des gens.

On sait que les constructions ruinent presque toujours ceux qui les entreprennent. On songe donc moins à rebâtir qu’à réparer. Les esprits se tournent vers l’utile et le possible. La presse répand un déluge de livres et de brochures sur toutes les matières administratives. Au lieu de déclamer contre les abus, on indique de petites améliorations dont la somme réalisée procurerait un grand bien. Il est remarquable que presque tous ces écrits témoignent d’un dévouement instinctif aux intérêts du plus grand nombre. Les classes pauvres, qui n’ont pas de mandataires dans nos assemblées légales, sont peut-être plus fidèlement représentées que les autres classes devant l’opinion publique. On peut même dire qu’elles ont cause gagnée. Le soulagement des parties souffrantes est pour la société ce qu’est pour l’individu la conservation de soi-même, le premier des devoirs. Il n’y a plus d’hésitation sur ce principe ; mais, dès qu’il s’agit des mesures à prendre dans l’intérêt du pauvre lui-même, les avis se partagent et la discussion s’établit.

Selon les uns, l’infortune constitue un droit suffisant aux secours publics. Tout homme, par le seul fait de son indigence, devient, en quelque sorte, créancier de l’état, et peut réclamer légalement l’assistance directe, ou du moins un travail assuré et productif. C’est le système des philantropes étourdis du dernier siècle, et que, sans s’en douter, des économistes modernes continuent, en réclamant, comme un acte de justice et de prudence, l’institution des colonies agricoles et des établissemens industriels toujours ouverts aux pauvres travailleurs. Mais quelques esprits assez forts pour résister aux mouvemens d’une compassion irréfléchie combattent formellement toutes ces propositions. Ils pensent que l’action du gouvernement ne saurait jamais être que préventive, que l’état doit s’appliquer uniquement à détruire les abus qui engendrent la misère, et abandonner le redressement du mal existant à la charité des particuliers, aux sympathies libres. C’est l’opinion professée par M. Duchâtel dans un livre qu’on vient de réimprimer sous ce titre : Considérations d’économie politique sur la bienfaisance, et dans un excellent travail de M. Naville, de la Charité légale[3], qui a partagé avec le précédent les suffrages de l’Institut.

La charité légale est celle dont le principe est écrit dans la loi, et que le gouvernement exerce avec les deniers publics. L’Angleterre n’est pas la seule contrée soumise à la taxe des pauvres. La Suède, la Norvège, le Danemarck, la Livonie, la Hollande, la Belgique et presque toute l’Allemagne, une partie de l’Écosse, de la Suisse et des États-Unis d’Amérique, subissent le même système, à quelques différences près dans le mode d’administration. M. Naville s’est appliqué à suivre l’effet de ce système dans les pays qui en ont fait la triste épreuve. Les renseignemens qu’il a réunis à force de lectures, de correspondances et d’observations, nous font connaître le régime du pauvre, et comblent ainsi une lacune trop fréquente dans les livres qui exposent la vie intérieure des nations. Comme il n’y a pour le pauvre qu’une seule affaire en ce monde, qui est de défendre son existence contre les besoins dévorans, dire à quelles conditions il trouve à vivre, c’est compléter l’histoire d’une grande partie de l’espèce humaine.

La classe des nécessiteux est condamnée, par défaut d’éducation, à une sorte d’enfance morale. Ce n’est pas la raison qui tempère en eux les mauvais instincts, mais la crainte d’une expiation cruelle, la perspective du dénuement absolu et des mille tortures qui le suivent. Affranchir le pauvre des suites de ses propres fautes, c’est offrir une prime à la lâcheté, au dévergondage ; c’est ruiner le principe de l’émulation, de la prévoyance, de la dignité personnelle, des sentimens de famille, de toutes les vertus à l’aide desquelles on peut vaincre la misère. Celui qui vit d’aumônes répudie peu à peu l’idée de sa dégradation, et au lieu de faire effort pour se relever, il exagère l’aspect hideux de son infortune, afin de se créer des droits à des secours plus abondans. Ajoutons que pour maintenir une caste toujours croissante qui se met bénévolement en dehors de la loi commune, il faut établir des réglemens de police contraires aux droits naturels que la société doit conserver, même à ses membres indignes. Ainsi, dans presque tous les pays de l’Europe, les pauvres sont attachés comme un troupeau au sol de la paroisse qui a charge de les nourrir. On les accable de vexations et d’ignominie, pour effrayer ceux qui seraient tentés de réclamer l’assistance légale. En plusieurs localités, les obstacles mis à l’union légitime des pauvres provoquent une brutalité révoltante, et enlèvent à une foule d’enfans sans famille ces tendresses d’instinct que la charité publique ne saurait remplacer. En un mot, les lois établies jusqu’ici pour adoucir les privations matérielles, ont presque toujours créé des plaies morales, bien plus affreuses assurément.

Les économistes français, qui ont entrevu ces tristes résultats, ont cru les éviter en exigeant des pauvres, en compensation des secours qu’ils demandent, une somme de travail dans un établissement industriel ou agricole ; mais ce projet ne fait qu’aggraver l’inconvénient de l’aumône directe : il détruit, chez celui qui s’y soumet, la liberté sans laquelle aucune amélioration morale n’est possible. Appliquer la classe indigente à un travail nécessairement improductif, qui paralyse ses facultés naturelles, n’est-ce pas lui enlever les chances d’affranchissement toujours offertes au courage et à l’intelligence, et perpétuer ainsi son infériorité ? Le contrat qui, dans les temps anciens, liait le maître à l’esclave, était-il différent de celui qu’on propose ? D’ailleurs, l’expérience a prononcé. Les établissemens où l’on a comprimé tant d’esprits vagabonds, indisciplinables, sont presque toujours devenus des foyers de corruption. Il y a à craindre encore que la concurrence élevée entre les ateliers de charité et les industries libres n’aboutisse qu’à déplacer la misère.

Les considérations dont nous offrons ici le résumé, sont appuyées, dans l’ouvrage de M. Naville, par des recherches de statistique sur le nombre des pauvres dans les contrées soumises à la mesure qu’il combat. Les pièces qu’il a réunies donnent une triste idée de l’état présent de l’Europe. Citons quelques faits. À Copenhague, la taxe prélevée au profit des indigens, s’est doublée en quatre ans. La Suède est également souffrante. À Stockholm, où se trouvaient, il y a un siècle, 930 pauvres, on en compte aujourd’hui plus de 15,000. À Berlin, depuis 1815, la dépense a quadruplé, et l’accroissement de la population, au lieu de partager le fardeau, a au contraire grossi la classe qui est réduite à vivre d’aumônes. À Venise, une moitié de la ville est positivement assistée par l’autre, et le gouvernement autrichien fait de grands sacrifices dans l’intérêt de la tranquillité. Le voile jeté sur cette partie de l’administration dans plusieurs principautés de l’Allemagne, cache sans doute de grandes calamités, et le soupçon est confirmé par le nombre considérable d’Allemands qui sont forcés de s’expatrier chaque année. Les sept ports des États-Unis en ont reçu 31,000 dans le courant de 1834. Sur 100 habitans, la Hollande en secourait 9 en 1822 ; la proportion s’élève aujourd’hui à 12. En Belgique, plus d’un sixième de la population est à l’état d’indigence. En Suisse, la taxe est très inégalement répartie, mais partout elle tend à s’accroître. « Il est des districts, dit M. Naville, dont les bourgeois, pour échapper à des charges énormes, renoncent à leurs droits de bourgeoisie avec plus d’empressement que leurs pères n’en avaient mis à les conquérir. » Le canton de Berne, qui soutient un dixième de sa population, est un des moins écrasés. En d’autres parties, le nombre des assistés s’élève jusqu’à la proportion de 25 sur 100 ; et chaque année, l’insuffisance des secours chasse des troupeaux d’émigrans jusque dans les états de l’Union américaine, déjà bien souffrante elle-même de toutes les infirmités de la vieille Europe.

Mais ce fléau bizarre qui, à l’opposé des autres, grossit les populations et multiplie les malheureux, le paupérisme, afflige particulièrement la contrée d’où son nom nous est venu, l’Angleterre. Les témoignages privés paraîtraient suspects s’ils n’étaient confirmés par des documens officiels, comme M. Naville a pris soin de le faire. La taxe, nous dit-il, absorbe aujourd’hui un sixième du revenu net des propriétés immobilières. Calculée par tête, en raison de la population, elle est double de ce qu’elle était en 1780, et un tiers à peu près de la nation anglaise fait valoir des droits à la charité publique. Le plus fâcheux est que cette charge, dont nous donnons ici la moyenne, est variable selon les hasards de la population, de sorte que, légère en certains endroits, elle devient intolérable en plusieurs autres. Ainsi, le rapport de ceux qui reçoivent à ceux qui donnent, était, en 1831, des quatre cinquièmes à Manchester, et des sept huitièmes dans une région du comté de Durham. Les enquêtes faites récemment par ordre du gouvernement britannique citent diverses paroisses qui voient la moitié, les trois quarts, et quelquefois la totalité de leur revenu englouti par les pauvres ; il se trouve ainsi qu’en ces dernières, les propriétaires sont les seuls qui ne possèdent rien.

Un peu trop préoccupé de la thèse qu’il soutient, M. Naville paraît attribuer toutes ces calamités à la charité légale. On lui demandera sans doute si les contrées affranchies de cette mesure sont plus favorisées, et pour notre part, nous regrettons qu’il n’ait pas étendu ses recherches au reste de l’Europe. Une curiosité bien légitime nous a conduits à consulter quelques documens relatifs à la France. Il en ressort que la condition des classes indigentes s’est considérablement améliorée chez nous, tandis qu’elle s’aggravait chez nos voisins. Sous Louis XIV, un dixième de la nation était réduit à la mendicité, et mendiait effectivement : c’est l’expression d’un mémoire écrit en 1698 par un homme en position d’être bien informé, le célèbre Vauban. Aujourd’hui, avec une population au moins doublée, on ne compte plus qu’un indigent sur vingt personnes, 1,600,000 environ pour toute la France : encore comprend-on dans cette évaluation les enfans abandonnés au nombre de 540,000, les infirmes presque tous recueillis dans les établissemens publics, et beaucoup d’individus valides qui ne sont pas totalement dénués de ressources. Nous puisons ces chiffres dans une brochure récemment publiée par un fonctionnaire qui analyse le bel ouvrage de M. de Villeneuve-Bargemont sur l’Économie politique chrétienne. D’autres faits nous sont fournis par les derniers rapports de l’administration des hospices de Paris. On sait que la capitale et les grandes villes manufacturières sont les principaux foyers de souffrance. Le recensement de 1813 donnait près de 103,000 individus en état d’indigence. En 1835, on n’en trouve plus que 62,539, diminution qui équivaut à moitié, en établissant la relation du nombre des habitans aux deux époques. Prenant un terme de comparaison plus rapproché, on trouve un progrès même sur les dernières années de la restauration. Le mal est grand encore assurément. Les chiffres nous apprennent que les pauvres déclarés sont dans la proportion d’un à douze, et que plus d’un cinquième des habitans de Paris a fréquenté les hospices et les maisons de bienfaisance. N’oublions pas toutefois que treize hôpitaux, onze hospices, nombre de sociétés charitables, font de la capitale le rendez-vous de toutes les misères, et que d’ailleurs il ne faut pas toujours compter au nombre des malheureux ceux qui réclament effrontément l’assistance. L’administration a constaté un fait dont les adversaires de la charité légale feront sans doute leur profit. Plus des deux tiers des indigens échangent à leurs frais contre du pain blanc celui qu’ils reçoivent, qui est pourtant, assure-t-on, d’une qualité supérieure à celui dont se contentent les soldats, et on a calculé que la somme employée par les pauvres de Paris à cet échange s’élevait par année à 120,000 francs au moins.

Mais il y a des misères cachées que la fierté ennoblit, des souffrances bien réelles qui sévissent dans les entrailles du peuple. La classe des travailleurs paraît avoir moins profité que les autres des épreuves du dernier siècle. Selon Vauban, que nous aimons à citer parce qu’il est précis, le journalier ou l’homme de peine gagnait dans les campagnes neuf sous, l’ouvrier des fabriques douze sous : les bons états rapportaient de quinze à trente sous par jour, le blé ayant débit à raison de sept livres le setier. Ce qui représente trente à quarante sous de notre monnaie actuelle dans les deux premiers cas, et dans les autres une progression de deux et demi à cinq francs. On voit qu’en général, la balance est à peu près égale entre les deux époques ; mais une question nouvelle se présente : la somme du salaire a-t-elle aujourd’hui pour l’ouvrier la même valeur qu’autrefois ? Nous ne le croyons pas. Évidemment, sa condition n’est plus la même. Le cercle de la société s’est élargi pour le recevoir. Il s’efforce d’y apporter des habitudes épurées, une intelligence ouverte à toutes les idées qui ont cours ; il participe enfin à cette anxiété d’esprit qui est le dangereux privilége des riches. Or, le prix de labeur qui procurait jadis l’aliment matériel, laisse en souffrance les appétits moraux et les besoins de convention non moins impérieux. De là, des plaintes sourdes et des remuemens sans fin, symptômes ordinaires de malaise.

Au reste, si l’on croit les indications fournies par la bibliographie, un grand nombre d’hommes éclairés sont préoccupés aujourd’hui de l’avenir des travailleurs. Plusieurs sociétés savantes ont appelé les méditations sur ce point en ouvrant des concours. Une présomption favorable est acquise à l’ouvrage de M. Émile Béres (des Classes ouvrières, et du moyen d’améliorer leur sort), couronné deux fois, à Paris et à Mâcon. Nous trouvons encore une foule de brochures sur les salles d’asile, l’instruction primaire, les caisses d’épargne, les sociétés de tempérance, la constitution de l’industrie, l’ouverture des immenses travaux qui doivent utiliser un grand nombre de bras. Par exemple, on compte, pour ce premier semestre, 41 publications relatives à des projets de routes, canaux et chemins de fer. Enfin un grave débat est soulevé sur un projet que la théorie nous présente comme le complément de toutes les améliorations, mais qui, dans la pratique, soulève des difficultés presque insolubles. Il s’agit du système pénitentiaire appliqué aux détenus. La librairie vient de mettre en présence plusieurs ouvrages sur ce sujet. Un des plus instructifs est celui de M. Charles Lucas (de la Réforme des prisons, ou de la Théorie de l’emprisonnement), livre nourri de méditations et de faits observés, et sur lequel nous appellerons particulièrement l’attention de nos lecteurs, lorsque nous résumerons la discussion engagée sur le système pénitentiaire.

iv. — PHILOLOGIE.

Dans l’une des dernières livraisons de la Revue, M. Dujardin a démontré que les phrases obtenues par la lecture des hiéroglyphes sont intraduisibles par la langue qu’on croit celle des anciens Égyptiens. Mais il a négligé une tâche plus humble qui rentre dans le cadre de ce bulletin bibliographique : c’est de faire connaître le plan et les détails du livre déjà célèbre qu’on peut considérer comme le testament scientifique de Champollion. Le livre de M. Champollion est intitulé : Grammaire égyptienne, ou Principes généraux de l’écriture sacrée égyptienne, appliquée à la représentation de la langue parlée[4]. La première partie, qui seule est publiée, forme le tiers de l’ouvrage, et contient neuf chapitres. Le premier résume l’histoire du plus noble et du plus puissant de tous les arts, celui de l’écriture. L’idée de consacrer la mémoire des faits importans par la représentation même des objets qui forment, pour ainsi dire, le corps du discours, n’appartient pas aux seuls Égyptiens. Elle s’est produite, comme une inspiration naturelle, à l’origine de presque toutes les sociétés, et fait encore aujourd’hui la base du système graphique des Chinois. La peinture servile du langage, étant impossible en beaucoup de cas, on ne tarda pas à donner aux figures une valeur conventionnelle. Le nombre en fut probablement limité, et le choix fait d’après certaines règles. Champollion, qui a copié et soumis à la plus scrupuleuse analyse toutes les inscriptions que le temps n’a pas encore effacées, rapporte les objets figurés à seize classes bien distinctes. Dans la première, par exemple, il range les corps célestes ; dans la seconde, les êtres humains divers par l’âge et l’attitude ; viennent dans les suivantes les animaux, les plantes, des instrumens de métier, ou simplement des formes géométriques. Le nombre des figures usitées dans chacune de ces seize subdivisions n’est pas déterminé. Champollion affirme cependant que, dans tout le système hiéroglyphique, on n’a pas distingué jusqu’ici plus de neuf cents types.

Mais sur les monumens et dans les manuscrits égyptiens, on voit un grand nombre de signes dont la forme ne parle pas à l’esprit. Les érudits, supposant que ces signes fonctionnaient comme les lettres de nos alphabets modernes, ont long-temps cherché le secret de leurs combinaisons. Selon l’auteur de la Grammaire égyptienne, ils ne sont qu’une abréviation du hiéroglyphe pur, et constituent un second ordre de caractères d’une exécution facile et rapide, appropriés ainsi aux usages de la vie civile ou religieuse. Ces caractères hiératiques ou démotiques, selon leur emploi, reproduisent seulement le trait principal de l’objet qui est leur primitif, et quelquefois ils s’en éloignent tant, qu’on pourrait les considérer comme des signes arbitraires. Champollion en convient lui-même, et, en vérité, on ne sait en vertu de quel principe on a pu les rattacher à un type plutôt qu’à l’autre.

Tous ces hiéroglyphes, soit parfaits, soit réduits, jouent dans l’écriture égyptienne un triple rôle. Ils sont figuratifs, lorsqu’ils éveillent l’idée par l’image même de l’objet. Dans ce cas, un lion dessiné devrait se traduire par lion. Les hiéroglyphes sont symboliques pour l’expression des idées abstraites ou des choses dont la forme matérielle n’est pas précise, comme le feu, le ciel. Le lion pourrait alors désigner la force, le courage. Les mêmes caractères sont encore phonétiques, c’est-à-dire qu’ils procèdent comme notre alphabet à la peinture des sons, au lieu de peindre l’idée. Chaque image vaut phonétiquement la première lettre de son appellation vulgaire : le lion, en cet exemple, se trouverait réduit à la fonction alphabétique du L. L’articulation S pourrait être représentée par un enfant, un œuf, une oie, une étoile, etc., objets dont le nom en langue copte commence par un S. De la sorte, un même mot peut se reproduire sous vingt aspects différens. Champollion va au-devant des objections que soulève cette conjecture[5], en disant que le nombre des signes employés phonétiquement était fixé et consacré par l’usage, et qu’il ne dépendait pas du caprice d’un scribe ou d’un copiste d’en introduire de nouveaux dans les textes. Cependant ce nombre était encore considérable. On trouve dans la Grammaire égyptienne un tableau des hiéroglyphes phonétiques et des signes qu’on en considère comme l’abrégé. Il ne comprend pas moins de sept à huit cents caractères pour représenter une trentaine de lettres dont se compose l’alphabet copte. Ajoutons que la disposition des hiéroglyphes était arbitraire : ils pouvaient s’écrire indifféremment de gauche à droite, de droite à gauche, de haut en bas ou de bas en haut. L’ordre processionnel que semblent suivre les figures indique le sens de l’écriture. Les hiératiques se succèdent de gauche à droite, mais en se superposant à volonté, ou en se succédant selon les dimensions du lieu qu’ils occupent.

Nous transcrivons enfin l’assertion fondamentale de l’auteur (page 47). « Tout texte hiéroglyphique ou hiératique se compose d’un assemblage des trois espèces de signes dont nous venons d’exposer la nature particulière employés simultanément, c’est-à-dire que, dans toute inscription égyptienne en écriture sacrée, on rencontre constamment les caractères figuratifs et symboliques entremêlés à des groupes de caractères phonétiques, ou combinés avec eux, chaque sorte de caractères concourant à l’expression des pensées, selon la méthode qui lui est propre, par l’imitation directe, par la similitude, ou par la notation du son des mots. » La dernière ligne de la célèbre inscription de Rosette est rapportée comme exemple. Champollion y voit sur soixante-seize caractères, six figures, vingt-cinq symboles et quarante-cinq lettres alphabétiques.

Les derniers chapitres de cette première partie ne traitent encore que du nom, de l’article, du système de numération, en expliquant le rapport de la méthode graphique qu’on vient de décrire, avec le langage des anciens Égyptiens. Nous en supprimons le résumé pour éviter une analyse grammaticale toujours fastidieuse. Une des règles de cette grammaire nous paraît cependant trop étrange pour n’être pas mentionnée ici. Champollion dit que, dans l’écriture alphabétique, les Égyptiens supprimaient les voyelles médiales, supposition autorisée par l’exemple des Hébreux, et, à l’en croire, son rival anglais ne se serait fourvoyé que pour n’avoir pas pressenti cette circonstance. Mais, ajoute-t-il, la suppression de ces voyelles jetant de l’obscurité en beaucoup de cas, on a corrigé ce défaut par l’addition de signes qu’il prétend avoir reconnus, et qu’il appelle déterminatifs. Or, ce déterminatif est la représentation même de l’objet dont le mot est le signe oral (page 72), c’est-à-dire qu’on joint ainsi l’image du mot au mot lui-même exprimé par des lettres. Les exemples cités à l’appui de cette règle sont curieux. Le mot crocodile est écrit par quatre figures phonétiques, plus un déterminatif qui est un crocodile : pour le mot balance, quatre signes phonétiques suivis d’une balance, et pour déterminer le mot qui exprime l’idée de malfaiteur, nous voyons un homme qui paraît lever une arme meurtrière. Cette hypothèse ne provoque-t-elle pas l’incrédulité ? Quel avantage les Égyptiens auraient-ils trouvé à l’emploi alphabétique des hiéroglyphes, si au lieu d’obtenir, comme nous, une économie de temps, ils avaient été obligés de dessiner cinq ou six images pour dire ce que figurativement on pouvait exprimer par une seule ? S’il est vrai qu’ils se sont tenus à ce monstrueux système, même à une époque où ils ne pouvaient plus ignorer le mécanisme des alphabets hébraïque, grec et romain, c’est probablement que la superstition les attachait à une pratique informe, conservée sans amélioration depuis les premiers essais d’écriture. Nous voyons, en effet, qu’affranchis de leurs préjugés par le christianisme, ils appliquèrent l’alphabet grec un peu modifié à l’idiome vulgaire, qui prit dès-lors le nom de langue copte.

Les objections logiques soulevées par la théorie de Champollion sont graves, il faut le reconnaître ; et, dans l’application, les causes d’erreurs paraissent nombreuses. C’est, en beaucoup de cas, la difficulté de désigner l’objet représenté par le hiéroglyphe, soit complet, soit abrégé ; c’est encore le sens vague des symboles, la triple signification des mêmes caractères, et surtout l’emploi simultané de trois valeurs différentes. Si l’on tient compte enfin des variations probables de la langue copte, il résulte de cet ensemble une multitude de combinaisons qui laissent aux illusions de l’interprète une latitude infinie. Il y a plus. Les règles exposées dans la Grammaire égyptienne ont paru démenties par les essais de vérification tentés jusqu’ici. Les critiques anglais, dévoués au docteur Yung, affirment que les textes déchiffrés par Champollion sont inexplicables par la langue copte, et chez nous, cette même opinion est soutenue avec autorité par M. Dujardin.

Néanmoins la majorité des esprits graves et exercés, ceux qui sont assez forts pour sacrifier à l’avancement des sciences toutes les suggestions personnelles, diffèrent leur jugement, qui doit clore tout débat. Ils savent que s’il est prudent de ne pas croire sur parole l’auteur d’un système, il est juste aussi de ne pas admettre légèrement les objections qui lui sont opposées. Ils savent que, quand la vérité vient à surgir, elle ne se dégage pas nettement de l’erreur, et que souvent des expériences mieux dirigées ont corrigé les détails qui, à première vue, paraissaient contredire le principe. Il suffit de reconnaître que la méthode créée par celui qu’on a surnommé l’Œdipe français peut seule conduire à la solution de la grande énigme, et qu’à ce titre elle méritait la protection des savans qui ont obtenu pour elle la publicité. Il ne serait pas impossible d’ailleurs que l’incrédulité fût bientôt vaincue. La critique est à l’œuvre. Nous parlons de cette critique qui cherche les difficultés, non pas pour les mettre en saillie, mais pour les aplanir. Deux dictionnaires coptes, qu’on dit très satisfaisans, viennent d’être publiés, l’un à Turin, par M. l’abbé Peyron ; l’autre en Angleterre, par M. Tattem. En même temps un savant italien, qui a pu profiter des leçons de Champollion, M. Salvolini, poursuit courageusement les recherches du maître. Son programme, exposé dans une excellente critique de l’abbé Peyron, est de nature à dissiper toutes les incertitudes. Il s’attache principalement aux manuscrits funéraires, dont le sens est à peu près connu, et qui reproduisent une même formule consacrée par la religion égyptienne. Comparant tous les groupes auxquels on peut attribuer une même signification, il en note scrupuleusement les moindres variantes. S’il parvient à prouver qu’un même mot est écrit tantôt par plusieurs figures jouant le rôle de lettres, tantôt par une seule exprimant un symbole ou une idée, il aura confirmé la thèse fondamentale de Champollion par une démonstration sans réplique. Le même procédé servira tout naturellement de confirmation ou de correctif à l’alphabet recomposé par l’auteur de la Grammaire égyptienne. Si des travaux dirigés avec tant de persévérance et de sagacité ne conduisent pas à des résultats solides, il faudra abandonner le déchiffrement des hiéroglyphes à cette race de fous qui cherche encore le mouvement perpétuel et la transmutation des métaux.

Le dernier recueil publié par l’Académie des inscriptions contient un mémoire de M. Saint-Martin sur les inscriptions de Persépolis, que le célèbre voyageur Niebuhr a fait connaître à l’Europe. L’interprète n’avait pas à vaincre la difficulté principale qui compliquait la tâche de Champollion. Le doute n’est pas possible sur la valeur alphabétique des caractères cunéiformes (ainsi nommés parce qu’ils ont la figure de coins, ou plutôt de fers de flèches, diversement agencés pour former des lettres). Cette écriture étant assez commune dans les ruines de la Médie, de la Babylonie, de la Bactriane, se trouvant aussi en Arménie, en Égypte, et en général dans les contrées où les anciens Perses ont porté leurs armes, il est naturel de chercher à la traduire par l’idiome de ces conquérans, le zend, le plus ancien dialecte de la langue persane. Les inscriptions de Persépolis présentent trente-neuf caractères différens. M. Saint-Martin prétend en avoir reconnu vingt-cinq, douze consonnes et treize voyelles ; et cet alphabet, quoique incomplet, lui livre le sens de deux inscriptions qu’il rapporte à Darius et à Xerxès. Sa version, très différente de celles qu’on nous avait déjà données avant lui, n’est pas généralement admise par les érudits. Leur science divinatoire s’exerce aujourd’hui sur d’autres monumens de même nature récemment découverts. On peut espérer qu’une lecture exacte de l’écriture cunéiforme jettera enfin quelque lumière sur les ténébreuses annales des royaumes asiatiques.

Une série d’ouvrages, que M. l’abbé Delatouche a intitulés : Études hébraïques et Panorama des langues, pourrait bien fournir un nouveau grief aux adversaires de la science étymologique. M. Delatouche prétend avoir trouvé dans la langue des Hébreux un certain nombre de syllabes qu’il considère comme le germe de toutes les autres langues. « J’ai tout réduit, dit-il, à des analogies de sons que j’ai formulées en équations et en analogies d’idées, de manière à ramener tout le matériel des langues à vingt ou trente racines primitives. » Le travail de M. Delatouche n’est peut-être pas sans valeur comme procédé de mnémotechnie ; il peut servir à classer dans la mémoire des élèves le matériel des langues ; mais, présenté comme système étymologique, il ne soutiendrait pas même la discussion. Il n’est plus permis d’affirmer des étymologies sur de simples rapports de consonnances. L’histoire, qui, aujourd’hui, s’appuie avec tant de succès sur la philologie, lui demande une méthode rationnelle, précise. Elle ne se contente plus, pour prouver la parenté des peuples, du rapprochement d’un certain nombre de mots sans liaison naturelle entre eux. Elle forme, au contraire, des familles d’idées, des séries de termes, pour constater, dans l’expression, les similitudes et les variantes : elle met en regard le mécanisme de chaque idiome. C’est la stricte observation de ces règles qui donne un grand prix au Parallèle des langues de l’Europe et de l’Inde[6], laborieusement établi par M. Eichhoff. La conformité radicale du sanscrit avec les idiomes européens avait déjà été signalée par plusieurs philologues ; mais on devra à M. Eichhoff une démonstration claire et méthodique de ce fait intéressant. Il commence par distribuer les langues de l’Europe en quatre groupes principaux, 1o langues romanes, parlées par les Phrygiens, les Grecs, les Étrusques et les Latins, et dont les débris entrent, pour la plus grande part, dans la formation de l’italien, du français, de l’espagnol, du portugais et du valaque ; 2o langues celtiques, dont il ne reste aujourd’hui que deux dialectes : le gaélique, en Écosse et en Irlande, et le cymrique, dans le pays de Galles et la Bretagne française ; 3o langues germaniques, comprenant les idiomes tudesque, saxon, anglais, normannique et gothique ; 4o langues slavonnes, qui sont le russe, le polonais et le lithuanien. À l’exception de trois dialectes, le basque, le hongrois et le finnois, toutes les langues européennes sont embrassées par cette énumération. — « Considérées quant à leur substance même, dit M. Eichhoff, et indépendamment de la phraséologie, elles sont originairement identiques, c’est-à-dire composées des mêmes racines primitives, que l’influence du climat, la prononciation nationale, les combinaisons logiques, ont nuancées de diverses manières, tantôt en remplaçant un son par un autre son homogène, tantôt en étendant une idée du sens propre au sens figuré, ou en la graduant par une dérivation continue, sans que les élémens du langage en soient essentiellement altérés. » — Ainsi que nous l’avons dit, l’auteur prouve sa thèse par une méthode sûre et lumineuse ; avec lui, on n’a pas à craindre les illusions qui ont jeté tant de ridicules sur plusieurs étymologistes. Sa comparaison embrasse la substance et l’accident, les mots et leur emploi dans le langage. Après avoir mis en regard les particules pronominales ou indéclinables, il classe les noms substantifs en huit séries, qui comprennent le monde et les élémens, les corps organisés, la technique des arts et métiers, les qualifications et les termes métaphysiques d’un usage habituel. Ainsi se trouve formée une liste de cinq cents mots environ, qui, exprimant les principaux actes de la vie sociale, représentent suffisamment chaque langue. Le mot indien forme un primitif qu’on reconnaît facilement dans plusieurs idiomes européens, et quelquefois dans tous. Suivent cinq cent cinquante verbes monosyllabiques, qui, dans le sanscrit, ont la qualité de radicaux, et qui reparaissent assez fidèlement dans les langues dérivées. Enfin, le parallèle fait fonctionner simultanément le mécanisme grammatical de chaque langue ; et, eu égard à l’éloignement des temps et des lieux, on s’étonne de ne pas trouver plus de dissemblance dans le procédé d’agrégation pour les mots composés, dans la génération des désinences, dans les modifications des noms et des verbes. Par exemple, on s’explique facilement certaines anomalies des verbes grecs, quand on remonte à la conjugaison indienne.

On sait que les historiens se sont emparés des découvertes de la philologie pour expliquer les origines européennes. Ils font manœuvrer les peuples dans des ténèbres si épaisses, que, pour contrôler leurs récits, il faudrait lutter d’audace avec eux. Leur vue pénétrante suit d’abord les Ibériens, qui quittent la région des langues sémitiques ou chaldéennes, longent le littoral de l’Afrique, pour s’établir dans la péninsule qui rappelle leur nom, et de là dans les parties de la Gaule et de l’Italie que baigne la Méditerranée. Mais ils sont pressés de toutes parts par les migrations successives des peuples de race indienne, et dont les langues, d’origine sanscrite, ont donné lieu au parallèle qui nous occupe. Ce sont d’abord les familles thrace et pélasgique venant, l’une par le Taurus, et l’autre par la Thessalie. Une seconde famille quitte le berceau asiatique, franchit le Caucase, et entre en Europe par le nord. Ce sont les Celtes ou Gaëls qui tendent vers le midi, et font dans la Gaule une halte commandée par la résistance des Ibériens. Plus tard, d’autres rameaux détachés de la souche indienne suivent la même voie pour former le faisceau germanique. Enfin, les nations slaves, toujours de même origine, viennent s’échelonner auprès des autres ; mais elles sont obligées de céder une partie du sol européen qui leur reste à des tribus de sang tartare, qui donnent naissance aux Hongrois et aux Finnois.

M. Eichhoff résume dans son introduction cette théorie des migrations, qu’on pourrait appeler l’histoire des temps anté-historiques : il le fait avec beaucoup de réserve, et nous dirons, au risque d’être indiscrets, avec une coquetterie de style, qui a quelque peu scandalisé les érudits de profession. Il faut lui savoir gré de n’avoir pas donné carrière à son imagination, en formulant un système absolu d’ethnographie. La science qui prétend diviser l’humanité en familles naturelles en est encore aux conjectures. Les deux méthodes qu’elle a employées jusqu’ici n’ont donné que des résultats contradictoires, et l’une n’est pas plus que l’autre à l’abri des objections. À celle qui distingue les races d’après les caractères physiologiques, on peut répondre que souvent les populations ont changé d’aspect, et qu’on n’a pas encore décidé jusqu’à quel point un régime physique et moral, suivi pendant un nombre de générations, peut modifier l’organisme. L’autre méthode, qui prononce sur l’affinité des peuples par la comparaison de leurs langages, est quelquefois trompeuse. Une race subsiste, son idiome disparaît. Par exemple, la race ibérienne, aujourd’hui répartie entre les peuples de langues romanes, n’aurait-elle pas été rattachée comme ceux-ci à la souche indienne, si son curieux idiome, le basque, ne se trouvait pas miraculeusement conservé dans les gorges des Pyrénées, pour témoigner de son origine sémitique. Ces remarques ne sont pas dirigées contre l’ethnographie elle-même, mais contre ceux qui pourraient ruiner une science naissante, en lui empruntant des résultats hasardés : et nous avons voulu féliciter un habile grammairien d’avoir établi un fait grammatical, sans tomber dans le travers de certains savans, qui se hâtent de rattacher les destins de l’humanité entière au point unique qu’ils ont éclairci.

Les travaux historiques continuent d’être en faveur : les récits originaux sont collationnés et reproduits ; on fouille les archives ; on déblaie les ruines. Aux monumens humains, on demande des témoignages du passé ; aux sciences naturelles, les faits organiques qui sont de tous les temps. Les diverses écoles sont à l’œuvre. La lourde érudition, qui se nourrit de livres dépecés, heurte l’hypothèse, assez creuse pour l’ordinaire. Sans doute ce mouvement des esprits, qu’on appelle un retour aux études graves, annonce avant tout un revirement de la mode littéraire. Parmi les entrepreneurs de narrations, nous reconnaîtrions, à coup sûr, des gens qui faisaient le roman il y a peu d’années, comme ils eussent fait de la philosophie sous Diderot, ou, Delille régnant, de la poésie descriptive. Du moins l’activité engagée en cette direction ne sera pas sans résultats durables. Nous lui devrons peu d’histoires achevées, écrites, mais des documens inédits, des compilations intéressantes, des ébauches, qui ont le mérite d’indiquer des sources et de grouper des faits ; en un mot, une foule de livres utiles à ceux qui s’appliqueront avec discernement à la science du passé.

L’histoire des religions, qui se mêle aujourd’hui à tous les genres d’écrits, est l’objet spécial de plusieurs publications. M. Anot de Maizières a réuni, sous le titre de Code sacré[7], des tableaux où sont rapprochées les diverses traditions religieuses sur les points principaux du dogme et de la morale. C’est un atlas destiné à l’étude des opinions et des croyances, qui sans doute prendra place, dans les bibliothèques, à côté de ceux qui exposent les révolutions politiques : il en présente les avantages réels et les inconvéniens inévitables. Nous adresserons à M. Anot de Maizières quelques observations critiques, qui ne peuvent pas nuire à sa compilation : le public sait fort bien que discuter les détails d’un ouvrage, c’est rendre témoignage de son importance. Nous lisons (page 10 de l’introduction) : — « La religion de Fo ou Bouddhah, qui marque à l’orient la première révolution du brahmaïsme, est tellement identique pour le fond de la doctrine avec la religion primitive, que le savant Schlegel avoue ne pouvoir l’en distinguer. » — Comment s’en tenir au doute sur une doctrine qui est aujourd’hui professée par plus de deux cent cinquante millions d’hommes, et qui se trouve, relativement à la révélation primitive de Brahma, dans les mêmes termes que le protestantisme à l’égard du catholicisme. Le véritable fondateur du boudhisme, Shakia-Mouni, n’est pas même cité une seule fois, et nous ne savons pourquoi on lui donne le nom de Fo, un des plus anciens révélateurs de la Chine. Quant à cette dernière contrée, nous voudrions connaître les croyances qui l’ont divisée long-temps, et qui tendent à se fondre aujourd’hui, moins par persuasion que par l’état de somnolence où se trouvent les esprits. La secte de Lao-Tseu, suivie par la masse du peuple, méritait d’être mentionnée autant que la réforme philosophique de Confucius. En suivant l’histoire du boudhisme, qui, repoussé de l’Inde, où il prit naissance, a débordé sur la Chine, le Japon, le Thibet, la presqu’île malaise et Ceylan, on aurait obtenu des notions plus exactes sur les pratiques religieuses de ces derniers pays. L’auteur du Code sacré a sans doute tracé son vaste cadre avant de reconnaître si les matériaux valables rassemblés jusqu’ici étaient assez abondans pour le remplir. En beaucoup de cas, l’absence des textes sacrés l’a conduit à formuler des dogmes d’après des autorités fort contestables. Quelques phrases empruntées aux historiens anciens sur les sociétés égyptiennes et celtiques ne peuvent donner que des notions fausses, lorsqu’elles ne sont pas redressées par une critique intelligente. Les fictions poétiques que les scoliastes ont grossièrement systématisées sous le nom de mythologie, n’ont pas l’importance d’un véritable code religieux. Il fallait éviter du moins de présenter comme législateur Orphée, dont les poésies sont apocryphes, et dont l’existence même est niée par Aristote et Cicéron. Mais si M. Anot paraît étranger aux travaux qui, chaque jour, dévoilent quelques-uns des mystères du monde oriental, il a puisé aux bonnes sources pour le christianisme et les schismes qui en dérivent, tels que la communion grecque, le mahométisme et les sectes protestantes. Nous citerons comme particulièrement intéressant le tableau des traditions répandues sur la terre relativement à la chute de l’homme et à sa rédemption, ainsi que ceux où sont comparées les cérémonies qui consacrent les principaux termes humains, la naissance, la puberté, le mariage, la mort.

Quant aux feuilles qui exposent les devoirs prescrits à l’homme par les différentes révélations, elles soulèvent des objections graves. Un précepte cité par Platon ou par Sénèque ne peut pas être accepté comme l’expression fidèle d’Osiris ou de Numa. Il n’a pas plus d’autorité que toute autre phrase proverbiale ; en second lieu, ces maximes transmises par la bouche des sages ne pouvant que recommander les actions louables, on donnerait à penser que toutes les croyances ont une égale valeur en pratique : supposition absurde et insoutenable. La véritable moralité d’une religion ne doit pas être appréciée par les prescriptions qu’elle adresse à l’individu, mais par la puissance qu’elle déploie pour transformer l’individu lui-même, par les sentimens et les idées que ses dogmes engendrent, par la voie plus ou moins noble qu’elle ouvre à l’activité humaine.

C’est à ce point de vue que M. Auguste Boulland s’est placé pour comparer dans un Essai d’histoire universelle[8] les traditions de tous les peuples depuis les temps primitifs jusqu’à nos jours. Son livre atteste du savoir, de longues et épineuses recherches, d’excellentes intentions, et cependant nous craignons qu’il ne soit pas récompensé par le succès de la tâche immense qu’il s’est imposée. Au lieu de laisser parler les textes originaux dans une version simple et littérale, il a cédé à la malheureuse pensée de faire du style : les matériaux les plus précieux, enluminés de sa main, sont devenus méconnaissables. Quand il s’agit des principes sociaux, les témoignages de la tradition ne sauraient être trop formels. Une paraphrase en langage biblique, où se sont donné rendez-vous tous les noms baroques de l’histoire universelle, rend cette lecture souvent fatigante. Il est difficile de remonter aux sources dont l’indication est très vague : de sorte que les faits si péniblement amassés pour établir la loi du développement humanitaire, ne prouvent rien de plus que l’une des mille hypothèses qui courent à petit bruit dans le monde, en attendant le grand jour où la société leur viendra demander son salut.

Avouons qu’il est au-dessus des forces ordinaires de l’intelligence de saisir l’esprit de toutes les religions connues et d’en constater nettement la valeur. Il est bien difficile déjà d’en approfondir une seule. Ainsi, nous doutons qu’on possède une idée bien juste du christianisme, après avoir lu l’ouvrage que M. de Potter présente comme le fruit de vingt années d’efforts. Ce n’est pas là une exagération de prospectus. Toutes les publications qui ont rempli sa vie studieuse, se rapportent aux annales de la société chrétienne et se trouvent refondues dans l’Histoire philosophique, politique et critique de l’Église[9], dont le premier volume vient d’être livré à l’examen. Une introduction très développée résume les doctrines de l’auteur. Ce qui l’a déterminé à prendre la plume, c’est la parité de l’époque actuelle avec celle de la réforme tentée par les premiers chrétiens. — « C’est (nous dit-il, page x), la conviction profondément arrêtée que nous ne parviendrons à recomposer la société qui se dissout qu’en invoquant les principes fondamentaux de la doctrine de Jésus, et par les moyens mis en œuvre du temps des apôtres et de leurs disciples immédiats, c’est-à-dire par la charité et le dévouement spontanés comme religion, et l’association fraternelle des hommes se reconnaissant tous égaux en droits pour base d’institutions sociales. » — Cet exposé semble promettre des études sévères sur le principe chrétien, des recherches sur la politique des apôtres, et les succès vraiment merveilleux de la foi nouvelle. En effet, les histoires connues jusqu’ici sont loin d’être satisfaisantes sur ce point. Celles qui ont pour auteurs des membres du clergé sont moins des annales que des apologies. La conversion des peuples y est expliquée par l’éclat et l’ascendant des miracles. Le moyen cependant eût été assez mal choisi. Le don des miracles n’était pas alors un privilége acquis aux chrétiens. Les traditions de cet âge attestent des faits surnaturels bien plus inexplicables que les guérisons opérées par les apôtres, et les théologiens modernes, ne pouvant repousser les témoignages de l’antiquité sans danger pour leur propre croyance, ont fait honneur au diable de tous les prodiges qui ne servaient pas directement la cause de Dieu. L’un des plus réservés, l’abbé Fleury, dont on réimprime présentement la volumineuse histoire, raconte naïvement que Simon-le-Magicien s’est élevé en l’air soutenu par les démons. S’il se permet un doute sur la résurrection d’une jeune fille par le philosophe Apollonius de Tyane, il dit en toute confiance, d’après Flavius Josèphe, que l’an onzième de Néron, une vache destinée au sacrifice mit bas un agneau dans le temple de Jérusalem, et que le peuple assemblé tira de là le présage de sa ruine prochaine. D’un autre côté, les écrivains critiques ne donnent pas meilleure raison des conquêtes du christianisme. Ils les attribuent uniquement à la supériorité de sa morale. Mais déjà plusieurs écoles avaient atteint les sublimités de la théorie. Les Pères de l’église le reconnaissent volontiers, et Lactance ajoute : Sed defendere id quod invenerant nequiverunt, nec ea quæ vera senserant, in summam redigere potuerunt, sicut nos fecimus. » Il est de fait encore que tous les révolutionnaires modernes, depuis les Vaudois jusqu’aux Jacobins, ont fait sonner les mots de liberté et de fraternité, sans fonder pour cela un nouvel ordre social. C’est qu’il ne suffit pas de prêcher le dévouement pour déterminer les riches à faire bourse commune avec les pauvres, et nous persistons à croire qu’il y a quelque chose d’inexpliqué jusqu’à présent dans l’action irrésistible des promoteurs du christianisme. M. de Potter a entrevu ces difficultés, mais confusément et sans chercher à les résoudre. — « Malgré l’instinct moral ineffaçable dans l’homme (dit-il, page cxxxiii), la doctrine sociale de Jésus aurait fait peu de progrès dans le peuple, si elle avait été présentée sans les dogmes destinés à remplacer les religions dont on dépouillait le monde. » — Il fallait en effet que le dogme chrétien eût un sens, une énergie incontestable, pour prévaloir contre les croyances établies, et les hérésies qui lui ont opposé constamment d’autres vues dogmatiques. Ce raisonnement une fois admis, il devenait naturel d’étudier le dogme, et d’en établir rigoureusement la valeur civilisatrice. Au contraire, le nouvel historien le flétrit sans examen, et le traite, en vingt passages, de jonglerie, d’appât grossier jeté aux imaginations populaires. Mais pourquoi M. de Potter se fût-il imposé la lourde tâche de pénétrer les mystères, de ramener à un sens positif les langues symboliques créées par le génie sacerdotal ? Il n’y aura plus de dogme dans le christianisme régénéré qu’il propose. Écoutons son évangile (page xliii) : — « Qu’on croie ou non à la Trinité, à la résurrection de Jésus, à son existence même, à la chute ou à la rédemption de l’humanité, à telle ou telle nature de l’ame humaine, on n’en sera ni plus ni moins social, ni plus ni moins religieux, tout comme si on croit ou ne croit pas aux incarnations de Vishnou, et à la métempsycose, aux émanations du panthéisme et de la kabbale, aux aventures de Jupiter, au paradis de Mahomet ou à celui d’Odin. » M. de Potter daigne emprunter au christianisme ce qu’il appelle l’élément social, c’est-à-dire le précepte de la charité, de la fraternité universelles. Il prêche une association libre, renouvelée du temps des apôtres, où les riches vendaient leur bien pour former un fonds social commun. Ce que le christianisme n’a obtenu qu’un instant, et par des moyens de persuasion dont nous n’avons plus l’intelligence, la philosophie véritable, celle de M. de Potter, — « a mission de le faire et le fera. Elle réunira et unira tous les hommes, juifs, chrétiens, mahométans et idolâtres, sectateurs de Boudha et de Confucius, croyans et sceptiques, déistes, panthéistes et même athées, pourvu qu’ils reconnaissent les droits de l’homme, croient à la justice et aiment leurs semblables (p. 197). » Voilà certes un magnifique programme, et nous regrettons bien de n’avoir pas saisi la base logique d’une philosophie qui promet tant de merveilles. L’auteur avoue que l’individualisme absolu est la négation de la société, et rend impossible tout rapprochement durable. Il repousse également le sens que les catholiques attribuent au mot autorité. Est-ce que la raison qu’il préconise ne serait pas plus la raison de chacun que celle de tout le monde ? M. de Potter lèvera facilement cette difficulté. Il possède un argument qui répond à tout, si bien qu’il se pose à lui-même des objections pour se donner le plaisir de les détruire. Voici le raisonnement, fort sensé d’ailleurs, qu’il prête à ses adversaires (page xxxviii) : — « Que mettrez-vous, en attendant que la philosophie ait pris corps, à la place de la société, telle que le christianisme et le catholicisme l’ont constituée ? — Je n’en sais rien, répond-il, ni ne dois le savoir, car la philosophie que vous craignez tant, ne sera jamais un système complet et arrêté d’avance… Il y aura toujours mouvement, c’est-à-dire développement, variation, progrès ! »

Par cette appréciation du philosophe, on peut se faire une idée de l’historien. Les trois premiers livres, qui, avec l’introduction, forment le premier volume, conduisent jusqu’à la fin du ive siècle de l’église et aux querelles suscitées par les novatiens, à l’occasion des canons pénitentiaux, époque intéressante pour les origines du droit ecclésiastique. M. de Potter n’a pas prétendu animer le tableau des évènemens : sa narration ne vise jamais à l’effet dramatique. Il reconnaît au contraire les imperfections de son style, et fait valoir sa condition d’étranger comme un droit à l’indulgence. Son livre n’est, à vrai dire, qu’une série de dissertations et d’aperçus critiques sur les faits principaux des annales sacrées. Il nous semble dicté dans un esprit de scepticisme et de dénigrement qui n’est plus de notre siècle. Ainsi, après avoir renouvelé sur l’existence même de Jésus-Christ des doutes assez ridiculement fondés sur le silence de Flavius Josèphe et de Philon le Juif, l’auteur évite de se prononcer sur ce point fondamental. Les hérésies présentaient autant de problèmes qui sont encore sans solution. N’est-il pas évident que, lorsque les conciles admettaient une opinion et rejetaient l’autre, ils obéissaient à une politique qu’il serait important de connaître, et qu’on parviendrait peut-être à démêler avec de la sagacité et de la pénétration philosophique ? Trop souvent les jugemens sont appuyés sur des faits tronqués et des citations sans autorité. Par exemple, pour contester la part du christianisme à l’émancipation de la femme, on cite l’incident soulevé au second concile de Mâcon par un évêque, qui déclare que la femme ne devait pas être comprise sous le terme générique homme. Il était bon d’ajouter que cet évêque fut aussitôt réduit au silence, et que les actes du concile n’ont pas même fait mention d’une boutade rapportée seulement par Grégoire de Tours. Rien de plus injuste que le chapitre consacré à l’exposition de la morale des Pères. Les exemples de niaiserie qu’on y rassemble n’ont jamais été l’expression du corps entier. Nous croirons que les Pères interdisaient aux chrétiens l’étude de la grammaire quand on aura prouvé qu’ils étaient eux-mêmes illettrés pour leur temps. Il suffit d’un peu de patience pour trouver quelques assertions erronées, quelques phrases ridicules, dans la masse énorme de volumes qu’ont produits ces grands hommes : mais il faudrait de la science vraie et un esprit élevé pour dominer leur doctrine et en saisir l’aspect général.

Le principal intérêt de l’histoire de l’église consiste dans cette multitude de citations, de notes et d’appendices qui la surchargent. Ce lourd bagage d’érudition n’appartient pas en toute propriété à M. de Potter. Les vingt années qu’il a employées en recherches n’auraient pas suffi pour épuiser la moitié des textes qu’il invoque. Il a dû profiter des immenses travaux de critique entrepris par les premiers réformés, dans le but d’éclairer les origines chrétiennes, et poussés dans une autre direction par l’école philosophique du dernier siècle. En résumé, ce livre peut devenir utile par l’indication de beaucoup de sources dont la trace est généralement perdue ; mais il arrive trop tard, selon nous. Son succès eût été certain il y a dix ans, sous le règne du vieux libéralisme. C’est que le vrai libéral, celui de la restauration, n’était pas un fiévreux comme nous autres, qui, sous prétexte d’indépendance, creusons les faits, pesons les témoignages, éloignons de nous, autant que possible, les préventions mesquines. Il possédait une somme d’idées fixes qu’on avait greffées sur lui et qui végétaient avec lui. Il pratiquait la tolérance, suivant la loi du patriarche de Ferney, et, à l’exception de trois grandes classes, il eût ôté son chapeau à tout le genre humain. Ces classes, on les connaît : les tyrans jusqu’aux commissaires, ceux qui sont assez naïfs pour se dire nobles, ou assez tonsurés pour s’estimer prêtres. On a dit que le libéral n’existe plus aujourd’hui, et que l’espèce entière a disparu dans le grand cataclysme de 1830. Si le sinistre se confirme, si l’on ne retrouve pas quelques individus de la famille blottis dans les sous-préfectures, les chambres de justice ou la garde nationale, les éditeurs de M. de Potter devront prendre le deuil.

Histoire ancienne et archéologie. — Un nouveau volume de l’Histoire romaine de Niebuhr vient d’être traduit et publié par M. de Golbéry[10]. Il commence avec le ive siècle, à compter de la fondation de la ville, et conduit jusqu’à l’an 374. Cette époque est signalée par deux grands faits qui constituent définitivement la nationalité romaine. C’est l’établissement de la loi des douze tables, qui substitua le droit écrit et positif aux incertitudes de la coutume et de l’arbitrage : œuvre imparfaite sans doute, que les amendemens et additions nécessaires ne tardèrent pas à transformer, mais qui, jusqu’à la ruine de la république, conserva entre les deux ordres divisés d’intérêts, l’autorité d’un contrat social. Plus tard, c’est la race gauloise qui, après une désastreuse invasion, demeure suspendue aux flancs des Alpes, comme un torrent toujours prêt à se répandre. Les petits états de l’Italie, jusqu’alors jaloux de leur indépendance, se familiarisent par crainte avec l’idée d’une fusion. La seule puissance qui ait montré de la vigueur lors de la première attaque, Rome, se fait un titre de ses ruines comme un chef de ses blessures. Un mouvement de concentration s’opère en sa faveur. Les populations qui se laissent absorber par elle assurent sa prépondérance et lui permettent d’écraser les cités rivales qui résistaient encore. Rome devient ainsi la forteresse de l’Italie. Elle dominera le pays, mais à condition de le protéger, et son régime intérieur, conformé à cette tâche, ne sera qu’une consigne militaire qui va la conduire à des conquêtes immenses, à un éclat menteur, à des misères très réelles. L’époque comprise entre ces deux termes est purement historique. Elle n’offre plus matière aux interprétations hardies, aux décisions conjecturales, qui, dans les premiers livres de Niebuhr, consacrés aux origines, ont offusqué tout ce qui restait de dévots à l’antiquité. La savante critique de l’auteur allemand s’exerce cette fois sur la législation et les expériences politiques si fréquemment renouvelées chez les Romains. Cette partie de son travail est une véritable création. Il est vrai qu’il possédait sur ses devanciers un avantage immense. Depuis un demi-siècle, toutes les combinaisons sociales ont été discutées, et toutes les formes de gouvernement reproduites. Le spectacle des révolutions a dû fournir aux historiens de notre temps une science pratique plus utile pour la parfaite intelligence des textes, que l’exubérante érudition des anciens philologues. Ainsi, dans Niebuhr, une loi romaine se trouve en quelque sorte commentée par son rapprochement avec une loi française. Les fastes du parlement britannique expliqueront un incident soulevé au sein du sénat. Cette méthode donne lieu à des aperçus souvent neufs, et dont les publicistes modernes pourraient faire leur profit. Le passage suivant nous paraît dans ce cas : — « Dans l’antiquité, dit l’auteur au sujet de la mission législatrice confiée aux décemvirs, on ne votait jamais sur les articles d’une loi ; l’on ne votait pas non plus sur des changemens proposés par d’autres que par ses rédacteurs. On adoptait ou l’on rejetait l’ensemble et dans sa forme primitive. » — Cette remarque est développée dans une note ainsi conçue : — « Depuis l’assemblée constituante, le contraire se pratique sur le continent. Sous la restauration, surtout, les amendemens des commissions ont souvent changé l’esprit de la loi, ce qui n’eût été qu’un petit mal ; mais il y en eut d’improvisés qui y introduisirent des changemens et des contradictions. Grâce à la raison qui préside encore aux affaires politiques de l’Angleterre, elle est demeurée étrangère à cette singulière opinion, que la perfection peut résulter d’une sagesse collective. »

L’histoire, ainsi traitée, gagne sans doute en vérité et en précision, mais ne perd-elle pas beaucoup en intérêt et en puissance ? Le meurtre de Virginie, la prise de Rome par les Gaulois, l’exil de Camille, la conjuration de Manlius, et tant d’épisodes qui ont animé d’admirables tableaux, ne causent pas plus d’émotion chez le critique allemand qu’un compte rendu de gazette. Tous ces braves Romains qui, mis en scène par Tite-Live, Rollin ou Vertot, jouaient si magnifiquement leurs rôles de grands hommes, ont disparu. Après les illusions du drame, c’est l’analyse du feuilleton.

Le Précis des guerres de César[11], par Napoléon, annonce une connaissance parfaite des plans, des ressources, des intentions du capitaine romain. On y croit sentir une mystérieuse intelligence établie entre deux grands génies. Le bulletin de chaque campagne de César est suivi d’observations où le commentateur français expose en maître les variations et les progrès de la science militaire. Quelquefois, après avoir établi solidement les légions romaines dans leur camp retranché, il se donne le plaisir de les entamer avec l’artillerie, de les culbuter avec quelques régimens français. Le style est net, exact, parlant. Il ne justifie pas cependant le titre d’écrivain, qu’on a trop souvent ajouté aux titres plus légitimes de Napoléon.

Nous avons remarqué dans le dernier volume publié par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, cinq Mémoires sur l’histoire romaine, par M. Dureau de la Malle. Il suffira de leur emprunter quelques conclusions pour en faire apprécier l’importance et le mérite. Le premier détermine l’étendue et la population de Rome ancienne. Les historiens les plus modérés, adoptant sans examen les évaluations de Juste-Lipse et de Vossius, accordaient à la grande cité trois à quatre millions d’habitans. M. de Châteaubriand lui-même a reproduit cette erreur dans ses Études historiques. Au dernier siècle, on avait condamné, comme un crime de lèse-majesté romaine, la conjecture de l’abbé Brottier, qui réduisait ce nombre à douze cent mille. Aujourd’hui, M. Dureau de la Malle démontre l’exagération de ce dernier chiffre dans une série de calculs et de raisonnemens qui épuisent le problème. La trace des deux enceintes de murailles a été parfaitement reconnue et mesurée géométriquement. La première, tracée par Servius Tullius, et qui suffit à Rome républicaine, a 638 hectares de superficie ; la seconde, élevée huit siècles plus tard par Aurélien, occupe 1,396 hectares, c’est-à-dire les deux cinquièmes environ de la superficie de Paris. Mais la capitale de l’Italie renfermait peut-être une population plus pressée que celle de la France ? Le président de Brosses dit à ce sujet, dans les lettres intéressantes qu’on vient de publier récemment : « Il fallait que les ménages fussent entassés les uns sur les autres, comme à Pékin, où, selon ce que j’ai appris d’un missionnaire, une famille de douze personnes n’a pour tout logement qu’une chambre de grandeur médiocre où tous les gens couchent sur une estrade, rangés à côté les uns des autres comme des éperlans. » Cette supposition ridicule est enfin renversée par les recherches du savant académicien. Rome impériale était enceinte de murs, d’un rempart et d’un fossé très large. Paris n’a qu’un mur de clôture simple de deux pieds d’épaisseur ; Rome avait 275 places ou carrefours, Paris n’en a que 70 ; il existait dans la ville antique 424 temples entourés ordinairement de bois sacrés, nous comptons seulement 50 églises. Les habitations des nobles, rendez-vous d’une nombreuse clientelle, devaient être plus vastes que nos plus riches hôtels, et, par exemple, le palais d’or de Néron, où se trouvait la statue colossale de cet empereur, haute de cent vingt pieds, occupait seul plus de terrain que les Tuileries, le Louvre et le Luxembourg réunis. Les cirques, les théâtres, les promenades n’étaient pas moins multipliés à Rome qu’à Paris ; et, dans cette dernière ville, les bains ne tiennent pas la vingtième partie de la place qui, dans l’autre, était envahie par les thermes publics et particuliers. La hauteur des édifices, restreinte par les réglemens de salubrité, n’excédait pas celle des nôtres. L’espace livré à l’habitation à Rome est donc facilement appréciable. Or, en admettant, contre toutes probabilités, que cet espace fût comparativement deux fois plus garni que les plus populeux quartiers de Paris, la Rome d’Auguste n’aurait encore enfermé que 267,000 habitans. Il faudrait doubler ce chiffre pour l’enceinte d’Aurélien, qui est encore celle de nos jours, moins la portion située au-delà du Tibre et ajoutée par les papes. Quant à la population des faubourgs, ou plutôt de la banlieue, qu’on pourrait à la rigueur joindre à celle de la ville, il n’est pas possible de l’évaluer à plus de 120,000 têtes. Ainsi, Rome, dans sa plus grande extension, et en y comprenant le suburbium, n’a pas dû compter plus de 650,000 individus de toutes classes, et peut-être en a-t-elle possédé beaucoup moins.

La monstrueuse erreur qui entassait des millions de Romains sur une superficie moitié moins grande que celle de Paris, a été accréditée par la fausse interprétation d’un passage de Publius Victor. Cet écrivain, qui a laissé une description de Rome au ive siècle de notre ère, un siècle environ après les innovations d’Aurélien, dit qu’alors on comptait 1830 palais (domus) et 45,795 insulæ. Mais les critiques modernes ne remarquèrent pas que ce mot avait pris diverses acceptions. Dans l’origine, par une métaphore très naturelle, on donnait le nom d’îles à ces massifs ou pâtés de maisons isolés de tous côtés par les rues. Ces groupes réservés aux plébéiens étaient, comme chez nous, bordés de boutiques ; l’usage, toujours capricieux, fit passer à la partie le nom du tout. Plus tard, les patriciens, pour augmenter leurs revenus, ne dédaignèrent pas de faire construire des bazars pour les marchands, ou même de pratiquer sur la face de leurs demeures de petits logemens dont les locataires conservaient le surnom d’insulaires. Le plan des anciens édifices, ou de nombreux exemples puisés dans le droit de cette époque, prouvent jusqu’à l’évidence que le mot insulæ a très souvent la signification de boutique, et qu’il ne peut avoir d’autre sens dans le fameux passage de Publius Victor. Par cette interprétation, tout s’explique. Au lieu de ces groupes de maisons où l’on entassait des familles, nous avons des cellules qui pouvaient, à la rigueur, ne contenir qu’un locataire ; et la population de Rome ancienne, évaluée d’après ces bases, se trouve en rapport parfait avec la topographie de la ville, avec les dénombremens et la consommation journalière des denrées, mentionnés dans les annales.

Ces données neuves et intéressantes reçoivent une confirmation historique des mémoires suivans de M. Bureau de la Malle. Une foule de témoignages établissent que la population italique était très faible sous la domination dévorante des Romains, et qu’elle n’a pas cessé de s’amoindrir depuis le temps des Gracques, ou, si l’on veut, depuis le triomphe de l’oligarchie jusqu’à celui de la démocratie représentée par les empereurs. On manque de renseignemens sur la race esclave ; elle était renouvelée sans cesse par les recrutemens en pays étrangers. Quant à la population libre, on en peut évaluer le nombre et le dépérissement successif par les recensemens des hommes en état de porter les armes. La république comptait sept cent cinquante mille citoyens de dix-sept à soixante ans pendant le siècle où elle a vaincu Annibal, soumis la Gaule cisalpine, la Sicile et l’Espagne. La population libre était déjà moindre lorsqu’elle subjugua l’Illyrie, l’Épire, la Grèce, la Macédoine, l’Afrique et l’Asie mineure. Plus tard, l’empire s’étant accru de la Syrie, de la Palestine, de l’Égypte et des Gaules, le droit de cité était acquis à presque toute l’Italie, et cependant le recensement opéré par César ne donna plus que quatre cent cinquante mille citoyens de dix-sept à soixante ans[12]. Sur ce nombre trois cent vingt mille se trouvaient dans le plus complet dénuement. Ils n’en exerçaient pas moins les droits politiques attachés à leur qualité de citoyens romains. C’était un peuple de rois, comme il s’appelait lui-même, mais de rois à l’indigence, qui, après avoir décidé des affaires du monde, recevaient chaque jour de la charité publique une ration de pain, de viande, d’huile et de vin.

On s’étonne d’abord des grandes choses accomplies avec d’aussi faibles moyens. Mais cette poignée d’hommes, qu’on est tenté de prendre en pitié quand on la considère comme nation, serrée en légions sur le champ-de-bataille, formait une armée redoutable. Remarquons encore que soit bonheur, soit prudence, les Romains se heurtèrent rarement à des corps politiques résistans et fortement organisés, comme ceux qui se font équilibre dans l’Europe moderne.

Un autre Mémoire, non moins instructif, de M. Dureau de La Malle, concerne l’administration romaine en Italie et dans les provinces conquises pendant le dernier siècle de la république. Il nous montre d’une part la nation dominatrice, épuisée d’hommes, inhabile à produire, et affamée pour peu qu’un pirate intercepte les denrées qu’elle ne sait plus obtenir de son propre sol. Par un contraste frappant, les provinces sont écrasées de tributs énormes, frappées de réquisitions en milices, en vivres, en vaisseaux, sans défense contre l’avidité insatiable des Verrès et des Flaccus, et cependant elles réparent comme par enchantement tout ce que les vainqueurs dévorent en population et en richesses. C’est qu’un préjugé ordinaire aux peuples conquérans flétrissait à Rome tout autre travail que celui des armes. Les Romains demeurèrent constamment étrangers aux notions qu’on a de nos jours systématisées sous le nom d’économie politique. Ils ne comprenaient qu’un seul genre de spéculation, l’usure, et notaient d’infamie beaucoup de professions utiles. Les vaincus, au contraire, honoraient les arts, les sciences, la navigation ; quelquefois même ils récompensaient par des prérogatives sociales les services industriels, et le commerce ne tardait pas à ramener dans les cités manufacturières les trésors que la violence avait entassés à Rome.

Nous signalerons enfin de savantes recherches sur le système métrique des anciens, suivies de dix-sept tables de conversions en poids, mesures et monnaies françaises. Une note de ce travail caractérise si bien la probité, la patience et autres vertus académiques, que nous regardons comme un devoir de la reproduire. « Ce Mémoire, dit M. Dureau de La Malle, composé en 1824, je l’ai gardé dix ans sans le publier, vérifiant mes bases, appelant sans cesse la critique sur la solidité de mes déductions. » Et plus bas, à l’occasion d’un dissentiment avec M. Letronne, il ajoute solennellement : « Le jugement de nos pairs dans les deux Académies, et celui des savans de l’Europe qui s’occupent de cette question grave et compliquée, décideront entre nous. Je l’attends avec calme, et je m’y soumettrai sans appel. »

M. Saint-Martin fait avec M. Dureau de La Malle les honneurs du volume. Outre le mémoire sur les inscriptions de Persépolis, que nous avons eu occasion de citer, il a déterminé, d’après des calculs astronomiques, une date de l’histoire ancienne, qui est sans importance par elle-même, mais qui offre un point fixe pour rattacher solidement la chronologie générale. Il s’agit de l’éclipse prédite par Thalès, qui suspendit une bataille entre les Mèdes et les Lydiens. Sa date est reportée au 30 septembre de l’an 610 avant Jésus-Christ. Les critiques modernes lui assignaient l’an 597, sur la foi du jésuite Petau. M. Saint-Martin discute ensuite un passage de Salluste, relatif à l’origine persane des Maures et des Numides. Ses conclusions développent le fait énoncé assez obscurément par l’historien latin. Beaucoup d’érudition dans les autres mémoires du même auteur nous paraît dépensée en pure perte.

Un problème d’archéologie, controversé depuis long-temps, a renouvelé une polémique assez vive entre deux savans académiciens. Les peintures historiques des grands artistes de la Grèce étaient-elles exécutées sur les murs mêmes des édifices dont elles faisaient l’ornement, comme les fresques des modernes, ou bien étaient-elles des tableaux sur bois, peints dans l’atelier, et transportés ensuite à destination ? Voilà toute la question. La première hypothèse, forte de la voix de Winkelman et de la majorité des antiquaires, a rencontré des opposans, et notamment l’archéologue Bœttiger, dont M. Raoul-Rochette s’est constitué l’interprète. Mais M. Letronne, résumant toutes les objections pour les combattre, a su faire d’une dissertation scientifique un livre piquant sous ce titre : Lettres d’un antiquaire à un artiste[13], sur l’emploi de la peinture historique murale (ce mot lui appartient). « En tous les temps, dit-il, mais principalement aux époques anciennes, la peinture murale a fait partie intégrante de la décoration des édifices, quelles que fussent leur nature et leur destination. Elle a formé, en quelque sorte, le complément du système polychrome, ou de cette diversité de couleurs appliquées à leur surface, soit au dedans, soit au dehors, système qui, chez les Grecs et les Romains, s’est étendu à tout, aux armes et aux ustensiles, comme aux statues et aux bas-reliefs, comme aux monumens de l’architecture religieuse, civile et privée. » Les citations ne sont pas épargnées pour établir que les grandes compositions des Parrhasius, des Zeuxis, des Protogène, ont été tracées sur les parois mêmes des temples, revêtues d’un enduit dont ces artistes avaient le secret ; que ces peintures ont pu être mobilisées, soit en détachant l’enduit des murailles et en rajustant les éclats sur un fond de bois, soit même en sciant le mur latéralement et en affermissant la surface peinte dans un châssis ; qu’ainsi s’explique la translation à Rome d’un très grand nombre de tableaux, portés dans les triomphes, et relégués ensuite dans les édifices publics ou dans les galeries des curieux.

La réponse de M. Raoul-Rochette rappelle la bataille du Lutrin, où l’on faisait choix des gros livres pour écraser ses adversaires. L’imprimerie royale lui a fourni pour projectile un très lourd in-quarto[14]. Sa réfutation, qui n’est pas sans aigreur, tend à prouver que la peinture sur mur n’a été en usage qu’à la naissance et à la chute de l’art grec ; que dans la première époque elle n’était pas autre chose qu’une enluminure appliquée sur des dessins au trait ; dans les derniers temps une industrie subalterne que Pline et Vitruve flétrissent comme un symptôme de décadence. Mais, selon lui, dans les âges florissans, les peintures historiques ont été exécutées sur planches mobiles, à loisir, dans ces ateliers qui, chez les Grecs, étaient respectés comme des sanctuaires, et qu’ensuite on les scellait dans le mur des édifices. Il avoue que la main des maîtres a quelquefois décoré les murailles, mais que ce fut exceptionnellement, et sans qu’on en puisse tirer avantage contre les généralités qu’il expose. M. Raoul-Rochette ne se contente pas de prodiguer les textes grecs et latins. Il fait intervenir les auxiliaires pesamment armés de l’Allemagne, et cite avec orgueil cette sentence des savans d’outre-Rhin, rendue par l’organe du professeur Hermann de Leipsick : De aliis aliorum erroribus ita disputavit Rochettus, illi ut satis confutati videantur.

À vrai dire, les plaidoiries ont plus d’importance que le fond même du procès. Elles abondent en renseignemens fort instructifs sur la personne des grands artistes de l’antiquité, sur leurs moyens techniques, sur le sort de leurs compositions ; et dans la réunion des deux volumes, on trouverait les matériaux d’un des plus curieux chapitres de l’histoire de l’art. Quant au point en litige, il est impossible de se prononcer en sûreté de conscience. Évidemment les deux genres de peinture ont été pratiqués par les maîtres de la belle époque, et il est peut-être futile de rechercher si l’un a été la règle et l’autre l’exception. Tous les textes, selon le sens qu’on leur attribue, viennent tour à tour en aide à chacune des parties. Il nous semble cependant que M. Letronne a un peu trop usé du droit d’interprétation. En lisant ses lettres ingénieuses, nous nous sommes représenté un avocat habile, déployant les ressources du savoir et d’une heureuse élocution pour s’emparer des faits et se les concilier par l’analyse. Par exemple, doit-on admettre avec M. Letronne que Synesius, visitant Athènes en 402, ait écrit, par erreur, que les planches de bois qui avaient reçu les chefs-d’œuvre de Polygnote venaient d’être enlevées du Pécile ? Pline parle en effet d’un mur de briques couvert de peintures, scié à Lacédémone, et enchâssé dans un cadre de bois, soixante ans environ avant notre ère ; mais il ajoute qu’à Rome on admira moins l’œuvre du peintre que le moyen hardi employé pour la déplacer. N’est-ce pas dire implicitement que les autres tableaux qui depuis un siècle se trouvaient dans la ville étaient de nature à être transportés sans difficulté ? L’enlèvement du stuc qui revêtait les murailles n’est indiqué que par de rares exemples ; encore ne se rapportent-ils pas directement aux produits de l’art grec. Les faits rassemblés en faveur de l’opinion adverse paraissent plus décisifs. C’est Polybe qui voit, après le sac de Corinthe, des tableaux jetés à terre, et dont les soldats romains se servent comme de tables à jouer ; c’est Pline disant de la Vénus anadyomène, le chef-d’œuvre d’Appelle : Consenuit hæc tabula carie ; c’est aussi l’usage des expositions et des défis publics en Grèce, attesté par diverses anecdotes. Au reste, si M. Raoul-Rochette doit gagner sa cause, on ne lui reprochera pas d’avoir séduit ses juges. Il y a dans son plaidoyer de l’humeur souvent, mais jamais de malice, beaucoup de pages, et pas un livre. Sa verbeuse érudition paraît descendre en droite ligne des savans en us, si bien que nous serions tentés de dire avec le docteur allemand dont il a invoqué le suffrage : Bene disputavit Rochettus.

On ne sait pourquoi les Traditions tératologiques, recueillies et publiées avec un commentaire par M. Berger de Xivrey, ont pris rang parmi la collection des documens relatifs à l’histoire de France. Ce volume contient : 1o De monstris et belluis, ouvrage latin du xe siècle ; ce qu’il offre de plus monstrueux, c’est l’ignorance de nos pères en fait de zoologie ; 2o Lettres d’Alexandre-le-Grand à sa mère Olympie et à Aristote, sur les prodiges de l’Inde, extraites du faux Callysthène, et traduites en français d’après les manuscrits de la Bibliothèque du Roi. C’est une copie, ou plutôt une altération des lettres véritables d’Alexandre, que l’antiquité avait religieusement conservées. Les deux autres opuscules, Merveilles de l’Inde et Propriétés des Bestes, sont des variations françaises du même texte. L’expédition d’Alexandre dont par malheur les détails nous sont peu connus, a été, pendant le moyen-âge, un cadre de roman fantastique pour les écrivains de l’Asie et de l’Europe. On sait que notre vers hexamètre doit à cette circonstance son nom d’alexandrin. La correspondance du conquérant avec son maître était dans l’ouvrage un chapitre obligé. Chaque copiste tenait à honneur de l’enrichir, en puisant dans les compilations encyclopédiques de l’époque, ou même en se laissant aller à rêver du monde oriental. Les fragmens rassemblés par M. Berger de Xivrey se rapportent à cette coutume. Sans intérêt par eux-mêmes, ils servent de prétexte à des notes savantes que l’éditeur n’a pas épargnées.

Histoire de France. — Parmi les nombreux travaux consacrés à l’histoire nationale, le premier rang appartient à l’Histoire de la Gaule méridionale sous les conquérans germains[15]. M. Fauriel a donné sous ce titre une portion d’un grand ouvrage sur l’histoire des provinces méridionales de la France. Dans la première partie, il doit embrasser l’état de cette région, depuis les temps les plus anciens jusqu’à l’invasion des Francs ; dans la seconde, celle qui vient de paraître, il nous montre les Barbares germains en lutte contre la civilisation latine jusqu’au xe siècle, où les derniers restes de cette civilisation semblent avoir disparu. M. Fauriel n’a négligé aucun incident de ces invasions de Barbares qui se chassent et se poussent les uns les autres ; il sait nous intéresser aux généreux efforts des populations méridionales pour défendre leur indépendance et leur civilisation.

De tous ces récits, un fait ressort avec évidence, c’est que la résistance gallo-romaine n’est véritable, n’a de force et de durée que dans les populations méridionales. Au nord, au contraire, aussitôt après la conquête, les Gallo-Romains semblent ne plus exister, tant ils se sont mêlés et fondus avec la masse conquérante. On trouve bien çà et là quelques résistances individuelles, mais toutes les traces de nationalité ont disparu. C’est au midi que la lutte persiste ; la civilisation romaine y est si forte, qu’elle finit par s’assimiler les Barbares eux-mêmes. Les Visigoths deviennent contre les Francs les champions de cette civilisation qu’ils semblaient destinés à anéantir. Puis, quand ceux-ci ont succombé dans la lutte, les mêmes causes produisent sur leurs adversaires une semblable transformation. Le Midi convertit, en quelque sorte, à sa cause, les chefs barbares qui lui sont imposés par les Francs, et ils deviennent entre ses mains les défenseurs de son indépendance. De là l’hostilité si dramatique des ducs d’Aquitaine contre les rois francs de la première race, et enfin, la nouvelle conquête du midi de la Gaule par Charles Martel et Pépin. L’histoire du second royaume d’Aquitaine, fondé par Charlemagne, vient ajouter l’autorité d’un nouvel exemple aux faits révélés par les récits antérieurs. Louis-le-Débonnaire (avant son élévation à l’empire), Pépin d’Aquitaine, agissent en véritables rois aquitains, et dans un intérêt tout méridional. Nous regrettons d’affaiblir par l’analyse ce grand fait qui apparaît avec éclat dans les pages animées de M. Fauriel. Entre les divers épisodes des guerres du midi contre le nord, nous avons surtout admiré le beau récit de la conspiration de Gondowald. Les populations du midi se déclarent toutes pour l’aventurier, qui, quoique lui-même de race franque, semble leur promettre un chef et un appui contre les Francs.

Si M. Fauriel suit avec une sorte d’angoisse toutes les chances de la lutte, s’il provoque nos sympathies en faveur des vaincus, c’est que selon lui la cause du midi était celle de la civilisation. Il paraît croire que la société française a eu pour berceau, non pas le nord où le bras du conquérant obéissait au génie catholique, mais le sol méridional où les germes de la culture romaine, épars et écrasés un instant sous des ruines, se relevèrent spontanément, du xe au xiiie siècle, après la séparation des provinces méridionales de la monarchie des Francs. M. Fauriel laisse deviner cette préoccupation en promettant, dans la troisième partie qu’il prépare, l’histoire de cette « époque de création ou de rénovation qui succède peu à peu aux derniers bouleversemens, au milieu desquels achève de s’opérer le démembrement de la monarchie carlovingienne. C’est durant cette époque et dans les parties les plus méridionales de la France que se forme pièce à pièce tout un système de civilisation originale, système dans lequel on voit les misérables débris de l’ancienne culture romaine s’empreindre, s’animer inopinément d’un nouvel esprit, se recomposer sous des formes nouvelles ; c’est là et alors que l’on voit s’organiser dans les villes, sur les ruines de la curie romaine, un gouvernement municipal sous les influences duquel ces villes deviennent rapidement de petits états libres. » L’examen de cette théorie ne saurait trouver place dans un simple bulletin. Elle sera l’objet d’une étude approfondie que la Revue doit faire des travaux historiques de M. Fauriel. Il nous suffira d’avoir appelé l’attention sur un ouvrage qui donne une haute idée de la science et du talent de l’auteur. En effet, M. Fauriel joint à toutes les qualités d’un esprit supérieur l’érudition la plus vaste et la plus sûre. Il n’a négligé aucun des moyens qui étaient en son pouvoir : chroniques imprimées et manuscrites, chartes, diplômes, documens contemporains de toute espèce, il a tout étudié, discuté et éclairci. Une connaissance approfondie des monumens et de la littérature des peuples méridionaux lui a fourni une multitude de renseignemens précieux. Enfin, il a visité, parcouru à plusieurs reprises le théâtre des évènemens. De là, un coloris séduisant dans les descriptions et une exactitude géographique qui ne pouvait être poussée plus loin.

Un hasard heureux pour la science a fait concourir avec la publication du livre de M. Fauriel, celle d’un savant mémoire de M. Reinaud sur les invasions des Sarrazins dans le midi de la France[16]. Bien que conçu dans un but et sur un plan tout différent, l’ouvrage de M. Reinaud complète et contrôle quelquefois celui de M. Fauriel dans ce qui regarde les invasions arabes. Tous deux ont l’immense avantage d’avoir puisé aux sources originales, et profité des chroniques arabes. Jusqu’ici, en effet, nous ne connaissions sur ces évènemens que le témoignage des chroniqueurs chrétiens, et l’on sait combien ils sont arides et incomplets.

M. Reinaud a divisé son livre en quatre parties ; dans la première, il raconte les irruptions des Sarrazins par les passages des Pyrénées jusqu’à leur expulsion du Languedoc par Pépin-le-Bref en 759. Les évènemens qui remplissent cette période importante ne nous paraissent pas avoir été racontés avec assez de détails ; on n’a le temps de connaître ni les hommes ni les choses. C’est une énumération exacte, curieuse, mais froide, et un peu sèche. Pour n’en citer qu’une preuve, la bataille de Poitiers, dont M. Fauriel donne un tableau si vivant et si dramatique, occupe à peine quelques lignes dans l’ouvrage de M. Reinaud. La seconde partie est consacrée aux invasions des Sarrazins, venant de différens côtés par terre ou par mer, jusqu’à leur établissement sur les côtes de Provence vers l’an 889. Comme le fait très bien remarquer M. Reinaud, dans cette seconde période, le caractère des invasions a tout-à-fait changé. Durant la première époque, les Sarrazins envahissaient la France, non-seulement avec l’intention de la conquérir et d’y faire fleurir l’islamisme, mais encore avec le projet de subjuguer tout le reste de l’Europe, et de faire de cette partie du monde une province de l’empire des khalifes. Les chefs de l’armée conquérante, dont quelques-uns avaient vu le prophète et qui étaient tous originaires de l’Arabie ou de la Syrie, étaient sans cesse ramenés vers l’Orient par toutes leurs pensées. Dans la seconde époque, les Arabes divisés et affaiblis par des guerres intestines, cessent de se livrer à des entreprises hardies, et d’ailleurs les populations chrétiennes réunies sous l’empire de Pépin et de Charlemagne ont pris plus d’ascendant. En général ce sont elles qui attaquent l’émir de Cordoue pour les kalifes d’Orient ; ils sont plus occupés à se nuire entre eux qu’à faire de nouvelles conquêtes sur les chrétiens. Nous en avons la preuve dans un fait curieux : c’est que les princes de Cordoue s’unirent d’intérêt avec les empereurs presque toujours en guerre avec les Musulmans, tandis que les khalifes d’Orient firent alliance avec les princes français. Les invasions maritimes des Arabes nous présentent une série de faits peu connus jusqu’ici, et sur lesquels M. Reinaud nous donne de curieuses indications dans la troisième partie de son livre. La quatrième est pleine de notions intéressantes sur le caractère général et les résultats des invasions, sur les usages, l’esprit et la législation des conquérans qui ont laissé leurs traces dans le midi de la France.

Ainsi que nous l’avons dit, il serait souvent utile de rapprocher le livre de M. Fauriel de celui de M. Reinaud, et de les critiquer l’un par l’autre. M. Fauriel a tracé d’une manière plus large et plus intéressante les grandes invasions qui mirent un moment en péril l’existence de la chrétienté ; mais, si l’on s’en rapporte aux récits de M. Reinaud, M. Fauriel, séduit par l’éclat de la puissance arabe aux xie et xiie siècles, aurait vu d’un œil trop favorable les hommes et l’époque de l’invasion. Quelques chefs syriens, qui avaient profité des restes de la civilisation grecque importée en Asie, purent porter en Espagne le germe de ces lumières, de cette poésie chevaleresque qui s’y développa plus tard. Mais au temps de l’invasion de Tarek et de Moussa la masse des conquérans était en grande partie barbare. Les armées qui envahirent l’Espagne, et plus tard la France, étaient composées d’Arabes, de Berbères, de renégats, de juifs et de chrétiens, qui, sans avoir renié leur culte, prouvaient par leur conduite qu’ils n’appartenaient à aucune religion. Il est vrai que M. Fauriel fait mention des Berbères, de leur grossièreté et de leur rapacité sauvage ; mais c’est dans le livre de M. Reinaud qu’on trouve l’unique mention de ces juifs et de ces chrétiens mêlés aux Arabes, et qui n’étaient qu’un infâme ramassis de brigands de toutes langues et de tous pays. À en juger par certains traits, dont l’authenticité n’est pas mise en doute, les Arabes eux-mêmes étaient loin d’avoir dépouillé toute barbarie. Ainsi, Tarek, pour inspirer plus de terreur aux habitans d’une ville d’Espagne qu’il assiégeait, aurait fait tuer quelques-uns de ses captifs, et, après les avoir fait cuire, les aurait donnés à manger à ses soldats.

Les livres que nous venons de mentionner se rapportent à l’histoire positive ; ils ont pour but de nous en faire connaître les faits réels, de les détacher même de ce qui pourrait s’y être mêlé de faux ou de fabuleux. En voici un qui a été conçu dans un tout autre but. L’auteur, M. Leroux de Lincy, s’est constitué l’historien du mensonge et du merveilleux. Il a senti, avec raison, qu’il y avait une lacune immense dans nos études sur le moyen-âge, que pour connaître la vie des peuples de cette époque, il ne suffisait pas d’étudier les faits matériels de leur histoire, qu’il fallait encore s’occuper de leurs idées, de leurs croyances, même lorsqu’elles avaient pour objet des superstitions ou des fables. Dans un grand ouvrage qu’il prépare sous le titre de Livre des Légendes, et dont il vient de publier l’introduction, il s’est proposé de faire connaître toutes les traditions romanesques ou religieuses que le moyen-âge a inventées ou chargées de ses couleurs. L’auteur indique d’abord les sources et les causes de toutes les légendes qui vont l’occuper. Au premier rang, il place la destruction des bonnes études, qui, formant, pour ainsi dire, table rase dans les esprits, les prépara merveilleusement à toutes les croyances populaires. Aussi, le nombre des fables que le moyen-âge semble avoir inventées est prodigieux ; mais nous ne devons pas oublier que l’esprit dominant de cette époque fut de modeler sur elle-même les idées et les faits qu’elle acceptait, et de donner ainsi son costume et ses mœurs à des récits d’une origine plus ancienne. M. de Lincy s’occupe d’abord des légendes sacrées, tirées, en grande partie, des livres apocryphes, et des actes de vies de saints. Viennent ensuite les légendes relatives aux hommes célèbres de l’histoire ancienne et moderne ; il n’en est peut-être pas un seul dont les véritables actions ne soient défigurées par des inventions grossières. M. Leroux de Lincy donne pour exemple les croyances accréditées au moyen-âge sur Homère, Alexandre et Mahomet. S’attachant surtout aux traditions qui obscurcissent les premiers temps de l’histoire de France, il en montre la source dans nos anciens poèmes en langue vulgaire, et nous pouvons juger de leur nombre, de leur étendue, d’après ceux qu’on a consacrés aux exploits souvent imaginaires de Charlemagne et de ses paladins, et qui forment un ensemble de plusieurs centaines de milliers de vers.

Nous ne suivrons pas l’auteur dans les détails qu’il donne sur les légendes relatives aux villes, aux forêts, aux montagnes, aux eaux, aux pierres précieuses, aux animaux. Nous croyons qu’il a eu tort de confondre avec les légendes toutes les opinions populaires relatives à ces divers objets. Elles se retrouvent, il est vrai, dans la plupart des récits fabuleux ; mais elles ne sont proprement la matière d’aucun de ces récits. Un chapitre sur le monde merveilleux, les nains, les géans, les fées, les loups-garous, termine heureusement ce livre qui se fait remarquer autant par la clarté élégante du style que par des aperçus ingénieux, et une érudition presque toujours sûre.

Passons des compositions historiques aux documens inédits. La Revue a déjà consacré un article à la publication des pièces diplomatiques sur la succession d’Espagne, à laquelle la belle introduction et les savans travaux de M. Mignet ont donné une haute importance. M. Francisque Michel, chargé par le ministre de l’instruction publique, pendant les trois années qui viennent de s’écouler, d’explorer les bibliothèques de l’Angleterre, pour y recueillir les poèmes en vers français qui manquent à nos collections, a transcrit deux ouvrages, qu’il vient de publier, en attendant les grands poèmes, dont le gouvernement a ordonné l’impression. Dans le premier, il a réuni tout ce qui reste des anciens poèmes inspirés par les aventures amoureuses du beau Tristan, le héros romanesque du moyen-âge. Ces fragmens, reproduits avec tout le luxe des belles éditions anglaises, sont accompagnés d’éclaircissemens qui peuvent en faciliter l’intelligence. Nous avons surtout remarqué un glossaire des mots du vieux français, qui n’avaient pas encore été convenablement expliqués. Si l’on doit faire un reproche à l’éditeur, c’est d’avoir supposé à ses lecteurs la science polyglotte, qu’il paraît posséder, et d’avoir négligé de traduire les textes anglais, allemands, espagnols, grecs, etc., qu’il se plaît à prodiguer.

Le second recueil publié par M. Francisque Michel est intitulé : Chroniques anglo-normandes. Il a eu l’heureuse idée de réunir sous ce titre divers textes inédits destinés à servir d’appendice à l’un des beaux monumens historiques de notre siècle, l’Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands. On saura gré à M. Michel d’avoir publié des détails enfouis dans les bibliothèques anglaises, sur quelques-uns des personnages illustrés par les récits de M. Thierry. Les chroniques anglo-normandes doivent avoir deux volumes. Le premier seul a paru. Il contient un extrait de la chronique de Geoffroi Gaimar, un extrait de la continuation anonyme du roman de Brut, la vie de saint Édouard, un extrait de la chronique de Pierre de Langloff, et enfin un extrait de l’Histoire et la généalogie des dux qui ont esté en Normandie, par Benoît-de-Sainte-More. Le morceau capital du volume est celui de Gaimar. Ce trouvère anglo-normand du xiie siècle a composé en vers une chronique des rois d’Angleterre, depuis l’arrivée des chefs saxons jusqu’à Guillaume, fils du conquérant ; et c’est la dernière partie de cette chronique que M. Michel a insérée dans son recueil. L’épilogue n’en est pas le morceau le moins curieux ; il donne des détails précieux, et que l’on trouve trop rarement dans les poèmes de cette époque, sur la manière dont Gaimar avait composé son récit, sur les livres de tous genres, anglais, français et gallois, qu’il avait réussi à se procurer. L’extrait de Benoît de Saint-More a moins d’importance historique, parce que le trouvère normand, dans cette partie de sa chronique, a presque toujours traduit et mal traduit Orderic Vital. Nous aurons, d’ailleurs, occasion de revenir sur l’histoire de Benoît de Sainte-More, qui n’a pas moins de trente mille vers, et qui s’imprime en ce moment à l’imprimerie royale.

Ce n’est pas seulement avec l’aide du ministère de l’instruction publique que les grands monumens littéraires du moyen-âge sont publiés. Des éditeurs dévoués s’efforcent de mettre à la portée de tous les productions diverses de cette littérature si long-temps négligée. Nous devons citer surtout le Roman de Brut, publié par M. Leroux de Lincy. Ce poème, composé, en 1155, par Wace, trouvère normand, auquel nous devons le Roman de Rou, n’a pas moins de seize mille vers, et n’est, à vrai dire, qu’une histoire merveilleuse de l’Angleterre. L’histoire de nos voisins se mêle si souvent à la nôtre, qu’une source féconde pour eux ne saurait être sans utilité pour nous. Les notes que M. Leroux de Lincy a jointes au récit des aventures du roi Lear, prouvent que Shakspeare n’a pu avoir connaissance des poèmes de Wace, ni de la chronique de Geoffroi de Montmouth, mais qu’il avait certainement puisé dans des ouvrages écrits d’après ces deux chroniqueurs. Le poème de Brut est publié avec tous les soins que réclamait son importance. Le texte est donné d’après neuf manuscrits ; les variantes sont placées au bas des pages ; tous les mots d’une acception différente de celle qu’on leur donne aujourd’hui sont expliqués aux lecteurs peu familiarisés avec notre ancien idiome. Des notes historiques, géographiques et littéraires complètent le travail de l’éditeur. Il s’est attaché surtout à rapprocher les traditions fabuleuses recueillies par Wace, des faits historiques solidement établis par les chroniqueurs, les poètes français ou latins, gallois ou anglo-saxons. Il résulte de ce curieux travail que le Roman de Brut n’est pas, comme on l’avait cru jusqu’ici, une simple traduction rimée de la chronique latine de Geoffroi de Montmouth : il y a imitation visible de la part du trouvère normand ; mais une foule de détails prouvent qu’il avait consulté d’autres sources et recueilli d’autres traditions.

Après avoir heureusement débuté par l’Ystoire de li Normans, que nous avons fait connaître par une analyse très développée, la Société de l’histoire de France vient de donner cette année deux volumes de moindre importance. Le premier est un recueil de lettres du cardinal Mazarin à la reine et à la princesse Palatine, écrites, pendant sa retraite hors de France, en 1651 et 1652. Les nombreux mémoires laissés sur la Fronde par les principaux acteurs de ce drame n’ont pas complètement éclairci les mille intrigues qui le compliquent. Voici une correspondance qui donne la preuve matérielle d’un fait que jusqu’ici l’on avait seulement soupçonné, à savoir, que ce fut pour ne pas livrer à ses ennemis l’homme qu’elle aimait, qu’Anne d’Autriche soutint avec tant de fermeté les périls de la lutte dangereuse où elle s’était engagée, en maintenant Mazarin au pouvoir. Les sentimens exprimés dans les lettres du ministre sont ceux d’un amant pour sa maîtresse. Le cardinal se meurt pour elle ; il voudrait lui envoyer son cœur. Les mots passion et ardeur reviennent sans cesse sous sa plume.

M. Ravenel, éditeur de cette correspondance, s’est imposé la pénible tâche de la déchiffrer. Malheureusement, la chose ne lui a pas toujours été possible, et la confusion des chiffres employés par Mazarin rend un grand nombre de passages peu intelligibles. Toutes les lettres admises dans ce volumineux recueil ne sont pas inédites, et l’éditeur n’est pas irréprochable dans son choix. Nous blâmerons encore la liberté qu’il a prise de traduire en quelque sorte le style de Mazarin en faisant disparaître l’orthographe vicieuse et les italianismes. Il nous semble que c’est enlever à ces lettres leur caractère original, et nous eussions préféré une copie exacte. Au reste, le style du cardinal n’a pas beaucoup gagné à passer par les corrections de l’éditeur, et l’on s’étonne de ne lui trouver aucune des qualités des bons écrivains de son époque.

L’autre volume publié par la société est le premier d’une nouvelle édition de Grégoire de Tours, texte et traduction en regard. Pour le texte, l’excellente édition de Ruinart, reproduite dans le recueil des historiens de France par D. Bouquet, laissait peu de choses à désirer ; la rareté chaque jour croissante de cette édition, et son format peu favorable à l’étude, ont pu seuls déterminer les sociétaires à la réimprimer. Il en était tout autrement de la traduction. Déjà nous en avions trois : l’une de 1610, par Claude Bonnet, avocat au parlement de Grenoble ; l’autre de 1688, par l’infatigable abbé de Marolles ; la troisième, enfin, toute récente et publiée, par Sauvigny, sous le titre de Mémoires de Grégoire de Tours, dans l’une des premières collections consacrées à l’histoire nationale. Les deux premières sont fautives, et souvent plus inintelligibles que l’original. La troisième, bien que très supérieure, laissait encore beaucoup à désirer. Celle de M. Guadet a-t-elle résolu le problème d’une reproduction, en langage moderne, du père de l’histoire de France. À en juger par les trois livres qui ont paru, nous ne le pensons pas. Traduire Grégoire de Tours est une rude tâche, qui exigerait la réunion de qualités bien rares. Ce ne serait pas assez de comprendre parfaitement la langue souvent barbare de l’évêque : il faudrait connaître à fond les hommes, les choses et les usages de son temps, être assez maître de notre langue pour la plier à un style inculte, mais énergique et original. Nous doutons que M. Guadet ait réuni à un assez haut degré ces conditions indispensables. Toutefois son travail n’est pas sans utilité, le texte y est souvent mieux compris et mieux rendu qu’il ne l’avait été jusqu’ici, et des notes intéressantes complètent celles des précédens éditeurs.

Les grandes chroniques de Saint-Denis, jadis si célèbres, si répandues, aujourd’hui si complètement négligées, méritaient sans doute l’attention des éditeurs. Si elles sont insuffisantes pour les premiers siècles, il en est tout autrement pour les derniers temps qu’embrasse leur rédaction. Un intérêt de curiosité nous attire vers un monument qui, pendant tant de siècles, a été la seule autorité historique. Ces chroniques doivent expliquer non-seulement les erreurs matérielles et grossières qui, telles que notre descendance des Troyens, font sourire aujourd’hui, mais encore ces idées fausses sur la physionomie générale des premiers temps de notre histoire, beaucoup moins faciles à détruire, et qui font encore le fonds des croyances historiques, malgré les éminens travaux de l’école moderne. Quelques mots sur les chroniques de Saint-Denis feront apprécier l’important travail de leur nouvel éditeur, M. P. Paris. Au moyen-âge, le clergé seul écrivait et conservait l’histoire ; les cathédrales, les monastères importans avaient leurs chroniques, c’est-à-dire une collection plus ou moins complète des chroniqueurs et des annalistes latins : Grégoire de Tours, Fredegaire, Éginard, Aimoin. De toutes ces collections, la plus célèbre était celle de Saint-Denis. C’est elle que les trouvères et les jongleurs invoquent le plus souvent, pour donner du crédit à leurs compositions. Mais elles étaient loin de former un seul corps d’histoire. Les érudits français, entre autres Lacurne de Sainte-Palaie, ont pensé qu’au xiie siècle seulement l’abbé Suger avait, avec toutes ces chroniques, fait rédiger un corps d’annales latines qu’il compléta lui-même en écrivant la vie de Louis-le-Gros. Nous possédons, avec ce dernier morceau, une suite non interrompue de biographies de rois de France, rédigées, à partir de cette époque, par des auteurs contemporains, jusqu’à Guillaume de Nangis ; mais nous n’avons plus la compilation latine des chroniques de Saint-Denis. Peut-être devons-nous douter qu’elle ait jamais existé, et croire que la rédaction française connue aujourd’hui fut faite directement sur les annalistes latins conservés au trésor de cette abbaye. Quoi qu’il en soit de ce point douteux, on avait jusqu’ici pensé, avec Sainte-Palaie, que le premier traducteur ou compilateur des chroniques de Saint-Denis était Guillaume de Nangis. M. Paris, dans la dissertation qu’il a placée en tête de son premier volume, se prononce pour le ménestrel anonyme d’Alphonse, comte de Poitiers, frère de saint Louis. Il cite, d’après un manuscrit de la bibliothèque royale, le prologue de cet auteur, et, en le comparant au prologue des grandes chroniques, tel qu’il se lit aujourd’hui, il fait remarquer les rapports qui existent entre le travail du premier traducteur et celui des moines qui mirent la dernière main à l’ouvrage sous Philippe-le-Bel, et lui donnèrent pour la première fois le titre de Chroniques de France selon qu’elles sont conservées à Saint-Denis.

Dans sa dissertation, Sainte-Palaie avait émis une opinion très favorable à ces chroniques, et avait été jusqu’à dire « que si elles étaient imprimées avec les corrections et les restitutions nécessaires, on pourrait presque, avec cette seule lecture, acquérir une connaissance suffisante de notre histoire. » M. Paris nous semble avoir eu tort d’adopter cette opinion, et nous croyons qu’il a été beaucoup trop loin dans son zèle pour la réhabilitation du monument qu’il publiait. En justifiant les compilateurs des chroniques de Saint-Denis d’avoir préféré le texte d’Aimoin à celui de Grégoire et de Fredegaire, il s’est même laissé entraîner jusqu’à faire le procès de l’illustre évêque de Tours, auquel seul nous devons de savoir quelque chose des premiers temps de notre histoire. Au xiie et au xiiie siècles, les moines de Saint-Denis ont pu préférer les contes d’Aimoin aux récits de Grégoire et de Fredegaire ; mais de notre temps, préférer Aimoin à Grégoire, ce serait nier la critique historique. Pour un ouvrage souvent remanié, le choix d’un texte présentait une difficulté sérieuse. Fallait-il, à l’exemple des bénédictins, suivre pour chaque époque le plus ancien manuscrit ou s’en tenir à la rédaction définitive ? M. Paris a pris ce dernier parti. Le texte qu’il donne, d’après un grand nombre de manuscrits, date du xive siècle. Les notes qui l’accompagnent renvoient aux annalistes latins qui ont fourni les élémens de la compilation française.

L’histoire littéraire s’est enrichie d’un document assez curieux. C’est l’Inventaire des livres de l’ancienne bibliothèque du Louvre, fait en l’année 1375, par Gilles Mallet, garde de ladite bibliothèque pour le roi Charles V. La librairie, comme on disait alors, occupait trois étages de l’une des tours du vieux Louvre. Elle s’était formée des copies que le roi faisait faire à grands frais, ou des ouvrages nouveaux dont il encourageait la composition. Souvent aussi, les seigneurs se mirent à la recherche des manuscrits pour flatter les goûts studieux du maître, et, en 1407, le duc de Guyenne fit en ce genre un présent de grande valeur. Presque tous ces ouvrages, au nombre de huit à neuf cents, étaient couverts de riches étoffes, écrits et enluminés avec soin. Les courtisans et les clercs disposaient assez librement de cette bibliothèque, de sorte que ses continuelles acquisitions la renouvelaient sans l’enrichir. En 1411, un nouveau catalogue, dressé par le successeur de Mallet, donna à peu près le même nombre de volumes, mais avec beaucoup de mutations : le tout fut alors estimé 2,322 livres 4 sols, somme qui représenterait en notre monnaie une valeur assez considérable. Pendant l’invasion anglaise, le trésor littéraire amassé par Charles-le-Sage tenta le duc de Bedfort, qui prenait la qualité de régent du royaume ; mais comme une spoliation complète eût été impolitique, il s’adjugea, pour 1,200 livres, tous les volumes qu’il put rassembler, et les fit passer en Angleterre. Il n’en resta chez nous que ceux qui se trouvaient alors confiés à des savans. Il n’est donc pas exact de reporter à la Tour de la Librairie, comme on l’a fait souvent, l’origine de la grande bibliothèque qui est aujourd’hui une des richesses nationales. Mais il reste à Charles V le mérite incontestable d’avoir sécularisé la science, en ouvrant un lieu d’étude pour les lettrés qui n’avaient pas l’accès des bibliothèques monacales. Il voulut même, par une libéralité qui contracte avec l’étroite discipline des établissemens modernes, qu’on entretint dans les salles trente petits candélabres et une grande lampe d’argent, afin qu’on y pût travailler à toute heure.

L’éditeur, M. Van Praet, qui, comme bibliothécaire, a été lui-même un des plus recommandables successeurs de Gilles Mallet, s’est contenté d’ajouter de courtes notes bibliographiques aux manuscrits qu’il a découverts. On désirerait encore une table systématique qui permît d’apprécier la direction intellectuelle du xive siècle. Les deux catalogues, faits successivement, fournissent ensemble 1,236 ouvrages, inscrits au hasard et sans autre règle que celle de leur arrangement au Louvre. Ce nombre est réellement réduit, par de fréquentes répétitions, surtout dans la liturgie et les livres de piété. Quoique le roi fût capable de comprendre les textes latins, il n’a guère rassemblé que des traductions. Plusieurs de celles qu’on a faites par son ordre font époque dans l’histoire de la langue française, et notamment la Cité de Dieu de saint Augustin, commencée en 1371 par Raoul de Presles. Les autres classiques de cette bibliothèque sont Ovide en rimes, par Philippe de Vitry, la Politique et les Économiques d’Aristote, par Nicolas Oresme, la Géométrie d’Euclide, quelques livres de Sénèque, le Fait des Romains (traduction de Suétone), Valère Maxime, Boëce, et le grammairien Donat. Point de livres de droit, après le Digeste et les Décrétales. Une chronique espagnole et les voyages en Orient du Vénitien Marco Polo sont les seuls documens relatifs aux pays étrangers. Les romans chevaleresques tiennent lieu d’histoire nationale. La philosophie est représentée par Pierre Lombard, Thomas d’Ain et Albert-le-Grand. La section des sciences est relativement la plus riche ; elle possède quelques-unes des compilations encyclopédiques célèbres au moyen-âge : le Trésor de Brunetto Latini, dont une édition a été préparée par ordre de Napoléon ; plusieurs exemplaires, tant en latin qu’en français, du Grand miroir historial, composé au xiiie siècle par le dominicain Vincent de Beauvais, et l’un des premiers livres imprimés à Paris deux siècles plus tard. On remarque aussi les recueils d’histoire naturelle connus sous les noms de Bestiaires et de Lapidaires, un grand nombre de livres sur l’astrologie et les sciences occultes ; enfin, plusieurs livres de médecine, traduits de l’arabe, à l’exception d’un traité original, par le chirurgien français Henri de Mandeville. Tels sont les élémens d’étude offerts aux contemporains de Charles V. Il y a loin de là aux millions de volumes répartis aujourd’hui dans les dix bibliothèques parisiennes.

Histoire des pays étrangers. — Nous rappellerons d’abord l’Histoire de l’empire ottoman, par M. de Hammer. La seconde livraison[17] commence à l’installation des vainqueurs dans la ville de Constantin, et embrasse les règnes de Mohammed-le-Grand, de Bajézid II et de Sélim Ier. On voit ces princes éprouver ce qui arrive d’ordinaire aux conquérans. Leurs succès sèment autour d’eux la jalousie et l’inquiétude. On les harcèle par de continuelles agressions ; on traverse leurs desseins, on épie l’instant de la fatigue pour les anéantir. Ces manœuvres les forcent à élargir sans cesse le sol envahi, afin d’y bâtir plus solidement, et une conquête nouvelle n’est souvent qu’un acte obligé de défense. Enfermés dans un cercle d’ennemis, les premiers sultans font face de tous côtés, et la victoire étend leur empire en tous sens. À la mort de Sélim, moins de soixante-dix ans après la prise de Constantinople, la domination ottomane est établie en Europe sur la Servie, la Bosnie, la Valachie, l’Albanie, le Péloponèse, les îles de l’Archipel. En Asie, elle s’étend jusqu’au cœur de la Perse. La Mésopotamie et l’Égypte sont enlevées aux sultans mamloucks, avec le protectorat des villes saintes, la Mecque et Médine, c’est-à-dire avec un droit de suzeraineté sur l’Arabie et la suprématie sur tous les peuples qui professent le mahométisme. Déjà les nations chrétiennes comptent plus de vingt invasions en Italie, dans les états autrichiens, en Hongrie et en Pologne.

Les guerres acharnées, les dévastations, les massacres, les supplices atroces qui ont rempli cette époque trop peu connue, donnent aux pages de M. de Hammer une couleur sombre, un intérêt soutenu, mais douloureux. La conduite des sultans à l’égard des puissances chrétiennes, dont l’auteur a trouvé le secret dans les historiens orientaux, a pour nous le prix d’une révélation. Ces chefs farouches, qu’on dirait emportés par l’instinct de la destruction, montrent néanmoins, quand leur intérêt l’exige, la perfide réserve des politiques achevés. Le mépris des infidèles qu’ils affectent n’est qu’une ruse pour les épier à couvert. Ils savent fort bien démêler parmi eux les moindres germes de mésintelligence, et suivant le brutal axiome de leur diplomatie, susciter les porcs contre les chiens, et les chiens contre les porcs.

En lisant l’histoire asiatique, on se demande souvent comment ces hordes conquérantes, qui se jettent étourdiment au sein d’une population hostile, qui s’épuisent en des luttes sans fin, ne disparaissent pas bientôt dans les torrens de sang qu’elles font couler. La conduite du vainqueur de Constantinople donne raison de cette singularité. Pour repeupler sa capitale presque déserte, il enlève les plus riches familles des villes conquises en Illyrie, en Bosnie, dans la Crimée, en Grèce, dans l’Asie mineure. Un très petit nombre de ces colons, ceux de Karamanie, sont musulmans : les autres appartiennent à différens rites chrétiens. Toutes les institutions de Mohammed II, le véritable fondateur de l’empire, tendent à créer un peuple en assimilant les élémens hétérogènes que lui offre la victoire. Mais la puissance qu’il a si laborieusement enfantée est-elle née viable ? Possède-t-elle du moins les principes de stabilité et de régénération que nous attribuons aux grands états du système européen ? C’est le problème du siècle que la diplomatie moderne aura bientôt tranché définitivement, et dont on peut prévoir la solution dans le grave et savant travail de M. de Hammer.

Beaucoup d’écrivains s’occupent de l’histoire et des destinées de l’Espagne, qui partage avec la Turquie l’attention de l’Europe. Ce n’est pas que l’Espagne par elle-même et directement ait un grand poids à jeter dans la balance. Depuis long-temps, elle n’est dans la politique générale que l’appendice de la France. Mais en reproduisant successivement chaque phase de notre situation, elle l’exagère jusqu’au radicalisme. Ainsi elle réagit sur nous et par nous sur les autres nations. Une nouvelle histoire d’Espagne et de Portugal, par M. Paquis, réduit à de justes proportions les volumineuses annales du jésuite Mariana, de Ferreras et de La Clède. Le judicieux éditeur n’a pas négligé les travaux de la critique moderne. Les établissemens civils et religieux des Wisigoths sont exposés d’après l’école historique des jurisconsultes allemands. Pour la domination des Arabes on fait intervenir souvent les orientalistes, et notamment M. Lembkè, qui a consulté plusieurs manuscrits inconnus à ses prédécesseurs. À juger par les premières livraisons, l’histoire générale de la Péninsule sera enfin résumée dans un livre consciencieux et intelligent.

Notre curiosité est plus directement excitée par l’ouvrage de M. Toreno : Histoire du soulèvement, de la guerre et de la révolution d’Espagne[18]. Quelles que soient les destinées que l’avenir réserve au peuple espagnol, il ne peut plus se soustraire au grand mouvement de réforme qui emporte les sociétés. Or, la crise régénératrice qui lui a ouvert cette carrière immense, c’est la guerre de l’indépendance. C’est donc là qu’il faut remonter pour prendre une idée complète de l’Espagne du xixe siècle. Les nations ont dans leur vie des époques où elles se trempent, comme les individus ont des âges où se forment leur tempérament et leur caractère ; 1808 est pour la Péninsule une de ces époques décisives. C’est là qu’il faut saisir, au moment de leur fusion, les élémens divers de l’Espagne actuelle. L’ouvrage de M. Toreno suffit-il pour cela ? Nous en doutons. Cependant, c’est un précieux avantage que d’avoir l’histoire de ce grand fait politique tracée par un Espagnol, par un homme d’état, par un de ceux qui en furent témoins, et qui même jouèrent le premier rôle. Citoyen de la province où commença l’insurrection, M. Toreno, fort jeune encore, y prit une part active, suivant en cela l’exemple paternel. C’est lui, avec don Angel de la Vega, qui, député par les premiers insurgés des Asturies, alla chercher le secours de l’Angleterre. Plus tard il fut au nombre de ceux qui, par une démarche hardie, emportèrent la convocation des cortès, et, enfin, membre de cette assemblée, on l’y vit déployer cette première ferveur de patriotisme qu’aucune déception n’a encore attiédie. Son témoignage n’est donc pas sans autorité. D’ailleurs, cette histoire porte l’empreinte d’un travail consciencieux. On voit que l’auteur a puisé aux meilleures sources, consulté les documens originaux, recueilli des renseignemens curieux et précis. Ainsi, parfaitement informé, il nous fait pénétrer dans le détail des intrigues de cour qui se terminèrent si misérablement par l’abdication de Bayonne ; il nous initie au secret des négociations ambitieuses des divers princes qui voulaient exploiter la situation de la Péninsule. Une des circonstances de ce genre les plus singulières, ce sont les ouvertures faites au gouvernement de Cadix, au nom de Joseph Bonaparte, par le chanoine La Pena. Trop honnête homme pour ne pas souffrir de la situation fausse que lui avait faite l’ambition de son frère, n’ayant pas l’héroïsme d’abnégation nécessaire pour se dévouer sans réserve à ses desseins, ou pour s’affranchir au prix d’une couronne, Joseph aurait fait cause commune avec les cortès, si elles l’avaient voulu reconnaître pour roi. Il offrait de s’abandonner à leur direction. Le refus péremptoire de la régence lui épargna ce qui aurait pu être considéré comme une lâcheté, et aucune communication officielle ne fut faite à l’assemblée nationale.

M. Toreno n’est pas moins complet dans l’exposition des travaux législatifs de ces cortès, qui fondèrent des institutions à la portée des batteries françaises, et dans le récit des progrès et des luttes de la révolution. L’insurrection surtout, si spontanée, si universelle, si audacieuse, est retracée au vif et comme par un homme qui l’a vue. C’est la partie de l’ouvrage qui offre le plus d’intérêt et d’instruction.

Après tous ces travaux pleins d’une science qu’on n’obtient jamais sans quelque fatigue, on est heureux de pouvoir mentionner un de ces rares ouvrages dont la lecture est un délassement. Il est vrai qu’il ne date pas de notre siècle, et que celui qui l’a écrit ne se croyait pas obligé de soutenir son rôle d’auteur en face d’un public. Ce sont des lettres adressées à quelques amis par un érudit de premier ordre, un vrai connaisseur en fait d’art, et par-dessus tout, un homme d’esprit. Le président de Brosses, ayant entrepris de recomposer l’histoire romaine de Salluste avec les fragmens disséminés qui nous en restent, fit en 1739 le voyage d’Italie, pour recueillir les élémens du grand ouvrage auquel il consacra quarante années. C’est sa correspondance qui vient d’être publiée par M. R. Colomb, sous ce titre : l’Italie il y a cent ans[19]. Antiquités, palais, tableaux, littérature, gouvernemens, aspects généraux de la société, physionomies curieuses, rien n’échappe à l’infatigable visiteur. Sa fortune et son mérite déjà apprécié lui donnent accès partout. Le hasard même le favorise. Un conclave a lieu pendant son séjour à Rome. Il tient journal de toutes les intrigues, et trace un épisode piquant de l’histoire ecclésiastique, en racontant les tours de Scapin qui se renouvellent chaque fois qu’il s’agit de donner un chef au monde chrétien. Il se trouve à Naples pendant les fouilles entreprises pour déblayer Herculanum, et transmet à l’Académie des Inscriptions le premier cri de surprise qu’a causé cette miraculeuse trouvaille. Il explique à Buffon l’action dévorante du Vésuve, qu’on force à rendre sa proie après dix-sept siècles. L’appréciation des œuvres d’art tient une grande place dans la correspondance du président. Il veut tout voir. Il se lance d’instinct sur la trace des maîtres, sans craindre cette lassitude que les voyageurs ont souvent éprouvée sur une terre encombrée de curiosités. Une fois seulement, à Venise, il s’avoue vaincu par le Tintoret, dont il se contente d’examiner mille à douze cents tableaux. Évidemment, Charles de Brosses possédait les connaissances positives, les secrets de la pratique, sans lesquels les jugemens en fait d’art manquent toujours de solidité. L’opinion qu’il émet lui appartient. Son enthousiasme est franc et sans idolâtrie. Après avoir admiré les deux sibylles dont l’exécution, d’une pureté exquise, éleva Raphaël, jeune encore, au rang des maîtres, il place sur la même ligne deux figures peintes en regard par un artiste oublié, Timoteo della Vite. Cette piquante correspondance pourrait néanmoins avoir un grand tort aux yeux de certaines gens. Elle substitue l’Italie véritable à celle des poètes et des romanciers, si favorable aux coups de théâtre, aux caractères tranchés. Il ruine sans pitié une des plus fécondes ressources de la scène moderne. Voici, par exemple, ce qu’il écrit de Venise : « Le sang est si doux ici que, malgré la facilité que donnent les masques, les allures de nuit, les rues étroites, et surtout les ponts sans garde-fous, d’où l’on peut pousser un homme dans la mer sans qu’il s’en aperçoive, il n’arrive pas quatre accidens par an, encore n’est-ce qu’entre étrangers. Vous pouvez juger par là combien les idées que l’on a sur les stylets vénitiens sont mal fondées. Il en est à peu près de même de leur jalousie pour les femmes. Cependant cela mérite explication… » Nous résistons à l’envie de citer. Il y a d’ailleurs, au sujet des femmes italiennes, des explications qui pourraient être déplacées ici, mais que le voyageur sait faire accepter à force d’esprit.

vi. — LITTÉRATURE.

Ainsi que nous l’avons dit plus haut, les romans, les poésies, et une foule de compositions capricieuses, qu’on ne sait à quel genre attribuer, tiennent une large place dans l’inventaire général. Il est assez difficile d’estimer ces fruits bigarrés de l’imagination. S’ils ont quelque saveur, c’est surtout pour ceux qui les dévorent dans leur primeur. Mais trop souvent ils sont fanés et affadis quand vient la critique réfléchie, qui, pour les productions de cette nature, arrive toujours trop tard. Les œuvres poétiques ou romanesques, dignes d’une étude littéraire, ne sont jamais que des exceptions. Les plus remarquables du semestre ont été caractérisées à leur apparition par quelques-unes de ces pages que nos lecteurs n’oublient pas, et qui ne nous laissent rien à dire du Jocelyn de M. de Lamartine, de la tentative épique de M. Quinet, de la Confession d’un enfant du siècle, de M. Alfred de Musset. Si la Revue n’a pas encore parlé du Chemin de traverse, c’est qu’elle se propose, à l’occasion de cet ouvrage, de revenir sur les précédens travaux de M. Janin, sans même excepter l’œuvre polémique, où éclatent souvent les heureuses saillies de son talent.

M. Alphonse Karr a donné deux volumes qu’il lui plaît d’appeler : Le Chemin le plus court[20]. Hâtons-nous de déclarer que son livre est spirituel, varié, souvent gracieux, et, pour tout dire en un seul mot que nos auteurs ont laissé vieillir, amusant. Il ne faut pas d’ailleurs appliquer contre lui la loi d’après laquelle on juge les romans. Sa constitution un peu faible ne subirait pas sans danger l’opération analytique. Son titre n’est justifié que par un imperceptible incident. L’auteur n’emploie pas l’échafaudage scénique qui soutient d’ordinaire les compositions romanesques. Il dédaigne les contrastes de caractères, les ressources du mystérieux et de l’imprévu. S’il fallait spécifier sa manière, nous ne saurions que rappeler celle des peintres flamands, qui, fort peu préoccupés de l’ensemble, éparpillent l’intérêt dans les détails, et qui, par l’heureux agencement des groupes, par l’esprit de leur coloris, donnent un sens et de l’expression à des scènes nulles par elles-mêmes, à des objets inaperçus et muets dans la vie réelle. Les ouvrages de ce genre peuvent exciter sur l’instant de l’émotion ou du plaisir, mais ils ne laissent dans les souvenirs qu’une confusion pénible. Il n’y a pas d’impressions grandes et durables sans l’unité d’intention, sans la franchise des moyens. C’est surtout à ceux qui font preuve de puissance qu’on doit la vérité toute entière, et en ce sens l’œuvre de M. Karr nous autorise à lui rappeler les conditions immuables du succès.

Dans le Chemin le plus court, la figure du principal personnage est heureusement trouvée. C’est bien là un des types de l’époque. L’allure somnolente de Hugues répond parfaitement au vagabondage de son esprit. Il est si candide d’ailleurs, si parfaitement inoffensif, qu’on se prend tout d’abord à l’aimer, et qu’on souffre plus que lui-même des obstacles qu’il rencontre, des duperies dont il est victime. Cependant, en le suivant de plus près, on serait forcé de reconnaître que ce jeune homme, si complètement enguignonné, est en quelque sorte coupable des mésaventures qui lui arrivent : on verrait que toute son ambition est de vivre sans souci, sans fatigue, et pour lui seul ; de caresser nonchalamment ses moindres sensations, et de se laisser végéter dans cette demi-ivresse que procurent les arts ; que Hugues enfin, sans but, sans fonctions, à qui manque, non pas la force, mais assez d’énergie pour en faire usage, n’a peut-être pas le droit de se plaindre d’une société au milieu de laquelle il est absolument inutile. Cette conclusion ne ressort pas nettement du livre de M. Karr, et peut-être n’était-elle pas dans son intention ; et cependant cet écrivain fait si souvent preuve d’un sens droit, d’une ironie fine et pénétrante, qu’il ne tiendrait qu’à lui de mettre en saillie une pensée utile, et de donner ainsi à ses fictions l’ampleur et l’autorité qui leur manquent. Nous ne lui citerons pas d’autres modèles que lui-même. Il faudrait que sa touche fût toujours aussi franche que dans le portrait de cette belle-mère dont l’intervention officieuse fait de l’intérieur des jeunes époux un véritable enfer ; il faudrait surtout qu’à l’avenir, il dégageât son œuvre de digressions que rien ne justifie, des thèses paradoxales qui ne sont que des remplissages, des boutades que tous les lecteurs peut-être ne trouvent pas de bon goût. Par exemple, l’auteur interrompt son récit pour aller voir si l’orage n’a pas endommagé ses fleurs, ou bien il laisse deux pages en blanc, invitant chacun à les remplir selon les ressources de son esprit ; ou bien encore, il divise une page en deux colonnes, pour mettre en regard ce que pensent deux de ses personnages. Tout ce que nous pouvons dire de ces fantaisies, c’est que les écrivains de quelque poids n’ont jamais eu la faiblesse d’y céder. Ceux qui ont de l’originalité réelle, et assurément M. Karr est du nombre, ont plus à perdre que les autres à la bizarrerie affectée.

Settimia, par Mme Hortense Allard, est un roman qui mérite mention à part, et qui assigne à l’auteur, parmi les femmes qui écrivent, un rang que l’amitié seulement jusqu’ici lui accordait. Settimia, selon nous, réalise en grande partie les espérances qu’il y a bien dix ans, Gertrude, début de Mme Allart, avait fait concevoir. Dans l’intervalle, l’auteur a publié successivement plusieurs romans ou même d’autres écrits plus sérieux, comme celui sur la Femme et la Démocratie. Dans tous ces ouvrages, Mme Allart avait fait preuve d’élévation et de pensée ; mais l’exécution, la couleur, la facilité et le charme laissaient beaucoup à désirer. L’auteur voulait souvent peindre la passion, et en atteignait çà et là des éclairs ; mais on pouvait croire que l’effort de la pensée y était au moins pour autant que la flamme du cœur. Il en est autrement de Settimia : il y a passion vraie, il y a élévation toujours, il y a enfin peinture. L’héroïne de Mme Allart est une Romaine ; l’auteur les aime ainsi. Ayant vécu de bonne heure dans cette ville de l’histoire et des souvenirs austères, tous ses rêves s’y reportent et s’y encadrent comme au ciel de la patrie. Settimia aime Marcel, jeune Français qui est allé passer une saison à Rome avec sa famille, avec sa mère malade ; la jeune fille a été élevée avec soin par son oncle l’abbé Véra, un de ces savans éclairés et passionnés, comme l’Italie en garde encore. Le mariage avec Marcel n’est pas possible aussitôt ; il est trop jeune, il n’a pas de carrière. La famille de Marcel, en retournant en France, veut le ramener ; il résiste. Rappelé plus tard par un protecteur de qui sa carrière peut dépendre, il hésite encore, puis cède et part. Tous ces combats de l’amour vrai et de l’ambition virile sont parfaitement peints, soit au cœur de Marcel, soit au cœur de Settimia. Settimia veut à la fois Marcel homme et grand par la pensée entre les autres hommes, et elle le veut esclave et faible à ses pieds ; elle lui dit par momens : « L’amour s’augmente des richesses de l’esprit, » et s’il manque un jour de venir à Albano, afin de rencontrer un savant français qui arrive à Rome, la voilà mourante et qui erre pâle et folle dans les campagnes. En regardant avec Marcel les plaines qui s’étendent à perte de vue sous le soleil couchant, elle lui demande s’il y saurait bien faire manœuvrer une armée ; et, s’il reçoit de Paris une lettre de rappel qui le rend distrait, elle veut rompre. Tout ce combat est rendu à merveille par l’auteur ; cette alliance de l’ambition et de l’amour dans les ames fortes a évidemment beaucoup occupé Mme Allart : comment concilier l’étendue et la curiosité de l’esprit avec l’ardeur sacrée du cœur ? les affaires, l’activité et la gloire, l’influence du moins, avec le règne intérieur de l’amour ? En croyant que l’avenir réserve une conciliation satisfaisante à ces deux mouvemens jusqu’ici opposés et séparés, Mme Allart s’abuse peut-être : mais, à coup sûr, elle se pose la question avec une noble fermeté philosophique, et elle s’y agite, au nom de Settimia, en jetant çà et là de grands traits. Tout le premier volume, qui est rempli des luttes violentes et tendres de Settimia et de Marcel, et de l’essai de vie indépendante que va mener à Naples Settimia après le départ de son amant pour l’Inde, me paraît supérieur au second, qui contient le retour de Marcel, ses dangers dans la traversée à bord du Kent, et ses luttes nouvelles avec Settimia plus fatigantes que les premières et trop prolongées. Je n’aime pas non plus du tout qu’il ait été, même un seul moment, sous-secrétaire d’état, et cela sans avoir été à la Chambre (faveur singulière) ; ce seul mot de sous-secrétaire d’état me gâte toute cette Rome et la passion de ces nobles êtres. Oh ! non, la grande ambition, la vraie gloire, même l’influence aujourd’hui enviable de toute pensée mâle, n’est pas là. — En somme Settimia, par la gravité du ton, par l’éloquence de certaines pages, et la science combinée de l’ambition et de l’amour, n’est pas indigne de ce grand nom de Rome qui sans cesse y revient et dont l’adoration y domine : les personnes sérieuses qui ont vu l’Italie, et qui ont la religion romaine, comme on dit, pourront placer ce roman élevé dans leur bibliothèque, pas très loin du roman de Rome Souterraine qu’il rappelle quelquefois.

Le nom d’Hyppolite Arnaud, qu’un roman intitulé Pierre[21] a fait remarquer, cache, dit-on, celui d’une autre femme. Si l’auteur, résistant aux exigences de la routine, fût resté maître de son cadre, si la nécessité de fournir deux volumes n’eût pas fourvoyé son principal personnage jusque dans la Mer Pacifique, nous n’aurions que des éloges pour des scènes d’un sentiment vrai et profond, d’une exécution chaleureuse. À tout prendre, c’est un heureux début, qui oblige à la fois l’auteur à une étude plus sévère du sujet, et le public à cette bienveillante attention qui féconde le talent.

M. de Balzac, qui se fait appeler le plus fécond de nos romanciers, a trouvé un système de composition qui lui permettra de justifier ce titre sans trop de peine. Au lieu de lutter pour accorder à la pensée les élémens que lui offre la langue commune, travail ingrat où l’écrivain épuise d’ordinaire son temps et sa force, M. de Balzac forge un mot, ou ce qui revient au même, emploie des termes barbares et inintelligibles, que les compilateurs de vocabulaires vont chercher on ne sait où ? Souvent encore, il nous donne pour des métaphores des mots qui sonnent creux en se rencontrant. Ainsi le Lys dans la Vallée nous révèle des patimens subis en silence, des blandices ignorées, des convictions immarcessibles. Un parfum de femme brille dans l’ame du héros, et cette femme parle avec une voix d’or. Quand un auteur se permet de semblables licences, l’éditeur devrait, comme pour les écrits des vieux âges, faire suivre le volume par un glossaire des mots difficiles.

La fécondité s’explique encore par le défaut opposé au néologisme, la pâleur et le manque de caractère. Ce défaut est trop souvent celui du style du bibliophile Jacob. En revanche, il peut offrir à la curiosité des lecteurs les ressources d’une piquante érudition. C’est ce qui soutiendra son dernier roman : Pignerol, histoire du temps de Louis XIV[22]. Après toutes les dissertations qui ont si bien embrouillé l’histoire de l’homme au masque de fer, qu’elle est devenue la plus inextricable énigme, le bibliophile hasarde une nouvelle conjecture. Selon lui, le malheureux prisonnier ne serait autre que le surintendant Fouquet, qui, puisant sans pudeur dans les coffres de l’état pour assouvir ses galans caprices, aurait attiré l’implacable ressentiment du roi, en souillant de ses désirs Mlle de La Vallière. Condamné en 1664, après trois années de procédure, enfermé dans le donjon de Pignerol, sous la garde du farouche Saint-Mars, et enfin, surpris en flagrant délit d’évasion après une captivité de seize ans, Fouquet, dont on annonce la mort, est inhumé en effigie, mais réellement enfermé dans cet affreux tombeau de fer, où il doit rester encore vingt-trois ans. Telle est la version du bibliophile. Nous ne savons pas si elle supporterait l’épreuve de la controverse historique ; mais nous croyons que le drame intéressant qui la développe est de nature à la mettre en crédit : l’émotion qu’il provoque est si forte, qu’on a peine à l’attribuer à des infortunes imaginaires.

Nous éviterons de nous prononcer sur quelques ouvrages que des noms justement estimés paraissaient recommander au public. On doit le silence aux erreurs du talent. Quant à cette lourde pacotille qu’on lance à tout hasard sur l’océan capricieux, nous n’entreprendrons pas d’en faire l’inventaire. Ce serait d’ailleurs un affligeant travail. S’il était possible de classer les deux cents volumes de romans publiés en ces derniers mois, on les verrait descendre, par une imperceptible dégradation, jusqu’à la plus incurable niaiserie, jusqu’à l’impudente nullité. Contentons-nous de signaler quelques traits de physionomie générale qui permettent de constater dans le genre une tendance nouvelle. Reportons nos souvenirs à trois années. Le roman n’était rien moins alors que l’épopée des temps modernes : son cadre et ses machines constituaient la forme par excellence, et il ne reculait devant aucune des grandes questions historiques ou sociales. Cette bouffée d’orgueil s’excusait par une étourdissante fortune. Un peu moins choyé aujourd’hui, le roman renonce peu à peu aux prétentions qui l’ont trop souvent conduit au ridicule ; il tend à redevenir ce qu’il était autrefois, un livre de lecture récréative et facile, un spectacle au coin du feu. Il faut ajouter que la majorité des écrivains affecte la sobriété dans le style, la moralité et quelquefois même l’orthodoxie. Les réclamations contre le dévergondage des esprits ne sont déjà plus des raisons. À ceux qui ne veulent voir que les torts de notre littérature, sans tenir compte du bien qu’elle fait, nous pouvons affirmer que le mal moral, à aucune époque, n’a été moindre qu’aujourd’hui. Il serait facile de multiplier les preuves. Mais sans sortir du cercle de publications que nous avons parcouru, nous citerons comme point de comparaison, un livre qui date d’un demi-siècle, et qu’on vient de réimprimer (Théorie des lois criminelles, par Brissot de Warville, 2 vol.). On lit dans un chapitre sur l’adultère : — « L’adultère n’existe pas dans la loi naturelle. Il est au contraire bien naturel de ne pas borner son goût à un seul fruit, et de cueillir toutes les fleurs qui peuvent flatter l’odorat et charmer l’œil. — » À coup sûr, on ne trouverait pas, dans un seul des écrits du jour, cette phrase anacréontique dont nos pères n’étaient pas choqués dans un grave traité de jurisprudence.


A. C. T.
  1. Défense de l’Enseignement catholique, par M. Boyer, directeur de Saint-Sulpice ; un vol.  in-8o.
  2. Le troisième volume de l’Histoire de la Philosophie, de H. Ritter, vient de paraître chez Ladrange, quai des Augustins, 9. Nous attendons le quatrième volume, qui doit compléter la première partie, pour présenter quelques vues générales sur la philosophie ancienne, à l’occasion de cette importante publication.
  3. vol. in-8o chez Dufart, libraire, quai Malaquais, 7.
  4. Chez Firmin Didot, petit in-folio ; prix de la première partie : 25 fr. L’imprimeur M. F. Didot, justement célèbre dans l’art qu’il professe, a imaginé pour ce volume un procédé ingénieux, qui, avec quelques perfectionnemens, pourra trouver de nombreuses applications ; c’est l’alliance de l’imprimerie et de la lithographie. La nécessité de marier sans cesse dans le même texte l’écriture hiéroglyphique et l’écriture ordinaire présentait une difficulté ; on a composé la planche d’impression en ménageant des espaces pour les figures. L’impression des caractères a été transportée sur la pierre lithographique, où les hiéroglyphes ont été dessinés dans les blancs réservés.
  5. Cette conjecture paraîtra moins bizarre si on se rappelle que notre alphabet n’a pas d’autre origine. Les Hébreux ou plutôt les Phéniciens, de qui nous tenons nos lettres, disaient alef, beit, guimel, dalet (A. B. C. D.), mots qui signifient bœuf, maison, chameau, porte ; et, selon l’opinion très probable des érudits, ces lettres n’étaient d’abord qu’une image grossière des objets dont elles prenaient le nom.
  6. Grand volume in-4o. De l’imprimerie royale. Chez l’auteur, place du Louvre, 6. Prix : 30 fr.
  7. Ou Exposé comparatif de toutes les religions de la terre. Grand atlas in-folio. Chez Angé, éditeur, rue Guénégaud, 19.
  8. vol. in-8o, librairie de Paulin, rue de Seine, 33.
  9. Librairie de Leclaire, rue Hautefeuille, 14. L’ouvrage aura huit volumes.
  10. Chez Levraut, libraire, rue de la Harpe, 81.
  11. Librairie de Charles Gosselin, rue Saint-Germain-des-Prés.
  12. La France possède aujourd’hui environ neuf millions de citoyens de dix-sept à soixante ans, c’est-à-dire une force virile vingt fois plus grande que celle de l’empire romain au temps de César.
  13. Chez Heideloff et Campé, rue Vivienne, 16.
  14. Monumens inédits de la peinture antique, précédés de Recherches, etc.
  15. vol. in-8o, chez Paulin, rue de Seine Saint-Germain, 33.
  16. 1 vol.  in-8o, chez Dondey-Dupré, rue Vivienne, 2.
  17. Tomes 3 et 4, plus 6 feuilles d’un très bel atlas. Bellizard, rue de Verneuil, 1.
  18. vol. in-8o. Paulin, éditeur, rue de Seine-Saint-Germain, 33.
  19. vol. in-8o. Chez Levavasseur, libraire, place Vendôme.
  20. Chez Gosselin, rue Saint-Germain-des-Prés, 9.
  21. Chez Ladvocat, libraire, rue Chabanais, 2.
  22. vol. in-8o. Chez Renduel, rue des Grands-Augustins, 22.