Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1839

Chronique no 181
31 octobre 1839
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
Séparateur



31 octobre 1839.


En Espagne, les espérances qu’avait fait naître la convention de Berga ne paraissent pas se réaliser. Cabrera et le comte d’Espagne résistent aux ordres du prince, à l’habileté des négociateurs, à l’exemple de la Biscaye et de la Navarre. Cabrera se fortifie et s’approvisionne. Espartero appelle de toutes parts des renforts, des vivres, des munitions ; mais il ne marche vers l’ennemi qu’à pas comptés. Certes, on ne dira pas qu’il veut être appelé le César de l’Espagne ; il se contente d’en être le Fabius. On aurait tort de blâmer une sage lenteur ; un échec de l’armée constitutionnelle serait un incalculable désastre. Cependant il y a des bornes, même à la prudence. L’hiver approche avec ses neiges, ses pluies, et toutes les difficultés qu’il oppose dans les pays de montagnes au mouvement des armées et aux opérations militaires. Le duc de la Victoire, tout fier de ses succès diplomatiques, voudrait-il rester l’arme au bras jusqu’à l’année prochaine ? Le retard serait plein de dangers.

Le parti fanatique pourrait recevoir de nouveaux encouragemens et retrouver toutes ses illusions. L’Espagne verrait le désordre de ses finances s’accroître et perdrait tous les fruits de son brillant essai de pacification et de concorde. Peut-être un danger plus grave encore pourrait-il se préparer pour l’Espagne. L’unité espagnole est loin d’être un fait accompli. Qui peut assurer, la lutte se prolongeant, que la convention de Berga et la reconnaissance des fueros ne réveilleront pas les souvenirs et les regrets de leur ancienne nationalité dans la principauté de Catalogne et dans le royaume d’Aragon, et que la royauté de Madrid ne lira pas un jour sur les drapeaux aragonais le fameux si non, non ?

Cabanero, ci-devant chef carliste, aujourd’hui aide-de-camp d’Espartero, dans une proclamation adressée aux Aragonais pour les détacher de Cabrera, traite celui-ci de Catalan, et lui reproche, entre autres, la protection qu’il accorde à ces mercenaires catalans. Singulière manière de travailler à l’unité nationale de l’Espagne !

Espartero ne voudrait pas, nous en sommes convaincus, fournir par une inaction prolongée des prétextes à la malveillance ; il ne voudrait pas donner à penser qu’il aime mieux le rôle de général en chef à la frontière que celui de grand citoyen à Madrid, et qu’au lieu de se mêler aux orages parlementaires, il veut se réserver le moyen de faire entendre à tous ses adversaires son redoutable quos ego.

Don Carlos est toujours à Bourges. On paraît avoir compris que rien ne serait plus inopportun que de lui délivrer des passeports au moment où ses lieutenans résistent à ses ordres apparens ou réels, et où sa sortie de France serait représentée, aux populations abusées, comme une reconnaissance tacite de ses prétentions royales. Le départ de don Carlos pour l’Allemagne, avant l’entière pacification des provinces, n’a été possible que le jour de son entrée en France. Alors le gouvernement français aurait agi de son propre mouvement ; en l’envoyant en Autriche, il pouvait dire qu’il l’éloignait davantage de l’Espagne et des légitimistes français, que sa garde en France était difficile et nullement nécessaire, que l’Autriche, après tout, n’avait aucun intérêt à lui permettre de rallumer la guerre civile dans un moment où la question d’Orient devait faire désirer au gouvernement autrichien que rien ne vînt distraire l’attention et les forces de la France et de l’Angleterre. Bonnes ou mauvaises, ces raisons étaient du moins plausibles, et n’avaient rien de contraire à la dignité nationale. Aujourd’hui, la délivrance des passeports ne serait qu’un acte de faiblesse ou un fait inexplicable. La France, usant d’un droit incontestable, a cherché, dans une mesure très compatible avec les égards dus à la grandeur déchue et aux erreurs politiques, une garantie contre le retour sur ses frontières d’une guerre civile qui n’était pas sans quelque danger pour elle, et qui l’obligeait à de grands sacrifices. Pourquoi changerait-on d’avis ? Les lieutenans de don Carlos ont-ils déposé les armes ? Don Carlos, du moins, a-t-il reconnu la reine Isabelle, et ôté par là tout prétexte à l’insurrection ? Non. Dès-lors, pourquoi le gouvernement français renoncerait-il à une garantie qu’il a déclaré lui être nécessaire ? Quel est le fait nouveau qui pourrait justifier sa résolution ? Que dirait-il aux chambres, à la France, pour prouver qu’il devait retenir don Carlos à la fin de septembre, et qu’il doit lui ouvrir la frontière au commencement de novembre ?

Nos relations avec l’Espagne ont dû aussi entrer en ligne de compte dans les délibérations du conseil au sujet de don Carlos. Le parti exagéré n’est pas, à vrai dire, fort nombreux dans la Péninsule ; là, comme ailleurs, il est plus encore tracassier qu’habile, plus bruyant que redoutable. La grande majorité de la nation est franchement ralliée autour du trône, et obéit à ses habitudes monarchiques. Heureusement pour l’Espagne : car le lien politique de ses provinces est encore si faible, qu’elle serait menacée de dissolution le jour où le pouvoir royal ne serait plus assez fort pour maintenir l’unité. Cependant le ministère espagnol est faible ; il manque lui-même d’unité, de force, de capacité. Au lieu de profiter de la convention de Berga pour renvoyer les députés devant leurs électeurs, et demander à la reconnaissance nationale une chambre moins divisée et toute pénétrée des vrais besoins du pays, qui sont dans ce moment l’ordre et la force, il a compté sur l’enthousiasme de la chambre elle-même, comme si les hommes de parti se modifiaient du jour au lendemain, comme s’ils se laissaient toucher par les succès de leurs adversaires, comme si l’abaissement de don Carlos, en les délivrant de toute crainte, ne devait pas, au contraire, leur donner plus de courage pour tenter de soumettre l’Espagne à leurs expériences politiques. Le ministère se décompose. La dissolution de la chambre, toujours nécessaire, devient cependant moins facile et ses résultats moins certains. Si les nouvelles de l’Aragon et de la Catalogne n’étaient pas favorables, ces difficultés s’aggraveraient, et le gouvernement espagnol verrait renaître ses périls et ses plus cruels embarras. La France, son alliée naturelle, ne voudrait pas y ajouter en mettant soudainement don Carlos en liberté, et en donnant ainsi aux chefs carlistes un moyen d’égarer de plus en plus les populations insurgées.

Le ministère français se trouve, à l’égard de l’Espagne, dans une position heureuse, mais délicate. Le moment est arrivé de resserrer nos liens avec la nation espagnole. Mais nous ne sommes pas seuls à Madrid. C’est un terrain où pourraient facilement se rencontrer, se heurter même, des rivalités politiques et commerciales. Le ministère saura-t-il prévenir ces luttes, éviter le choc, sans rien sacrifier des intérêts et de la dignité de la France ? Saura-t-il fortifier notre alliance avec l’Espagne sans compromettre, par sa faute du moins, notre alliance avec l’Angleterre ?

L’Angleterre est placée dans de dures nécessités. Ses crises commerciales ne sont pas des accidens ; et il est à craindre qu’elles ne deviennent de plus en plus fréquentes et, redoutables. Il faudrait, pour les prévenir, un autre système commercial en Europe ; et d’autres lois en Angleterre. Or, il est tout aussi difficile de faire adopter ces lois à l’aristocratie anglaise que de faire élargir les portes des douanes sur le continent. L’Angleterre a donné au monde de terribles leçons de monopole et d’égoïsme politique : elle doit reconnaître que les disciples font honneur au maître. Dans cette lutte insensée, les plus douloureuses épreuves étaient, par la force des choses, réservées à la nation qui avait la première, par l’action du monopole, secondé par les circonstances politiques, donné un développement exagéré à sa population industrielle.

Depuis vingt ans, la situation économique de l’Angleterre occupe presque exclusivement ses conseils ; elle est la clé de sa politique. La reconnaissance, précipitée peut-être, des états de l’Amérique du Sud, de ces gouvernemens qui ont toute la barbarie des sauvages qui les avoisinent et qui n’ont emprunté aux Européens que l’insolence, l’intrigue et un langage vide et sonore ; son inquiétude pour tout ce qui de près ou de loin touche à l’Inde, sa conduite à l’égard du Portugal, de l’Espagne, de l’Orient, sa bonne politique comme ses erreurs, tout s’explique en définitive par le besoin qu’elle a de conserver ses anciens débouchés et de s’en ouvrir de nouveaux, par sa sollicitude pour ses immenses possessions, et la crainte d’être prévenue ou suivie de trop près sur les nouveaux marchés qu’elle convoite.

Dans l’Inde, une sorte de fatalité la poursuit et la pousse tous les jours plus loin. Comme Napoléon ne pouvait plus s’arrêter en Europe, et qu’après avoir occupé Naples, Vienne et Berlin, il se croyait fatalement lancé vers Cadix et Moscou, la puissance anglaise étend sans cesse les bras dans les Indes. Elle vient de saisir Ghizny et Caboul. L’Angleterre aussi abat et élève des trônes, s’entoure de princes indiens qui ne sont que ses préfets, et prépare de nouvelles incorporations et de nouveaux agrandissemens à ses immenses possessions dans l’Asie. Nul ne sait ni où ni comment, mais l’obstacle insurmontable se montrera tôt ou tard ; le jour de la réaction arrivera : il est arrivé pour toutes les monarchies colossales, pour Rome, pour l’empire napoléonien, et l’Angleterre n’a pas ici-bas le privilége de l’infini.

En ce moment, ses préoccupations et ses inquiétudes, et un peu aussi l’humeur fantasque et l’esprit prime-sautier de lord Palmerston, l’ont jetée loin du but dans la question capitale du jour, la question d’Orient. La marche à suivre paraissait cependant bien naturelle et bien simple. L’Angleterre, la France et l’Autriche avaient également à redouter les entreprises de la Russie sur l’Orient et les conséquences du traité non reconnu d’Unkiar-Skelessi. Quoi de plus simple que d’intervenir, comme on l’a fait, pour arrêter les hostilités entre la Porte et le pacha, en les invitant en même temps, dans leur propre intérêt musulman, à conclure de leur plein gré un traité définitif ? En attendant, par la seule réunion des flottes, on aurait pris une position formidable, mais qui n’aurait fourni aucun prétexte et aurait ôté toute envie aux Russes de jeter un corps d’armée à Constantinople, prétexte au surplus que ne cherchait pas, envie que n’avait point dans ce moment le cabinet russe.

On a préféré se porter médiateurs actifs, se constituer gérans d’affaires de la Turquie et de l’Égypte. Soit. C’est le temps des interventions, des conférences et des protocoles. Partout où l’influence européenne peut atteindre, il n’y a de fait que cinq ou six états qu’on puisse sérieusement appeler indépendans. Le rôle de l’Angleterre dans ces négociations n’aurait pas dû être l’objet d’un doute sérieux. Déjà alliée de la France, elle n’avait qu’à chercher la coopération de l’Autriche et de la Prusse, et à accepter celle de la Russie, s’il lui convenait de la donner, pour déterminer le sultan et Méhémet-Ali à signer plus promptement encore le traité qu’ils auraient fait ou dû faire, si on les avait laissés à eux-mêmes. Le pacha avait pour lui à la fois une longue possession et la victoire, tout ce qui transforme le fait en droit ; la conclusion était évidente. La paix aurait été rétablie et l’empire ottoman aurait été sauvé, car l’essentiel n’est pas de savoir s’il aura un ou deux chefs, mais s’il existera ou non, si ses positions les plus importantes deviendront ou non la conquête d’une puissance européenne. Mais d’un côté la Russie ne se souciait point, on le comprend, de voir la question d’Orient décidée dans un congrès à la pluralité des voix. Elle n’aime les congrès que lorsqu’elle espère y pouvoir étouffer la liberté d’un peuple. D’un autre côté, l’Angleterre est pleine de soupçons, d’inquiétudes, d’incertitudes peut-être, à l’endroit de l’Égypte et de la Syrie, et lord Palmerston n’est pas homme à contenir ses antipathies et ses préventions à l’égard du pacha d’Égypte.

On sait tout le parti que les Russes ont cherché à tirer de ces dispositions de l’Angleterre. C’était leur droit, et, il faut le reconnaître, ils ont habilement manœuvré. S’ils n’ont pas réussi à entraîner l’Angleterre dans une grosse aventure, ils ne l’ont pas moins aidée à se fourvoyer et à jouer un rôle autre que celui que son intérêt bien entendu et l’intérêt européen lui prescrivaient. Désormais chacun agit pour son compte, et l’alliance anglo-française, qui aurait dû mettre un si grand et légitime poids dans la balance, n’a produit pour la question d’Orient aucun des effets qu’on avait le droit d’en attendre. L’Europe, qui devait aider l’Orient à se réorganiser sur des bases fermes et durables, n’a été pour lui qu’un embarras de plus et un obstacle ; elle n’a su ni le laisser faire ni agir pour lui. Après l’avoir enchaîné, elle s’est demandé ce qu’il y avait à faire, et au milieu de ses longues délibérations, de ses notes, de ses projets, de ses débats, elle paraît s’être endormie.

Cependant l’Égypte n’est pas la Belgique, et la Porte n’est pas la Hollande. Méhémet-Ali est vieux, et il est Turc. Il peut mourir demain, et nul ne peut dire quelles seraient les conséquences de sa mort. Il peut aussi s’impatienter, comme un vieillard qui se croit joué et ne veut pas perdre le fruit des travaux de toute sa vie, comme un bon musulman qui, fatalement appelé à régénérer l’empire des croyans, sait qu’il n’a rien à craindre des menaces des infidèles ; il peut aussi trouver un motif d’agir dans le peu d’accord qui se manifeste entre les puissances de l’Occident. La Turquie, de son côté, est trop faible, trop désorganisée, pour qu’elle puisse supporter les interminables longueurs de la diplomatie avec l’impassibilité hollandaise. Plus de flotte, plus d’armée, pour monarque un enfant, pour ministres des hommes divisés d’opinion, ayant foi l’un dans l’Angleterre, l’autre dans la Russie, l’autre dans la France, nul dans la Turquie, dans ses forces, dans son avenir, et, par-dessus tout cela, brillant en Égypte, et attirant sur lui tous les regards, un homme de génie, de leur croyance, heureux, puissant, qui a pour lui le vrai Dieu des fatalistes, le succès. L’état de marasme peut se prolonger. Constantinople le sait ; elle fut témoin de la longue et honteuse agonie de l’empire byzantin. Mais aussi un incident grave, une catastrophe même peut arriver d’un instant à l’autre. Qui en profiterait ? Serait-ce l’Angleterre ? Serait-ce la France ? Probablement ni l’une ni l’autre.

D’un autre côté, la Russie ne renonce pas légèrement à ses projets. Ce qu’elle a une fois tenté à Londres, elle le tentera encore, et Dieu sait ce qu’elle pourra promettre ou accorder le jour où il lui conviendra de sortir de son apparente inaction et de se donner à tout prix un puissant allié.

Quoi qu’il en soit, le ministère ne se flatte plus de pouvoir annoncer aux chambres la conclusion des affaires d’Espagne et d’Orient. Le temps marche plus vite que les affaires. L’adresse sera plus modeste et la discussion plus difficile. On n’évite jamais les embarras de tribune par une fin de non-recevoir tirée des négociations pendantes. Ce sont des écueils qu’il faut savoir tourner, et les pilotes habiles sont rares sur une mer si orageuse. Le ministère compte, et il a raison d’y compter, sur la rare sagacité d’esprit et sur la parole éloquente et adroite, vive et contenue de M. le ministre de l’instruction publique. Ce sera encore une bataille gagnée par la réserve.

Le bruit se répand que M. Schneider se prépare à quitter le portefeuille de la guerre. On ne l’aurait pas trouvé, les uns disent assez habile, les autres assez docile. Il est à craindre que la modestie n’empêche M. le président du conseil de proposer au roi l’homme que nul ne peut remplacer dans l’hôtel de la rue Saint-Dominique, celui que ses antécédens, ses travaux, sa renommée, sa gloire, que tout, en un mot, appelle à la direction et au commandement de notre armée, le ministre de la guerre par excellence. Diriger à la fois deux ministères, dont l’un par personne interposée, est une entreprise pleine de difficultés et de périls. Les plus habiles y ont échoué.

Au surplus, ce bruit se dissipera peut-être, et le ministère se présentera aux chambres, très probablement, sans modification aucune.

Il ne se trouvera pas en présence d’une coalition. S’il doit tomber à la session prochaine, il ne sera pas renversé bruyamment, de propos délibéré, uniquement pour vaincre, sauf à voir après s’il y a possibilité d’user de la victoire. Dorénavant, les mécontens prendront mieux leurs mesures, et se rappelleront mieux leur Montaigne : « Le fruict du trouble ne demeure guère à celui qui l’a esmeu ; il bat et brouille l’eau pour d’aultres pescheurs. »

Il est sorti cependant de grands et utiles enseignemens des vicissitudes parlementaires et gouvernementales de la session dernière. Dans tous les rangs, les résultats ont dû dessiller tous les yeux capables de s’ouvrir à la lumière : il a dû se faire plus d’un retour sur soi-même et plus d’une réflexion. Tout homme de quelque valeur, quel que fût son drapeau, a dû enfin reconnaître qu’il y avait, à son insu peut-être, quelque chose de faux et de factice dans sa situation. Il y a neuf ans, toutes nos notabilités parlementaires, à l’exception de quelques hommes de la gauche et de quelques légitimistes, combattaient sous le même étendard, et en réalité ils voulaient tous la même chose, même ceux qui escrimaient les uns contre les autres à propos du quoique et du parce que, car il est par trop évident qu’ils avaient tous raison. Plus tard, cependant, ces mêmes hommes se sont trouvés dans deux, trois, quatre camps différens. Ils avaient donc changé d’avis, ils ne voulaient donc plus les mêmes choses ? Au contraire, et la preuve en est qu’appelés ensemble ou séparément au maniement des affaires, ils ont tous professé les mêmes principes, combattu vigoureusement les mêmes adversaires, défendu les mêmes institutions ; que tous veulent la monarchie, la dynastie, la charte, la grandeur et la dignité de la France, l’instruction du peuple, le développement de l’industrie, le progrès en toute chose, mais le progrès graduel, réfléchi, justifié par les faits sociaux. Il a pu se rencontrer quelque différence d’opinion sur des questions spéciales, sur des questions de fait ou d’opportunité ; cela ne constitue ni plusieurs partis, ni même plusieurs nuances politiques. Il faudrait pour cela des idées incompatibles, des principes opposés.

Qu’est-il donc arrivé ? Une chose fort naturelle et fort excusable. Les lions par instinct n’aiment pas à marcher en troupe : leur premier mouvement est de s’isoler. Les hommes faibles s’associent par nature ; la tendance naturelle des hommes forts est de se séparer des hommes forts. La réflexion et l’expérience font reconnaître ensuite que partout où il y a lutte permanente à soutenir et des combats à livrer, il n’y a pas de force isolée qui puisse se suffire à elle-même.

On s’était séparé pour ne pas rester ensemble ; on était allé d’un côté et de l’autre pour ne pas être tous groupés au centre. Le moyen de s’écarter l’un de l’autre sans marcher ! Mais l’isolement absolu est impossible aux hommes politiques. Aussi, pour ne pas être l’égal de ses égaux au premier rang, on est descendu au second ; pour ne pas être fort avec les forts, on s’est trouvé nécessairement associé avec ceux qu’on paraissait regarder comme les plus faibles, et dont on avait plus d’une fois été les vainqueurs.

On sait ce qui arrive en pareil cas. On s’est affaibli parce qu’on a eu l’air de venir à résipiscence. Dans les nouvelles alliances, celui qui devait conduire est conduit ; celui qui devait gouverner n’est plus maître de lui-même. C’est le monde renversé.

Il est des hommes qui se consolent de tout échec par l’importance personnelle que leur donne le rôle qu’on leur laisse jouer. Mais les hommes considérables se rapetissent ; les institutions se faussent ; le pays est étonné, scandalisé, et alors surgissent et s’animent de nouveau les rénovateurs du monde, les songe-creux et les brouillons. L’esprit de bouleversement et de désordre s’infiltre de plus en plus dans les entrailles de la société ; avec la plus grande habileté, on parvient seulement à tout affaiblir et à rendre toute chose incertaine. La police vient encore de découvrir des préparatifs insensés.

Tout cela doit avoir un terme prochain. En France, le bon sens ne se laisse pas renier long-temps.

Les derniers évènemens parlementaires ont commencé un grand travail de dissolution et de recomposition. Des adhérences artificielles sont près de se briser, les groupes naturels de se reformer. Plus d’un malentendu sera expliqué, plus d’une erreur dissipée.

De graves questions vont être lancées dans l’arène parlementaire. Nous le désirons fort : en présence de ces questions, les positions intermédiaires, adroites peut-être, mais petites, faibles, peu dignes, ne seront plus tenables. Le pays voudra connaître nettement à qui il a affaire. Pour être quelque chose à ses yeux, il faudra décidément être quelqu’un, arborer son drapeau et le tenir d’une main ferme. Les petites nuances dans un sens ou dans l’autre doivent disparaître. Il ne s’agit plus de se juxta-poser par manière d’expédient, mais de se fondre avec ses analogues, quels qu’ils soient, en quelque place qu’on les trouve.

Le ministère lui-même ; qui nous est venu de camps en apparence du moins fort divers, nous dira loyalement, à l’occasion des questions constitutionnelles, ce qu’il est et ce que nous devons penser de lui. Est-ce aux mêmes principes que M. Dufaure et M. Cunin-Gridaine entendent consacrer, l’un son beau talent, l’autre ses bonnes intentions ? Est-ce au service de la même cause que M. Duchâtel et M. Passy mettent leurs lumières et leur expérience ? Nous l’espérons.

Ce que les ministres devront faire en donnant ainsi un exemple utile et honorable, toute notabilité parlementaire devra le faire également. Hommes et choses, tout alors prendra ou reprendra sa place naturelle. Vouloir fondre et amalgamer des natures incompatibles est niaiserie ou mensonge. Travailler à fondre et à réunir tout ce qui est homogène, c’est habileté et loyauté. Les hommes francs de tous les partis doivent également le désirer et y travailler de toutes leurs forces.