Revue littéraire - 31 août 1842



REVUE LITTÉRAIRE.

MÉMOIRES DE BARÈRE.

Il y a dix-huit mois environ, Barère s’est doucement éteint dans la ville de Tarbes, sa patrie, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans ; il est mort obscur et paisible, comme tous ceux que le hasard a préservés des vengeances des temps de lutte, et que l’oubli protége dans la solitude de la vie privée. On a fait silence autour de sa tombe, car pour les contemporains cet homme du passé était depuis long-temps entré dans le domaine de l’histoire ; à peine si la presse quotidienne a songé à consacrer quelques lignes à ce mince épisode. Barère sur son lit de mort, c’était moins qu’une individualité, tout au plus un pâle souvenir de cet immense drame de 89, déjà si vieux ; il se serait agi d’un ancien conseiller au parlement sous la royauté absolue, ou d’un simple dignitaire de l’empire, comme nous en voyons mourir tous les jours, que le public n’eût pas été moins ému. Et cependant le vieillard de Tarbes avait joué un assez brillant rôle à la surface de la révolution ; il avait siégé autour du tapis vert de ce fameux comité de salut public qui a marqué son passage en lettres indélébiles dans nos annales, et qui conservera dans l’avenir le titre de grand, M. Berryer l’a dit lui-même dans une discussion solennelle, parce qu’il sauva l’unité française. Barère en a été, pendant une année féconde en sanglantes catastrophes, l’orateur privilégié et le panégyriste officiel ; il a pris une part retentissante à tous les actes révolutionnaires de la terreur ; il les a défendus et exaltés à la tribune conventionnelle ; enfin il a eu, comme la plupart de ses collègues, les honneurs de la chute et de la proscription. C’était le seul membre survivant de cette impitoyable dictature, presqu’un des derniers de cette mémorable époque, le dernier des noms entourés d’un certain éclat. À cette heure, la génération de 89 a disparu tout entière ; l’histoire a recueilli toutes les pièces de conviction, et ce redoutable procès, qui n’avait été que jugé, selon le mot de Cambacérès à Napoléon, peut être maintenant plaidé, sauf le mystère de quelques incidens à jamais impénétrables, puisque les dépositions de tous les témoins ont été entendues. Barère vient de léguer ses mémoires à la postérité ; il ne nous reste plus à attendre que ceux de M. de Talleyrand, si toutefois ce diplomate égoïste et sceptique a daigné laisser des mémoires, et si le silence de trente années imposé à ses héritiers n’est pas une dernière ironie.

Barère demeuré seul debout après tant de vicissitudes, ayant survécu aux dédains de l’empire et aux haines passionnées de la restauration, avait, ce nous semble, une belle tâche à accomplir, celle de la réhabilitation. Cinquante ans ont passé sur cette douloureuse, mais grande période ; cinquante ans, c’est presque la vie de deux générations. Le membre oublié du comité de salut public pouvait s’effacer et raconter froidement ce qu’il devait savoir mieux que tout le monde, ce qu’il avait fait et vu ; le lecteur de nos jours lui eût tenu compte de sa courageuse franchise, car les évènemens de la terreur n’excitent plus dans nos cœurs ni pitié ni colère ; nous avons appris à les juger sans préventions, bien que l’héritage de nos pères ne soit pas entièrement liquidé. Barère en a-t-il agi ainsi ? A-t-il cherché à se mettre en dehors de la narration pour n’apprécier les hommes et les choses que dans toute la sincérité de ses méditations dernières ? Est-ce le proscrit du 12 germinal, ou le citoyen de 1840, qui nous convie au partage de ses impressions sur des faits devenus historiques ? Il suffit de parcourir quelques lignes de cet ouvrage posthume pour se convaincre que l’expérience n’a rien donné à l’auteur des Mémoires ; que le temps, ce grand maître des hommes politiques, n’a rien ajouté à ses idées ; qu’il est arrivé jusqu’à son heure suprême avec ses croyances de peureux et ses ressentimens d’opprimé. Son livre n’est encore qu’une longue diatribe, comme nous en avons lu bien d’autres de même valeur, un plagiat stérile de toutes les dénonciations formulées à la tribune ou dans les clubs par des esprits inquiets et soupçonneux. Barère n’a pas compris le rôle qu’il avait à jouer comme juge éclairé de ses contemporains ; il est vrai qu’il écrivit en grande partie dans les prisons, au moment de la réaction thermidorienne, ou sous l’influence de son abandon, dans les plus belles années de l’empire ; mais, depuis, le loisir des rectifications ne lui a certes pas manqué. L’injustice des appréciations avait son excuse, en 1795, dans la violence de la persécution ; en 1810, dans les désappointemens de l’oubli ; en 1815, dans les rigueurs de l’exil. Après la révolution de juillet, l’homme de parti devait s’effacer et faire place à l’historien consciencieux.

Cette persistance outrée dans les vieilles rancunes tendrait à prouver que Barère n’a jamais été qu’un acteur vulgaire, et telle est en effet notre profonde conviction. Élevé au pouvoir par un caprice du hasard, ce dieu souverain des temps révolutionnaires, il s’y est maintenu grace à son infériorité même, qui ne lui permettait de porter ombrage à personne. C’était un esprit souple et insinuant ; ses goûts et ses habitudes le portaient à la modération ; il se laissa entraîner, poussé par l’ambition et par la peur, et il ne sut plus rien refuser, conduit par cette idée peut être, que tout sacrifice serait le dernier. De concession en concession, il s’est trouvé un homme atroce, car, bien que son caractère l’annihilât, il avait à prendre dans les évènemens la responsabilité que lui donnait sa valeur nominale. Misérable et ingrate mission, à coup sûr, que celle qu’il avait acceptée ! Pour expliquer la déplorable faiblesse du décemvir, M. Hippolyte Carnot, son exécuteur testamentaire, a fait de lui un artiste ; excuse fort commode, si elle n’était infirmée par le témoignage des faits. On n’est réputé artiste, dans les jours de révolution, qu’à la triple condition de l’enthousiasme, du courage et de l’énergie ; or, Barère n’était doué que de passions négatives, et il ne s’est jamais résigné à marcher en avant que par crainte du bourreau. Les véritables artistes sont ceux qu’emporte leur fougue, et dont la course ardente ne sait point admettre les sages tempéramens de la réflexion. Barère n’a été qu’un comparse sans initiative, jeté hors de sa sphère et compris, malgré lui, au nombre des meneurs. De là le peu de sympathie que l’histoire a conservé pour lui ; il est de ces hommes contre lesquels la postérité ne peut ressentir de colère durable, mais que l’on ne loue pas impunément. M. H. Carnot s’étonne qu’on ait exalté les girondins, justifié Danton, divinisé Robespierre, et que Barère soit resté sans défenseur contre la calomnie ; la raison de cette apparente iniquité est fort simple. Les girondins représentaient la modération unie aux plus hautes vertus civiques ; Danton, l’énergie et la grandeur populaires ; Robespierre, l’idée fixe et l’incorruptibilité, c’est-à-dire deux des plus grandes qualités d’un chef de secte ; mais Barère, quel prestige a-t-il eu ? Ceux qui, dans les bouleversemens politiques et sociaux, ne personnifient en eux-mêmes ni un caractère, ni une idée, doivent se tenir à l’écart ; sinon, l’avenir n’a pas à leur savoir gré de leur égoïste intervention.

Les Mémoires de Barère se composent de plusieurs séries de fragmens, laborieusement recueillis par M. Hippolyte Carnot au sein d’une énorme liasse de manuscrits formant la matière d’une soixantaine de volumes. Le choix des matériaux a dû nécessiter de longues et fastidieuses recherches, l’insignifiance du livre en fait foi. L’orateur du comité de salut public n’a pas moins écrit que parlé, en sa double qualité d’avocat et de littérateur. Fils du premier consul de la ville de Tarbes, qu’une lettre de cachet avait exclu à toujours des fonctions municipales, pour avoir fait énergiquement redresser des abus de finance aux états de Bigorre, il débuta avec éclat au barreau de Toulouse par la défense d’une jeune fille accusée d’infanticide, et dans les lettres par l’Éloge de Louis XII. Singulier prélude au vote régicide de 93 ! mais, qui songeait alors aux mystères de l’avenir ? Barère n’aspirait, à cette époque, qu’à compter au nombre des célébrités toulousaines, à mériter les suffrages de l’Académie des jeux floraux, à conquérir par ses écrits et ses harangues une brillante réputation de clocher ; il n’était encore que l’homme de tous les salons et de toutes les académies, selon l’expression d’un magistrat distingué, M. Romiguières. M. de Cambon, premier président du parlement, qui disait de lui : « Ce jeune avocat ira loin ; quel dommage qu’il ait déjà sucé le lait impur de la philosophie moderne ! croyez-moi, cet avocat est un homme dangereux ; » M. de Cambon ne prenait sans doute pas sa menaçante prophétie plus au sérieux que l’obscur professeur de Brienne, au sujet de son élève Napoléon. Le scepticisme moqueur des écrivains du XVIIIe siècle et l’égoïsme sans pudeur du petit-fils de Louis XIV avaient porté un coup mortel à la royauté. Elle restait debout néanmoins avec son cortége imposant d’institutions antiques et de souvenirs respectés ; le tiers-état, qui grandissait lentement aux dépens d’une aristocratie condamnée à périr, ne s’était révélé qu’à demi, et le problème de la rénovation politique et sociale n’était pas même agité. Un peu plus tard cependant, vers le commencement de 1788, lorsque Barère vint poursuivre à Paris un procès de famille, son père, qui était un homme de sens et qui voyait poindre la tempête à l’horizon, lui dit au moment du départ : « Tu vas dans un pays qui va devenir bien dangereux ; les impôts sont excessifs, les ministres mauvais, le peuple mécontent, le roi faible ; la corde est trop tendue, il faut qu’elle casse. » C’est que le dénouement était proche ; quelques années avaient suffi pour rendre intolérable le malaise général d’une société mal faite et pour créer l’opinion, puissance nouvelle dont l’irrésistible ascendant allait tout entraîner. Barère, électrisé, comme il le dit lui-même, par le mouvement rapide, inévitable et perpétuel des hommes et des choses dans cette capitale célèbre, a raconté ses impressions dans une sorte de journal de voyage, intitulé le Dernier jour de Paris sous l’ancien régime : œuvre incohérente et banale qui n’a qu’un seul mérite, celui de peindre assez fidèlement, grace à l’extrême mobilité de l’auteur, les étranges fluctuations des esprits, en ce temps d’orageuses espérances et d’éclatantes malédictions contre la tyrannie du passé. L’année, suivante, le grand ébranlement de la monarchie commençait, et les plébéiens entraient en scène ; le jeune avocat de Tarbes venait de perdre son père, dont la vieille expérience l’eût peut-être écarté des affaires publiques ; l’ambition se fit jour chez Barère ; il se mêla activement aux agitations électorales de sa province, fit briller sa facilité oratoire, et se laissa nommer électeur, puis commissaire-rédacteur du cahier des doléances, enfin député des communes aux états-généraux. Le sort en était jeté, l’élégant académicien des jeux floraux allait faire son rude apprentissage de tribun.

Barère a peu marqué dans l’assemblée constituante, car il n’y était pas stimulé par l’aiguillon de la peur. Dépourvu de cette admirable faculté d’entraînement que possédait Mirabeau, de cette fermeté calme qui distinguait le sage Bailly, de cette obstination dans les idées qui fut le trait saillant du caractère de Mounier, il n’avait en lui rien de dominateur, et personne ne lui fit écho. Il se mit donc à observer et à écouter ; mais il écouta si mal, que sa plume est demeurée stérile, comme si l’intérêt eût manqué aux personnages et aux faits. Ses souvenirs cheminent niaisement à travers tout ce vaste conflit de passions et de mouvemens divers, sans nous fournir une page véritablement digne de l’histoire ; il n’a pas dessiné un portrait, pas entrevu un fil conducteur, pas expliqué un mystère : Mirabeau, Barnave, les projets supposés du duc d’Orléans, les journées des 5 et 6 octobre, les projets de la cour, tout est resté dans l’ombre ; mais Barère vous dira qu’il a été membre du comité des lettres de cachet, qu’il a fait un rapport sur les chasses royales, qu’il a fait restituer aux protestans, victimes de l’édit de Nantes, les biens confisqués par le domaine, provoqué la transformation en département de sa province de Bigorre, rédigé le programme des honneurs extraordinaires rendus à la mémoire du grand orateur. Il n’y a qu’un mot à citer dans ce récit pénible et sans couleur, un mot de Mirabeau sur Sieyès. Lorsqu’il s’agit, dans l’assemblée nationale, d’ajourner à jour fixe la discussion sur la liberté de la presse, Mirabeau s’était écrié : « Le silence de M. Sieyès est une calamité publique ; » et le soir il disait en présence de l’auteur des Mémoires : « Laissez faire, j’ai donné à cet abbé une telle réputation, qu’il aura bien de la peine à la traîner. » Sieyès, en effet, a plié, durant toute la période révolutionnaire, sous le fardeau de cet incommode brevet d’intelligence et de capacité.

Barère n’appartenait alors à aucun parti ; il rédigeait un journal, le Point du jour, afin d’utiliser sa facilité sans égale, et recherchait les succès de salon. Mme de Sillery-Genlis, chez laquelle il avait été présenté, trace ainsi son portrait : « Il était jeune, jouissant d’une très bonne réputation, joignant à beaucoup d’esprit un caractère insinuant, un extérieur agréable, et des manières à la fois nobles, douces et réservées. C’est le seul homme que j’aie vu arriver du fond de sa province avec un ton et des manières qui n’auraient jamais été déplacés dans le grand monde et à la cour. Il avait très peu d’instruction, mais sa conversation était toujours aimable et toujours attachante ; il montrait une extrême sensibilité, un goût raisonné pour les arts, les talens et la vie champêtre. Ces inclinations douces et tendres, réunies à un genre d’esprit très piquant, donnaient à son caractère et à sa personne quelque chose d’intéressant et de véritablement original. » On conçoit sans peine que le jeune député de Tarbes ait pu être séduit par cet accueil empressé ; aussi n’est-il sorte de bien qu’il ne pense de Mme de Genlis et de la famille d’Orléans. « M. le duc d’Orléans, dit-il, sous l’apparence de la légèreté et du trait d’esprit, exprimait des pensées fortes et des opinions justes. On le disait plus fait pour la société que pour la politique, mais il était méconnu. Il était timide, quoique grand seigneur ; il était citoyen, quoique prince ; et s’il eût pu vaincre son indécision naturelle et sa timidité politique, qu’on avait prise pour un défaut de caractère, il aurait prouvé qu’il pouvait régner et peut-être recommencer Louis XII, qui avait été aussi duc d’Orléans, calomnié, méconnu et persécuté à la cour comme lui. » Quelques pages plus loin, il est vrai, dans son compte-rendu écrit en prison sous des impressions différentes, Barère portera sur Philippe-Égalité un jugement tout autre ; il l’appellera « un homme ambitieux et inquiétant pour la liberté, etc. » Ces étranges contradictions abondent dans les Mémoires de Barère ; c’en est assez, aux yeux du lecteur sérieux, pour infirmer à tout jamais la valeur de ses appréciations. On ne saurait expliquer autrement que par une extrême mobilité d’esprit ce vote capricieux qui, vers la fin de la longue session de l’assemblée constituante, rapprocha brusquement le monarchique Barère des adversaires de la monarchie. La révision du pacte constitutionnel, emportée de vive force par Barnave et les frères Lameth dans le but d’augmenter la prérogative royale, n’était guère qu’un acte de modération dans la victoire, et le député de Tarbes n’avait pas l’habitude de se compromettre avec les majorités. Cependant il se rencontra dans l’opposition avec les chefs du parti populaire, Pétion, Buzot, Robespierre, Grégoire, pour lesquels il n’éprouvait aucune espèce de sympathie, mais ce n’était là qu’une boutade, et le républicanisme de Barère ne compte dans l’histoire que du 21 septembre 1792, jour mémorable où la convention, à peine constituée, décréta d’enthousiasme l’abolition de la royauté.

L’intervalle qui sépare l’assemblée constituante de la convention forme une sorte de lacune politique dans la vie de l’auteur des Mémoires, nommé juge au tribunal de cassation, et le nouveau magistrat, disparu de la scène, n’a pas même songé à mettre à profit cette chance offerte à son impartialité. Il y avait là cependant deux faits d’une haute importance sur lesquels nous ne possédons encore que des notions incomplètes : la journée du 10 août et les massacres de septembre. Barère arrivait à peine de Tarbes, encore tout ému des ovations patriotiques qui avaient accueilli son retour dans sa ville natale, lorsqu’éclata cette insurrection terrible dont la tête de Louis XVI était le prix : il ne pouvait donc être alors dans le secret des mesures combinées par les audacieux meneurs du parti populaire ; mais, en sa qualité de membre du comité de salut public au temps où les certificats de civisme ne dataient plus que du 10 août, il a pu démêler, dans ses rapports quotidiens avec Danton et ses collègues, la vérité des choses et réunir des témoignages précieux. Les fureurs de septembre ont toujours eu une paternité plus douteuse que l’insurrection du 10 août, et le fameux mot du ministre Roland : « Hier fut un jour sur les évènemens duquel il faut peut-être jeter un voile, » n’y a pas peu contribué. Toutefois, il fut une époque aussi où nombre d’enragés (c’était le nom donné à la faction des ultra-révolutionnaires) avouaient avec une étrange vanité leur participation à ces tristes égorgemens, et, tout en faisant justice des misérables vanteries de circonstance, Barère a dû savoir la véritable part, le mobile et le but de chacun des bourreaux. Or, ces deux grands drames d’août et de septembre, Barère ne les a rappelés que pour y coudre à tout hasard quelques phrases banales, sans originalité et sans valeur historique, et c’est ainsi qu’il promène négligemment ses souvenirs à travers toutes les péripéties, même les plus émouvantes, de la révolution ; causeur abondant et facile, mais superficiel, toujours insoucieux des causes et s’apitoyant sur les résultats avec une sensiblerie académique tout au moins déplacée chez le panégyriste officiel d’une inexorable dictature. Cette déplorable incurie des faits, Barère, on le croira sans peine, n’a pas manqué de l’étendre à l’appréciation des personnages, et jamais acteurs révolutionnaires ne furent plus maltraités que ceux dont il a eu la prétention de tracer les portraits et de deviner les secrètes pensées. Sous sa plume, Brissot, Marat, Robespierre, Danton, deviennent tout à coup et sans préparation de misérables agens de l’étranger, comme s’il était besoin de l’or anglais pour expliquer les exagérations de l’époque, comme si les révolutions n’avaient pas leurs maniaques, et les passions politiques leurs convulsionnaires. Le thème des relations de Brissot avec le cabinet de Saint James repose uniquement sur la dénonciation d’un propos imputé à ce girondin célèbre par un membre obscur de l’assemblée législative et de la convention ; mais il n’en faut pas plus à Barère pour établir sur cette frêle base tout un absurde système d’accusations. La trahison de Marat se prouve, selon lui, par le fanatisme atroce de ses actes et de ses écrits ; singulière déduction pour un homme qui avait vu de près et dénoncé d’abord comme un fou digne de Charenton cette créature monstrueuse, dont la sinistre influence n’est pas le problème le moins curieux de ces temps de démagogie. Les intelligences de Robespierre avec les ennemis du dehors n’ont pas d’autre fondement qu’une lettre stupide interceptée le 9 thermidor, écrite en fort mauvais français et dans un style ridicule, signée du nom de Benjamin Vanghan, membre de l’opposition dans la chambre des communes d’Angleterre ; est-ce là un témoignage sérieux ? Ailleurs, Barère dit au sujet de la défection de Dumouriez : « Marat et Robespierre criaient sans cesse contre Dumouriez, et cependant leurs cris ne tendaient qu’à exciter du trouble dans Paris ; or, le trouble favorisait le système royaliste de Dumouriez. » C’est là toute l’argumentation de l’auteur des Mémoires ; qu’est-il besoin d’autres preuves ? la complicité ne ressort-elle pas de la similitude des moyens ? Ainsi raisonnent les partis au moment de la lutte, et l’ardeur du combat excuse jusqu’à un certain point l’exagération des soupçons ; à l’époque où Barère écrivit ces lignes, il n’avait plus d’intérêt à l’attaque, il faisait de l’histoire : que faut-il suspecter, sa pénétration ou sa bonne foi ? Mais, de toutes les victimes de l’écrivain, la plus vivement inculpée, c’est Danton, dont il n’était pas homme à comprendre la farouche énergie, et qui pourtant avait plus fait que lui pour la révolution. À l’entendre, le but de Danton fut d’abord de provoquer à tout prix un mouvement tumultueux dans Paris, de frapper la convention, de la dissoudre en tout ou en partie, et de fournir ainsi un prétexte à l’intervention militaire de Dumouriez. « Ce que j’aperçus bien nettement, s’écrie Barère, c’est que Dumouriez était un traître, un royaliste, un ambitieux à qui il fallait un parti, et qui s’était assuré de Danton. » Le vainqueur de Jemmapes une fois démasqué, Barère, que la journée du 31 mai n’a pas écarté du comité de salut public, prête de nouveaux projets à Danton, qui s’est mis en dehors du pouvoir. L’initiative révolutionnaire du Mirabeau de la populace, comme on l’a surnommé, est systématiquement travestie. « Depuis long-temps, dit-il, Danton cherchait à créer un gouvernement provisoire, bien extrême dans ses mesures, bien violent dans ses moyens, bien envié par sa puissance, bien corrompu par ses richesses ou par ses prodigalités, et bien odieux par l’opinion qu’on répandrait qu’il faisait tout, qu’il était la cause de tous les maux et le père de tous les désastres. Quand ce gouvernement provisoire et colossal serait consacré par les décrets, Danton se chargeait ensuite avec ses moyens, ses disciples, son parti, son système de sans-culotterie, ses armées révolutionnaires, son tribunal révolutionnaire, ses sectionnaires à 40 sols, ses comités révolutionnaires à la jacobite, et ses commissaires du conseil exécutif à la cordelière, ses journalistes, ses aboyeurs et toute la tourbe des sectaires ; il se chargeait, dis-je, de soulever toutes les tempêtes contre le gouvernement et contre la convention qui l’aurait créé ou toléré ; de le briser lui et ses membres ou de le faire plier sous sa volonté personnelle, au milieu des orages et des écueils dont il saurait l’entourer. Si ce système de violence ne réussissait pas à perdre le gouvernement et les gouvernans, alors, changeant de système et opposant le calme plat à la tempête, Danton se proposait de décrier l’énergie du pouvoir en passant brusquement du système de la terreur à celui de l’indulgence, et en faisant contraster la clémence d’Auguste avec la cruauté de Néron. » Telle est à distance l’opinion du soupçonneux Barère sur l’un des plus grands caractères de cette terrible période.

Nommé membre de la convention nationale par les colléges électoraux de Versailles et de Tarbes, Barère ne prend rang parmi les hommes marquans de la révolution que du jour où commence le procès de Louis XVI. Président de l’assemblée pendant ce drame étrange du jugement d’un roi, il s’acquitta dignement, hâtons-nous de l’avouer, de ces fonctions pénibles, et sut garder pour l’illustre accusé tous les ménagemens que comportait l’exaspération des esprits. Le moment venu de dire son opinion, il se prononça pour la mort et contre l’appel au peuple : « L’arbre de la liberté, dit-il en rappelant les paroles d’un auteur ancien, croît lorsqu’il est arrosé du sang de toute espèce de tyrans. » Un cœur faible comme le sien pouvait-il agir autrement sous l’œil des tribunes en fureur, au bruit redouté des hurlemens populaires ? Ce vote régicide fut donc une nécessité pour lui, mais il n’en a pas de remords : « Quand je pense, dit-il, à l’esprit du siècle, à l’opinion des départements, qui étaient irrités, à l’exaltation de Paris, que poursuivait le souvenir du 10 août ; quand je pense à ce que la liberté publique imposait comme devoir, je suis tranquille sur mon opinion et mon vote. » Ces quelques mots peignent l’homme incapable de fortes convictions ; sa conscience personnelle intervient à peine dans cette douloureuse lutte ; s’il se décide pour la mort, c’est par des considérations tout extérieures, et quelques années plus tard, en jetant un coup d’œil attristé, hypocrite ou non, peu importe, sur les sanglantes catastrophes dont le 21 janvier ne fut que le prélude, il ira presque jusqu’à verser une larme sur le sort du monarque infortuné qui expia si cruellement les fautes de la monarchie absolue. La plupart des régicides de 93 crurent remplir un devoir rigoureux, c’est un fait hors de doute ; et soit orgueil, soit obstination de principes, l’histoire, chose singulière ! n’a jamais enregistré d’amendes honorables sur ce triste épisode. Barère seul pouvait concevoir et exprimer un regret.

Les temps devenaient durs pour les ames pusillanimes ; l’implacable duel de la gironde et de la montagne avait transformé la convention en une vaste arène, où les plus généreux devaient périr. Si la passion, qui crée et soutient les partis, n’avait totalement manqué à Barère, nul doute qu’il n’eût appartenu sans arrière-pensée au côté droit, car là étaient toutes ses sympathies. Barère était girondin par la nature de son esprit, qui répugnait aux moyens violens ; il était girondin par sa haine constante contre Paris, qui lui a inspiré des déclamations assez véhémentes et de fort mauvais goût, entre autres celle-ci : « La calomnie est le patrimoine des Parisiens. » Il était girondin en vertu de sa prédilection avouée pour le fédéralisme, dont il a formulé l’application en quelques lignes, sans indiquer seulement comment toutes ses fédérations auraient fonctionné. Il était girondin, enfin, par ses relations qui le rapprochaient du côté droit, tout en l’éloignant de la députation de Paris, tête de la montagne. Mais il craignit le choc et adopta un système de neutralité commode, en se réfugiant au comité de salut public, définitivement créé le 6 avril 1793. C’était l’homme des moyens termes et des sacrifices mutuels. Lorsqu’on s’était plaint, dans le sein de la convention nationale, des ombrages causés à la liberté par la présence du duc d’Orléans, Barère avait prudemment engagé le prince à s’éloigner et à se retirer pour quelque temps au-delà de l’Atlantique. Lorsque les montagnards avaient réclamé l’expulsion du ministre Roland, et les girondins celle du maire Pache, il s’était empressé d’ouvrir l’avis que tous les deux se démissent simultanément de leurs fonctions, et il avait ajouté, saisi d’une de ces craintes soupçonneuses qui tourmentent parfois les médiocrités : « … Je ne vois pas que nos seuls ennemis soient les hommes qui ont eu le malheur de naître du sang des tyrans ; ce sont aussi les hommes qui ont une grande popularité, une grande renommée, un grand pouvoir. » Au 31 mai, voyant l’effrayante agitation de Paris, il demanda la suppression de la commission des douze, qu’il avait lui-même fait établir. Au 2 juin, il invita les vingt-deux girondins, menacés par l’insurrection, à se suspendre volontairement pour un temps déterminé. Toute l’histoire de la chute de la gironde est renfermée dans cette courte phrase de Garat : « Il n’existait dans Paris aucune force qui pût empêcher la journée du 2 juin ; toutes les forces de Paris étaient mises en réquisition pour la produire ; elle éclata. » En dépit de sa réserve habituelle, Barère eut pourtant alors un éclair de courage. Le 2 juin, il osa dénoncer le comité révolutionnaire de la commune, attaquer le conseil général, appeler la vengeance des lois sur la tête de l’audacieux qui attenterait à la représentation nationale, et cet audacieux, c’était le brutal Henriot, l’homme de tous les soulèvemens populaires contre les modérés de l’assemblée. Ce fut encore lui qui donna à la convention terrifiée le conseil d’aller rompre par sa seule présence cette formidable ceinture de canons et de baïonnettes dont l’avaient entourée les insurgés. Il y a dans la vie des hommes timides des momens d’exaltation où le calcul cède à l’empire des milieux, et Barère est resté convaincu que tous les malheurs de la révolution n’eurent pas d’autre cause que les épurations conventionnelles ; mais n’avait-il pas pris lui-même l’initiative des mutilations le jour où il s’était écrié que le duc d’Orléans était, comme Bourbon, hors de la loi commune, et qu’il fallait, par une mesure révolutionnaire, le rejeter du sein de l’assemblée ? Le lendemain de la défaite des girondins, Barère ne comptait déjà plus au nombre des opposans : « Vous faites un beau gâchis, » lui avait dit Robespierre, à l’heure de la crise, en le voyant pousser la convention au-devant du peuple armé, et ce mot, prononcé avec une expression sinistre, sonnait mal à l’oreille du peureux orateur qui avait autrefois poursuivi de ses sarcasmes le dictateur futur. Aussi garda-t-il désormais sur ces faits accomplis, pour parler le langage de nos législateurs actuels, un silence prudent ; son nom ne figurait point au bas de la protestation des soixante-treize ; il n’alla point exciter son département à la résistance contre les vainqueurs du 31 mai. Bien mieux, il se voua corps et ame aux montagnards, dont il avait flétri l’usurpation violente, et bientôt, élu membre du second comité de salut publie (10 juillet 1793), il oublia tout doucement ses passagères rancunes contre les puissans du jour, dont il était appelé à partager le redoutable pouvoir. « Ô vous ! s’écrie-t-il dans ses Mémoires qui êtes si braves quand les périls sont passés, qui criez si fort à la tyrannie quand d’autres que vous ont abattu le tyran ; dites si, placés comme moi au comité, avec des hommes d’opinions différentes (non en république ni en liberté, mais seulement sur les évènemens du 31 mai), dites si vous auriez repris les fonctions pénibles et dangereuses de membre du comité de salut public au milieu de la tourmente générale des opinions, de l’aigreur et de l’opposition universelle des esprits et des cœurs, et du chaos politique dans lequel quelques trois ou quatre dictateurs se réunissaient pour appuyer tout, excepté la justice, pour autoriser tout, excepté ce qui pouvait réunir les citoyens. Eh bien ! celui qui, ne voyant que la patrie malheureuse, n’a pas fui à sa voix, celui qui, ne voyant que des périls certains en la défendant, ne les a pas lâchement redoutés… c’est moi : aussi j’ai quelque orgueil à écrire ces lignes justificatives, comme j’éprouve quelque douceur à penser que la justice qui doit les parcourir ne sera pas toujours absente des cœurs français. » C’est là sans doute une étrange justification, et, malheureusement pour le faible Barère, la postérité ne l’a point acceptée. Il rentre donc au comité ; qu’y voit-il, pour parler son langage ? Couthon proposant des mesures violentes contre les girondins arrêtés ou fugitifs ; Saint-Just qui ne vote jamais que comme un oracle, qui délibère comme un visir, dont toutes les paroles sont dirigées vers une sévérité inflexible ; Hérault de Séchelles, toujours partisan des avis les plus rigoureux, de peur qu’on ne lui jette à la face sa qualité d’ancien noble ; puis des administrateurs tels que Jean-Bon-Saint-André, Gasparin, Prieur de la Marne, sans aucune portée politique. S’il tourne ses regards vers l’assemblée, il n’y entend que plaintes et dénonciations ; le côté gauche dévore le côté droit ; la marche de la majorité tend évidemment à la persécution, grace à l’affreuse énergie de quelques orateurs, Danton, Legendre, Lacroix, Bourdon de l’Oise, Robespierre, etc. Au dehors, l’insurrection étend ses ravages ; l’ouest et le midi se séparent violemment de la république ; jamais la révolution n’a été si près du chaos. Alors une invincible frayeur s’empare de cet homme dominé par l’immensité des évènemens ; il courbe humblement la tête ; il se fait petit et s’écrie : « Je devais agir d’après le vœu de la convention, et croire (comme elle le croyait, ou comme elle avait l’air de le croire, et comme elle le faisait croire au peuple français) qu’elle approuvait les évènemens du 31 mai, et qu’elle en acceptait les conséquences pour se conformer à l’opinion générale de la nation. Je devais sacrifier mon opinion individuelle à celle de la convention, et renoncer à ma raison particulière, pour obéir à la raison publique, ou à la législature, qui en est l’organe. Me replacer au sein du comité de salut public le 10 juillet 1793, n’était-ce pas m’intimer l’ordre de servir la patrie dans la place qu’elle me désignait, et dans l’esprit public qui l’animait ? Que pouvais-je d’ailleurs, que pouvait un seul homme, que pouvaient même plusieurs dans ces circonstances extraordinaires ? Non ; aucune force humaine ne pouvait arrêter ce torrent de déraison révolutionnaire et de persécution politique ; je sentis que je devais adoucir les passions quand je pourrais leur parler, ou tempérer les mesures, quand je devrais les proposer ; je sentis que mon langage et mes opinions ne pouvaient que me perdre ou me rendre suspect. Je me réduisis à faire autant de travaux obscurs qu’il me serait possible, à acquérir l’estime morale de mes collègues du comité, si je ne pouvais aspirer à leur confiance politique, et à sauver quelques honnêtes et probes administrateurs de la masse des proscriptions, que les Mahomets et leurs Seïdes avaient mises à l’ordre du jour. »

Quoi qu’en dise Barère, ce sont là des réserves faites après coup, et qui ne lui vinrent sûrement pas à la pensée dans les mauvais jours de la terreur. Sa conversion politique, à la suite du 31 mai, fut si complète, que, le 27 juin, il prônait en ces termes, lui fédéraliste avoué, la constitution unitaire de 93 : « La voilà, cette constitution tant désirée, et qui, comme les tables de Moïse, n’a pu sortir de la montagne sainte qu’au milieu des foudres et des éclairs. Et qu’on ne dise pas qu’elle est l’ouvrage de quelques jours. Dans quelques jours, on a recueilli la lumière de tous les siècles… » C’était en quelque sorte une amende honorable, et l’incorruptible apaisé lui donna sa toute-puissante absolution en disant : « Barère a pu commettre quelques erreurs, mais c’est un honnête homme qui aime son pays et le sert mieux que personne. » Barère, en effet, renfermé dans le sein du comité de salut public, y rendit alors de vrais services par son aptitude universelle et son immense facilité. On le sait, c’était l’homme des rapports diplomatiques et des carmagnoles ; il excitait fréquemment par ses éloges officiels l’enthousiasme des soldats, qui marchaient à l’ennemi en s’écriant : « Barère à la tribune ! » et les applaudissemens de la convention, que ses récits emphatiques distrayaient des sanglantes catastrophes de l’intérieur. Il effleurait successivement tous les sujets, relations étrangères, marine, administration, législation, mesures révolutionnaires ; il était l’interprète nécessaire, mais il ne fut jamais la pensée créatrice, et il ne se fait pas faute de déclarer que la plupart de ses rapports étaient contraires à son opinion privée. Rien de plus stérile, du reste, que ces harangues gouvernementales, dont la circonstance fit tout le mérite et dont le succès n’a pas duré ; peu de mots ont survécu, qui n’étaient même pas de Barère, car cet habile emprunteur savait écouter à merveille, et ses collègues plus obscurs, assis autour du tapis vert de la salle des délibérations, faisaient généreusement les frais de son éloquence de tribune ; ils lui prêtaient leur pittoresque langage d’hommes spéciaux, leur enthousiasme patriotique, et ces énergiques idées qui naissent tout armées de l’expression imagée et féconde. Le fond de ses rapports ne lui appartenait donc qu’à titre d’éditeur responsable, et, si l’on fait abstraction de cette heureuse faculté d’arrangement qu’il possédait à un assez haut degré, que reste-t-il de ce pauvre décemvir sans initiative et sans vigueur ? Son rôle au comité de salut public fut celui d’un commis laborieux, mais sans influence réelle. Il se plaint d’avoir été jalousé par Robespierre et Saint-Just : vanité singulière ! les meneurs du triumvirat l’auraient-ils respecté, s’il leur eût fait ombrage et s’ils ne l’avaient trouvé de si peu de poids ? C’était un personnage si peu fait pour imposer aux masses, qu’au temps même de son pouvoir nominal, le ridicule l’atteignit plus d’une fois, et les railleries ne furent pas épargnées au complaisant tuteur de l’Anglaise Paméla. Le public révolutionnaire l’avait parfaitement jugé et ne le tolérait qu’en raison de son utilité pratique. Au comité, ses collègues s’inquiétaient fort peu de lui, et pourquoi s’en seraient-ils préoccupés ? Son adhésion ne leur était-elle pas acquise, et ne pouvait-on la forcer au besoin ? Le ministre de la justice Garat, que nous avons cité plus haut, fut un homme tout aussi faible que Barère ; mais, se sachant incapable d’agir, il a observé, et l’histoire a recueilli le fruit de sa pénétrante impartialité. Mieux placé que lui pour voir et juger sainement, Barère n’a rien vu, rien appris, rien apprécié sous un point de vue impartial ; il se laisse entraîner au milieu des faits, comme un acteur subalterne auquel on ne dit jamais le secret des choses et qui ne sait pas le deviner. Il avait à nous initier aux mystérieuses discussions du comité sur les plus terribles mesures de cette grande époque, à nous révéler des détails inconnus sur l’arrestation d’Hébert et consorts, sur la chute de Danton et des indulgens, sur les projets des triumvirs, et il se borne à répéter oiseusement les dires des écrivains qui ont abordé avant lui le récit de ces étranges péripéties. S’il doit en être ainsi de cette Histoire du comité de salut public qu’il n’a point achevée, et dont parle M. H. Carnot dans sa notice biographique, ce n’est certes pas la peine d’en faire l’objet d’une publication spéciale, car on n’aime pas les redites, et le temps n’est plus, à cette heure, des accusations passionnées.

Barère était donc et il est resté aux yeux de la postérité un homme d’une valeur médiocre et d’une moralité suspecte ; il appartient à la pire espèce des individus appelés à figurer dans les révolutions politiques ou sociales, à celle qu’on flétrit du nom de gent moutonnière, et qui convie aux excès par ses lâches complaisances et ses timides abnégations. Il a dit dans ses manuscrits : « Je n’ai point fait mon époque, époque de révolutions et de tempêtes politiques, grosse de passions, d’intérêts, de besoins, de sentimens exaltés, de corruptions systématiques, de violences publiques et de trahisons ; je n’ai point fait mon époque ; je n’ai fait et je n’ai dû que lui obéir. Elle a commandé en souveraine à tant de peuples et de rois, à tant de génies, de talens, de volontés et même d’évènemens, que cette soumission à l’époque et cette obéissance à l’esprit du siècle ne peuvent être imputées ni à crime ni à faute. Nous avons tous été soumis à ces fatis victricibus auxquels l’antiquité éleva des autels. » La fatalité n’est, selon nous, une excuse que pour les hommes passifs ; les agens révolutionnaires, quel que soit leur mobile, n’ont aucun droit à en invoquer le bénéfice, et cette justification, à la manière des anciens, n’est qu’un voile commode tardivement jeté sur de longues frayeurs. S’il n’eût pas été de nature pusillanime, Barère eût péri comme Danton, comme Camille Desmoulins, comme les triumvirs eux-mêmes. Il plia sous le faix des évènemens et sauva sa tête ; mais, comme il avait marché en aveugle, à la suite des chefs, il n’a pas eu d’école, et les panégyristes lui ont manqué.

Cependant le gouvernement révolutionnaire était arrivé à la plus extrême tension, et le moment approchait d’une dernière crise. L’inflexible Saint-Just s’était écrié un jour, en présence de Robespierre, qui montrait quelque emportement : « Calme-toi, l’empire est au flegmatique. » Une autre fois, dans le sein du comité, il avait eu la hardiesse de prononcer le mot de dictature et de désigner l’incorruptible comme le seul homme capable d’opérer le salut de l’état. Repoussés avec une sorte d’indignation par la majorité de leurs collègues, les triumvirs préparaient en silence un nouveau 31 mai ; le club des jacobins redoublait de violence ; la commune de Paris montrait une activité inaccoutumée ; de nouvelles listes de proscription étaient dressées contre la sequelle dantoniste, et nombre de montagnards se voyaient menacés. Barère, dénoncé aux jacobins et simplement ajourné sur la motion de Rohespierre, se crut perdu, et il se hâta d’entrer dans le complot formé contre ses trois collègues. Sa narration des incidens qui précédèrent la journée du 9 thermidor n’offre ni intérêt ni originalité ; il n’a rien laissé transpirer des menées occultes de ses adversaires, rien des séances agitées du comité de salut public, où ne paraissait plus Robespierre ; rien de ces mystérieux conciliabules auxquels assistaient certains membres du comité de sûreté générale, dans sa maison de campagne ; rien enfin des obscurs préliminaires de ce drame empreint d’une si sauvage grandeur. Loin de là, ses Mémoires ne sont guère qu’une répétition stérile et souvent inexacte de faits déjà connus ; c’est ainsi qu’il prétend que les députés de la plaine demeurèrent indécis jusqu’à la fameuse séance du 9 thermidor, lorsqu’on sait qu’ils avaient adhéré dès la nuit précédente aux invitations des montagnards. Celui dont les hésitations durèrent le plus long-temps, ce fut sans contredit Barère, et si l’hypothèse des deux discours n’est qu’une exagération mensongère, au moins faut-il avouer qu’elle était suffisamment motivée par les habitudes de sa vie politique, son défaut absolu de caractère et son embarras cruel à l’heure du dénouement.

Robespierre vaincu, les muets de la terreur se ressaisissent de la parole, et les membres des comités se taisent à leur tour. Barère, tout aussi imprévoyant que Billaud-Varennes et Collot-d’Herbois, n’avait d’abord pas compris que c’était là plus qu’une révolution de personnes, et que le pouvoir allait s’échapper de ses mains. Trop irrévocablement engagé dans le passé, il ne put changer de drapeau ; il lui fallut bientôt se résigner au rôle de vaincu, et céder la place aux réacteurs. Sa carrière gouvernementale était finie, et le jour des persécutions arrivait. Nous ne le suivrons pas dans cette seconde période de sa vie, qui n’offre même plus un intérêt historique. On sait qu’il ne parvint qu’avec peine à se soustraire à la déportation. Proscrit de nouveau après le 18 fructidor, il ne trouva le repos qu’au lendemain du 18 brumaire, sous la protection du premier consul. La littérature, la poésie et le pamphlet furent alors pour lui une triste ressource, si triste, qu’il y fit preuve de la plus grande pauvreté d’idées et du plus mauvais goût qu’on puisse imaginer. En 1816, la loi du bannissement contre les régicides l’atteignit, et il se retira à Bruxelles, l’asile habituel des conventionnels exilés. Depuis 1830, il habitait la ville de Tarbes, où ses derniers jours se seraient passés dans une douce tranquillité, si l’homme du monde, jadis si recherché dans les salons de Mme de Genlis, ne fût devenu un vieillard inquiet et tracassier. Ses ouvrages imprimés sont nombreux, moins nombreux toutefois que ses manuscrits, qui doivent encore fournir matière à deux nouveaux volumes de mémoires ; mais si les deux premiers ont de si minces droits à l’attention du public, les autres trouveront-ils faveur ? Barère a raconté, sur la foi du général Subervic, que Napoléon aurait dit : « Il est très difficile de bien écrire l’histoire de la révolution française. Je ne connais qu’un seul homme capable de bien exécuter ce travail, c’est Barère, mais il faut qu’il abandonne quelques préventions. » Cette anecdote, si elle était vraie, ne prouverait qu’une chose, c’est que Napoléon, si juste appréciateur de M. Bignon, auquel il légua dans son testament le soin d’écrire l’histoire de la diplomatie, s’est trompé quelquefois.

En résumé, le personnage de Barère est un de ceux qu’on accepte le moins volontiers dans les révolutions, faute d’originalité et de grandeur. C’était un épicurien de bon ton qui avait conservé son élégante façon de vivre au milieu de la brutalité et du sans-gêne affectés des mœurs républicaines ; mais l’égoïsme et la politique avaient desséché son cœur, et pour lui l’humanité qui ennoblit les caractères, la passion qui les poétise aux yeux de l’avenir, n’étaient que de vains mots. Il fut trop indifférent à toutes choses, hormis au soin de sa sûreté personnelle, pour mériter le reproche de cruauté qui s’est appesanti sur quelques-uns de ses collègues, et cette phrase si fameuse : « Il n’y a que les morts qui ne reviennent pas, » s’explique par l’entraînement des situations, comme le mot de Barnave poussé à bout sur l’infortuné Foulon : « Ce sang était-il donc si pur ? » Toutefois les masses ne jugent les individus que sur les apparences, et l’Anacréon de la guillotine a conservé son nom. Son esprit facile et brillant était peu fécond en moyens ; ses connaissances étaient académiques, c’est-à-dire classiques et vulgaires, sans aucune profondeur ; elles offraient dans l’arrangement, à la surface du sujet, une dextérité rare ; le fond demeurait aride. Il a beaucoup mieux causé qu’écrit, et il a plus agi qu’il n’a conçu et mené ; aussi est-il au dernier rang parmi les terribles ouvriers de nos réformes. La révolution l’a intéressé comme un grand thème, et il ne s’y est attaché que parce qu’il s’était perdu sur sa première ligne. Un souvenir sinistre pèse sur sa mémoire, cette réprobation universelle qui suit les allures douteuses et les abus réfléchis du talent. À tout prendre, c’est un homme qu’on eût pu moins maudire peut-être, mais qui n’est pas digne d’être réhabilité dans l’histoire, ce sanctuaire auguste où les nations réparent les injustices des contemporains.

Ladet.