Revue littéraire — 30 avril 1836
Visions et Réalités, ou l’Entrée de la Vie, par H. Spiegel[1], est un livre philosophique sous forme de roman, et qui se distingue par une moralité élevée et par une foule d’observations fines et senties, de tant d’autres ouvrages du même genre qu’on publie chaque jour. L’auteur, qui annonce que ce premier ouvrage n’est qu’une introduction au tableau général qu’il compte donner de la vie humaine telle qu’il l’entend, a choisi pour époque de son sujet fictif la révolution anglaise de 1643. Dans la petite ville de Kingston Hull vivent deux jeunes filles dont l’enfance se passe et se développe au milieu des discussions religieuses et politiques. Savantes comme les femmes l’étaient souvent alors, Marthe et Marie ont des différences de caractère qui répondent assez à leur nom ; Marthe plus positive d’esprit et plus sévère, Marie plus romanesque, plus mystique, mariant la mythologie grecque à la Bible et les fantaisies d’Homère aux syndérèses chrétiennes. Marthe meurt bientôt, et Marie, que rien ne retient plus, s’abandonne aux instincts extraordinaires qui se développent en elle et devient prophétesse. Sa rencontre, sa liaison de cœur avec le colonel Edward Markam, esprit supérieur, noble et chevaleresque, mais ironique et incrédule, forme le fond du roman dans lequel se détachent plusieurs figures puritaines et révolutionnaires, et que traverse l’épisode des amours déjà anciennes d’Edward et de l’Italienne Teresa. Il y a quelques objections fondées à adresser à l’auteur pour l’époque déjà éloignée de nous et trop spéciale qu’il a choisie pour exprimer sur la vie, sur le monde et sur les destinées humaines, ses propres sentimens, qui tiennent de près aux habitudes de notre temps. J’aurais préféré qu’il transportât les caractères et les opinions qu’il voulait développer et mettre aux prises, dans la révolution française ; quoiqu’il y eût en Angleterre, du temps de Charles I, des incrédules comme Markam, des prophétesses comme Marie, la forme que ces esprits-forts ou ces prophétesses donnaient à leurs sentimens était restreinte, particulière et d’un point de vue qui ne répond guère à nos préoccupations chrétiennes et palingénésiques actuelles. Cette critique une fois faite il n’y aurait qu’à louer l’auteur pour bien des détails pleins d’élévation, de profondeur et de finesse sur l’ame humaine, ses passions et ses douleurs. « À mesure qu’il s’avance dans la vie, l’homme s’enferme dans le silence : l’expérience et le désespoir prennent de concert leur demeure en lui ; bientôt il conçoit comme une nécessité l’absence du but et du remède, etc. »
Et ailleurs : « Pour les hommes arrivés à l’été de la vie, soit par l’âge, soit par le nombre et la force des émotions passées, l’amour est une crise qui a son cours comme la fièvre, et dont on peut attendre passivement la fin de l’accès avec la certitude de le voir se terminer. » On s’attache au caractère de Markam, de cette ame hautaine, qui savait mieux renfermer la douleur que la supporter. L’auteur de Visions et Réalités en continuant dans d’autres tableaux le développement qu’il nous promet, n’a qu’à insister davantage sur ce point de vue de réalité morale qu’il a déjà en partie abordé heureusement, et dont il semble avoir acquis une vraie expérience. Je voudrais, par exemple, qu’il mît en lumière avec moins de solennité le côté d’observation que représentent Markam ou Fenwich, et qu’il n’isolât plus toutes les consolations et tous les correctifs dans un être à part, sous forme de visions ; en lui conseillant de se rabattre davantage à la réalité, et de moins trancher ses points de vue, on est sûr qu’il gardera toujours l’élévation.
— La Correspondance inédite de Camille Desmoulins[2] renferme de nombreuses et intéressantes particularités sur les personnages de la révolution, Mirabeau, Brissot, Robespierre. Les grands évènemens de 89 et de 90, racontés au fur et à mesure par Camille Desmoulins, qui écrit à son père, se peignent avec une naïveté nouvelle et s’entremêlent de piquans détails domestiques sur la pauvreté et le genre de vie de Camille. On comprend bien, à la lecture de ces pages, comme si on y avait assisté, l’existence du journaliste patriote, exalté, pauvre, influent, populaire, bon enfant même dans ses entraînemens de violence. Lorsqu’à la célébration de son mariage, en janvier 91, on lui voit pour témoins l’élite de l’assemblée nationale, dit-il, Péthion, Robespierre, puis M. de Sillery, qui a voulu en être, et ses confrères journalistes Brissot et Mercier, et quand on pense que Camille et sa femme, et Brissot et Péthion et Sillery, tous, seront tués dans deux ans par cet autre témoin et convive Robespierre, et que Mercier, emprisonné par lui, sera seulement sauvé par le 9 thermidor, on acquiert sur la moralité de cette hyène politique une conviction irrésistible, que nulle philosophie de l’histoire, si transcendante qu’elle soit, ne peut réfuter. Quant à la moralité, à l’amabilité du caractère de Camille, elles gagnent à cette publication de lettres : confiant, généreux, étourdi, entraîné outre mesure, mais sensible ; sans système politique, mais plein de saillie et de verve ; tel on le voit, le même à la veille du 14 juillet, comme au lendemain du 10 août, comme du temps du vieux Cordelier. Sa grande faute, sa faiblesse vraiment coupable, fut d’avoir abandonné à la hache ses anciens amis Brissot, Sillery, les Girondins ; mais il expia cette faiblesse par des protestations tardives de clémence et par sa mort.
— Sous le titre de Fleurs de Midi, une jeune femme poète, Mme Louise Collet, vient de publier[3] un recueil de poésies, la plupart composées dans une solitude de Provence, dans un désert, dit-elle, triste en hiver comme une steppe de Pologne et dévoré en été par un soleil d’Afrique. Tous les vœux d’enthousiasme et d’infini, se prenant tour à tour aux vastes scènes de la nature, aux cités célèbres qu’on rêve et qu’on voudrait visiter, aux illustres poètes qu’on voudrait connaître de près et dont la gloire dévore et poursuit, sont les sujets habituels d’inspiration de cette muse qui ne manque ni de force, ni d’audace :
Vois-tu la jeune vierge à l’ame véhémente
Qui se meurt chaque jour du mal qui la tourmente ?
La vois-tu, mendiant comme un trésor divin,
Un cœur qui la comprenne, etc.
Le talent de Mme Collet appartient bien en effet à cette vierge à l’ame véhémente ; de beaux vers adressés à MM. de Châteaubriand et de Lamartine, attestent une intelligence grave et retentissent presque d’un mâle accent. D’autres morceaux font preuve de grace ; mais ce qui manque le plus, c’est une certaine mollesse. La forme métrique a de la sévérité en général et même de l’habileté, sauf quelque raideur. Le style a des taches de prosaïsme et d’incorrection. Les sentimens exprimés, toujours élevés et grandioses, font honneur à cette jeune ame si sérieuse déjà et noblement ambitieuse. En deux ou trois endroits il y a de la satire avec assez de mordant. Le plus grand inconvénient du recueil est de ne pas concentrer l’inspiration sur un sentiment principal, et de ne pas offrir une manière acquise et distincte. C’est à ce double but que doit désormais tendre l’auteur, en qui cet essai annonce une faculté réelle et peu commune.
— Parmi le grand nombre de collections que les savans prennent soin de réunir, pour en faire le sujet d’études sérieuses, il n’en est aucune qui ait acquis une plus grande et plus juste célébrité, et qui mérite le plus d’être conservée intacte, que celle laissée par M. le baron Daudebard de Férussac. Il l’avait formée dans le but d’éclairer une branche particulière et spéciale de la conchyliologie, d’en faire connaître l’histoire naturelle aussi complètement que possible ; et on peut dire qu’il avait atteint son but. Cette collection est la plus complète qu’on possède en ce genre, parce que les espèces y sont nombreuses, qu’elles y sont toujours représentées par un grand nombre d’individus, et que presque toutes les variétés de chacune d’elles y sont rapprochées avec le talent que M. de Férussac possédait à un si haut degré pour ce genre de travail. Elle a le mérite d’être composée des matériaux qui ont servi aux grands ouvrages que M. de Férussac a publiés. Elle a encore un autre mérite qui lui est propre et exclusif, c’est de renfermer presque toutes les espèces que les naturalistes de tous les pays ont fait connaître. La grande activité de M. de Férussac, sa juste célébrité, les sacrifices qu’il faisait, les lui obtenaient des savans qui aimaient tous à le consulter. C’est ainsi qu’il est parvenu à réunir ce que MM. Michaud, Deshayes, Rang, en France ; Broderix, Crémieux, Souverby, Beau, Lowe, en Angleterre ; Nilsson-Beck, Ziegler, Mencke, en Allemagne ; Studer, en Suisse ; Jean et Christophori, en Italie ; Say Rafinesque, Lea, Lesueur, Barnes, aux États-Unis, ont publié ; les voyageurs eux-mêmes s’empressaient de venir déposer dans cette grande collection les exemplaires qu’ils rapportaient ; ainsi MM. Quoy, Lesson, d’Orbigny, ont contribué à l’enrichir des fruits de leurs découvertes. Tous les savans français doivent faire des vœux pour que cette belle collection, si intéressante sous tous les rapports scientifiques, fixe l’attention du gouvernement, et qu’elle vienne enrichir nos musées nationaux.