Revue géographique — 1868, 1er semestre
REVUE GÉOGRAPHIQUE,
I
Les alternatives extrêmes de rumeurs sinistres et de nouvelles rassuirantes n’auront pas manqué au voyage de Livingstone, le grand explorateur de l’Afrique australe.
Nous avons à peine besoin de rappeler qu’après deux voyages antérieurs qui avaient immensément ajouté à nos connaissances positives sur l’Afrique australe, le docteur David Livingstone entreprit en 1865 une troisième expédition, dans laquelle il se proposait tout à la fois de compléter ses propres découvertes en reprenant l’exploration inachevée de la moitié supérieure du Nyassa ou lac Maravi, qui se déverse par la rivière Chiré dans le Zambézi inférieur, et de les relier avec celles de Burton et Speke en explorant l’intervalle encore inconnu de cinq à six degrés qui sépare, dans une direction nord-ouest, le lac Maravi du lac Tanganîka. Il était important aussi de constater, par des reconnaissances directes, l’ensemble du système hydrographique du Tanganîka (ce que Burton ni Speke n’avaient pu faire en 1858), et particulièrement de vérifier si ce grand lac central se relie par une communication directe, comme on l’a supposé, aux lacs équatoriaux vus par Speke et par Baker, et s’il se rattache ainsi au bassin du Nil. Il y a là encore, dans toutes ces parties intérieures, bien des découvertes à faire et d’immenses lacunes à combler, et nul n’était mieux préparé que Livingstone à entrer dans ce nouveau champ d’investigations.
Au commencement de 1866 il arrivait à la côte orientale d’Afrique, vers l’embouchure d’une rivière appelée la Rovouma qui a son origine dans la direction du lac Maravi, et qui se jette dans la mer des Indes à quatre degrés environ au sud de Zanzibar, un peu en deçà du onzième degré de latitude australe. Livingstone était accompagné d’une assez nombreuse escorte de porteurs et d’hommes armés, et, entre autres, d’une dizaine d’insulaires de Johanna (plus correctement Anjouan, une des Comores), sous la conduite d’un cet-tain Ali Mousa. Il se proposait, ce qu’il fit en effet, de remonter la Rovouma aussi haut que possible, et de là de gagner directement la Nyassa-Maravi[1], premier but de son voyage. Le 18 mai il était à Ngomano, sur le haut de la rivière, à trois degrés environ de la côte, près d’un chef qui l’avait parfaitement accueilli ; c’est de là que sont datées ses dernières lettres. À partir de Ngomano, le silence se fait et l’on perd les traces du voyageur. Sept mois s’écoulèrent ainsi sans que l’on en conçût d’ailleurs aucune inquiétude, sachant bien qu’une fois entré dans l’intérieur on n’a plus avec la côte que des communications incertaines et rares, et l’expérience consommée du voyageur, jointe à sa prudence bien connue, inspirant toute sécurité. Mais le 6 décembre 1866 le bruit d’une catastrophe se répand dans Zanzibar. Ce fut un coup de foudre. Les Johannais de l’escorte de Livingstone, avec leur chef Ali Mousa, arrivaient de l’intérieur par Quiloa, apportant la funèbre nouvelle de la mort du voyageur. Les détails étaient précis. Livingstone, après avoir quitté Ngomano, venait de traverser le Maravi dans sa partie du nord, lorsqu’il fut assailli à l’improviste par une troupe de Mazitous comme il se trouvait en avant du gros de ses hommes ; abattu d’un coup de hache, il tomba pour ne plus se relever. Les Johannais affirmaient l’avoir trouvé mort lorsqu’ils étaient arrivés sur le lieu du combat, et lui avoir creusé une fosse où ils le déposèrent. L’assassinat avait été commis non loin d’un lieu appelé Mapounda, à peu de distance du lac. La triste nouvelle, immédiatement transmise par le consul d’Angleterre, arriva à Londres dans le courant de mars 1867.
Il était difficile de n’y pas ajouter foi. Cependant le président de la Géographical Society, sir Roderick Murchison, frappé de certaines invraisemblances dans le récit des Johannais, avait conçu quelques doutes ; tout au moins devait-on à la mémoire de Livingstone de constater directement le fait et de connaître le théâtre de la catastrophe. Une expédition de recherche fut rapidement organisée par la Société de géographie, avec le concours du gouvernement, et la direction en fut confiée à un marin, M. Young, qui avait déjà l’expérience de l’Afrique orientale.
II
La petite expédition quitta la Tamise le 6 juin ; le 13 juillet elle touchait au Cap, le 27 elle arrivait aux bouches du Zambézi, et le 6 septembre elle entrait dans le Nyassa ou lac Maravi, après avoir remonté la rivière Chiré qui verse les eaux du lac dans le Zambézi inférieur. Déjà, même avant de toucher au lac, des rapports de la nature la plus encourageante avaient été recueillis. Plusieurs indigènes parlaient d’un blanc qui était arrivé du Nord l’année précédente par l’orient du lac, et qui, après avoir inutilement attendu une barque qui devait le porter à l’autre rive, s’était décidé à descendre jusqu’à l’extrémité méridionale, qu’il avait contournée pour remonter au nord. Ces indications ne semblaient pouvoir se rapporter qu’à Livingstone. Sur le bord occidental que M. Young remontait dans un petit vapeur, il recevait à chaque station de nouvelles informations qui confirmaient de plus en plus les premiers rapports. Sur un point où M. Young fit relâche, Livingstone avait séjourné deux jours venant du sud du lac, et il en était reparti pour continuer sa route vers le nord après avoir renouvelé ses provisions. Le chef ajoutait que quelques jours après les hommes de Johanna qui accompagnaient le voyageur étaient revenus, disant que le blanc les renvoyait chez eux. Plus loin encore vers le haut du lac, dans un lieu appelé Marenga, le voyageur blanc — on peut mettre ici avec toute certitude le nom de Livingstone — s’était procuré soixante ou quatre-vingts porteurs, et là il avait quitté les bords du lac pour s’avancer vers l’ouest ou le nord-ouest en plein continent. Le chef de Marenga affirmait que s’il fût arrivé un accident au voyageur, même à la distance d’un mois de marche, il l’aurait certainement appris.
M. Young, regardant ces rapports comme tout à fait décisifs et jugeant le but de sa mission atteint, s’était décidé à revenir sur ses pas. Dans les premiers jours du mois de janvier dernier, M. Young rapportait à Londres l’heureuse assurance que l’histoire racontée par Ali Mousa et ses Johannais pour expliquer leur retour était une pure invention, et que sans aucun doute le grand explorateur, plein de vie et de santé, poursuivait en ce moment même au cœur de l’Afrique australe l’étude des problèmes qu’il avait entrepris de résoudre.
Déjà même avant le retour de M. Young, des informations parvenues à Londres dans le courant de novembre par une autre voie avaient préparé à cet heureux changement. Une caravane était arrivée au Zanzibar vers le milieu de septembre 1867. Il fut alors beaucoup question d’un blanc qui avait été rencontré fort loin dans l’intérieur, aux environs du lac Tanganîka (le grand lac central). Un Souâhéli qui faisait partie de cette caravane (Souâhélis, c’est-à-dire gens du littoral, est le nom que les Arabes donnent aux habitants indigènes de la côte de Zanzibar) fut présenté au consul anglais et au docteur Kirk, l’agent consulaire, et on l’interrogea avec précaution. Le blanc en question avait été rencontré à deux mois de la côte, dans le pays de Maroungou, vers l’extrémité sud du Tanganîka. Il avait avec lui treize noirs, qui parlaient le souâhéli. Ils étaient tous armés de fusils. Le blanc qu’ils escortaient donna au chef de Maroungou un miroir, et il refusa l’ivoire qu’on lui offrait, disant qu’il n’était pas un marchand. Que pouvait-ce être que ce voyageur blanc, avec son escorte de gens de la côte armés[illisible] de fusils, sinon le docteur Livingstone lui-même ?
III
Telle était la conclusion naturelle qui ressortait de cette communication, que vint bientôt après confirmer le rapport de M. Young. On pouvait seulement s’étonner, et l’objection était des plus sérieuses, que l’explorateur, sachant qu’une caravane allait bientôt retourner à la côte, n’en eût pas profité pour donner des nouvelles à ses amis et à l’Europe.
Cette difficulté suffisait pour ébranler la confiance que les lettres de Zanzibar et le rapport de M. Young étaient si bien faits pour inspirer. Mais de nouvelles informations, tout à fait décisives, sont bientôt venues confirmer toutes les espérances et dissiper les derniers doutes.
Cette fois elles proviennent de Livingstone lui-même !
Elles sont écrites du centre de l’Afrique australe et datées du 2 février 1867, deux mois après le retour à Zanzibar des misérables Johannais qui avaient annoncé sa mort.
IV
Le 8 avril dernier, le président de la Société de géographie de Londres, sir Roderick Murchison, écrivait au Daily Telegraph une lettre où il annonce avoir reçu de Zanzibar la nouvelle positive de l’arrivée de Livingstone à Oudjidji, sur la côte orientale du lac Tanganîka, où des provisions et des lettres de l’Angleterre et de Zanzibar l’attendaient depuis longtemps.
« Les preuves claires et précises rapportées par l’expédition envoyée au Nyassa sous le commandement de M. Young avaient déjà, ajoute sir Roderick, convaincu pleinement la plupart de mes compatriotes que j’étais dans le vrai en regardant comme une fable tout ce qui avait été dit du meurtre du docteur Livingstone ; mais depuis lors bien des personnes avaient exprimé des doutes sur la possibilité de voir notre ami revenir vivant du centre de l’Afrique.
« En présence des nouvelles satisfaisantes d’aujourd’hui, tout le monde peut jouir avec moi de l’espérance de saluer encore une fois David Livingstone, et de le voir rendu à l’admiration de ses concitoyens. »
Les journaux de Londres nous apportent en ce moment même le détail de la séance publique que la Société de géographie de Londres a tenue hier 25 mai, comme elle le fait une fois chaque année, et du nombreux banquet qui a eu lieu dans la soirée. Sir Roderick Murchison a lu son address annuelle, où il a été fort question, on peut bien le croire, de Livingstone et de son voyage. M. Murchison est fier, et non sans raison, lorsque nul n’élevait le moindre doute, ni en Europe ni à Zanzibar, sur la vérité du rapport des Johannais, — dont aujourd’hui encore on a peine à concevoir l’incroyable impudence, — d’avoir seul contre tous gardé une espérance que l’événement a si merveilleusement justifiée, et d’avoir provoqué l’expédition de recherche confiée à M. Young. La pensée, maintenant, se tourne vers les investigations que le voyageur a poursuivies, vers les découvertes qu’il a dû faire, et vers la route qu’il pourra prendre pour son retour. Car bien que quinze mois se soient maintenant écoulés depuis la date de ses lettres, on ne veut plus prévoir aucun accident désastreux qui viendrait frapper l’explorateur, comme tant d’autres l’ont été avant lui sous le ciel africain, au milieu de ses recherches. La situation actuelle de Livingstone, au fond d’un continent inexploré, rappelle la position semblable où se trouva Barth en 1854, lors de son aventureuse excursion à Timbouktou, et l’on ne doute pas maintenant que Livingstone, lui aussi, ne revienne jouir dans sa patrie de la gloire scientifique qu’il aura si bien conquise.
« À la date de ses dernières lettres, a dit M. Murchison, — le 2 février 1867, — le grand voyageur était à Bemba, vers le dixième degré de latitude australe, à deux cents milles au sud du Tanganîka ; et il avait encore à résoudre tous les problèmes qui touchent à l’hydrographie du grand lac, aux rivières qui s’y déversent ou qui en sortent. Il avait à déterminer si cette grande nappe d’eau, dont la longueur n’est pas de moins de trois cents milles et dont Burton et Speke n’ont connu que la partie centrale, est alimentée par des rivières qui lui arrivent du sud, ou bien s’il en sort au sud-ouest un ou plusieurs courants. C’est ce dont il se sera complétement assuré, je n’en doute pas. Si le Tanganîka se trouve fermé au nord, et s’il est constaté qu’une grande rivière en sort pour se porter à l’ouest ou au sud-ouest, pourquoi, dans ce cas, notre intrépide ami ne suivrait-il pas cette voie qui lui serait ouverte à travers une vaste région absolument inconnue, et n’arriverait-il pas ainsi à la côte occidentale d’Afrique, soit sur un point au nord du Congo, soit dans le territoire portugais qu’il a déjà visité lors de sa première traversée du continent africain ? S’il en est ainsi, il faut nous attendre à rester très-longtemps, pendant dix-huit mois peut-être, dans une anxieuse attente. D’un autre côté, s’il existe, comme on l’a supposé, une communication par eau entre le Tanganîka et l’Albert Nyanza, il devient beaucoup plus facile d’évaluer le temps probable de son retour. Dans ce cas, le grand problème physique du point de partage des eaux et de la limite extrême du bassin du Nil au sud sera résolu. En touchant les rives de l’Albert Nyanza, Livingstone, s’il revient par cette voie, aura atteint la partie connue des eaux du Nil. Ce point une fois atteint, poussera-t-il au nord vers Gondoro pour revenir par le Nil, ou bien, ce que pour ma part je croirais plus volontiers, se portera-t-il à l’est vers la côte du Zanguebar par une ligne plus au nord que la route de Burton et Speke ? c’est ce que l’événement nous apprendra. S’il revenait par cette dernière voie, il n’y aurait rien de déraisonnable dans l’espérance de le revoir parmi nous dès l’automne prochain. Dans tous les cas, quelle que soit la route de retour que les circonstances lui ouvrent ou que lui conseille son ardeur, Livingstone aura immensément ajouté à sa renommée, et nous pourrons le proclamer le plus grand parmi les grands explorateurs de l’Afrique. ».
V
Quoique l’intérêt des explorations africaines se résume en ce moment presque tout entier dans le nom de Livingstone, il se fait en Afrique plusieurs autres voyages qui ont eu déjà, ou qui doivent avoir dans un prochain avenir une importance considérable. Un naturaliste allemand, M. Karl Mauch, a reconnu le premier une grande étendue de pays au sud du Zambézi, et y a recueilli, pour la géographie, un ensemble de données, qui, mises en œuvre dans l’établissement géographique de Gotha avec l’habileté magistrale qui distingue les travaux cartographiques du docteur Petermann et de ses habiles auxiliaires, vont notablement enrichir cette partie de la carte d’Afrique.
L’habile explorateur a découvert, à ce qu’il paraît, à plusieurs degrés dans l’intérieur au-dessus de la côte de Sofala, des gisements d’or considérables où vont affluer une foule de colons de Natal. M. Mauch n’a eu longtemps pour soutien qu’un très-faible subside du comité de Gotha ; il est un exemple de ce que peut un zèle ardent pour des recherches de cette nature, même avec les moyens pécuniaires les plus modestes. Trop de déploiement, au contraire, peut devenir funeste en provoquant l’insatiable avidité des chefs indigènes : témoin la triste fin du baron de Decken en 1865, au milieu des Somâl de la côte orientale.
La famille de M. de Decken, qui occupe dans le Hanovre une grande position de fortune, organisa en 1866 une expédition chargée de remonter, autant que possible, jusqu’au théâtre même de la catastrophe. Peut-être les premiers rapports étaient-ils exagérés, et le baron avait-il échappé à la mort. Cette mission, qui n’était pas sans périls, fut confiée à deux hommes depuis longtemps familiers avec les hasards des explorations africaines, M. Richard Brenner, qui avait été un des compagnons de M. de Decken sur la côte d’Afrique, et M. Kinzelbach, qui fit partie de l’expédition allemande de 1860 à la recherche de Vogel. Ces deux messieurs arrivèrent à Zanzibar au mois de novembre 1866. M. Kinzelbach s’y arrêta momentanément, tandis que M. Brenner continuait jusqu’à Brava. Le témoignage qu’il y recueillit de la bouche même d’un témoin oculaire ne confirma que trop la réalité de la catastrophe ; mais il s’y procura aussi, soit de la bouche des anciens, soit par ses propres excursions aux environs de la côte, des informations nouvelles sur la géographie et les tribus de cette partie du pays somâli, qui est encore une des régions inconnues de l’Afrique. Ces renseignements, transmis en Allemagne, ont été, comme d’habitude, immédiatement publiés dans le précieux recueil géographique de Gotha.
M. Brenner ne bornait pas là ses plans d’exploration. De retour à Zanzibar au mois de février 1867, il s’y prépara à une longue excursion dans l’intérieur, et il ne tarda pas à réaliser son projet. Ses lettres, à cette époque, vont jusqu’au mois d’août. Il avait déjà reconnu, sur une partie de leur parcours, la Dana et l’Osi, deux rivières qui descendent des montagnes situées à la distance de dix à douze journées de la côte, et qui arrivent à la mer entre le troisième et le quatrième degré de latitude australe ; après ces premières reconnaissances il avait le dessein de s’aventurer jusqu’à Berderah, le lieu même où l’infortuné Decken avait trouvé la mort. Un silence de huit mois depuis ses dernières lettres avait fait naître de légitimes inquiétudes ; un télégramme reçu il y a quelques jours seulement les a enfin calmées. L’intrépide voyageur était de retour à Zanzibar depuis le mois de février (1868). Il avait poussé ses explorations entre la rivière Dana et le Djob supérieur, c’est-à-dire au cœur même du pays des Somâl, et il annonce de nombreuses informations sur les rivières de l’Afrique équatoriale, ainsi que sur les Somâl et les Gallas.
Ces bonnes nouvelles ne sont malheureusement pas sans mélange. Kinzelbach, qui avait aussi le projet de s’avancer dans l’intérieur, mais que les circonstances avaient retenu à la côte, est mort entre le 20 et le 26 janvier de cette année dans la maison du sultan de Djillédi, petite ville somâli à quatre heures de Makdichou (près de deux degrés au nord de l’équateur). Encore un nom qui va grossir la liste déjà si nombreuse des victimes du climat africain.
VI
Je me suis d’autant plus volontiers arrêté sur ces premières explorations des parties du littoral africain qui touchent à l’équateur, qu’elles ouvrent une des voies par lesquelles on entamera tôt ou tard une région de l’Afrique absolument inexplorée, et qui offre cependant un intérêt tout particulier, non-seulement un intérêt géographique, mais aussi et surtout au point de vue de l’ethnographie. Je veux parler de la contrée des Gallas, race nombreuse dont les tribus occupent, au sud et au sud-est de l’Abyssinie, un pays qui peut bien avoir deux fois l’étendue de la France. Les Somâl, dans la large corne que l’Afrique orientale projette vis-à-vis de l’Arabie, sont une branche des Gallas. Ceux-ci ne sont guère connus jusqu’à présent que par leurs incursions en Abyssinie, et le portrait que les anciens missionnaires portugais en ont tracé se ressent de la terreur qu’ils inspiraient. Les Gallas n’ont rien de commun avec les Nègres. Par la chevelure, les traits et la couleur, c’est une race blanche. En même temps que la noblesse relative des traits, ils ont les aptitudes d’amélioration intellectuelle que la nature n’a départies aux noirs que dans des proportions infiniment moindres. Ils n’en mènent pas moins, comme les anciens Numides, une vie toute pastorale, et ils ont la barbarie des peuples nomades. C’est une race à conquérir par le christianisme.
L’étude de ce grand centre de population galla est à peine abordée, et déjà l’on y peut entrevoir des échappées d’une portée incalculable. Soit que le regard se dirige au nord et au nord-ouest dans la vallée du Nil et vers la région de l’Atlas, ou au sud à travers le Plateau de l’Afrique australe, ou à l’ouest dans toute la longueur de la zone équatoriale, on voit rayonner dans toutes ces directions, plus ou moins nettement selon que les contrées nous sont plus ou moins connues, des populations qui se rattachent à ce que par opposition à la race nègre on peut nommer la race blanche africaine. La où elle ne s’est pas conservée pure, elle a formé par son contact avec les noirs des groupes de populations mixtes, que l’on a très-heureusement désignées sous le nom de Négroïdes. L’Afrique australe compte beaucoup plus de Negroïdes que de Nègres purs. La zone équatoriale, au contraire, — et ce n’est pas là un des phénomènes les moins singuliers de l’ethnologie africaine, — cette zone que l’on a crue si longtemps absolument inhabitable à cause de l’extrême chaleur, est précisément, autant que nous en pouvons juger par ce que nous en connaissons, une des parties du continent où la race blanche africaine a conservé ses traits essentiels. Un peuple nomade qui de proche en proche s’est étendu à l’ouest jusqu’au golfe de Benin et aux approches du Gabon, les Fân, présente dans sa configuration les traits caractéristiques de la race caucasique : le teint clair, la chevelure longue et douce, le profil européen.
On peut juger par là de l’intérêt que doit offrir la complète exploration de cette large ceinture, encore en blanc sur nos cartes, qui court parallèlement aux deux côtés de l’équateur depuis la mer des Indes jusqu’au golfe de Benin et au Gabon. C’est aussi dans cette zone que se trouve le dernier mot d’un problème ouvert depuis des siècles à la curiosité des peuples, la découverte des sources du Nil. Aussi avons-nous les yeux tournés dans une fiévreuse attente sur les progrès de notre compatriote Le Saint, qui a quitté Paris au commencement de janvier 1867, sous les auspices de notre Société de géographie, pour remonter le Nil, pénétrer dans la région des sources, et revenir s’il se peut par le Gabon. M. Le Saint est parti de Khartoum en septembre, et il avait atteint, aux dernières nouvelles, le point extrême où s’arrêtent, dans le sud-ouest, les agents français du commerce de l’ivoire. Autant qu’on en peut juger d’après une esquisse envoyée dernièrement à Paris par MM. Poncet, de Khartoum, ce point est à 4 degrés environ au nord de l’équateur, et à vingt-cinq journées à l’ouest de Gondokoro. Le voyageur attendait là de nouveaux subsides qui lui ont été immédiatement expédiés. Nous pensons que dans cette attente il n’aura pas perdu son temps ; mais les détails manquent. M. Le Saint a entrepris une grande et noble tâche ; il s’y est lancé avec ardeur, et nous espérons bien que cette ardeur le soutiendra jusqu’à la fin. Il était question récemment dans les régions officielles d’envoyer un officier rompu aux observations, pour rejoindre notre voyageur et apporter une nouvelle force à l’expédition. Si l’on doit donner suite à cette bonne idée, il y aurait, à notre avis, quelque chose encore de mieux que d’envoyer un auxiliaire par la route de Khartoum : ce serait de faire partir du Gabon une petite expédition d’hommes de choix, qui se porteraient au nord-est à la rencontre de notre courageux pionnier. Les chances ainsi seraient doublées, et certainement aussi les résultats.
VII
Avant de sortir de l’Afrique, un mot encore sur l’expédition armée que l’Angleterre vient d’accomplir en Abyssinie. L’histoire en dira les causes et les incidents. Ce n’est pas par ce côté purement historique que la campagne d’Abyssinie nous appartient, mais par ce qu’elle peut avoir de résultats pour la science en général, et en particulier pour la géographie. Sans être bien grands ni bien étendus, ces résultats auront leur importance. La ligne suivie par l’armée anglaise a traversé plusieurs cantons très-peu visités jusque-là par les voyageurs, et les marches de l’armée auront donné une suite de reconnaissances et de relèvements militaires, de mesures d’altitudes et de déterminations astronomiques, qui ne peuvent que perfectionner notablement la carte du pays dans ses parties orientales. Précisément le champ des opérations anglaises s’étend principalement sur les parties du Plateau que les études de MM. d’Abbadie ont à peine touchées : ce sera un excellent complément de jalons topographiques. M. Markham, connu par deux bonnes relations du Pérou, et aujourd’hui un des secrétaires de la Société de géographie de Londres, avait été officiellement adjoint à l’état-major du général en chef, ainsi que d’autres officiers instruits de l’armée de l’Inde, et avec eux Gerhard Rohlf, que ses courses récentes dans le Sahara et le Soudan ont classé parmi les bons explorateurs de notre époque : nous pouvons donc nous attendre à de bons mémoires et à d’intéressantes relations.
VIII
L’Asie ne fournit pas d’aussi grands événements à notre chronique. Nous ne voyons pas encore le Japon s’ouvrir à nos voyageurs, qui auront tant à apprendre dans des îles dont les Européens ont jusqu’à présent à peine entrevu quelques parties littorales.
Dans l’Indo-Chine, il nous suffit de rappeler que notre colonie s’est à la fois agrandie et consolidée par l’adjonction des trois provinces occidentales, qui, par une anomalie singulière, avaient été laissées au royaume d’Annam, et qui étaient devenues un foyer d’agitation contre nous et contre le Kambodj. Un traité dont les ratifications ont été échangées a réglé nos frontières du côté de Siam, et assuré l’indépendance du Kambodj désormais placé sous notre protectorat. L’exploration du Mé-kong, ce grand fleuve qui descend du Tibet oriental, et qui traverse, avant d’arriver à la mer, le sud-ouest de la Chine, le Laos, puis d’immenses territoires habités par des tribus indépendantes, et enfin le Kambodj et la Cochinchine française, cette exploration, dis-je, s’est continuée et a dépassé maintenant la frontière chinoise. À la date des derniers rapports reçus à Paris, qui sont du 24 mai 1867, — juste un an de date, — la commission était arrivée à Luâng-pha-bâng, point extrême que notre compatriote Mouhot avait atteint en 1861, et où il est mort ; mais des avis ultérieurs, venus directement du Yuñ-nañ, annoncent l’arrivée de la commission dans cette province de la Chine. La carte du fleuve et de sa vallée a été soigneusement levée ; c’est une conquête importante pour la géographie positive de la péninsule indo-chinoise, en même temps qu’une route naturelle entre notre établissement de Saïgon et le sud de la Chine, vers lequel, de leur côté, les Anglais travaillent de toute leur force à s’ouvrir une voie commerciale par le nord du Barmâ. « Nous avons trouvé partout ici, dit le rapport de la commission française écrit de Luâng-pha-bâng, le souvenir de notre compatriote Mouhot, qui, par la droiture de son caractère et sa bienveillance naturelle, s’était acquis l’estime et l’affection des indigènes. Tous ceux qui l’ont connu sont venus nous parler de lui en termes élogieux et sympathiques. Les regrets que devait nous inspirer la vue des lieux où s’est accomplie sa dernière lutte ont été adoucis par la consolante satisfaction de trouver le nom français honorablement connu dans cette contrée lointaine. »
IX
Une grande question s’est emparée depuis deux ans de l’attention du monde géographique, ou plutôt du monde scientifique tout entier : un voyage au Pôle Nord. Cette question, si éloignée de nos préoccupations quotidiennes, a pénétré dans le grand public ; elle occupe les esprits et s’adresse aux intelligences. On en comprend mieux chaque jour le caractère, l’intérêt et la portée. Elle mérite que nous aussi nous en touchions aujourd’hui quelques points.
Il y a quinze ans à peine qu’un problème posé depuis trois siècles et demi, — depuis les premiers temps de la découverte du Nouveau-Monde, — le passage de l’Atlantique aux mers de l’Asie par le nord de l’Amérique, est résolu. C’est de 1852 à 1853 que le capitaine anglais Mac Clure, entré dans la mer Polaire par le détroit de Béring, est revenu en Angleterre par le détroit de Davis et l’Atlantique, après avoir accompli le premier cette rude traversée où tant d’autres avaient échoué[2]. L’amirauté britannique, depuis 1815 principalement, y a mis une persistance sans exemple dans l’histoire des découvertes. Elle y a consacré presque sans interruption trente-huit années d’efforts inouïs, d’énergie surhumaine. Elle y a donné les meilleurs vaisseaux de ses ports, elle y a envoyé ses meilleurs marins, elle y a dépensé cinquante millions de son or. Elle savait cependant depuis longtemps que la question pratique qui avait inspiré les premières recherches, la question d’application commerciale, était hors de cause. Ces archipels et leurs nombreux canaux, fermés par les glaces durant une grande partie de l’année et semés d’obstacles de toute nature, n’offriront jamais une route praticable aux navires de commerce ; mais la marine anglaise était en quelque sorte engagée d’honneur. Elle avait attaqué le problème ; elle ne l’a pas lâché qu’elle n’en ait eu la solution.
Voici maintenant qu’après quinze années de repos une nouvelle question est soulevée qui tient de près au problème du passage du Nord-Ouest, mais avec un caractère plus général et une plus grande portée scientifique. Il ne s’agit plus seulement de reconnaître un quartier de la région polaire : c’est le Pôle même qu’il faut atteindre. C’est à ce point où aboutit l’axe terrestre, à ce point du repos absolu où l’on aura l’étoile polaire au zénith, qu’il faut porter le drapeau européen. Ce n’est pas que déjà plus d’une tentative n’ait été faite dans cette direction. Hudson, dès 1607, atteignit une très-haute latitude. Scoresby et d’autres se sont avancés très-loin aussi dans cette direction, et ont pu constater qu’une mer ouverte d’une grande profondeur s’étendait au-dessus du Spitzberg. En 1827, sir Edward Parry essaya de pousser vers le Pôle en partant du Spitzberg, et il s’avança jusqu’au quatre vingt-deuxième degré quarante-cinq minutes, la plus haute latitude que l’on eût encore atteinte, au moins d’une manière authentique. Le docteur Kane, de la marine des États-Unis, s’est porté dans la même direction par une autre route, par la baie de Baffin à l’ouest du Groenland. De 1853 à 1854, et de 1854 à 1855, il hiverna dans la baie de Rensselaer par soixante-dix-huit degrés trente-sept minutes de latitude : c’est le point le plus septentrional qu’une expédition arctique eût encore pris pour quartier d’hiver. Il poussa ses découvertes, entre le Groenland et l’archipel Polaire, jusqu’au quatre-vingt-unième degré ; mais le résultat le plus considérable de son voyage est d’avoir constaté qu’au delà du canal Kennedy (au nord du quatre vingt-unième parallèle), aussi loin que la vue peut s’étendre on ne voit qu’une mer ouverte, « dont les vagues roulent à l’horizon avec le mouvement d’un océan sans limites. » Le même fait a été constaté en 1861 par un autre navigateur américain, le docteur Hayes, qui s’est porté en traîneau jusqu’au quatre-vingt-unième degré quarante-cinq minutes environ, et qui a pu, d’un point élevé de la terre de Grinnell (qui borde à l’ouest le canal Kennedy, vis-à-vis du Groenland), reconnaître la côte plus au nord sur une étendue de près d’un degré. Ici encore, les reconnaissances ne laissent donc plus guère qu’un intervalle de sept degrés jusqu’au Pôle. N’oublions pas le capitaine de Wrangel, de la marine russe, qui dans un voyage en traîneau sur les glaces de la mer Arctique, de 1822 à 1823, s’avança très-loin au nord de la côte sibérienne, et fut arrêté, lui aussi, par la mer ouverte. Ces diverses tentatives s’accordent. en un fait capital : c’est que lorsqu’on a dépassé les terres qui occupent la partie moyenne de la zone arctique et que l’on atteint les hautes latitudes, le soixante dix-huitième, le quatre-vingtième ou le quatre-vingt unième parallèle, les glaces fixes cessent et une mer libre se présente. Et en ceci le fait vient confirmer la théorie. La calotte polaire est-elle une terre, ou une plaine de glaces, ou une mer libre ? — C’est une mer libre, répond la science, s’appuyant à la fois sur les faits signalés par les navigateurs et sur les lois de la physique terrestre. Cette proposition a été puissamment développée par feu M. Plana, directeur de l’Observatoire de Turin, dans un savant mémoire qui est la dernière œuvre de cet illustre physicien [3].
X
C’est encore du sein de l’Angleterre qu’est parti, il y a quarante-deux mois, le premier appel à une expédition polaire : — non plus à une entreprise accidentelle, en quelque sorte secondaire et subordonnée à des circonstances accessoires ; mais à une expédition spécialement organisée en vue d’atteindre le Pôle Nord, comme tant d’autres l’ont été pour trouver le passage du Nord-Ouest. Cette grande entreprise a eu pour promoteur un homme qui a conquis dans une longue pratique la profonde expérience des mers arctiques, le capitaine Sherard Osborn, qui fut un des compagnons du capitaine Mc Clure dans la découverte du passage Nord-Ouest en 1853, et qui en a publié la relation. La proposition du capitaine Osborn fut développée dans une séance de la Société de géographie de Londres, le 23 janvier 1865. Elle rencontra un assentiment unanime chez tous les officiers de la marine anglaise[4] ; néanmoins l’Amirauté, par des raisons sans doute bien fortes, a cru devoir sinon l’écarter d’une manière absolue, du moins en ajourner la réalisation. Mais l’idée, dans le même temps, germait et se mûrissait ailleurs ; malgré l’abstention de l’Angleterre, elle n’en a pas moins fait son chemin, et un chemin rapide.
Presque en même temps que le capitaine Osborn, le docteur Augustus Petermann de Gotha prenait aussi l’initiative d’une proposition de voyage au Pôle. L’éminent directeur des Mittheilungen n’apporte pas seulement ici l’autorité d’un géographe profondément versé dans tout ce qui touche à l’étude du globe ; une longue étude des navigations du Nord l’a rendu particulièrement familier avec les questions polaires. Aussi sa voix a-t-elle eu en Allemagne un grand retentissement. Les gouvernements d’Autriche et de Prusse se sont montrés favorables à l’entreprise. Le public en général, et les villes maritimes du Nord, particulièrement la puissante cité de Hambourg, y ont apporté un concours effectif. Dès le mois d’août 1865, le comité de Gotha était en mesure d’équiper un petit vapeur acheté en Angleterre. Mais à peine en mer, un accident arrivé à la machine obligea de rentrer au port. Ce fut une saison perdue, et les événements qui éclatèrent l’année suivante en Allemagne tournèrent les esprits vers de tout autres pensées. Le docteur Petermann, cependant, ne s’est pas découragé. Sa persistance énergique s’est de nouveau adressée à l’esprit public et aux régions officielles. Quinze mille thalers, environ soixante mille francs, ont été réunis, et avec cette modique somme l’entreprise a été jugée possible. Et ce n’est pas une simple reconnaissance, une navigation d’essai comme quelques-uns l’ont cru ; le problème est attaqué par sa base, avec la pensée et l’espoir d’en trouver le dernier mot. « Je ne me livre pas aux illusions ni aux jeux de la fantaisie, écrivait le docteur Petermann il y a quelques semaines, le 26 avril ; je crois fermement, et sur des motifs solides, que l’on peut attendre de notre expédition des résultats d’une haute importance. Nos explorateurs allemands n’ont-ils pas fait souvent de grandes choses avec les plus petits moyens ? » Et l’auteur cite l’exemple de K. Mauch (dont il a été question plus haut), auquel il pouvait ajouter ceux de Barth, de Burckhardt, et bien d’autres.
L’expédition, partie de Bergen en Norvége le 24 mai, a commencé le cours de ses opérations.
XI
Un troisième projet s’est produit, et celui-là nous appartient. Il a pour auteur M. Gustave Lambert, un ancien élève de l’École polytechnique que les circonstances ont jeté dans la carrière maritime, et qui a pratiqué les mers boréales. Le plan de M. Lambert, fortement appuyé de déductions scientifiques et de vues pratiques, a promptement obtenu l’assentiment général. Notre Société de géographie l’a propagé de toute son influence ; un grand nombre d’hommes considérables dans la science et dans les classes élevées de la société l’ont soutenu de leur actif patronage. Mais ce plan est conçu dans de grandes proportions, que M. Lambert regarde comme propres à en assurer la réussite, et par cela même il exige une mise de fonds assez élevée, — dix fois plus élevée au moins que celle qui a suffi à mettre sur pied l’expédition allemande. L’empereur Napoléon, qui apprécie vite et bien toute grande idée propre à honorer la nation, a montré la vive sympathie que celle-ci lui inspire en s’inscrivant pour une souscription personnelle de cinquante mille francs.
Une souscription personnelle, ai-je dit : c’est qu’en effet ni M. Lambert, ni la Société de géographie n’ont voulu s’adresser à l’État, comme l’ont fait jusqu’à présent toutes les grandes expéditions analogues. On a pensé qu’il était digne du pays de soutenir directement une entreprise désintéressée dont l’honneur doit se répandre sur le pays tout entier. Aujourd’hui que les peuples tendent à sortir de tutelle, il est bien que l’initiative individuelle, dans de pareilles entreprises, se substitue à l’action officielle. C’est surtout dans les grandes conceptions scientifiques, comme notre époque en réclame encore un si grand nombre, qu’une nation doit prouver qu’elle peut se suffire à elle-même. Non pas que nous croyions qu’il faille se refuser de parti pris au concours de l’État, qui n’est, après tout, qu’une action collective sous une autre forme ; mais l’action individuelle, en témoignant d’une adhésion plus directe, a dans sa virilité quelque chose de plus honorable encore et de plus fortifiant. Que les deux ou trois millions d’hommes qui représentent chez nous dans toute sa plénitude le côté intellectuel du pays, se montrent les patrons-nés de toute idée noblement utile, et une offrande de quelques centimes apportée par chacun permettra de réaliser toutes les grandes choses que peut concevoir l’esprit humain. La France a montré et montre chaque jour, par les listes de souscription qui remplissent de longues colonnes du Moniteur, que du premier coup elle a compris ce noble rôle. Il faut dire aussi que M. Gustave Lambert ne s’y épargne pas. Infatigable missionnaire de la science, il parcourt tous les grands centres, toutes les villes importantes de l’empire, et sa parole, chaque jour renouvelée au milieu des foules sympathiques qui se pressent pour l’entendre, répand partout quelque chose de l’ardeur impatiente dont il est rempli. Applaudissons de toutes nos forces à ces utiles Conférences ; elles contribueront puissamment à l’éducation du pays.
XII
On se trouve donc aujourd’hui en présence de trois plans d’exploration et de trois routes différentes : la route anglaise proposée par le capitaine Osborn ; la route allemande, soutenue par le docteur Petermann ; la route française, choisie par M. Lambert. La première part de la baie de Baffin et se porte vers le bassin polaire par les détroits compris entre l’archipel Arctique et le Groenland, la seconde part de la mer du Nord, entre le Groenland et le Spitzberg ; la troisième, la route française, part du grand Océan et pousse au Pôle par le détroit de Béring. Chacune des trois routes a ses avantages et peut avoir ses inconvénients ; la meilleure sera celle qui conduira le plus sûrement et le plus vite au but. Du moins, on peut dire que les deux premières ont été déjà plus d’une fois tentées, tandis que la troisième, celle du détroit de Béring, que veut prendre M. Lambert, ne l’a jamais été. Nous parlons toujours de la route anglaise (qui pourrait bien devenir aussi la route américaine), bien qu’elle paraisse être maintenant hors de cause ; mais la pensée est loin d’en être abandonnée chez nos voisins. « Ne se trouvera-t-il aucun marin anglais, un Hudson, un Franklin, un Ross, un Parry, qui essaye de devancer le courageux Français ? s’écriait dernièrement un recueil britannique. Jusqu’à présent c’était à nous que des expéditions de ce genre appartenaient ; mais que la France arbore au Pôle le drapeau tricolore, et c’en est fait de nos lauriers ! » Je ne voudrais pas analyser de trop près le sentiment qui a inspiré ce regret national ; j’aime mieux le chaleureux élan du docteur Petermann, qui, au milieu des préparatifs de sa propre expédition, applaudit du fond du cœur à celle de M. Lambert, dans une lettre qui restera comme un modèle de sentiments généreux noblement exprimés.
XIII
On entend souvent autour de soi cette question : « À quoi bon aller au Pôle ? »
Cette question a, certes, son importance ; néanmoins on peut s’étonner parfois qu’elle soit faite par des hommes éclairés, qui auraient pu trouver eux-mêmes la réponse avec un peu de réflexion.
Et d’abord, éteindra-t-on en nous cette ardeur de recherche, cette soif de découvertes qui nous pousse vers l’inconnu ? Nous avons là sur ce globe qui est notre domaine, à nous la noble race de la terre, une vaste région dont l’accès nous a été fermé jusqu’à présent : cet espace interdit, renoncerons-nous à tout jamais à en pénétrer le mystère ? Que de recherches, inutiles en apparence, dont on disait aussi à l’origine : « À quoi bon ? » et qui sont devenues, par leurs conséquences et leurs applications, le point de départ des inventions les plus utiles, des plus merveilleuses découvertes de notre époque ! Mais qu’attendre de cette région de glaces éternelles, ou la vie elle-même semble s’éteindre au milieu des frimas ? Qu’en savons-nous ? et qui peut dire ce que cet inconnu du pourtour du Pôle nous réserve ? Qui peut affirmer qu’il n’y a pas là des phénomènes nouveaux d’action magnétique destinés à éclairer d’un jour inattendu les mystères de la physique terrestre ?
Ces considérations suffiraient aux esprits spéculatifs ; mais l’exploration de la région polaire ne manque pas de mobiles plus directs et d’une application plus immédiate. Il y a longtemps qu’on a observé que les énormes cétacés dont s’alimente la grande pêche des mers du Nord se retirent de plus en plus vers la zone arctique devant la poursuite annuelle des baleiniers ; nos armateurs regarderont-ils comme inutile une exploration qui peut, qui doit très-probablement leur ouvrir un nouveau champ d’exploitation d’une richesse inépuisable ? Bien plus, — et cette dernière raison suffirait seule pour motiver amplement la reprise des recherches polaires : il y a de très-grandes raisons de croire que le passage pratique, la route commerciale de l’Europe aux mers de l’Asie orientale que l’on a inutilement cherchée au-dessus du continent américain, on la pourra trouver à travers la mer du Pôle. La théorie, d’accord avec les faits observés, affirme, nous l’avons dit, que la région circumpolaire est occupée par une mer ouverte, une mer libre de glaces, où le froid est beaucoup moins intense qu’au quatre-vingtième parallèle. En outre, la direction des courants paraît révéler une communication immédiate entre l’extrême nord de l’Atlantique et la mer de Béring ; des baleines frappées, dans notre mer du Nord, d’un harpon portant sa date et le nom du propriétaire (selon l’usage des baleiniers), ont été retrouvées, très-peu de temps après, aux environs du détroit de Béring, ce qui prouve une communication à la fois courte et ouverte, car on sait que les grands cétacés ne pourraient rester sous une voûte de glace pendant un temps un peu long. Il ne s’agit plus que de trouver la route de cette mer ouverte, et c’est là précisément le but des expéditions actuelles, de celle qui est à l’œuvre et de celle qui se prépare.
Que de motifs d’accompagner de nos vœux la barque qui porte si fièrement vers le grand but le pavillon germanique, et de hâter de toutes nos forces les préliminaires de notre propre expédition !
Il y a des temps marqués pour les grandes découvertes ; celle de la route du Pôle était réservée à notre époque. Aujourd’hui la question est mûre et son heure est venue.
- ↑ Nyassa, qui se prononce aussi Nyanza, est un terme générique dont l’usage s’étend du bas Zambézi à l’équateur, avec le sens de lac ou grande eau.
- ↑ Le capitaine Mc{lié}}Clure a reçu une récompense nationale et a été élevé au rang de baronnet. La relation de ce mémorable voyage a été publiée, en 1856, par le capitaine Sherard Osborne, qui faisait partie de l’expédition, sous le titre the Discovery of the North-West Passage by H. M. S. Investigatoa, capt. R. Mc Clure.
- ↑ Le mémoire de M. Plana est imprimé au t. XXIII, 1866, des Mémorie della R. Academia di Torino ; il a pour titre : Mémoire sur la loi du refroidissement des corps sphériques, et sur l’expression de la chaleur solaire dans les latitudes circumpolaires de la terre. Il faut lire aussi dans la Physical Geography of the Sea du lieutenant Maury, le chapitre intitulé the Open Sea in the Arctic ocean.
- ↑ Nous nous sommes étendu sur ce sujet au t. iv de notre Année géographique, 1865, p. 351 et suiv.