Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1839

Chronique no 182
14 novembre 1839
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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14 novembre 1839.


Les chambres sont convoquées pour le 23 de décembre.

La question de la présidence de la chambre des députés occupe déjà les esprits. Quel sera le candidat du ministère ? Quel sera le candidat de l’opposition ? Ou, à mieux dire, y aura-t-il dans la chambre une opposition assez nombreuse, assez homogène, assez compacte du moins, pour présenter un candidat redoutable ?

Le ministère se prononcera pour M. Sauzet, et compte ne pas rencontrer d’opposition sérieuse. Loin de regarder la présidence comme un moyen de neutraliser une des grandes notabilités parlementaires, il est décidé, dit-on, à maintenir la candidature de M. Sauzet envers et contre tous.

Sur ce premier point, il n’aura pas de combats à livrer. Les députés de tous les partis arriveront tous désorientés, pleins de découragement et de fatigue avant d’avoir rien fait. Les conservateurs de toutes les nuances nommeront M. Sauzet, les uns par affection et estime personnelles, les autres parce qu’il faut un président. On lui opposera trois ou quatre candidats, et, au fond, l’élection du président n’aura d’autre portée politique que de constater le fractionnement de la chambre.

C’est là le fait capital aujourd’hui : il n’est peut-être pas un homme dans la chambre qui ait avec lui vingt députés. La chambre est divisée et subdivisée par petits groupes : légitimistes, république, extrême gauche, gauche, centre gauche ministériel, centre gauche opposant, centre gauche expectant, trois nuances correspondantes de doctrinaires, les uns ralliés, les autres hostiles, plusieurs incertains ; de même parmi les 221, on trouve les ministériels par nature, les ministériels par position et liaisons personnelles, les hommes mal à l’aise, chagrins, moroses, et les hommes franchement irrités, se regardant comme les victimes du 12 mai, et fidèles à leur chef, M. Molé. Ce dernier groupe est, sans aucun doute, un des plus nombreux de la chambre, et pourrait facilement grossir ; mais, M. Molé n’étant pas député, c’est là une armée dont le général est loin du champ de bataille et pourrait difficilement s’y faire remplacer. Ces faits placent le ministère entre deux directions fort diverses.

D’un côté, on lui dit qu’une chambre ainsi décomposée est un moyen fort commode de gouvernement. S’il n’y a pas de majorité organisée pour le ministère, encore moins y en a-t-il une contre lui. La majorité se formera et se reformera dans chaque circonstance particulière, aujourd’hui favorable, demain contraire aux propositions ministérielles. On se console d’un échec par l’espérance d’un succès ; on prend sa revanche et on vit d’alternatives. Ce jeu suffit en effet, pour quelque temps du moins, je ne dis pas à la gloire, mais à la vie d’un ministère. Il vit parce qu’il est ; il reste debout parce que nul n’a la force de l’abattre. Dans une chambre ainsi faite, les caprices et les accidens d’opposition ne se montrent jamais à l’occasion d’une mesure importante. Nul ne veut risquer une grosse affaire sans savoir au profit de qui elle pourra tourner. Dès-lors le ministère n’a rien à craindre pour le budget, pour les fonds secrets, pour toutes les mesures qui lui sont indispensables. Des questions de cabinet, il n’y en a pas, il ne peut y en avoir. Elles supposent une majorité organisée, acquise au ministère, une majorité qui reconnaît le cabinet pour son chef naturel, qui voit en lui l’expression la plus puissante de ses principes, de ses opinions, de son système. C’est alors qu’il peut arriver au ministère de dire à ses amis : Dans cette question particulière, moi, placé à la tête des affaires, je vois plus clair que vous, et je crois que vous êtes dans l’erreur. Vous surmonterez vos préjugés et vos antipathies, ou je me retirerai, si mieux n’aime la couronne porter notre débat devant les électeurs. C’est là le sens des questions qu’on appelle de cabinet. On ne les pose qu’à ses amis. Pour ses adversaires, on n’a jamais de question de cabinet ; on ne leur dit pas niaisement : Approuvez cette mesure, ou je me retire. Ils s’empresseraient de répondre en ouvrant toutes les portes. Au contraire, on dit à l’opposition : Soutenus par la majorité, nous restons et nous gouvernons malgré vous. Ce n’est qu’à ses amis, organisés en majorité permanente et compacte, qu’on met, comme on dit vulgairement, le marché à la main.

Le ministère se contentera-t-il de vivre ainsi au jour le jour, sans dangers éclatans et sans gloire, en état d’administrer tellement quellement les affaires courantes, incapable, par sa position toujours vacillante, incertaine, de rien entreprendre de considérable, de grand, de décisif ? Nous sommes loin de l’affirmer.

Il sait qu’une pareille position, dût-elle se prolonger plus ou moins longtemps au profit personnel des ministres, est cependant un danger pour le pays. Le gouvernement se discrédite ; tout diminue, l’opposition constitutionnelle et le pouvoir. Dans cet affaissement général, les factions seules auraient chance de se relever et de se grandir. Alors reparaissent les projets de réforme radicale, les utopies sociales et politiques, et ces discours insensés, et ces folles tentatives qui, sans mettre la société en danger, l’inquiètent cependant, la troublent, et lui donnent une hésitation et un malaise que depuis long-temps elle ne devrait plus éprouver. Il faut bien le dire, tout ce ferment qui se manifeste à la surface de la société est dû en grande partie à l’affaiblissement de l’autorité parlementaire. Les uns profitent des circonstances, chez les autres il y a réaction ; l’envie de chercher autre chose peut séduire les esprits honnêtes et faibles.

Reste donc l’autre parti : essayer de reformer une majorité forte et durable. C’est le seul parti conforme à la dignité et à la sincérité de notre établissement politique.

Mais les difficultés sont grandes pour qui que ce soit dans la chambre, ministres et députés.

Où se placer ? Quel est le groupe qu’on prendra comme noyau générateur ? quelles sont les affinités qu’on sollicitera ? Au nom de qui ? de quels principes ?

Le centre gauche ne saurait songer à prendre la direction de ce mouvement. Ce qui a été possible un moment il y a huit mois, ne l’est plus aujourd’hui. Que serait le centre gauche sans M. Thiers ? Et comment M. Thiers pourrait-il le rallier tout entier sans se réconcilier d’abord avec MM. Dufaure et Passy ? Cette réconciliation, qu’elle soit ou non possible, qu’elle dût ou non ramener M. Thiers à l’hôtel des Capucines, pourrait-elle avoir lieu sans briser le cabinet, sans recommencer la crise ministérielle, peut-être aussi sans dissoudre la chambre ?

Au reste, tous les observateurs intelligens et désintéressés paraissent reconnaître que, dans l’état de la chambre, il n’y a de majorité forte et durable à espérer qu’en ralliant autour des 221 tous les hommes du centre droit et du centre gauche qui n’en sont séparés que par des malentendus et par des motifs d’un ordre secondaire, étrangers aux conditions essentielles du gouvernement représentatif.

M. Cunin-Gridaine a donné, dans le cabinet, la main à M. Duchâtel et à M. Dufaure. Pourquoi, dit-on, un rapprochement analogue n’aurait-il pas lieu dans l’enceinte du parlement ?

Le ministère désire un rapprochement, mais il voudrait en être l’auteur, et ce n’est pas ainsi qu’il paraît l’avoir compris, à en juger par son manifeste (Moniteur du 4 novembre). Il voudrait avoir l’air de rompre avec le passé et de faire du neuf. Il voudrait que la majorité, en se reformant, fût persuadée que le ministère l’a ralliée sur un terrain autre que celui sur lequel avaient manœuvré ses prédécesseurs. L’idée est ingénieuse. C’est en effet le seul moyen d’excuser l’espèce d’ostracisme dont semblent frappés les hommes que le pays était accoutumé à regarder, par leur position sociale et parlementaire, comme les chefs naturels des hommes politiques de notre temps. « Sans doute, peut-on dire, ces hommes sont des hommes éminens, et c’est un malheur que de voir le conseil et la tribune déshérités de leur talent, de leur autorité, de leur expérience. Mais une nouvelle carrière est ouverte : il leur serait trop difficile de s’y élancer avec succès, gênés qu’ils sont par leurs antécédens, par une autre politique ; plus elle a été forte, éclatante, plus il leur est impossible de la quitter pour une politique nouvelle. » Il ne manquerait à ce raisonnement que la base, c’est-à-dire une définition nette et précise de cette nouvelle politique, de la politique du 12 mai. D’un côté, on ne comprend pas trop comment les hommes d’état qui ont interdit aux Prussiens la Belgique révolutionnée, qui ont pris Anvers, et qui ont obtenu du Mexique une satisfaction éclatante, pourraient être embarrassés, maladroits et timides dans la question d’Orient. D’un autre côté, on ne dit pas que le ministère prépare une révision des lois de septembre, une atténuation quelconque des garanties que les précédentes administrations ont cru nécessaires au maintien de l’ordre public.

Nous ne voulons cependant rien préjuger. Convaincus, nous l’avons déjà dit, que le ministère donnera à la tribune l’exemple de la franchise politique, et qu’il ne voudra pas prolonger, par son fait, un état de choses qui n’est utile à personne, nous l’attendrons à l’œuvre. Ce n’est vraiment que le 23 décembre que commence la vie politique du ministère.

La majorité se reformera, nous l’espérons du moins, nous le désirons ardemment. Où nous mènerait une chambre de plus en plus divisée, impuissante, flottant au gré de tous les vents ? une chambre qui n’inspirerait plus de confiance au pays et ne donnerait plus au pouvoir d’appui sérieux ? À une dissolution prochaine, à des dangers que nous n’aimons pas entrevoir.

C’est à la tribune, c’est sous le feu des débats parlementaires que la chambre doit en quelque sorte se reconstituer ou mettre au grand jour toute son impuissance. Si les ministres estiment pouvoir rétablir dans ses conditions légitimes le pouvoir parlementaire, sans le concours des hommes qui ont été jusqu’ici les chefs de la majorité, qu’ils essaient, et, dès que le fait sera accompli, tout homme ami de son pays leur en témoignera sa reconnaissance, dût-il ne remarquer les images de Cassius et de Brutus que par leur absence. Mais si, comme il est à craindre, ils échouent, s’ils ne font qu’ajouter confusion à confusion, et retarder le mouvement naturel qui porterait la chambre, émue par le spectacle de ses divisions, à retrouver son organisation régulière et sa force, le ministère assumerait sur lui une grande responsabilité morale ; il aurait aggravé un mal qu’il n’a pu méconnaître ; il est trop éclairé pour être excusable.

Plusieurs de ses actes lui rendront la tâche difficile et la discussion périlleuse.

M. Schneider garde, dit-on, son portefeuille ; mais les accusations sur l’administration militaire de l’Afrique, mollement repoussées par le Moniteur, reparaîtront avec plus de force et d’autorité à la tribune, et le ministère pourra-t-il expliquer les faits et justifier ses agens, en rendant hommage en même temps à la touchante libéralité du prince royal et à sa noble sollicitude pour nos soldats souffrans ?

La nomination des nouveaux pairs, faite uniquement pour combler les vides que la mort avait faits dans les rangs de la pairie, n’a pas d’importance politique ; mais l’opinion n’est pas également rassurée sur la portée de tous les actes ministériels.

L’exclusion donnée obstinément à M. Martin du Nord pour la première présidence de Douai, tandis que tout paraissait l’y appeler, ses antécédens, ses services, ses lumières ; les portes du conseil d’état fermées à M. Cousin sans aucun des égards qui étaient dus aux fonctions éminentes dont il est investi, et plus encore à sa haute intelligence et à sa renommée européenne ; des nominations récentes au ministère de la justice : tout cela prépare à l’administration des difficultés inextricables peut-être. C’est surtout le 15 avril qui a paru frappé d’une sorte de proscription. Les inimitiés profondes que les proscriptions suscitent peuvent-elles jamais être compensées par les tièdes amitiés qu’attirent les faveurs ? M. Levraud apportera-t-il au ministère une force égale à celle que lui enlèveront les amis nombreux, actifs et justement ulcérés, de M. Martin du Nord ?

Le parti légitimiste en est réduit à toutes les pauvretés d’un parti aux abois d’étranges utopies électorales, des intrigues subalternes, d’inconcevables petitesses, tels sont aujourd’hui ses moyens. Une alliance honteuse avec les démagogues sur le terrain de la question électorale, des visites à Bourges qui heureusement ne sont que ridicules, et le duc de Bordeaux s’échappant d’Autriche comme un collégien de sa classe, voyageant à la suite d’un de ses fidèles, et allant à Rome se faire refuser les portes du Vatican par le saint père, c’est déjà trop pour perdre un parti et en mettre au grand jour toutes les misères. Poussera-t-il ses intrigues plus loin ? Parviendra-t-il à entraîner le jeune voyageur dans quelque folle tentative ? On peut s’attendre à tout ; mais il n’y a rien à craindre. Le cas échéant, les légitimistes seraient trop heureux d’être protégés contre la colère publique par le gouvernement de juillet.

La Catalogne ne tardera pas à être délivrée de la guerre civile. L’expulsion du comte d’Espagne et la délivrance des détenus politiques annoncent le retour de la faction à des idées plus saines et à des sentimens plus patriotiques. Cabrera se trouvera alors isolé et dans la position d’un corps d’armée aventuré, sans base d’opérations, au milieu du pays ennemi. Le désespoir, a-t-on dit, rendra probablement sa colère plus terrible ; peut-être tombera-t-il victime de la terreur qu’il répand autour de lui ; après tant d’atrocités et d’horribles provocations, il est difficile d’imaginer un dénouement qui ne soit pas tragique ; il y a plus d’un mélodrame dans les gorges de l’Aragon. — Sans doute, cela peut se dire ; tout cela paraît fort probable. Mais, si nous sommes bien informés, ceux qui raisonnent de la sorte sont à mille lieues de la vérité. Cabrera commande une armée nombreuse, aguerrie, dévouée. Un millier de carlistes paraît avoir quitté la France pour le rejoindre. Cabrera est toujours le héros des Aragonais. Cependant il ne s’aveugle point sur la cause qu’il défend ; il sait qu’elle est perdue. Il ne se dissimule pas qu’il y aurait folie à vouloir être plus carliste que don Carlos ; il serait prêt à souscrire aux conditions du traité de Bergara. La cause du retard n’est pas l’obstination de Cabrera, mais l’infatuation d’Espartero. La pacification des quatre provinces lui paraît comparable aux exploits des plus grands capitaines. Nous ne pourrions mettre dans la balance que Napoléon avec ses quarante batailles rangées. Cabrera n’est plus aux yeux d’Espartero qu’un vil brigand auquel il ne daigne pas accorder une capitulation ; il veut le prendre et faire un exemple. Que notre ministère y regarde de près, et qu’il ne se paie pas de vaines paroles. La prompte et complète pacification de l’Espagne intéresse la France, ses finances et son commerce. Que veut Espartero ? quels sont ses projets ? quels sont ses rêves ?

La crise ministérielle se prolonge à Madrid. On dirait d’une épidémie politique qui a passé les Pyrénées. Le ministère espagnol n’a déjà que trop retardé la dissolution des cortès. Il n’a pas su profiter du moment. Au reste, il n’y a en définitive qu’un homme fort, par sa position du moins, en Espagne ; c’est Espartero. La reine et le général en chef, en eux se résume toute la haute politique du gouvernement espagnol.

On dit que nous verrons enfin paraître un ambassadeur de Naples, le duc de Serra-Capriola. Aussi M. de Montebello, ambassadeur de France près de sa majesté sicilienne, s’apprête-t-il à quitter Paris pour se rendre à son poste.

Un journal qui se dit bien informé prétend que le ministère vient d’apprendre qu’un arrangement définitif entre le pacha et la Porte a été signé, ou qu’il est sur le point d’être signé. Cette nouvelle nous semble prématurée. Ce que le ministère a pu apprendre, c’est l’adhésion du vice-roi d’Égypte aux propositions équitables et conciliatrices de la France. Reste ensuite à obtenir l’adhésion de la Porte, qui l’accorderait promptement si toutes les puissances secondaient les efforts de notre ambassadeur, mais qui mettra tout en œuvre pour la retarder, si, comme on peut le craindre, il n’y a pas accord parfait entre les diverses ambassades à Constantinople. Si M. de Metternich avait osé avoir une volonté indépendante de Saint-Pétersbourg dans une question qui tient si fort à cœur à la Russie, et appuyer franchement les idées de la France, le traité entre la Porte et Méhémet-Ali serait peut-être signé à l’heure qu’il est, et la paix du monde assurée pour long-temps encore. Mais, quoi qu’on en dise, les hommes de la sainte-alliance resteront les mêmes jusqu’au dernier jour de leur longue carrière. Aussi ce qu’on a dit d’un brusque rapprochement de la politique russe et de la politique autrichienne, dans la question d’Orient, et cela sur la menace qu’aurait faite la Russie de rompre formellement la sainte-alliance, nous paraît beaucoup plus vraisemblable que la nouvelle de la signature du traité. En n’appuyant pas la France, l’Autriche seconde en même temps les petites colères, la mauvaise humeur de lord Palmerston, et se retrouve dans son assiette naturelle, entre l’Angleterre et la Russie, entre l’Angleterre qui la cajole et la Russie qu’elle redoute.

Il n’est pas moins certain pour nous qu’un traité sera signé sur les bases que la France, dans son désir bien sincère de mettre fin à une lutte menaçante pour le repos du monde, a suggérées aux parties belligérantes. L’équité et la raison doivent l’emporter aujourd’hui, même en diplomatie. D’ailleurs, les chefs des cabinets du Nord sont bien vieux : M. de Nesselrode est fort occupé de ses affaires particulières, M. de Metternich de sa santé. Le cabinet prussien est trop sage, sur la politique extérieure du moins, pour ne pas seconder nos efforts, bien qu’avec tous les ménagemens qu’il doit à la Russie. Ajoutons que l’empereur Nicolas est dans ce moment fort préoccupé, et avec raison, de l’intérieur de sa famille, de la santé des personnes qui lui sont les plus chères : dans les gouvernemens absolus, la famille et l’état ne sont pas sans influence l’un sur l’autre. Tout ce qu’on a imprimé, dans quelques feuilles allemandes, des armemens de la Russie, des mouvemens de ses troupes, paraît controuvé dans je ne sais quel but politique ou financier. Enfin, le cabinet anglais est trop prévoyant, trop habile, pour vouloir, dans ce moment, prendre sur lui la responsabilité d’évènemens immenses dans l’Orient.

Nous ne sommes pas au nombre de ceux qui voient l’Angleterre sur un volcan prêt à faire explosion ; nous croyons mieux connaître les fondemens et mieux apprécier les ressources de ce pays, en ayant au contraire foi dans son avenir et dans la durée de sa prospérité et de sa puissance. Il n’est pas moins vrai que la situation de la Grande-Bretagne est pleine de difficultés. L’Irlande à incorporer à l’Angleterre par l’égalité des droits, une révolution à accomplir, une église dominante à détrôner, de profondes traces de féodalité à effacer, une immense population industrielle à nourrir, des débouchés à ouvrir ou à conserver dans toutes les parties du monde ; tout cela est grave, difficile, dangereux.

L’insurrection chartiste a ses caractères tout particuliers. Ce ne sont plus de ces rassemblemens anglais, très nombreux, mais désarmés, ne connaissant d’autres moyens d’attaque que des vociférations, quelques pierres et de la boue. Les chartistes s’arment et se battent, mal et faiblement, il est vrai ; mais que le gouvernement anglais redouble d’attention. L’odeur de la poudre enivre le peuple plus que les liqueurs fermentées, et le goût du sang est aussi tenace et aussi difficile à réprimer que celui de la boisson.

Bien que l’opinion publique ne s’en préoccupe guère en France, la querelle des Anglais avec le gouvernement chinois ne laisse pas d’être un fait important. La Chine, qui, en 1795, ne recevait de l’Inde que mille caisses d’opium, en avait reçu en 1837 trente-quatre mille caisses, valant environ 100 millions de francs. La Chine, qui auparavant tirait chaque année de l’Amérique et de l’Europe une quantité notable d’argent, dans les dernières années payait, au contraire, environ 50 millions de francs en argent par an.

Les derniers évènemens ont tout bouleversé. Indépendamment des valeurs brutalement confisquées, le commerce anglais a perdu un débouché considérable, et la somme du numéraire circulant en Amérique et en Europe en diminue. L’Angleterre ne peut pas laisser sans protection de si graves intérêts, et, si les négociations échouent, elle devra recourir à des moyens plus énergiques. Déjà il en est question ; mais de pareilles entreprises sont fort coûteuses.

Enfin, la crise financière de l’Amérique est venue éclater sur l’Angleterre ; elle ne peut pas ne pas y produire un ébranlement.

Certes, la crise n’a rien eu d’imprévu pour les observateurs froids et désintéressés. L’Amérique s’est lancée dans la carrière économique avec toute l’impétuosité et la cupidité d’une jeunesse irréfléchie, téméraire, sans frein. Sous l’action trompeuse des banques locales, elle s’est jetée dans des entreprises par trop supérieures à ses capitaux, et, grace aux séductions des gros intérêts, elle a trouvé, en Angleterre surtout, un crédit exagéré. Sans doute, ses entreprises devaient être, la plupart, des œuvres productives et utiles en dernier résultat ; mais ce qui ne doit se réaliser que peu à peu, lentement, peut-il servir de moyen de paiement pour des dettes énormes, à jour fixe et à courtes échéances ?

Le système des banques locales, livrées à elles-mêmes, sera toujours une cause funeste de profondes perturbations sur tous les marchés. En Amérique, les violences et les antipathies démocratiques de Jackson et du congrès ont ébranlé la banque centrale, la banque des États-Unis, en lui imposant un cahier des charges absurde, et en lui enlevant tout à coup les fonds du trésor fédéral. Ces faits n’ont pas été la cause première de la crise de 1837, mais ils l’ont déterminée ; celle d’aujourd’hui n’en est qu’un développement, une conséquence qui était facile à prévoir.

Très probablement la banque des États-Unis sera forcée de liquider, et ne pourra tenir ses engagemens qu’en faisant perdre à ses actionnaires la moitié de leur capital.

L’ensemble de ces circonstances et de ces faits ne laisse pas que d’avoir quelque gravité pour l’Angleterre. Le ministère Melbourne n’a pas les reins assez forts pour ajouter à tous ces embarras les périls et les dépenses d’une lutte en Orient.

Quoi qu’on en dise, l’Angleterre aussi devra enfin reconnaître l’équité de celles des demandes du pacha que la France appuie, et donnera la main à un arrangement qui n’est déjà que trop retardé.