Revue du Pays de Caux N°5 novembre 1902/I

MER OU CONTINENT



Une heure solennelle qui, deux fois déjà, marqua dans notre histoire, va sonner aux horloges Françaises : l’heure où se fixera notre orientation politique, l’heure où il faudra choisir entre la mer et le continent, entre l’Europe et les colonies.

Ainsi en a disposé cette nature qui a prodigué à notre pays ses dons les plus précieux, mais qui l’a enfermé dans un dilemme où se jouent perpétuellement sa gloire et sa fortune.

Attachée au continent, la France vibre avec lui, s’agite de ses troubles, s’émeut de ses passions, participe à ses convoitises et se mêle à ses querelles ; en façade sur l’océan, elle regarde au loin, s’éprend du vaste univers, s’enthousiasme pour les aventures, et se jette dans les audacieuses entreprises.

Les souvenirs de ses victoires remplissent l’Europe, mais les traces de ses conquêtes parsèment le monde !

Moins que jamais, aujourd’hui, une grande nation peut prétendre à dominer partout. Il faut qu’elle fasse son choix et s’y tienne. Et la France, du reste, connaît de longue date cette obligation et sait aussi ce qu’il en coûte de mal choisir.

François Ier, Coligny, Henri IV, Richelieu et Colbert lui avaient fait un empire colonial sur lequel le soleil ne se couchait pas. Louis XIV l’entama par orgueil et Louis XV le perdit par sottise. Le traité de Ryswick (1697) qui termina la guerre dite de la Ligue d’Augsbourg, laissait ébranlée, mais encore intacte, notre puissance exotique. Le traité d’Utrecht (1703) nous enleva Terre-Neuve, l’Acadie et la Baie d’Hudson. Le traité d’Aix-la-Chapelle (1748) nous enleva Madras. Le traité de Paris (1763) nous enleva le Canada, la moitié de la Louisiane, Saint-Vincent, la Dominique, le Sénégal et mit fin à notre domination dans l’Inde. Ainsi ces misérables luttes qu’on nomme la guerre de la succession d’Espagne, la guerre de la succession d’Autriche, la guerre de Sept ans, entreprises par des motifs de vanité dynastique, d’intérêt mal entendu ou d’honneur mal compris, jetèrent bas, en moins de soixante-dix ans, l’œuvre féconde qu’avaient édifiée quatre siècles d’héroïques efforts.

Telles sont les leçons de l’histoire.

Que nous reste-t-il de la moisson de lauriers cueillis sur les champs de bataille du continent ? Que nous ont laissé les deux Napoléon qui furent de grands belliqueux, l’un parce que son tempérament l’y poussait et l’autre parce que son nom l’y condamnait ? C’est à Louis XVI que nous devons d’avoir repris le Sénégal. Ce sont des héroïsmes individuels, qui, pendant la Révolution, ont préservé la Réunion, recouvré la Guadeloupe et pris Sainte-Lucie. À Charles X nous devons Alger ; à Louis-Philippe, l’Algérie. Qu’ont laissé derrière eux les continentaux ?

Et voici pourtant qu’un second empire colonial s’est formé pour nous, presque aussi vaste que l’ancien, mieux dessiné peut-être, mieux équilibré et susceptible d’une prospérité plus grande.

Mais voici qu’en même temps s’esquisse la lutte terrible qu’un avenir prochain verra éclater au centre de l’Europe. Une seconde fois on va se battre pour la succession d’Autriche ; une seconde fois, pour quelques avantages problématiques, pour la chance d’un prestige incertain, nous risquerions de ruiner et de perdre nos colonies ?

Allons-nous donc les exposer à de nouveaux malheurs ? Allons-nous, comme un joueur incorrigible, jeter sur le tapis cet enjeu colossal ? Et devra-t-on dire de la nation ce qu’on disait autrefois de ses rois, qu’ils n’avaient « rien oublié et rien appris » ?

Prenons garde. Le dilemme ne se dessinera devant nos yeux qu’enveloppé de mirages séduisants. Nous ne le saisirons que par bribes, peu à peu. Il s’infiltrera, il ne s’imposera point. Prenons garde d’être entraînés, sans en avoir d’avance pesé les conséquences, dans une guerre continentale qu’après tout on pourrait éviter, car elle ne lèsera que des intérêts indirects et n’atteindra aucune de nos sources d’énergie vitale.

Dans cette modeste publication, dans d’autres plus en vue et plus répandues, nous ne cesserons, conscients du péril qui vient, d’attirer l’attention de nos concitoyens vers un horizon redoutable. Sans doute, les choses des colonies ont depuis dix ans gagné dans les cœurs Français : la douleur ressentie devant la catastrophe de la Martinique, n’a pas su pourtant, se faire jour avec la force que comportait une pareille tragédie et elle n’est pas suffisante, non plus, la satisfaction avec laquelle nous regardons s’ouvrir l’Exposition d’Hanoï. Que faut-il donc pour nous attrister et que faut-il pour nous inspirer un légitime orgueil ?

Les souvenirs d’autrefois doivent s’incruster dans nos mémoires. Ne lâchons plus la proie pour l’autre et périssent les principes creux et les ambitions vaniteuses plutôt que le radieux empire de la France lointaine.


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