Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1839

(Redirigé depuis Revue littéraire, 1839 - XI)

Chronique no 180
14 octobre 1839
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
Séparateur



14 octobre 1839.


Les chambres ne seront pas convoquées avant la fin de décembre. C’est encore un point où le ministère ne s’écartera pas des erremens de ses prédécesseurs.

Nous sommes loin de l’en blâmer. Il cherche à mettre à profit les évènemens, à trouver dans ses bonnes fortunes, dans les circonstances extérieures, la force et la confiance qui lui manquent. Il ne veut livrer la bataille parlementaire qu’en s’appuyant d’un côté sur l’Orient, de l’autre sur l’Espagne. Il espère que dans deux mois ces positions seront consolidées, et qu’il pourra s’en prévaloir sans crainte et non sans quelque orgueil.

Ces prévisions ne sont pas dénuées de fondement. Le ministère essaiera de profiter des évènemens, comme un général tire parti contre ses adversaires du canal qu’il n’a pas creusé, du château qu’il n’a pas élevé. C’est de bonne guerre !

Le mouvement espagnol ne s’arrêtera pas. Aux efforts du gouvernement de Madrid, aux secours de la diplomatie se joint une cause bien plus puissante de pacification générale : c’est le caractère méridional. Les Espagnols se porteront vers la paix avec le même entraînement et le même élan qui les poussaient à la guerre civile. D’ailleurs il se confirme que don Carlos, soit désir de recouvrer avant tout sa liberté, soit découragement, a envoyé aux chefs carlistes qui résistent encore l’ordre de poser les armes. Si l’ordre est sincère, le comte d’Espagne s’empressera de profiter du pont qu’on lui jette ; quant à Cabrera, nul ne peut dire ce qu’il fera. C’est le seul qui agisse par caprice et par emportement. Il sert ses propres passions plus encore que la cause du prétendant. S’il pose les armes, ce sera à contre-cœur et en maudissant ce qu’il appellera la lâcheté de don Carlos. Mais après tout il est probable qu’il sera lui-même subjugué par l’opinion publique. Le changement qui s’opère dans les provinces espagnoles n’est pas le résultat d’une intrigue ni le produit de l’habileté diplomatique. On en est redevable, avant tout, à la force des choses. Quoi qu’il en soit, avant deux mois la pacification de l’Espagne fournira au ministère un magnifique paragraphe pour le discours de la couronne.

Avant deux mois, l’Orient aussi sera probablement un beau thème pour l’éloquence ministérielle. Les fantaisies de lord Palmerston ont fort heureusement échoué contre le bon sens national. L’Angleterre n’entend pas faire bon marché de notre alliance pour se jeter dans je ne sais quelles aventures avec sa véritable rivale, la Russie.

Délivré avec bonheur des soucis de cette première phase, le ministère voit l’affaire d’Orient se simplifier et se présenter sous un aspect plus conforme aux intérêts de la France et de l’Europe. Par cela seul que les projets auxquels le gouvernement français ne pouvait adhérer ont échoué, les propositions de la France ont dû prendre le dessus, dominer la discussion, et rester seules l’objet des négociations. La question ainsi posée, il ne s’agit plus que de savoir si on retranchera ou non quelque chose aux possessions actuelles de Méhémet-Ali. Le rôle de la France, appuyée de l’Autriche et de la Prusse, est de se placer comme médiatrice entre le pacha et la Porte, tout en faisant contre-poids en faveur du premier à l’Angleterre et à la Russie, qui, pour des raisons diverses, pèsent dans la balance au profit de la Turquie. Si la question pouvait être résolue en Europe, si on n’avait à redouter ni les complications que peuvent faire naître l’humeur et l’obstination de Méhémet-Ali, ni les faits imprévus qui peuvent toujours éclater d’un instant à l’autre dans un pays comme l’Orient, on pourrait affirmer que dans un mois un arrangement tolérable mettra fin pour le moment à cette immense question. Le ministère l’espère, et il a raison de l’espérer : des probabilités sont pour lui.

Il peut donc se flatter de se présenter aux chambres avec des chances favorables. En leur disant : Je vous apporte la transaction de l’Orient et la pacification de l’Espagne, le couronnement de Méhémet-Ali et l’exil de don Carlos, la monarchie constitutionnelle assurée dans la Péninsule et l’influence française à Constantinople et en Égypte ; qu’aura-t-il à craindre d’une chambre encore tout effrayée des souvenirs de la dernière crise ministérielle ? Si quelque voix accusatrice osait s’élever, le vainqueur de Toulouse aurait-t-il autre chose à faire que de monter à la tribune pour s’écrier : Messieurs rendons-nous à Notre-Dame remercier la Vierge pour tous nos succès ?

À l’intérieur aussi, le ministère a eu sa bonne fortune. L’opposition s’est jetée tête baissée dans les épines de la réforme électorale. L’opposition est plus que jamais divisée, déchirée, impuissante. Elle n’a pas assez de tout son temps pour ses querelles, ses récriminations, ses débats intérieurs. Le ministère se présentera aux chambres appuyé sur l’Espagne et l’Orient, et ne trouvant à combattre que des adversaires éparpillés, désunis, des soldats sans chefs, des chefs cherchant inutilement à rallier des soldats. Le ministère aurait eu la malice de jeter à l’opposition une pomme de discorde qu’il n’aurait pas mieux réussi.

On pourrait croire sérieusement que, dans cet état de choses, le ministère n’a, pour exister fort agréablement, qu’à le vouloir, qu’il traversera la session à pleines voiles, pour ensuite se reposer de nouveau sur un lit de roses, se bercer mollement de quelques velléités de changement et de réforme, et nommer des commissions ?

Ce serait une erreur. Les apparences sont trompeuses.

Il y a aujourd’hui dans toutes les situations, dans celle du ministère comme dans celle des chambres, dans celle de l’opposition, ou, à mieux dire, des oppositions, comme dans celles des partis gouvernementaux ; il y a, dis-je, quelque chose d’artificiel, de factice, nullement conforme à la marche régulière de nos institutions.

À qui la faute ? À tout le monde. Quelqu’un prétend-il être exempt de tout reproche ? Qu’il se lève et qu’il ose plaider non coupable. Où trouvera-t-il un jury qui l’acquitte ? pas même parmi ses amis.

Ce qu’on peut dire pour la défense des hommes, c’est que nul n’a été complètement le maître de sa position, que chacun a été plus ou moins fortement entraîné par les circonstances.

Il serait trop long de montrer aujourd’hui l’origine et le développement de ces fausses situations. Bornons-nous à signaler le fait ; quant à sa réalité, il suffit d’en appeler à la conscience publique.

Le ministère lui-même ne le contesterait pas. Il le sent, si je puis parler ainsi, en lui-même. Il reconnaît, après tout, que sa position manque de force et d’avenir. Cependant le cabinet n’est pas dépourvu d’hommes habiles ; il en est que tout ministère serait heureux d’avoir. D’où vient sa faiblesse ? De la situation et de l’arrangement.

Tout ce qui se dit, tout ce qui se fait depuis quelque temps, discours, écrits, tentatives, unions, ruptures, coalition, ministère du 12 mai, projets de réforme, tout, le bien comme le mal, n’est autre chose, à nos yeux, que l’effort d’une nature maladive, mais vivace, qui tend à se débarrasser des causes qui la vicient, et à retrouver le jeu régulier de ses organes.

Ne prenons pas les symptômes pour le mal, et ne cherchons pas le remède trop loin de nous, dans de chimériques fantaisies. Pour que tout, choses et hommes, rentre dans le vrai, il suffit de subordonner l’esprit au bon sens, et son amour-propre à l’avenir de la France.

C’est là en peu de mots le résumé et comme le bilan de la situation, telle qu’elle s’est formée depuis plus de six mois. Entrons maintenant dans les détails de la quinzaine.


En 1831, les paroles suivantes furent prononcées à la chambre des députés « L’extension de la capacité électorale est une conséquence de la charte nouvelle, car elle en est une promesse, et la charte de 1830 tiendra les siennes. Il nous a paru fondé sur la nature des choses et de notre gouvernement de confier au plus grand nombre possible de citoyens les droits politiques. Nous avons donc cherché à étendre les capacités électorales, en les demandant à tout ce qui fait la vie et la force des sociétés, au travail industriel et agricole, à la propriété et à l’intelligence. La propriété et les lumières sont donc les capacités que nous avons reconnues. Une fois fixés sur ce point, notre tâche devenait plus facile. La contribution publique d’une part, la seconde liste du jury de l’autre, nous procuraient une application immédiate et sûre de la théorie adoptée. » Qui parlait ainsi ? À qui appartiennent ces paroles ? À M. Odilon Barrot ? Non, à M. de Montalivet qui exposait, comme ministre de l’intérieur, les motifs du projet de loi sur les élections, présenté par le gouvernement. Le principe de la capacité a donc été reconnu sur-le-champ, sans aucune hésitation, par le pouvoir de 1830, et il fut offert à la sanction législative dans toute sa généralité. La chambre ne répondit pas par un grand empressement à un appel si franc et si complet : elle témoigna, par l’organe de M. Bérenger, rapporteur de la commission, combien il lui paraissait nécessaire d’agir progressivement, et de n’étendre les capacités politiques qu’avec mesure ; car, une fois accordées, si leur extension mettait l’état en péril, il n’y aurait plus possibilité de les restreindre, tandis qu’il serait toujours temps de les étendre davantage, après qu’un premier essai, fait avec prudence, aurait démontré qu’on pouvait le faire sans danger. On sait que la chambre rejeta successivement toutes les adjonctions proposées par le gouvernement ; toutefois elle permit au principe de la capacité de s’introduire dans la loi, par l’article 3. — Seront en outre électeurs, en payant 100 francs de contributions directes, les membres et correspondans de l’Institut, les officiers de terre et de mer, etc. — La loi du 19 avril 1831 a donc une double base ; elle admet en première ligne, et d’une manière presque exclusive, le principe de la propriété ; elle en fait la clé de voûte de l’ordre électoral et social, puis elle lui associe timidement, et par voie d’essai, le principe de la capacité. On voit que le législateur en a eu peur, et qu’il a voulu lui faire la plus petite place possible ; mais l’admission était déjà un fait considérable, et devait, si le principe était bon en lui-même, en assurer l’avenir. Or, il nous paraît difficile de nier que, dans notre société démocratique, telle qu’elle est organisée, la capacité intellectuelle, scientifique, professionnelle, soit un titre à l’exercice des droits politiques. Que le législateur soit exigeant pour la preuve de cette capacité, circonspect dans la mesure et le progrès de ses extensions, rien de mieux ; mais il ne nous semble ni juste ni politique de contester le principe en lui-même. Il revient aujourd’hui subir l’épreuve d’une discussion nouvelle, et cette fois il a pour contradicteurs des adversaires sur lesquels il lui était permis de ne pas compter ; il est vivement combattu par le radicalisme. À côté de la capacité vient de surgir, nous ne disons pas un principe, car c’est bien l’antipode d’un principe, mais le fait des prétentions du nombre. La réforme électorale, telle que la demande aujourd’hui M. Laffitte, qui présentait, il y a huit ans, au nom du gouvernement, la loi qui nous régit, n’est qu’un déguisement du suffrage universel, la glorification du nombre, de la multitude. La déclaration du radicalisme jette dans une sorte de juste-milieu M. Odilon Barrot, qui n’est plus que le champion d’un principe qu’admet la majorité en se réservant d’en régler l’application.

Il y a quelque courage, il faut le dire, de la part du député de l’Ain dans la réserve avec laquelle il a posé le problème de la réforme électorale et toutes les questions dans lesquelles il se subdivise. En examinant successivement si la proposition d’une réforme électorale est utile et opportune, si l’élection directe doit être maintenue, si le principe de l’adjonction des capacités, déjà admis dans la loi électorale, ne doit pas recevoir une application plus large, si les circonscriptions électorales actuelles satisfont aux conditions indispensables à toute élection politique, s’il ne faut pas demander certaines garanties à l’élu avant et après l’élection, si les fonctions de député doivent continuer à être gratuites, M. Odilon Barrot propose plutôt un sujet d’étude aux hommes politiques du parlement et de la presse, qu’il ne jette un cri de réforme. Aussi s’expose-t-il au double reproche d’être déclaré par les uns pusillanime, par les autres intempestif. Il n’en faut pas moins savoir gré à M. Barrot de sa modération, qui lui permettra de s’arrêter, et de bien constater les vœux et les besoins du pays avant de s’engager plus avant, et de s’efforcer, au milieu d’une indifférence générale, d’emporter de haute lutte des changemens peu désirés. Il peut sur ce point consulter M. Thiers, qui lui fera toucher au doigt l’état véritable de l’opinion, et le peu d’à-propos qu’il y a à vouloir lui inspirer une agitation factice. Nous sommes persuadés que M. Thiers ne voit pas dans l’adjonction des capacités une révolution sociale ; mais il a peu de goût pour ces changemens, qui sont plutôt des fantaisies que des nécessités, pour ces programmes qui semblent plutôt une distraction de députés en vacances qu’une œuvre politique, pour ces remaniemens d’institutions que la voix unanime de la France ne réclame pas impérieusement. Les véritables hommes d’état ne font pas du dieu Terme leur idole, mais ils se défendent de cette mobilité inquiétante qui introduit l’instabilité dans les lois. M. Thiers ne manquera pas d’excellentes raisons pour démontrer à M. Barrot que la réforme électorale n’est pas aujourd’hui une question politique, qu’elle n’est ni un désir du pays ni un remède aux inconvéniens que peut présenter la situation ; et s’il ne parvient pas à le persuader, à coup sûr il ne le suivra pas dans une manifestation sans à-propos et sans portée.

Il n’est guère possible qu’un homme comme M. Thiers ne soit pas l’objet d’une attention constante, tant de la part de l’opposition, qui cherche à s’autoriser de son nom, que des ministres, qui voient toujours en lui un concurrent redoutable. Il paraîtrait en effet que, préoccupés des soucis de la session, quelques amis du ministère ont eu sérieusement l’idée, en ralliant aux 221 mécontens ce qui reste de 213 fidèles au président du 22 février, de porter M. Thiers à la présidence de la chambre : ils n’ont oublié que d’obtenir son agrément. Une autre combinaison, plus récente, est venue croiser l’autre ; des amis et des membres du ministère, plus affectionnés à M. Guizot, et ne pouvant lui faire en ce moment la place qui tôt ou tard le réclame, ont pensé pour lui au fauteuil de la présidence. Mais nous croyons qu’ils ont trop oublié aussi sa vraie convenance à lui, et, disons-le, l’intérêt même de leur idée. Des hommes comme M. Guizot et M. Thiers, si bien placés qu’ils soient à la présidence de la chambre, ont mieux à faire que de remplir le fauteuil, quand la tribune les appelle à chaque instant pour diriger ou rectifier une situation dont ils forment une si grande partie eux-mêmes.

Les projets ne manquent pas non plus au cabinet pour la session prochaine : on en a publié une liste, destinée à donner une haute idée de la fécondité de M. le garde-des-sceaux en particulier. Il est toujours permis de se défier un peu de ces magnifiques promesses : les hommes politiques, ordinairement, annoncent moins qu’ils ne font. Le programme ministériel, déjà si long, recevra peut-être encore quelque addition d’ici l’ouverture des chambres. On parle d’un projet de loi de déportation, par lequel on veut rendre possible l’application de cette peine et la régulariser. Maintenant les condamnés à la déportation ne sont pas déportés, mais détenus à perpétuité dans une des prisons de l’état ; ce qui paraît à plusieurs une aggravation de la première peine. Le gouvernement songerait à faire cesser cet état de choses ; il espérerait trouver un lieu convenable de déportation dans une ou deux îles de l’Océanie que lui céderait l’Angleterre ; il aurait fait un appel à ce sujet à l’expérience et aux lumières de plusieurs personnes, entre autres de M. le duc Decazes. Si la France pouvait avoir un Botany-Bay, si elle pouvait ainsi dégorger ses prisons et travailler, dans un autre hémisphère, à l’amélioration morale des condamnés, les amis de l’humanité ne pourraient qu’applaudir à ce résultat. Nous aimons mieux des projets de cette nature que le dessein qu’on prête à M. le garde-des-sceaux de provoquer une révision des lois de septembre. M. Teste a apporté au ministère et au maniement des affaires une ardeur d’autant plus intense et d’autant plus vivace qu’elle a survécu à la jeunesse ; mais il ne faut pas que cette qualité, qui peut être précieuse quand elle est contenue dans de justes limites, l’emporte trop loin, le pousse à s’attaquer à tout ; on juge, on apprécie un ministre autant par ce qu’il ne fait pas que par ce qu’il fait. C’est ce dont nous voudrions également voir convaincu M. le ministre des finances, s’il est vrai qu’il prépare une loi sur la conversion des rentes, s’il est vrai qu’il ne veuille pas laisser s’écouler la session prochaine sans opérer cette révolution financière. Mais jamais les circonstances n’ont moins permis de songer à une mesure si inquiétante et si délicate. Quand on a parlé de la conversion des rentes, les affaires extérieures n’étaient pas arrivées à ce degré de complication où nous les voyons aujourd’hui. Le drame si embrouillé qui se joue tour à tour à Constantinople et à Alexandrie n’avait pas commencé ; il n’y avait pas à l’intérieur autant d’inquiétudes et de souffrances ; l’industrie n’était pas arrivée à cet état de langueur et de dépression sous lequel elle se débat si péniblement. Loin d’annoncer la conversion des rentes, il faudrait, au contraire, déclarer qu’on n’y songera pas de long-temps. Déjà la commission nommée par M. le garde-des-sceaux pour examiner la transmission des charges et des offices a effrayé beaucoup d’intérêts. Faut-il encore jeter d’autres alarmes parmi les rentiers ? De cette manière on porterait la perturbation dans tous les élémens de la fortune publique, dans tous les capitaux et toutes les existences. Sans pousser trop loin ces craintes, nous ne saurions trop recommander au ministère de rassurer, s’il se peut, l’opinion, de raffermir l’esprit public par une attitude plus conservatrice. On ne gouverne ni n’administre en cédant aux exigences de quelques passions ou à l’appât de quelques éloges.

Le cabinet cherche sans doute, dans ses actes et dans ses choix, à tenir la balance égale entre les deux portions de la chambre. La nomination de M. Paganel comme secrétaire-général au département du commerce est une satisfaction donnée à l’ancienne majorité ; mais alors pourquoi avoir refusé à M. Martin du Nord la première présidence de la cour royale d’une ville dont il a été si long-temps le premier avocat ? Est-il vrai que le cabinet du 12 mai aurait allégué qu’il ne pouvait rien faire pour un ministre du 15 avril ? Le mot ne serait ni poli ni politique. Le ministère s’aliénerait ainsi une grande partie des 221, dont cependant l’appui lui est indispensable : il repousserait dans les rangs de ses adversaires un homme de talent et de courage, qui non-seulement sait tenir la tribune, mais dont l’esprit incisif sait se faire craindre et goûter dans les couloirs de la chambre. Il nous semble que l’ancien procureur-général de la cour royale de Paris, le magistrat qui avait assumé sur lui tout le poids du procès d’avril, le travailleur infatigable qui s’était mis si rapidement au courant des détails compliqués du département du commerce, méritait bien, de la part du cabinet du 12 mai, l’institution à la présidence de la cour de Douai. C’est un devoir pour tous les hommes, quels que soient leurs antécédens et leurs amitiés politiques, de prendre, dès qu’ils entrent au pouvoir, des sentimens à la hauteur de leur situation nouvelle. On n’est pas ministre pour écouter des souvenirs hostiles, pour obéir à de petites rancunes. Si l’on s’abandonne à ces mesquines passions, on nuit au pouvoir, dont on est cependant le soutien officiel ; on affaiblit l’action gouvernementale, dont l’intérêt suprême doit planer au-dessus des divisions d’hommes et de coteries.

Les conseils d’une haute politique ne doivent cependant pas manquer au cabinet du 12 mai, qui se distingue, dit-on, par une louable déférence envers la royauté. C’est même là pour lui, comme pour tous, une garantie. Si, à l’intérieur, une activité malheureuse voulait, en innovant inconsidérément, se signaler par des changemens et des créations, la sagesse royale serait là pour tempérer ce zèle impétueux, et en détourner les malencontreux effets ; au dehors, la haute expérience du roi est pour le ministère un enseignement toujours ouvert et toujours sûr.

Cet enseignement n’a pas dû lui manquer dans l’affaire d’Espagne ; on s’applaudit de la voir presque menée à fin, et le ministère peut se féliciter d’y avoir aidé par les mesures prises à la frontière, qu’il a fait strictement exécuter. Mais serait-il vrai que la négociation avec Maroto était dès long-temps pendante ? Le général Maroto avait en effet, si nous sommes bien informés, envoyé à Paris un agent, quelques jours avant la retraite du ministère du 15 avril, pour proposer la pacification des provinces basques. Ne pouvant lui-même entamer cette négociation importante, M. Molé avait, en se retirant, conseillé l’envoi d’un agent français en Espagne, pour diriger une crise qui était imminente, et assurer à la France les avantages qu’elle y devait trouver. Depuis l’affaire d’Estella, il considérait la cause de don Carlos comme perdue, comme ruinée aux yeux même de l’Europe, par l’abaissement où le prétendant était tombé. C’était donc le moment d’agir, et l’un des fâcheux effets de la retraite du ministère du 15 avril a été de faire ajourner et de remettre à la force des choses ce qu’il aurait efficacement aidé.

Au reste, don Carlos montre, à Bourges, moins d’entêtement qu’on n’aurait pu le penser à reconnaître combien sa chute est irréparable. Le malheur ouvre si bien les yeux ! Peut-être même, avant de quitter l’Espagne, son aveuglement commençait-il à se dissiper. On prétend que dans le principe on ne l’avait pas trouvé trop éloigné de l’idée de traiter, par l’intermédiaire de Maroto, avec le gouvernement de la reine Christine ; mais les moines s’en mêlèrent, et, grace à eux, ces lueurs de bon sens et de raison s’évanouirent bientôt dans l’esprit du prétendant. Aujourd’hui, docile du moins en apparence, il vient d’accéder aux exigences du gouvernement français ; deux agens, chargés de ses pouvoirs pour Cabrera et le comte d’Espagne, ont quitté Bourges il y a peu de jours, se rendant à Bayonne. L’évènement prouvera bientôt jusqu’à quel point don Carlos est sincère dans cette démonstration, jusqu’à quel point il sera obéi par ses lieutenans. Une dernière lutte, vive et acharnée, n’a rien d’invraisemblable. Cabrera est jeune, ardent ; il doit, pour sa part, chercher un coup d’éclat ; il peut répondre que don Carlos, en l’autorisant à déposer les armes, n’est pas libre, et lui écrit sous l’empire d’une violence morale à laquelle il ne peut résister. Mais jusqu’à quel point sera-t-il suivi par ses soldats ? Dans quelle mesure le désir de la paix a-t-il pénétré dans le cœur de ses troupes et dans l’ame des populations sur lesquelles il pèse avec son armée ? Nous le saurons prochainement. Cependant, à Madrid, on n’est pas sans inquiétude ; on attend avec anxiété l’issue de la rencontre du maréchal Espartero avec la dernière réserve du parti. Les intrigues carlistes ne se ralentissent sur aucun point. Le gouvernement n’ignore pas qu’il a tout à craindre de l’influence que certains esprits exaltés conservent encore sur le caractère indécis et faible du prétendant. C’est ainsi que ce qui se fait à Bourges se défait à Paris, dans les conseils secrets tenus par d’anciens ministres de Ferdinand, qui proclament ouvertement la légitimité de leur cause, et travaillent au grand jour, et sans qu’on y mette obstacle, à ruiner d’avance tout projet de conciliation. Les hommes d’Estella, non contens d’avoir causé, par leur fanatisme, la défection de Maroto, poursuivent don Carlos jusque dans son exil, et ne craignent pas de se montrer arrogans envers lui, et de laisser voir le peu de cas qu’ils font de ses volontés lorsqu’elles contrarient leurs prétentions. Ainsi le marquis de Labrador, que l’on dit en correspondance suivie avec M. de Metternich, se fait surtout remarquer par l’activité de ses manœuvres et la jactance de ses espérances.

L’Orient continue d’être la grande question. Le monde politique s’est vivement préoccupé d’une intrigue que le cabinet russe a voulu nouer avec le ministère anglais. On s’était proposé, à Saint-Pétersbourg, de mettre à profit le refroidissement qui régnait entre la France et l’Angleterre, et de séduire l’ambition britannique par l’appât des propositions les plus brillantes. La Russie n’offrait rien moins à l’Angleterre que de lui laisser toute liberté d’agir contre l’Égypte ; comme réciprocité, l’Angleterre lui aurait laissé pousser une armée jusqu’à Constantinople, et la Russie aurait renoncé au traité d’Unkiar-Skelessi. Le premier mouvement du cabinet de Londres fut d’accueillir avec joie l’ouverture ; mais bientôt la réflexion vint amortir tout cela. Les concessions de la Russie n’ouvraient pas le port d’Alexandrie à la flotte anglaise ; c’était l’occasion d’une guerre et tous les hasards d’une conquête que la Russie offrait à sa chère alliée, pas autre chose. Et la France laisserait-elle sans coup férir envahir l’Égypte, l’Égypte si pleine de souvenirs français, sur laquelle le pays de Napoléon ne peut renoncer à une domination personnelle qu’à la condition de n’y voir jamais régner une rivale, mais d’y trouver toujours un allié fidèle et indépendant de toute suzeraineté européenne ? D’ailleurs, que la Russie occupât Constantinople, en renonçant au traité d’Unkiar-Skelessi, n’était-ce pas une déception ? Que lui servait le traité dès qu’elle tenait l’objet de sa longue convoitise ? L’Angleterre, en acceptant cette renonciation, ne reconnaissait-elle pas un traité que toujours elle et la France avaient déclaré ne pas exister à leurs yeux ? Tout cela était donc spécieux et dérisoire ; tout cela cependant a occupé sérieusement le cabinet wigh. Lord Palmerston ne put se dispenser, avant de répondre à l’agent russe, de toucher à la France quelque chose de cette singulière proposition ; on peut s’imaginer comment fut reçue une pareille ouverture. De leur côté, les tories, instruits de cette communication de Saint-Pétersbourg, s’en emparèrent avec empressement pour en faire contre le cabinet whig une menace d’hostilité et même de renversement. Mais l’opinion nationale et les difficultés insurmontables qui se présentaient du côté de la France, refroidirent bientôt l’effervescence de lord Palmerston, et ramenèrent ce pétulant diplomate à la nécessité de combiner sa marche avec la nôtre. Il a du moins voulu se faire un mérite de cette volte-face auprès du cabinet du 12 mai, auquel en effet ce retour de l’Angleterre a donné pour quelque temps une assiette plus ferme.

La médiation de la France en faveur du pacha d’Égypte va le trouver dans une situation heureuse qu’il s’attache à fortifier tous les jours. Son nom divise, à Constantinople, le harem et le divan ; jamais plus d’intrigues ne se sont croisées, et sur ce point l’Orient n’a rien à envier à l’Occident. Comme pour contrefaire jusqu’au bout ce qui se passe chez les puissances chrétiennes, l’Orient a aussi un prétendant : c’est Ahmet-Nadir-Bey, qui se dit fils de Mustapha IV. On se demande qui l’a produit et le fait mouvoir, on cherche de quelle intrigue il pourrait être l’instrument. Nadir-Bey est un homme de trente ans environ, il porte habituellement, et avec une aisance qui n’est pas sans graces, les vêtemens européens. Cependant, dernièrement à Malte, il semblait, par la magnificence de son costume oriental et de son turban, vouloir faire la satire de la réforme de Mahmoud, et de l’habit étriqué de l’envoyé turc, qui se trouvait à l’Opéra le même jour. Pour expliquer sa naissance et ses prétentions, Nadir a rédigé une sorte de mémoire dont nous avons sous les yeux une copie manuscrite. Cette pièce a toute l’emphase orientale ; elle n’offre rien de saillant ni pour les aventures ni pour les pensées. Nadir-Bey a vécu tour à tour à Constantinople, en Russie, en Pologne, en Moldavie ; il a été quelque temps au service de Méhémet-Ali, comme officier instructeur et comme aide-de-camp d’Ibrahim-Pacha. S’il a quitté l’Égypte, c’est qu’enfin le remords le prit de servir un homme qui était l’ennemi déclaré de son oncle le sultan Mahmoud : c’était s’armer un peu tard d’un pareil scrupule. Maintenant, dit-il, il parcourt le monde pour son instruction, et se plaint d’être partout en butte aux persécutions de la sainte-alliance. On voit que l’instruction de Nadir-Bey ne lui a pas encore appris qu’il n’y a plus de sainte-alliance. Il termine son mémoire en souhaitant à son oncle Mahmoud les félicités célestes ; il n’a plus pour lui ni fiel ni rancune. Il est difficile, dans une époque de publicité comme la nôtre, qu’un pareil personnage puisse faire quelques dupes et jouer un rôle.


Essais d’histoire littéraire, par M. Géruzez[1].

Chargé depuis plusieurs années de suppléer M. Villemain et s’en montrant de plus en plus digne chaque jour par l’étude comme par le goût, M. Géruzez a déjà recueilli plusieurs parties intéressantes de son enseignement. Cette fois, il n’a prétendu donner que quelques morceaux, des portraits détachés et qui appartiennent à diverses époques, depuis saint Bernard jusqu’à notre élégie contemporaine. Sous son titre modeste, ce volume est d’une lecture aussi agréable qu’instructive, de ce qu’on peut appeler une excellente littérature. Rien de mieux touché que les portraits de Jodelle, de d’Aubigné, de Malherbe, de Sarasin ; les faits curieux, les anecdotes piquantes sont amenées à devenir des traits de caractère, et cela sans paradoxe, sans exagération, dans un certain milieu modéré qu’un sentiment juste remplit. Les portraits dans lesquels il peut entrer du moraliste et qui prêtent à une psychologie délicate, sont peut-être ceux qui conviennent le mieux à M. Géruzez. Avec Pascal, avec La Rochefoucauld, il s’est surpassé. « Pascal, dit-il au début, semble avoir reculé les limites de l’intelligence humaine, mais il n’a pas atteint celles de son génie. » On ne peut mieux dire en moins de mots ; on ne saurait ouvrir le compas devant Pascal dans un angle plus exact et plus rigoureux. Le La Rochefoucauld de M. Géruzez est d’une vue aimable ; en défendant la nature humaine, M. Géruzez s’est consulté lui-même, il se rattache à cette psychologie morale qu’ont honorée tout d’abord les Jouffroy, les Damiron, et à laquelle il est lié plus pieusement encore par le souvenir fraternel de Farcy. Mais ne flatte-t-il pas un peu M. de La Rochefoucauld en atténuant ses maximes ? et ne lui fait-il pas aussi quelque tort en lui refusant l’intention profonde que le chagrin moraliste n’a qu’à peine dissimulée ? Dans les Essais de Morale, de M. Vinet, il y a un chapitre sur La Rochefoucauld qu’on rapprochera utilement de celui de M. Géruzez pour rembrunir ce dernier. Sans doute c’est à propos de ses injures personnelles que La Rochefoucauld est arrivé à ériger ses maximes générales ; mais en est-il jamais autrement ? L’homme arrive-t-il jamais à une idée générale, sinon à propos d’un sentiment particulier ? Il n’importe au moyen de quelle pointe on ait percé la cloison, pourvu qu’on voie. Dans tous les cas, c’est le succès de ce genre d’appréciations délicates et de portraits que de provoquer quelque discussion, et comme de ranimer l’entretien autour des personnages qu’on fait revivre. Le volume de M. Géruzez produira cet effet pour quelques noms choisis. Le goût, la décence, la justesse, une ame bienveillante, une instruction variée, ingénieuse, y forment les principaux traits ; ce sont là des mérites de plus en plus rares, et qu’on est heureux de rencontrer. Quant aux critiques de détail, elles seraient en très petit nombre : je demanderai seulement si les Mémoires de Sallengre sont du marquis ou simplement de monsieur de Sallengre.


NOUVEAU RECUEIL DE CONTES, DITS ET FABLIAUX DU XIIIe ET DU XIVe SIÈCLE[2].

Il y a trois sources bien distinctes des fabliaux du moyen-âge : les uns remontent directement à l’antiquité et procèdent des traditions grecques ou romaines, modifiées par le morcellement successif des générations et des siècles ; les autres sont venus, aux trouvères, du sein des littératures de l’Orient, par l’intermédiaire des Hébreux et des Arabes. Mais jusqu’ici il n’y a qu’imitation, et le caractère propre, individuel des fabliaux du moyen-âge, ne se révélera que dans les pièces inspirées aux conteurs par la vie pratique et contemporaine, par les évènemens, les mœurs et les vices de leurs temps. Ces trois divisions établies, il faudrait appliquer aux productions légères de la langue d’oil les catégories et les divisions ingénieuses introduites par M. Raynouard dans les poésies subsistantes des troubadours. C’est ce que M. Ampère, dans son excellent cours du collége de France, n’a pas manqué de faire avec cette habile perspicacité et cette sûreté de vues qui distinguent son enseignement. En parlant au long, l’année dernière, des fabliaux, M. Ampère n’a rien laissé à dire sur un sujet que le zèle de quelques jeunes éditeurs vient chaque jour élargir et étendre par la publication de documens nouveaux.

Pour ne parler que des fabliaux, de cette littérature dont la forme est propre au moyen-âge, dont la naïveté de récit devait aboutir à La Fontaine, dont la malignité caustique devait avoir Voltaire pour dernier mot, genre essentiellement français, ou dont l’antériorité française au moins est incontestable, il est inutile de rappeler que plusieurs recueils estimables, donnés tour à tour par Legrand d’Aussy, Barbazan et Méon, avaient déjà initié le public littéraire à ces poésies long-temps négligées, et qui appellent plutôt, il faut le dire, un jugement sévère qu’un engouement peu réfléchi. Le volume donné aujourd’hui par M. Achille Jubinal est destiné à continuer les recueils ; il contient ving-huit pièces nouvelles, dont quelques-unes sont fort curieuses et d’un intérêt véritable pour l’histoire des mœurs et des usages du XIIIe au XVe siècle. Peut-être un choix moins indulgent, une sympathie moins prévenue pour les productions peu classiques du moyen-âge, eussent-ils éliminé bien des strophes insignifiantes et même quelques pièces d’une valeur moindre ; mais, en somme, cette publication mérite tous nos éloges. Le texte est pur en général, et il est évident que M. Jubinal s’est, avant tout, attaché à la correction. C’est là un mérite assez rare, bien qu’on en fasse volontiers parade aujourd’hui, et qu’on cache trop souvent des erreurs inqualifiables sous des notes bien lourdes et bien inutilement scientifiques. J’eusse désiré seulement, en tête de chaque fabliau de M. Jubinal, une analyse brève et succincte, qui, au besoin, pût dispenser de la lecture complète des pièces, lesquelles ne présentent pas à tout le monde le même intérêt. Chacun ainsi y eût trouvé sa part, et l’usage de ce recueil eût été, sans nul doute, plus utile et plus commode.


  1. Paris, Hachette, 12 rue Pierre-Sarrazin ; et Gratiot, 11 rue de la Monnaie.
  2. Publié par M. Jubinal, chez Pannier, rue de Seine, 23.