Revue littéraire — 14 mars 1842
Les hommes qui ont conquis, il y a dix ans, de hautes positions dans les lettres, sont maintenant comme les généraux de la république aux dernières années de l’empire : ils ne veulent plus de la fatigue et répudient la gloire, mais ils poursuivent toujours la fortune, et continuent à livrer pour elle des batailles qu’ils perdent trop souvent. C’est en cela qu’ils diffèrent des maréchaux de 1815. Si les compagnons de Bonaparte voulaient quitter leur rôle de sublimes aventuriers, pour devenir des princes bourgeois, traînant une vie inglorieuse sous les brocards des émigrés ; si la voix de leur chef, et une voix plus puissante encore sur le cœur du soldat, celle du canon, ne réveillait plus rien chez eux, au moins ils refusaient de marcher encore, ils brisaient leurs aigles et brûlaient leurs drapeaux. Ceux dont nous parlons sont insensibles aussi à toute voix généreuse, et ils ne refusent pas de marcher. Au contraire, leur course n’a jamais été plus rapide. Sans se soucier des champs qu’ils parcourent et de tous les morts qu’ils y laissent, ils vont, ils vont sans cesse devant eux. Les hommes de l’empire arrêtèrent leurs chevaux quand ils sentirent que l’or appesantissait leurs arçons ; plus ceux-là sentent le poids des sacs sur la cavale haletante qui les emporte, plus ils pressent ses flancs.
Lorenzino est une de ces batailles gagnées ou perdues en courant, dont le gain ou la perte est presque ignorée par celui qui les livre. C’est tout au plus si M. Dumas sait maintenant le sort de sa pièce. Aussi nous tâcherons de nous y arrêter le moins possible, car pourquoi donnerions-nous à une œuvre plus d’importance que l’auteur ne paraît lui en donner ? Ce qu’on peut dire, c’est qu’il y avait assez d’intérêt dans ce drame pour défrayer ses cinq actes. Ni la facilité, ni le mouvement, ni la science de la mise en scène, n’avaient fait défaut à M. Alexandre Dumas ; mais quand le public a retrouvé sur cette même scène où la veille encore retentissaient les vers de Corneille, la prose que tous les matins chacun lit au bas de son journal, cette prose du feuilleton, banale, superficielle, où puise le don Juan de la boutique, comme le Mirabeau du café puise à celle du premier-Paris, sa conscience et son goût se sont révoltés. Certes, la salle ne présentait pas cet aspect orageux, cette physionomie agitée qu’on a si souvent remarqués aux jours des premières représentations. Les idées d’innovation enthousiaste ou de résistance opiniâtre, dont la manifestation bruyante troublait jadis toutes les solennités théâtrales, ne fermentaient dans aucun esprit. Quand la toile, en se levant, nous a laissé voir des échelles de cordes rampant le long des murailles, des hommes à manteaux sombres tentant l’escalade, d’autres faisant le guet, des masques, des toques à plumes, des torches, de longues épées, nul n’a réclamé contre tout cet appareil. Si, du haut des murs où ils étaient perchés, les personnages de M. Dumas avaient dit de bonnes choses, on les eût applaudis d’aussi grand cœur que s’ils eussent été dans la position du monde la plus naturelle. Il ne s’agissait point de donner raison à Shakspeare contre Racine, ou à Racine contre Shakspeare. Le public était également disposé à se transporter sur la plate-forme du château d’Elseneur ou dans le péristyle du palais de Pyrrhus, pourvu qu’il y rencontrât la poésie. Si la poésie avait été sur les toits de Florence, il ne se serait pas effrayé de l’ascension. Ce n’est donc point au public qu’il faut s’en prendre ; quelques critiques ont accusé le sujet, je crois que le sujet mérite aussi d’être justifié.
Il y a huit ans, dans un livre empreint d’une sérieuse étude des grands maîtres et d’une toute jeune, d’une toute charmante originalité, M. de Musset jeta un drame appelé Lorenzaccio. Où avait été puisée l’inspiration qui fit éclore cette fantaisie ? Je vais le dire : dans les regards qu’attachent sur vous, au bout des longues galeries, ces beaux portraits d’hommes aux pourpoints noirs qui ont des dagues au côté, dans une lecture intelligente et passionnée de Shakspeare, comme celle qu’en faisait Wilhelm Meister, alors qu’il rêvait le rôle d’Hamlet, dans une préoccupation habituelle des marbres, des ciselures, des belles épées et des coupes élégantes, dans une foi d’artiste vive et sincère, dans cet amour instinctif de l’Italie que les ames de poète ressentent toujours, malgré les mauvais vers qu’elle inspire et les touristes dont elle entretient les fastidieuses manies. Lorenzaccio fut donc créé des meilleurs élémens qui puissent former une œuvre d’art. La Florence du XVIe siècle ne parut pas à M. de Musset un théâtre indigne pour les conceptions de son esprit. Il lui sembla qu’un conspirateur qui porte en chef un tourteau d’azur chargé de trois fleurs de lis d’or pouvait figurer dans un drame sans blesser ceux qui se montrent le plus sévères sur l’origine des personnages que doit accepter la scène. Nous pensons comme lui. Seulement, nous reconnaissons qu’il fallait un merveilleux talent pour qu’une action ne prit pas des allures de mélodrame en marchant dans un sombre dédale de rues où se croisent les embuscades meurtrières et les guet-apens amoureux. Quand on veut conquérir le droit de donner aux yeux de grands spectacles, d’amener sur le théâtre le cercueil de la jeune fille et le cadavre du bravo, de montrer la vie humaine sous toutes ses faces, dans ses misères qui font pleurer, dans ses vices qui font horreur, il faut, par de laborieux efforts, donner à sa pensée cette instruction profonde, à son style cet art infini que présentent les pièces de Shakspeare. On ne doit mettre les sens en jeu que pour frapper plus vivement l’esprit. Si l’homme qui enfonce le scalpel devant un amphithéâtre dans un corps où a résidé la vie, au lieu de voir dans chaque fibre saignante qu’il met au jour la trace d’une puissance invisible, les leçons d’une sagesse suprême, n’y voyait que du sang et des blessures, ce ne serait pas un savant, ce serait un boucher ou un bourreau.
L’art et l’enseignement, le Lorenzaccio de M. Alfred de Musset les réunit ; peut-on en dire autant du Lorenzino de M. Dumas ? L’auteur de Don Juan de Marana, dont les emprunts sont quelquefois si heureux, aurait bien dû prendre à M. Alfred de Musset la pensée qui éclaire et purifie son drame. À l’âge où le cœur garde encore intact le trésor des nobles colères et des saintes larmes, à l’âge où l’on prolonge la veillée pour converser avec Plutarque, et où l’on s’endort en rêvant d’Épaminondas, Laurent de Médicis s’est épris tout à coup d’une admiration passionnée pour le rôle de Brutus. C’est à égaler la gloire de son héros qu’il veut consacrer toutes les forces d’une jeunesse à la fois ardente et austère jusqu’alors. Il fait un vœu semblable à ceux que la passion chevaleresque inspirait quelquefois au moyen-âge. Certains chevaliers juraient de cacher leurs traits : il prend avec lui-même l’engagement de cacher son ame, et de la cacher sous le plus hideux des vêtemens. Il présente aux baisers des courtisanes, aux souffles embrasés de l’orgie, son front où les rayons de la lampe répandaient une clarté sereine, où les lèvres de sa mère se posaient avec fierté et bonheur. D’abord, dans la lutte insensée qu’un aveugle héroïsme le pousse à entreprendre contre les instincts généreux de sa nature, le feu qui est au fond de son ame résiste et ne s’éteint pas. Comme il le dit lui-même dans un mouvement plein d’une tristesse poignante et d’un charme ineffable de vérité, il a pleuré sur la vertu de la première fille qu’il a séduite. Les ardeurs des folles nuits n’ont pas encore séché au fond de ses yeux les pleurs qui soulagent, il y a encore place en lui pour les joies divines de l’enthousiasme et les magnifiques explosions de la sensibilité. Puis tout à coup il s’aperçoit que ces jouissances salutaires, dont il espérait conserver le secret, s’affaiblissent par degrés. Un jour, les haillons dont il se débarrassait quand il était seul, restent collés à son corps ; il voulait faire du vice un instrument docile, et c’est le vice qui l’a dompté. Le mépris des hommes et le dégoût de lui-même ont tout ruiné dans son cœur, tout, excepté cependant la pensée qui a été la cause première de ses maux. Aussi il s’attache à son dessein, il s’y cramponne avec une énergie désespérée. Il n’a plus pour cette pensée de meurtre l’amour sacré, le dévouement candide et pur que la débauche a tué dans son ame avec tous les nobles sentimens qu’elle renfermait ; il l’aime d’une passion désordonnée et sauvage comme celle qu’une femme perdue ressent pour l’amant qui l’a avilie. Il en comprend déjà l’horrible néant, l’affreuse vanité, et cependant il lui reste toujours une vague espérance. C’est cette espérance qui se brise violemment alors que la pensée se réalise et que le crime est accompli. Alexandre mort, Laurent de Médicis ne va pas, comme Brutus, montrer dans les rues de la ville son poignard teint de sang : non ; mais il devient plus grand que Brutus, il brise ce poignard et il maudit la main qui s’en est servi. Certes, il y avait là une belle donnée et faite pour satisfaire, je crois, aux exigences les plus sévères de la morale. M. Dumas ne l’a pas traitée ; son Lorenzino conserve jusqu’au bout de la pièce dans leur atroce naïveté ses illusions sur le régicide.
Le héros de M. Dumas a une maîtresse. Dans la tragédie, l’intrigue amoureuse complique souvent l’intérêt, détourne l’attention et excite le blâme sévère des critiques. Eh bien ! cependant, j’avoue que, sur la nécessité de l’élément amoureux dans les compositions théâtrales, je m’associe volontiers aux opinions qu’ont défendues les raffinés du temps de Scudéri et de l’hôtel Rambouillet. Si pâles que soient l’amante d’Hippolyte et celle de Britannicus, je n’aurais pas voulu que Racine eût effacé les tendres couleurs de ces deux portraits. Cette obligation de faire toujours sentir au fond d’une pièce terrible ou légère la présence de la femme et sa continuelle influence sur le cœur, cette obligation est une tradition heureuse, un doux vasselage d’origine lointaine et sacrée dont nos poètes ne doivent pas s’affranchir. Du reste, le rôle de Luizza était nécessaire dans la pièce telle qu’elle est conçue ; tracé comme il l’est, cependant il ne sert qu’à mieux faire comprendre combien la poésie s’est desséchée dans le cœur de M. Dumas, au milieu des arides préoccupations de cent travaux hâtifs. Jadis l’auteur d’Antony et d’Angèle trouvait, pour peindre l’exaltation de la tendresse, une fougue, une ardeur, qui alarmaient même quelquefois les susceptibilités délicates ; mais, s’il y avait dans la passion qu’il faisait parler un peu du rugissement dont les échos de tous les théâtres étaient alors habitués à retentir, on y sentait un enthousiasme réel : il savait nous ouvrir, par instans, toutes les brûlantes perspectives du beau ciel de l’amour. Le rôle de Luizza fait un frappant contraste avec les rôles qu’il traçait alors d’une façon si chaleureuse pour les héroïnes de ses drames. Dans cette pièce, faite avec tant de négligence, c’est le plus négligé de tous. Malgré les exclamations dont il est semé, et dont le parterre a même relevé durement la série malheureuse, aucun élan, aucun cri véritable de l’ame ne soulève la prose languissante dans laquelle il est écrit.
Si le jugement que nous portons avec le public sur la pièce de M. Alexandre Dumas est sévère, il ne nous empêche pas de reconnaître, on l’a vu déjà, ce qu’il y a toujours de facilité et parfois même encore de verve dans ce qui sort de sa plume. C’est un drame qui a l’air d’avoir été écrit dans des salles d’armes, sur des impériales de diligence, mais qui, s’il n’a rien de florentin, porte le cachet de quelques qualités françaises que l’auteur des Impressions de Voyage possède au plus haut degré. Dans les deux premiers actes, l’action est menée avec cette rondeur et cette hardiesse cavalière qui distinguent aussi M. Scribe. Quand Boileau, personnifiant la langue et la poésie dans le vieux coursier du Parnasse, supposait que Pégase pouvait être rétif, il ignorait qu’on aurait un jour contre lui la ressource de la cravache. C’est une ressource dont M. Dumas use largement ; aussi il va grand train malgré tous les obstacles. Ce qu’il y a d’insupportable pour l’imagination, c’est de penser que ce drame nous vient de Florence. Quoi ! M. Dumas a sur sa tête le ciel où Lorenzo puisait son ardent amour pour la patrie, il a sous ses yeux le vieux palais des Médicis, et il ne fait pas pénétrer dans le drame qu’il nous envoie une bouffée de l’air qu’il respire. Il y a là de quoi affliger ceux qui comptent sur l’inspiration des voyages, qui espèrent entendre les vers sortir des ruines des palais et du feuillage des orangers, mais aussi il y a de quoi consoler ceux qui rêvent Florence de leur grenier et qui portent le soleil d’Italie au fond de leur cœur.
Dernièrement je lisais, en tête d’Henri III, une préface écrite par M. Dumas dans l’enthousiasme de son triomphe. Effusions de reconnaissance envers les acteurs, remerciemens à la critique, gratitude pour l’accueil du public, voilà ce qu’on rencontrait à chaque ligne dans ces pages écrites sous l’heureuse impression d’un succès. Cet épanouissement de joie m’intéressait et me faisait rêver. J’aime à me transporter par la pensée dans la maison du poète à la fin d’une première représentation. J’entends les voitures qui, à minuit, troublent tout à coup le silence de sa demeure ; je vois les amis qui en descendent avec précipitation, gravissent ou plutôt escaladent son escalier, poussent avec fracas sa porte, et lui annoncent, les yeux brillans de bonheur, la nouvelle de sa victoire. Ce sont là de précieuses émotions, et la préface dont je parle nous annonce que l’ame de M. Dumas les a puissamment ressenties. Quand il prenait à ses pièces cet intérêt passionné, ses pièces étaient meilleures. Aujourd’hui il a sans doute une façon plus philosophique de voir les choses ; c’est à Florence qu’il attend la décision du public ; le bruit qu’il soulève ne lui parvient plus qu’affaibli. Il n’y a que deux sentimens qui puissent produire cet état de tranquillité et de paisible attente dans l’ame d’un écrivain : c’est un amour de l’art si profond, si désintéressé, si pur, que toutes les clameurs des hommes ne sauraient ni diminuer ni accroître les jouissances dont il s’enivre, ou c’est une façon si légère, si sceptique de traiter ses œuvres, qu’on ne s’inquiète plus des blâmes ou des éloges qu’elles s’attirent. Lorenzino est-il le fruit de ce scepticisme ou de cet amour ? Je croirais volontiers que M. Dumas traite sa muse comme certains maris traitent leurs femmes, quand elles ont des galanteries lucratives. Pourvu qu’elles leur rendent compte des bénéfices, ils ne s’inquiètent pas des jugemens qu’on peut porter sur leurs fredaines.
Au XVIIIe siècle, cette espèce d’époux accommodans était fort nombreuse ; celle des écrivains qui me la rappellent n’est pas moins nombreuse aujourd’hui. Ceci me fournit une transition toute naturelle pour passer de M. Alex. Dumas à M. Eugène Sue. L’inspiration qui a produit Lorenzino est celle qui avait produit Mathilde et qui vient de faire naître le Morne-au-Diable. C’est un rayon du génie industriel bien plutôt que du génie poétique. Si on voulait appliquer au dernier roman de M. Sue les principes d’une critique sérieuse, si on voulait se mettre, pour l’examiner, au point de vue de l’esthétique, on éprouverait une grande difficulté à formuler son jugement, tant ce jugement serait sévère ; mais le feuilleton, en transportant dans le livre la décadence que le vaudeville a introduite sur la scène, amène nécessairement la critique des romans à se mettre au point de vue d’examen superficiel et d’analyse légère où se met d’ordinaire celle des ouvrages dramatiques. Considéré sous le seul rapport de l’amusement qu’il peut donner, le Morne-au-Diable mérite une entière indulgence. C’est dans la première partie surtout, une de ces franches et joyeuses débauches d’imagination dont M. Eugène Sue nous avait depuis long-temps déshabitués. Après les déclamations sentimentales de Mathilde, les tirades vertueuses du prince d’Héricourt, toutes ces ambitieuses peintures de la vie élégante qui, parmi les prétentions qu’elles livrent au sourire railleur, mettent celles de l’auteur au premier rang ; après ces six gros volumes tout pleins de petits détails, innombrables rayons d’une étagère où le romancier étale fastueusement mille usages futiles précieusement recueillis ; après toutes ces pages écrites dans la prose diffuse du monde et imprégnées de son banal sourire, voilà que M. Sue se souvient d’avoir soufflé jadis dans le porte-voix du corsaire. Adieu les dissertations renouvelées du roman de Pelham sur la manière d’entrer dans un salon, de s’y asseoir et d’en sortir ; adieu les réflexions judicieuses sur le cœur des femmes. M. Sue renonce à la science de Bulwer et à celle de La Rochefoucault. Le mugissement de la mer, les vivantes horreurs des forêts, le courage et les lazzis des hommes d’aventures, séduisent de nouveau l’auteur de la Salamandre et de la Vigie de Koat-Wen. Le Morne-au-Diable présente en foule au lecteur ces peintures naïvement terribles qui, par l’exagération de leur couleur, excitent dans l’ame un effroi mêlé de gaieté ; rien ne manque aux terreurs du récit, les forbans, les peaux rouges, les tigres ; il y a de quoi remplir splendidement toutes les heures d’une longue veillée.
Au milieu de la plus effroyable forêt où des monstres de toute nature se soient jamais accouplés, au milieu d’une forêt près de laquelle les bois sacrés, les antres druidiques eussent semblé les bosquets d’un parc, dans un de ces affreux chaos de branches brisées par les bêtes sauvages, de troncs déracinés par les ans, d’arbres fabuleux et d’herbes vénéneuses qu’éclaire le ciel du Nouveau-Monde ; dans ce labyrinthe où le pied d’un Caraïbe eut peut-être trébuché, voilà un homme qui s’avance avec des bas de soie, un vieux feutre à plume et une rapière au côté. Ce personnage s’appelle le chevalier de Croustillac. Il est né sur les bords de la Garonne, dans un château qui n’est jamais sorti bien nettement des brouillards du fleuve. C’est le véritable aventurier tel que chacun se le représente, un de ces derniers desservans de la chevalerie errante qui ont eu à s’escrimer, non pas contre les moulins à vent, comme don Quichotte, mais contre le grand bras immobile qu’allonge le gibet. Du reste celui-là porte sous son pourpoint un cœur qui bondit à la moindre insulte ; il possède plus affaiblie, plus fanée, plus souillée que son justaucorps, et cependant toujours vivante, cette tradition de bravoure courtoise et de susceptibilité délicate sur certaines choses de l’honneur qui fait qu’on aime de passion le héros de Cervantes, et qu’on est toujours prêt à prendre au sérieux ses folies. Le chevalier de Croustillac va au-devant d’une aventure que lui aurait enviée l’Amadis des Espagnes. Il a entendu dire que dans une maison isolée, appelée le Morne-au-Diable, il y avait une femme que sa conduite des plus équivoques envers trois époux successivement disparus, avait fait surnommer la Barbe-Bleue. Il a juré d’être le quatrième mari de cette terrible veuve, et malgré la crainte que son nom seul répand dans tout le pays, malgré tout ce qu’on raconte des abords effrayans de sa demeure, il est décidé à accomplir son serment. La Barbe-Bleue est entourée de tous les mystères et de toutes les terreurs qui puissent environner une existence humaine. Le bruit public donne pour consolateurs à son veuvage un forban, un boucanier et un Caraïbe ; le chevalier de Croustillac la disputera au boucanier, au Caraïbe et au forban. Le voyage de Croustillac est fécond en périlleuses rencontres ; aucune ne le détourne de son but. Une nuit, couché entre les branches d’un acajou, il est assailli par des chats-tigres qui avaient flairé en lui une proie vivante. Le Gascon livre à ces ennemis un combat dont il sort vainqueur. Il finit par s’échapper de la forêt sans avoir éprouvé d’autres accidens que quelques déchirures à son pourpoint, et, toujours protégé par la fortune, il s’introduit dans le château du Morne-au-Diable. Peu s’en est fallu que M. Eugène Sue ne retrouvât, pour nous décrire le Morne-au-Diable, la fougueuse chaleur de coloris que présentent quelques-unes des peintures de la Coucaratcha. Jadis il excellait à rendre la verdure luisante du gazon, l’attrayante perspective des grandes allées, le jour mystérieux et les ombrages solitaires des parcs. Il avait à sa disposition, comme Clément Boulanger ou Roqueplan, une certaine lumière fantastique et dorée qui se jouait admirablement dans les paysages que son caprice évoquait. Je me souviens, comme si je l’avais vu en rêve, d’un beau jardin espagnol rempli d’accords de mandoline et de chants d’oiseaux, où il avait répandu à profusion les rayons de cette lumière merveilleuse. Elle éclairait d’une teinte rougeâtre d’adorables lointains, et jetait d’ardens reflets sur les épaules veloutées d’une belle fille brune. Si M. Eugène Sue n’avait pas lui-même tari cette verve de coloriste, perdu comme à dessein cet éclat et cette fraîcheur dans la desséchante activité des labeurs quotidiens, la description du Morne-au-Diable lui aurait fourni l’occasion d’étaler de nouveau les richesses de sa palette. Il y aurait un pendant au tableau qui est resté dans notre esprit. Quoiqu’elle n’offre plus que des nuances bien affaiblies, la peinture de l’habitation américaine a de quoi sourire encore à l’imagination. Au sommet d’une montagne que des précipices environnent, au milieu d’une nature effrayante, on découvre une maison délicieuse, qui tient à la fois du cottage et de la villa, un pavillon dont les portes s’ouvrent sur un de ces gazons d’émeraudes qui nous font seuls aimer l’Angleterre, et dont les terrasses dominent un bois d’orangers, neige éblouissante semée de boules d’or, pour me servir d’une expression poétique de l’auteur. On devine que la Barbe-Bleue, l’habitante de ce séjour, celle que défendent tant d’obstacles et tant d’épouvantes, est une divine créature qui trouverait toujours des maris, quand même elle couronnerait les murailles de son parc des têtes de ses époux. C’est une beauté blonde, rose et enfantine, dont nous savons gré à M. Sue d’avoir tracé le portrait, car nous aimons que les romanciers soient fidèles au vieil usage de peindre l’héroïne et de la faire aussi charmante que possible. Croustillac s’enflamme pour cette merveille. Les qualités loyales du chevalier, sa bravoure et son bon cœur inspirent à la dame, sinon de l’amour, du moins de l’estime et de la confiance. Après quelques tentatives de mystification fort divertissantes, elle se décide à lui apprendre que tous les bruits qu’on répand sur elle, et qu’elle-même cherche à entretenir dans l’intérêt de sa sûreté, sont de faux et ridicules mensonges, qu’elle est entourée d’un mystère dont elle doit lui cacher la nature, mais qui n’a rien de surhumain et de cabalistique. Ce mystère, une série d’évènemens bizarres le révèle au chevalier, et je dois dire que la découverte est une surprise aussi grande pour le lecteur que pour Croustillac. La Barbe-Bleue est la femme de Jacques de Monmouth, fils naturel de Charles II. La retraite dans laquelle elle vit, les affreux soupçons qu’elle laisse planer sur son compte, ont pour objet d’augmenter la sécurité du prince dont le sort est lié au sien. M. Eugène Sue a supposé que Jacques de Monmouth, après sa conspiration contre son oncle, avait été sauvé par le dévouement d’un ami exécuté à sa place devant le peuple de Londres. C’est une supposition qui, pour avoir été faite mainte fois, n’en est pas moins téméraire, et pourtant je regrette que le romancier se soit cru obligé de se justifier, en cousant une longue note de Hume à un de ses spirituels chapitres. Nous ne cherchions pas, dans le roman du Morne-au-Diable, un appendice à l’histoire d’Angleterre. Jacques de Monmouth était le fils d’un fort aimable souverain et d’une fort belle actrice ; il avait une noble et gracieuse figure, qui lui faisait à elle seule des partisans ; lui voilà des droits incontestables à figurer dans un récit romanesque. À présent, appartenait-il encore à ce monde, ou bien avait-il été déjà rejoindre son aïeul le martyr, à l’époque où M. Sue le fait vivre ? Eh ! mon Dieu ! que nous importe ! Quand il plaît à l’imagination d’entreprendre des excursions dans l’histoire, il faut la traiter comme l’enfant gâtée qu’on laisse folâtrer à sa guise dans le cabinet d’étude ou dans l’atelier. Je me souviens d’une ravissante pièce des Chants du Crépuscule, adressée aux blonds écoliers, aux doux lutins qui font tout à coup irruption dans la retraite du penseur ; ils vont, ils viennent, ils sautillent, bouleversent tout, confondent tout, l’armure du chevalier, l’arc du sauvage, la babouche de la sultane ; l’imagination se conduit comme eux, quand on la laisse pénétrer parmi les graves évènemens des temps passés ; elle les déplace, elle les remue, elle les mêle. Eh bien ! il faut se conduire envers elle comme envers eux, la laisser faire en souriant, et même la remercier encore de venir interrompre de temps en temps le fastueux ennui de nos heures sérieuses par les gracieuses folies de ses ébats.
Pour en revenir au Morne-au-Diable, il se trouve que toutes les précautions de la Barbe-Bleue ne préservent pas le duc de Monmouth des poursuites que dirigent contre lui les haines et les ambitions politiques. Un envoyé du roi d’Angleterre vient pour l’emmener à la tour de Londres ou le poignarder, un envoyé du roi de France vient pour lui proposer de se mettre à la tête d’une révolte, avec menace de prison en cas de refus. La captivité n’inspire pas plus d’horreur au fils de Charles II que l’idée de faire encore couler un sang héroïque sur les champs de bataille et sur les échafauds. Heureusement que, par une substitution des mieux amenées, Croustillac se met à sa place, évite l’assassin du roi d’Angleterre et reçoit gravement les hommages du ministre de France. La situation où se trouve le Gascon a été bien souvent exploitée par le roman et par le drame, jamais d’une façon plus divertissante qu’elle ne l’est chez M. Sue. Croustillac traité d’altesse royale, luttant de politique et d’habileté avec M. de Chémeraut, le plénipotentiaire de Louis XIV, excite d’un bout à l’autre de son rôle l’intérêrt et la gaieté. L’aventurier se tire d’afaire avec un aplomb si prodigieux, une si merveilleuse adresse, qu’il arriverait, je crois, jusqu’à Saint-Germain ou à Versailles, en recevant partout des honneurs sur son passage, si la plus malheureuse des circonstances ne venait déjouer ses efforts et jeter sur son imposture le jour de la vérité. Le duc de Monmouth, avec sa belle figure, ses nobles manières, sa dignité et sa bravoure de Stuart, avait inspiré de tels enthousiasmes à ses partisans, qu’une vingtaine d’entre eux s’étaient embarqués sur la frégate qui portait les gens du roi de France pour le saluer plus tôt. Croustillac, informé de cet excès de zèle qui le touche fort peu, invente mille expédiens pour prévenir ou du moins retarder le plus possible l’embarrassante entrevue dont il est menacé à chaque instant. Il s’introduit pendant la nuit sur le vaisseau qui doit l’emmener en France, et, quand le matin arrive, il se tient long-temps renfermé dans sa chambre avec une obstination invincible. Un moment vient cependant où l’on ne peut plus contenir l’impatience qu’éprouvent les partisans de Jacques de voir leur cher duc au milieu d’eux. Croustillac se dévoue bravement, il tire d’une cassette comme celle où le pâtre de La Fontaine renfermait sa souquenille et sa panetière, l’humble et audacieux costume qu’il portait avant de revêtir les ordres et le manteau du Stuart, il reprend son vieux pourpoint râpé dont les nombreuses fentes ont l’air de jeter des regards philosophiques sur la vie, il redevient l’hidalgo gascon qui nous a fait rêver à Cervantes, il enfonce fièrement son feutre déformé sur sa tête, et, la main appuyée sur sa rapière de lansquenet, il attend les partisans de Jacques de Monmouth. Parmi ces vaillans gentilshommes, trois seulement connaissaient le prince, lord Dudley, lord Rothsay et lord Mortimer. Ce sont eux qui arrivent les derniers, quand Croustillac, malgré son bizarre accoutrement, a déjà reçu toutes les protestations de la fidélité et excité toutes les explosions de l’enthousiasme. Le scandale redouté éclate avec une incroyable violence ; la fureur des lords, dont l’un avait voulu qu’on le traînât aux pieds de Jacques malade et blessé, ne connaît plus aucune borne. On menace l’aventurier de le pendre au haut d’un mât ; c’est à grand’peine que le capitaine du vaisseau obtient pour lui la formalité dérisoire d’un jugement militaire. Mais, au moment où le tribunal improvisé apposait en toute hâte des formules juridiques à son passeport pour l’autre monde, voilà qu’un léger brigantin armé pour la course passe à côté de la frégate royale de France et la salue d’un coup de canon. Tout le monde se précipite sur le pont, et l’on aperçoit sur le tillac du brigantin un homme splendidement vêtu qui n’est autre que Jacques de Monmouth lui-même. Jacques, qui prévoyait les funestes suites du dévouement de Croustillac, est venu à temps pour les prévenir. Il justifie le Gascon, adresse à ses compagnons d’éternels adieux, et malgré leurs supplications désespérées, malgré les menaçantes prières de l’envoyé de France, il s’éloigne à toutes voiles en défiant à la course la lourde frégate qui le poursuit. Croustillac ne s’en était pas rapporté à l’intercession du prince ; pendant que Jacques parlait, il s’était jeté à la mer pour aller le rejoindre, et le voilà maintenant qui fuit le péril et les grandeurs avec l’illustre rejeton des Stuarts. On voit que ce n’est pas dans le naturel et dans la vraisemblance qu’il faut chercher le mérite de cette scène ; son mérite, il est dans le mouvement et le pittoresque du tableau. Eh bien ! toute amusante qu’elle puisse être, j’ai cependant à son sujet une querelle à faire à l’auteur ; une querelle sentimentale, j’en conviens, mais dans laquelle je suis sûr d’être approuvé. J’ai été fâché de voir entrer dans une œuvre où les détails grotesques abondent, où la folie domine, ces nobles et touchantes peintures que Walter Scott nous a si souvent présentées avec cette grace de regrets voilés et de tristesse contenue que lui inspirait le souvenir des Stuarts. Quand on a été atteint à l’esprit et au cœur de la pénétrante mélancolie de ces belles scènes d’adieux que les rivages de l’Écosse ont vu se renouveler tant de fois, quand on se souvient de Redgauntlet et de la royale figure de Charles-Édouard, on souffre de voir mêlés à une narration bouffonne les sentimens sacrés et les ombres augustes dont l’ame du romancier écossais, en dépit de tous ses efforts, sentait et exprimait si bien la touchante poésie. J’adresse ce reproche à M. Eugène Sue avec d’autant plus de sécurité, que les tendances de sa nature, les convenances et le respect qu’il a toujours conservés dans ses livres vis-à-vis de certaines grandeurs, me donnent la certitude qu’il me comprendra.
En résumé, le Morne-au-Diable offre à l’imagination l’attrait d’un de ces longs et bizarres récits qu’on se fait à soi-même pour tromper l’ennui d’un voyage sur un grand chemin. Peut-être même l’amusement que j’ai pris à toutes ces chimères m’a-t-il amené à en parler trop long-temps. Ce n’est point pourtant que l’illusion du plaisir nous aveugle sur la valeur de l’ouvrage : nous l’avons dit, pour absoudre un pareil livre, il faut ne lui appliquer aucune des règles d’une critique sérieuse. En vérité, c’est grand dommage, car cette œuvre nous prouve que M. Eugène Sue a conservé une faculté inappréciable, et qu’il possède presque seul parmi les écrivains de ce temps-ci : celle de pouvoir quitter l’air malsain qu’on respire dans les souterrains du roman psychologique pour revenir à l’air et au soleil du roman d’aventures. Certes, il est étrange, profane même, d’évoquer le souvenir d’Arioste à propos du Morne-au-Diable ; et pourtant on dirait par momens que l’imagination de M. Sue a une perception confuse des splendeurs joyeuses qui inondaient de leurs rayons l’ame du poète italien. Les belles dames, les palais éblouissans, les coups d’épée, sont choses qui l’attirent. Si M. Eugène Sue voulait devenir un artiste consciencieux, retoucher à son dessin et préparer soigneusement les couleurs de sa palette, il pourrait peindre avec bonheur des tableaux pleins de mouvement et d’éclat. Quoique son dernier roman ne soit qu’une esquisse et une esquisse des plus incorrectes, on y distingue des personnages bien posés, des détails heureusement saisis, des perspectives indiquées avec talent. Enfin, quand M. Sue n’aurait pas eu d’autre mérite, nous devons lui savoir bon gré de nous avoir tirés un instant du labyrinthe obscur, sinueux, inextricable, où M. de Balzac nous ramène avec les deux gros volumes d’analyse philosophique et morale qu’il a appelés : Mémoires de deux jeunes Mariées.
Tout ce que je disais tout à l’heure sur la forêt que nous décrit M. Sue, appliquez-le au roman de M. de Balzac. Des rameaux échevelés, des plantes exubérantes, une végétation monstrueuse, un fouillis de choses mauvaises, des herbes parasites et des bêtes rampantes, figurez-vous tout cela moins la majesté des grands arbres, le ciel qu’on voit à travers les branches, et vous aurez une idée de l’impression que ce livre laisse dans l’esprit. L’auteur de la Physiologie du Mariage donne à ses œuvres une sorte d’immoralité qui lui est particulière, et dont je le croirais volontiers l’inventeur. Ce n’est pas cette immoralité légère, toute dans l’image, toute à la surface, que présentent La Fontaine et Parny, libertinage railleur qui s’accuse lui-même et qu’on se surprend sans cesse à excuser ; ce n’est pas non plus cette immoralité passionnée des disciples de Jean-Jacques dont les sources profondes jaillissent des parties les plus reculées du cœur, entraînement aveugle dont l’ardeur subjugue quelquefois et que sa sincérité fait toujours absoudre ; non, c’est une immoralité pédante, érudite, presque inconnue aux gens du monde, celle que les goûts malsains des écoliers leur font déterrer au fond des traités de médecine. Or, concevez-vous l’homme qui a écrit les Contes drolatiques et maint autre livre de la même nature s’ingérant tout à coup de traiter le sujet qui demanderait les plus chastes graces, la plus exquise fraîcheur d’imagination et de style, l’épanouissement des premières pensées que l’amour fait éclore au fond d’une ame pure, les premiers rayons d’espérance que ses jouissances pressenties jettent sur le front de la jeune fille, les premières ombres de mélancolie que ses jouissances satisfaites font descendre sur celui de la femme ? M. de Balzac n’a rejeté aucune des difficultés de la matière qu’il s’était choisie. Son histoire commence au dernier jour que ses deux héroïnes passent dans leur couvent ; il n’a pas voulu qu’un seul évènement de la vie des femmes, une seule de leurs impressions, échappât à son analyse. Louise de Chaulieu et Rénée de Maucombe sont deux pensionnaires unies entre elles par une de ces ardentes et enthousiastes amitiés dont les grands jardins des couvens ont tous caché sous leurs ombrages les épanchemens romanesques. Toutes deux, sorties en même temps des lieux où leurs vies étaient confondues, se séparent pour aller poursuivre des destinées différentes. Rénée de Maucombe va attendre en province l’amour paisible de quelque gentilhomme campagnard, Louise de Chaulieu va chercher à Paris les brillantes conquêtes ; l’une appartient à une famille noble, mais assez pauvre, de la Provence ; l’autre est la fille d’un duc et pair, confident et favori de Louis XVIII, car la scène se passe sous la restauration. Toutes les deux doivent s’écrire. Ce sont leurs lettres qui vont nous mettre au courant de tous les incidens de leur vie et de toutes les émotions de leur cœur. C’est Louise de Chaulieu qui écrit la première. Quel style, grand Dieu ! La pensionnaire de M. de Balzac nous fait croire à tous les bruits qu’on répand sur les couvens. Il faut, pour qu’elle ait à sa disposition le langage dont elle se sert, qu’elle ait caché dans son pupitre, dès l’âge où elle a su lire, tous ces mauvais livres, à titres étranges, qu’on n’a jamais vus qu’au collége où le démon lui-même a l’air de les glisser. D’abord elle parle de sa mère dont elle analyse la beauté avec une inquiétude envieuse et jalouse : c’est une femme encore jeune et belle. Louise a déjà deviné qu’il existe une séparation tacite entre le duc de Chaulieu et sa femme, mais elle n’a pas encore découvert que la duchesse cache une intrigue dont une des lettres qui suivent nous apprend l’existence. Sa mère ne l’a jamais aimée, elle est froide, vaine et égoïste. Son père est le grand seigneur que les romanciers nous ont décrit cent fois et qu’ils destinent particulièrement au rôle de père et d’époux ; il a une belle tournure, des manières charmantes, mais il a une ame où une pensée de dévouement ne s’est jamais produite, où un sentiment profond n’a jamais jeté ses racines. Quant à son frère, il est hautain, ennuyé et indifférent. Ce n’est pas encore là qu’est le passage le plus curieux de la lettre. L’endroit où se trahissent ces lectures dont nous parlions tout à l’heure, c’est celui où elle trace elle-même son portrait. Elle va aller à son premier bal, et le cœur plein d’émotions, comme le soldat qui va se trouver à sa première bataille, elle se contemple devant la glace et nous dépeint sa beauté. Il existe dans Béranger une chanson très populaire qui m’a toujours inspiré un sentiment répulsif, c’est celle qu’on appelle la Grand’Mère. En mettant j’espère là où il y a je regrette, Mlle de Chaulieu ne fait pas autre chose que de paraphraser dans trois pages de la prose la plus pénible les vers faciles du chansonnier. « J’ai des défauts (nous citons ses paroles) ; mais, si j’étais homme, je les aimerais ; ces défauts viennent des espérances que je donne. » Et aussitôt elle passe en revue toutes ces espérances : ses omoplates dont les lignes deviendront moins saillantes, ses bras dont la rougeur doit disparaître, sa taille qui doit acquérir ce qui lui manque en rondeur et en souplesse. C’est dans ce morceau, qu’il faudrait pouvoir transcrire tout entier, qu’apparaissent le plus l’extravagance et la fausseté de ce livre. Ce n’est pas Marguerite qui tient ce langage en se regardant dans la glace, c’est l’affreux personnage qui est derrière elle, l’odieux compagnon dont les lèvres pendantes ont bu à toutes les coupes de la débauche, dont le pied de bouc a figuré dans toutes les danses des sorcières. Je veux lire dans le cœur de Gretchen, et je lis dans celui de Méphistophélès.
Les lettres de Rénée de Maucombe sont du même style que celles de Louise, elles prouvent on ne peut mieux que les deux amies ont eu une éducation commune. Rénée est la première dont le sort se décide, elle épouse le fils d’un gentilhomme de ses voisins, M. Louis de Lestorade, homme de trente-six ans, qu’une longue captivité en Russie, à la suite des dernières guerres de l’empire, ont frappé d’une précoce vieillesse. Voici le roman qui commence à répondre à son titre. Comment Rénée, pour me servir d’une expression que M. de Balzac met dans la bouche d’une de ses héroïnes, va-t-elle se comporter envers cet animal qu’on nomme un mari ? L’animal a été dompté avant même d’avoir présenté son cou au collier. Rénée domine son futur époux dès sa première entrevue avec lui. M. de Lestorade s’incline devant l’esprit supérieur de sa femme, il est saisi d’une admiration profonde pour sa savante virginité (j’emprunte toujours aux jeunes filles de M. de Balzac leur langage pittoresque). Toutes les lettres de Rénée à Mlle de Chaulieu sont remplies des stipulations bizarres qu’elle a faites avec son mari pour conserver dans le mariage son indépendance. Si elle s’est mariée sans amour, elle a de savantes recettes dont elle fait part à son amie pour se créer une sorte de bonheur qui le remplace ; et, d’ailleurs, elle sent qu’elle va bientôt avoir le refuge de la maternité. Pendant qu’elle ajoute ainsi en parole et en action de nouveaux chapitres à la physiologie du mariage, Mlle de Chaulieu suit une route entièrement opposée. Toutes les dissertations de son ancienne compagne du couvent ne lui font pas comprendre qu’on puisse se passer de l’amour. Aussi entretient-elle un commerce passionné avec un Espagnol qui vient percher la nuit sur les arbres du boulevart pour contempler ses fenêtres. Felipe Henarez, de l’antique maison des ducs de Soria, est un proscrit qui, après avoir été premier ministre de Ferdinand, s’est attiré sa colère, et n’a conservé de tous ses biens qu’une terre dont il porte le nom, la baronnie de Macumer, située en Sardaigne. Il est laid de la laideur particulière aux grands d’Espagne, c’est-à-dire qu’il est rachitique et mal venu, mais il a dans les veines du sang des Abencérages, ses yeux sont superbes, ses dents éblouissantes, et il fait des sonnets pleins d’une poésie africaine et castillane, à laquelle il est impossible de résister. Aussi ne lui résiste-t-on pas. Après avoir savouré le parfum des choses défendues en prolongeant pendant quelque temps les plaisirs de la galanterie clandestine, les promenades nocturnes sous les fenêtres, les rendez-vous au fond des jardins, Louise se décide à devenir la baronne de Macumer ; et le parallèle entre les deux amies s’établit d’une façon complète. À l’une, les jouissances savamment ménagées, le plaisir pris par doses prudentes, enfin, comme le dit M. de Balzac le bonheur en coupes réglées ; à l’autre tous les emportemens, toutes les violences, tout le délire de la passion. Ce qui achève de mettre entre ces deux existences une différence plus profonde encore, c’est la réalisation de l’espérance de Rénée. Mme de Lestorade devient mère ; alors, tandis que d’un côté le rôle de mari est élevé à de telles proportions, qu’il n’est point d’homme capable d’être à sa hauteur, de l’autre, il est tellement abaissé, qu’il suffit pour le remplir d’un animal, comme on le disait tout à l’heure, pourvu que ce soit un animal bien dressé. Pour Louise, Felipe est tout, elle souhaite presque de ne pas avoir d’enfans, dans la crainte d’avoir à partager son amour ; pour Rénée, Lestorade n’est rien, elle s’écrie quelque part qu’elle le tuerait volontiers s’il s’avisait de troubler le sommeil de son fils. Certes, l’amour maternel a inspiré de notre temps bien des tirades ampoulées. Je ne sais quel caprice éprouvé en même temps par tous les écrivains de notre époque a fait de ce sentiment sacré qu’on ne saurait traiter avec trop de réserve et couvrir de trop de voiles, le texte des dissertations les plus étendues et des plus bruyantes déclamations. Eh bien ! jamais poète dramatique ou romancier n’avait encore exprimé l’enthousiasme maternel avec une fougue d’expression semblable à celle que déploie M. de Balzac. C’est une ivresse, c’est un délire, une violence de caresses, une fureur d’épanchemens, qui ont quelque chose de répugnant et de pénible en ce qu’ils offensent une sorte de pudeur, celle que la mère sait si bien allier, dans la divine expression de son amour, aux marques de la sensibilité la plus vive et de la plus ineffable tendresse. M. de Balzac, qui a tâché quelquefois, au milieu de toutes les incohérences de ses pensées et de son style, d’emprunter à la religion catholique quelques-unes de ses inspirations, M. de Balzac doit savoir que la mère par excellence est celle qui est au-dessus de l’autel ; celle-là ne se roule jamais aux pieds de son enfant, quoique cet enfant soit en même temps son Dieu. À vouloir expliquer le divin regard plein de foi sincère et d’ardente espérance que la mère attache sur son fils, à le traduire par une série de phrases remplies d’une passion désordonnée, il y a la même profanation qu’à vouloir interpréter en désirs impurs, formuler d’une façon précise le regard plein de curiosité et d’admiration naïve que la jeune fille, devant une glace, attache sur sa beauté. Il n’est pas de mystère que M. de Balzac respecte, ceux-là même que la pudeur du corps et celle de l’ame s’unissent pour protéger. Rien de plus hideux que le récit d’accouchement qui est contenu dans un des passages de son livre. Là où la souffrance étend comme un triple voile, là où le corps de la femme, purifié par les divines tortures du martyre, devient quelque chose de plus chaste que celui de la jeune fille, là où l’on doit détourner les yeux avec tremblement, M. de Balzac n’abaisse pas un instant son regard. Il y a dans une lettre de Rénée une horrible analyse de toutes les impressions de la femme pendant que la douleur est dans ses entrailles et l’auréole sur son front. Cette analyse ne m’a même point paru exacte ; mais Dieu me préserve de la discuter !
Cependant l’action continue. Rénée, après les premières frénésies de sa passion maternelle, est ramenée par cette passion même à s’occuper de son mari. Pour que ses enfans aient un jour l’avenir qu’elle veut leur préparer dès le berceau, il faut que leur père suive une carrière brillante. Elle travaille avec une activité, que le succès couronne, à la fortune de M. de Lestorade. Elle en fait un député, elle sollicite pour lui des décorations et des titres ; enfin, sauf le vertige que lui donnent par instans ses accès d’enthousiasme lyrique, lorsqu’elle parle biberon ou maillot, elle marche dans la vie de ce pas prudent et sûr qui mène infailliblement à un but. Mais que devient Louise ? Son amie nous l’apprend (je m’empresse de copier le texte, il y aurait trop de péril à vouloir chercher des expressions pour la pensée qu’il contient) : « Avec l’ame d’Héloïse et les sens de sainte Thérèse, tu te livres à des égaremens sanctionnés par les lois ; en un mot, tu dépraves le mariage. »
Aussi la catastrophe qu’amènent tous les excès ne se fait pas long temps attendre pour la baronne de Macumer ; elle est bizarre, imprévue ; il faut relire plusieurs fois les incroyables lettres qui l’annoncent pour être sûr de ne pas s’être trompé. Felipe meurt. Pourquoi meurt-il ? C’est ce que j’ai cru comprendre seulement à l’endroit où Rénée dit à Louise, prête à contracter un nouveau mariage et à s’enfuir avec son second mari dans la retraite : « Comment ! Louise, après tous les malheurs intimes que t’a donnés une passion partagée, tu veux vivre avec un mari dans la solitude ? Après en avoir tué un en vivant dans le monde, tu veux te mettre à l’écart pour en dévorer un autre ? »
Je n’oserais pas déterminer au juste quel est le sens précis de cette phrase, là où le sens propre finit, où le sens figuré commence, mais enfin il me semble qu’elle établit clairement que ce pauvre Felipe a été dévoré. D’ailleurs, j’ai encore des citations qui viendront à l’appui de mes conjectures et montreront que Louise est coupable au dernier chef de ce crime bizarre et encore inconnu d’avoir dévoré son époux. Voilà ce qu’elle-même écrit à Rénée en lui annonçant que son dessein de retraite est irrévocable : « Je suis comme cette belle princesse italienne, qui courait comme une lionne ronger son amour dans quelque ville de la Suisse, après avoir fondu sur sa proie comme une lionne. » Voilà une femme qui mériterait bien plus le nom de Barbe-Bleue que la jolie héroïne du Morne-au-Diable. Heureusement pour l’époux menacé que le ciel le protège. Cette fois, c’est la femme qui succombe dans l’horrible duel sans témoins qu’elle soutenait sous le couvert de la loi. Celui que Louise appelait sa proie était un homme plus jeune qu’elle de six ans, aussi beau que Felipe était laid. Tous les déchiremens de la passion, ses transports qui épuisent, ses inquiétudes qui tuent, étaient du côté de l’ancienne baronne de Macumer. Un soupçon jaloux la frappe mortellement au cœur. Il était temps pour le second époux qu’elle sortît de ce monde.
Tel est le dénouement de ce drame ; mais, avant de s’abaisser sur le cadavre de Louise, la toile nous laisse voir Rénée heureuse, ses enfans couronnés des lauriers du concours, et son mari endormi dans un fauteuil de pair de France.
Quand on vient de lire un pareil livre, on se demande quelle pensée l’a produit, quel sens il peut vouloir cacher. M. de Balzac a-t-il cru réellement qu’il nous offrait de fidèles peintures, qu’il faisait une œuvre propre à produire illusion, comme la Nouvelle Héloïse ? ou bien a-t-il voulu simplement continuer, sous une forme nouvelle, ce fameux traité plein d’érudition graveleuse qui a commencé sa réputation ? Quoi qu’il en soit, l’impression définitive que laisse cet ouvrage est celle-ci : un sentiment de répulsion et de dégoût causé par le spectacle d’une science corrompue qui cherche, dans ses honteux mystères, l’explication des choses les plus belles, les plus simples et les plus pures de la vie. En retranchant du roman de M. de Balzac les réflexions cyniques, les interprétations flétrissantes, les faux et ridicules systèmes qu’il bâtit sur chaque fait, que se dégage-t-il ? l’histoire de deux jeunes femmes qui cherchent toutes deux le bonheur, l’une dans les jouissances de l’amour, l’autre dans celles de la maternité. Certes, il fallait une singulière adresse et une façon toute particulière d’envisager la vie, pour tirer une œuvre immorale de cette donnée. L’analyse de M. de Balzac corrompt et dégrade tous les sentimens auxquels elle s’attaque. Dans le magnifique abandon de l’amour, dans ses divins épanchements, dans ses inénarrables voluptés, il trouve matière à l’application de tous les axiomes dépravés d’un libertinage pédantesque. Dans le bonheur austère de la maternité, dans ses chastes effusions, dans ses joies bénies, il trouve matière à des observations qui révoltent les sens et blessent la pudeur. Un seul mot, celui que nous avons cité déjà, la savante virginité, suffit à montrer tout l’esprit de ce livre. Une savante virginité ! Est-il une expression plus monstrueuse ? Dernièrement, en relisant un roman de M. Alphonse Karr, je fus frappé d’un passage où le héros, qui fumait sa pipe et conversait avec un ami sur les intérêts les plus positifs de ce monde, est tout à coup entraîné, par un impétueux élan de l’ame, à dépeindre la femme qu’il aurait aimée. L’homme qui parle est un étudiant, le vin de l’orgie a suspendu plus d’une fois des gouttes vermeilles à ses moustaches blondes : eh bien ! jamais adoration plus fervente que celle qui s’échappe de son ame ne s’est adressée à la pureté. Quand la jeune fille qui lui serait destinée serait venue au monde comme Miranda, dans une île perdue au sein de l’Océan, quand elle vivrait seule avec son père, il serait jaloux des baisers paternels, il craindrait à chaque instant de voir l’éclat de son front terni par le souffle d’une mauvaise pensée. Ce sentiment, que M. Karr a exprimé dans d’autres endroits encore avec une poésie chaleureuse, M. de Balzac semble ne l’avoir jamais éprouvé ; son odieuse expression en est la preuve. Unir virginité et savante, c’est le plus barbare, le plus affreux, le plus absurde accouplement de pensées et de mots qu’on ait jamais pu inventer.
Le roman de M. de Balzac aurait été mille fois moins immoral s’il avait placé dans la vie de ses héroïnes ces passions qui fondent sur le cœur comme un orage et y déracinent tous les principes. La grande immoralité de cet ouvrage consiste en ce qu’il y a de régulier, de sanctionné par les lois dans les actions qu’il explique. Moins il y a de drame et d’évènemens dans ce livre, plus il se rapproche de la vie ordinaire, plus cette immoralité augmente, parce qu’alors il prend tout-à-fait la forme d’un traité pratique. Au reste, l’idée que l’auteur a voulu effectivement y renfermer un traité de la vie conjugale, est l’hypothèse pour laquelle je penche le plus volontiers ; c’est le même ton doctoral que dans la Physiologie du Mariage, les mêmes remarques minutieuses sur les phénomènes les plus infimes de la vie animale. Un pareil livre pourrait être annoté par un docteur en médecine.
Quant au style, il est diffus, violent et désordonné, plein d’expressions fabriquées et d’images incohérentes. Tous ses procédés sont empruntés à la langue intempérante et passionnée des derniers temps de notre littérature, à cette langue qui, possédée du désir de tout rendre, entasse tantôt des métaphores qui s’excluent, et tantôt fait subir aux mots le travail de décomposition que la pensée fait subir aux sentimens. À présent, c’est un langage dont nous pouvons nous rendre compte, parce qu’il répond à des préoccupations, à des inquiétudes contre lesquelles nous avons tous à nous défendre quand nous prenons la plume. Je ne connais pas un seul écrivain dont l’esprit n’ait eu à souffrir de ce besoin irrésistible de combinaisons nouvelles qui rend le style d’aujourd’hui impétueux et tourmenté. Nous comprenons donc fort bien la forme de M. de Balzac, et, tout en le désapprouvant, c’est encore la partie de son œuvre qui nous inspire le plus d’indulgence. Mais, s’il doit arriver une époque où le calme se rétablisse en même temps dans la pensée et dans le langage, où le style perde son éclat fiévreux pour reprendre les fraîches couleurs de la santé, si, dis-je, une pareille époque arrive, il n’est pas dans le roman que nous venons de lire une seule expression qui ne devienne un sujet d’étonnement et de doute ; ce sera un livre écrit tout entier dans une langue dont on aura perdu le secret.
Au reste, si l’on veut formuler sur M. de Balzac un jugement qui atteigne à la fois le fond et la forme de son ouvrage, rien ne peut mieux rendre les instincts auxquels il obéit, le genre d’attraits qui le captive, et, il faut bien le dire aussi sans hypocrite détour, le genre d’intérêt qu’il excite quelquefois, qu’une comparaison dont il se sert lui-même et que nous copions mot pour mot : « Mon mari (c’est Rénée de Lestorade qui écrit) va me chercher à Marseille les plus belles oranges du monde, il en a demandé de Malte, de Portugal, de Corse ; mais ces oranges, je les laisse, je cours à Marseille, quelquefois à pied, y dévorer de méchantes oranges à un liard, quasi pourries, dans une petite rue qui descend au port ; leurs moisissures bleuâtres ou verdâtres brillent à mes yeux comme des diamans : j’y vois des fleurs, je n’ai nul souci de leur odeur cadavéreuse, et leur trouve une saveur irritante, une chaleur vineuse, un goût délicieux. »
Si l’on veut quitter pour un modeste et honnête repas les mets qui flattent la dépravation de l’appétit, il faut passer du dernier ouvrage de M. de Balzac, au dernier livre de M. Delécluze. Dona Olimpia est une étude consciencieuse dont le seul défaut est d’avoir affecté une forme romanesque pour n’offrir qu’un assez faible intérêt à l’imagination. M. Delécluze a fait de curieuses recherches sur la part qu’a prise dona Olimpia à la conduite des affaires sous le pontificat d’Innocent X. Au lieu de suivre une voie incertaine entre le roman et l’histoire, que ne choisissait-il hardiment une des deux routes qui lui étaient offertes, je crois qu’il aurait tiré meilleur parti de ses travaux. Il entretient dans l’esprit du lecteur, jusqu’aux dernières pages, toujours renaissante et toujours déçue, une vague espérance d’incidens dramatiques annoncés çà et là par de passagères velléités. Si M. Delécluze n’avait pas pris soin de nous apprendre autre part qu’il a été à Rome, ce n’est pas Dona Olimpia qui nous le dirait. Son livre est aussi discret sur le séjour qu’il a pu y faire, que le drame de Lorenzino, sur le séjour de M. Dumas à Florence. Mme de Staël, en écrivant son magnifique roman de Corinne, savait trouver le moyen, sans peine, sans effort, sans recourir aux expressions exagérées et aux images ambitieuses, de faire voir, à travers l’admirable limpidité de son style, le beau ciel de l’Italie. Une œuvre comme Dona Olimpia exigeait le luxe des descriptions à défaut de l’intérêt romanesque. Je voudrais, dans les palais romains où M. Delécluze nous introduit sans cesse, voir briller ces riches tentures, ces vases aux formes antiques, tous ces éblouissans détails que les maîtres de l’école italienne prodiguent dans leurs tableaux. Je voudrais savoir autre chose que le nom du palais Navone. Pourquoi l’écrivain n’aide-t-il pas mon imagination à se représenter les robes de pourpre des cardinaux traînant sur les escaliers de marbre ? Puisque M. Delécluze a cru qu’un certain appareil était nécessaire au récit tout historique qu’il avait entrepris, je suis en droit de lui demander du mouvement et des peintures. Si, pour me montrer les progrès d’une intrigue politique, il me conduit au milieu d’une fête, je veux voir l’aspect de cette fête. Or, l’auteur de Dona Olimpia ne satisfait aucune des curiosités légitimes qu’il éveille. M. Delécluze appartient, en fait de style, à la moins coloriste de toutes les écoles. Même dans celles de ses œuvres d’imagination où l’on trouve d’ailleurs le plus de mérite, les teintes sont toujours froides et grises. C’est un de ces hommes auxquels échappent également la lumière verte, la fraîcheur éclatante des rives du Rhin, et la lumière fauve, la poussière dorée des campagnes de Rome. Du reste, chez lui, cette absence de la couleur vient moins peut-être de l’impuissance que d’une espèce de mépris pour le plaisir sensuel qu’elle nous donne. C’est ce que semblent indiquer dans Dona Olimpia quelques phrases d’une raillerie sèche et austère, jetées au commencement d’un chapitre, sur la manie des descriptions. Le livre où M. Delécluze a mis certainement le plus de son ame, c’est Mademoiselle de Liron. Il s’agit là d’un drame du cœur à deux personnages, qui se passe tout entier au fond d’un château. Eh bien ! même dans cette histoire d’amour où auraient pu se glisser quelques rayons du jour enchanteur des bosquets de Clarens, de leur molle et mystérieuse clarté, on sent circuler l’air pénétrant et subtil qu’on respire dans Adolphe et dans Obermann. C’est que M. Delécluze appartient à ce petit groupe d’écrivains dont M. de Sénancourt et Benjamin Constant sont les plus illustres, enfans du XVIIIe siècle, moins le sourire, ayant accepté comme un héritage de leurs pères un scepticisme dont l’inquiétude les oppresse toujours, et dont la grace est une tradition qu’ils ont perdue. Ces esprits m’inspirent une sorte de tristesse ; ils n’ont pas en eux assez de force et assez de calme pour s’éprendre du culte païen de la nature ; ils ont une trop grande habitude de l’examen et de l’analyse pour chercher un refuge dans les révélations de la foi. Sans attaquer le christianisme, ils ont conservé envers lui une sorte d’hostilité triste et sombre, une défiance qu’ils essaieraient vainement de vaincre, et les puissans systèmes du panthéisme, sa poésie féconde et grandiose, ont quelque chose de contraire à leur instinct qu’ils refusent d’accepter. Entre les rayons de la foi qu’ils repoussent et les splendeurs de la matière qui les effraie, ils vivent dans un milieu terne et glacé. De là cette absence de coloris, de chaleur et de passion heureuse dans leurs œuvres. Mais, si les écrivains que je veux désigner transportent la raideur du jansénisme au sein de la philosophie, ils y transportent aussi sa morale austère, ses principes sévères et consciencieux. À défaut de descriptions de la ville éternelle et de réflexions éloquentes sur les souvenirs ou les espérances qu’elle renferme, à défaut d’actions et de tableaux, d’enthousiasmes et de colères, l’ouvrage de M. Delécluze nous offre des sentimens d’une élévation placide et d’une sincère honnêteté. Quoiqu’on y retrouve ce ton un peu chagrin et cette mélancolie sceptique dont l’auteur de Mademoiselle de Liron ne peut pas se défaire, la conclusion de Dona Olimpia ne manque ni de vérité ni de grandeur ; elle arrête définitivement le lecteur sur de belles et de nobles pensées. Aussi dirons-nous que le livre de M. Delécluze indique un esprit cultivé et une conscience droite. En ce sens, Dona Olimpia a complètement atteint un des buts les plus légitimes que puisse se proposer un livre, donner une idée honorable de celui qui l’a écrit.
À une exception près, les écrivains que nous avons passés en revue représentent le même mouvement, ce mouvement funeste, qui entraîne l’art hors de ses voies pour le jeter dans celles de l’industrie. À voir se multiplier les œuvres, s’entasser les volumes, s’accroître de toutes parts cette prodigieuse activité, cette fécondité inouie dont on a peine à se rendre compte, ne croirait-on pas qu’il y a dans l’air une de ces pensées universelles de liberté, de philosophie ou de religion qui remuent tous les cœurs, aiguillonnent tous les cerveaux, et se reproduisent dans tous les livres ? Eh bien ! jamais, au contraire, les écrits d’une même époque n’ont plus révélé par leur diversité l’absence d’une préoccupation dominante ; nous n’avons aucun principe, aucune vérité à faire triompher, pas même dans ce royaume de la poésie, où l’indifférence s’est glissée, comme dans tous les autres, à la suite de la liberté. Au XVIIIe siècle, je retrouverais dans la Mélanie de La Harpe et dans la Religieuse de Diderot la même idée de bouleversement social, empruntant toutes les formes, s’emparant de tous les moyens, pour se faire jour. Je ne vois pas une seule idée commune au roman de M. de Balzac et au drame de M. Dumas. De notre temps, les uns se prennent d’enthousiasme pour des choses mortes ; les autres s’agenouillent devant des choses qui ne sont pas nées ; il n’est pas de vérité que tous saluent, de réforme dont chacun souhaite l’avènement. Quel est donc le sentiment, quelle est donc la pensée, qui chez les écrivains dont les tendances sont les plus opposées s’expriment de la même manière, par une ardeur effrayante de production ? C’est la pensée de l’argent, c’est l’amour du gain. Si jamais un mouvement de curiosité dirige les recherches et l’étude de ceux qui viendront après nous sur les immenses et stériles travaux de cette littérature hâtive au milieu de laquelle nous vivons, on trouvera un caractère commun à ces œuvres, non pas dans une même croyance ou dans un même doute, dans une même espérance ou dans une même douleur, mais dans une même impétuosité sans vigueur, dans une même abondance vicieuse, qu’aucun élan généreux vers un but entrevu et désiré par tous ne pourra faire comprendre et justifier. La mort régnera sur cet amas d’ouvrages, car il ne s’élèvera pas, des abîmes où ils seront enfouis une de ces pensées ardentes et sincères qui ont préoccupé tout un siècle, et qui vivent après lui pour militer en sa faveur, comme il a combattu pour elle. Si passagère que soit leur durée, elle aura été plus longue encore que celle du souffle qui les avait produits. Il ne sortira plus rien de ces livres, pas même cette fiévreuse haleine dont ils sont maintenant imprégnés, et que le temps aura fait disparaître de leurs pages. Mais peut-être ces œuvres ont-elles été dévouées à l’oubli par ceux même qui les composent, peut-être les écrivains d’aujourd’hui savent-ils mieux que nous ce qu’il y a de funeste et de dégradant pour l’art dans le métier qu’ils exercent en son nom. Je suis assez disposé à croire que la plupart d’entre eux regardent la vie qu’ils mènent comme un état passager. Ils se travestissent en industriels pour plaire à la fortune ; quand ils auront gagné ses faveurs, ils jetteront cette honteuse livrée, et redeviendront des poètes. Si c’est là leur vœu caché, leur secrète espérance, qu’ils prennent garde, et qu’ils se souviennent du terrible axiome sur lequel M. de Musset a construit son drame de Lorenzaccio : « On ne joue pas impunément avec le mal. » En ce moment, sans doute, ils ont toujours des heures de jouissances élevées ; quand ils s’arrêtent un instant pour écouter ce qui se passe dans leur ame, ils sentent que l’amour de l’art y tressaille encore ; cette perception confuse leur suffit et les rassure. Un instant viendra où ils prêteront en vain une oreille attentive ; ils n’entendront plus rien : la poésie se sera retirée de leur cœur comme la poésie s’était retirée du cœur de Lorenzaccio.
La plaie qui ronge en ce moment la littérature doit changer la face de la critique en lui imposant des obligations nouvelles. La critique ne saurait plus entreprendre désormais d’analyser tous les livres qui paraissent. Ce serait une tâche impossible. Les romanciers ont créé eux-mêmes pour leurs œuvres, par leur fécondité déplorable, un océan d’oubli semblable à celui où s’engloutissent les produits de la presse quotidienne. Il serait insensé de vouloir arrêter au passage chacun des monceaux de volumes qui tombent tous les mois dans ce gouffre sans fond. Ce n’est plus aux écrits, c’est aux écrivains qu’il faut s’en prendre ; c’est la vie littéraire qu’il faut attaquer. Certes, il y a là de tristes mystères, des obstacles presque insurmontables, des dégoûts presque invincibles. Voilà pourquoi tout à l’heure encore nous avons mieux aimé rester dans les sentiers battus de l’analyse que d’entrer dans ces pénibles routes. Et pourtant, dans l’intérêt de l’art, on sera bien forcé de s’y engager ; car, sur des écrivains qui s’égarent, il peut y avoir une critique utile, tandis que, sur des œuvres sans valeur, il ne peut y avoir qu’une critique sans portée