Revue des Romans/Alphonse Karr

Revue des Romans.
Recueil d’analyses raisonnées des productions remarquables des plus célèbres romanciers français et étrangers.
Contenant 1100 analyses raisonnées, faisant connaître avec assez d’étendue pour en donner une idée exacte, le sujet, les personnages, l’intrigue et le dénoûment de chaque roman.
1839
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KARR (Alphonse).


SOUS LES TILLEULS, 2 vol. in-8, 1832. — Jeune, avec une imagination ardente, Stéphen avait déserté la maison de son père : on voulait le contraindre, lui sans fortune et sans état dans le monde, à épouser une cousine jeune et riche qu’il n’aimait pas. Réfugié dans un village de l’Allemagne, Stéphen avait loué chez un M. Muller, grand amateur de tulipes, une petite chambre, d’où ses pensées s’égaraient souvent hors des plates-bandes, car une fleur, d’essence plus divine que les plus belles fleurs, s’épanouissait à certaines heures, dans le fond du jardin, sous des tilleuls. C’était la douce, la naïve Madelaine, dont le monde n’avait encore altéré ni la candeur virginale, ni l’angélique simplicité. Mais le père Muller lut au cœur de sa fille et de Stéphen, et, en homme positif, dressa des chiffres, dont le résultat fut un congé en bonne forme. Stéphen pleura d’abord, et partit ensuite, mais plein de courage, car il était aimé de Madelaine, et un soir, dans un de ces moments dont le souvenir survit à celui de toutes les joies et de toutes les peines de la vie, Madelaine lui avait dit : « Atteins seulement, sur la route de la fortune, le commun des hommes, fais-toi un état, et reviens me demander à mon père. » Et Stéphen avait foi en ses paroles. Il se mit aux gages de l’université de Gœttingue, et put espérer d’obtenir un traitement de 1500 florins, mais dans huit mois, et huit mois c’est bien long. L’hiver approchait, Madelaine se rendit à la ville de **** pour le passer avec Suzanne, sa jeune et jolie amie. Elle alla avec elle dans les bals, dans les concerts et les fêtes ; la danse, la musique, l’éclat du monde l’éblouirent ; ce qu’elle avait dans le cœur s’affaiblit peu à peu, et, un beau jour, se perdit dans le tourbillon. Suzanne lui prouva qu’elle n’avait rien de mieux à faire que de conclure avec Edward, élégant jeune homme qui avait un cheval magnifique, un mariage qui rendrait son père content, et elle, Madelaine, riche, et par conséquent heureuse. Or, Edward avait été le camarade de Stéphen et le confident de son amour pour Madelaine. Mais Edward était né pour se trouver toujours sur le chemin de son ami. Il lui enleva Madelaine, comme un jour il lui avait escamoté Marie, gentille soubrette, que Stéphen s’était fait un devoir de respecter. Stéphen fut malheureux de ce mariage à en perdre la raison ; mais un jour il apprit qu’il héritait de dix mille florins de rente. Il y avait là de quoi prendre son parti… Il le prit et se jeta dans les plaisirs. Un jour il trouva son existence tellement vide qu’il en fut effrayé ; son âme appartenait encore à Madelaine. «Eh bien ! soit, dit-il alors, que l’amour ait le reste de ma vie comme il a eu le commencement, et Madelaine mes pensées, mon souffle, mon âme ! mais elle sera à moi, et je me vengerai d’Edward. » Et Stéphen se venge d’Edward… et Madelaine fut à lui, et sa vengeance fut terrible, mais juste. — Là devait s’arrêter le drame ; là aussi le lecteur fera bien de s’arrêter, car les pages qui suivent sont horriblement tachées de sang. La vengeance de Stéphen fait frémir ; elle se distille, s’écoule, est sombre dans ses apprêts, sombre dans ses résultats. Mais l’intérêt cesse de s’attacher à un cœur rempli d’une haine si méthodique, et sans intérêt point d’ouvrage durable. Cependant de légères taches ne doivent pas faire oublier tout le mérite du reste de cet ouvrage, qui renferme des incidents gracieux, des situations originales, des lettres palpitantes d’amour et ruisselantes de larmes.

UNE HEURE TROP TARD, 2 vol. in-8, 1833. — Ce roman est une fine et délicieuse étude du cœur. Les trois principaux personnages ont un charme inexprimable. Richard est l’homme positif, et de plus l’homme heureux ; ses fautes mêmes lui réussissent. Maurice, son ami, est l’homme du sentiment, que toutes ses bonnes qualités et ses bonnes actions mènent à sa ruine. Richard donne un grand coup d’épée à son ami, lui enlève la place qu’il sollicitait, s’enrichit pendant qu’il se ruine, et tout cela si involontairement, par un effet si naturel des qualités positives de son esprit, que le malheureux Maurice ne peut refuser à Richard son amitié et son estime. Entre eux, il y a une jeune fille, Hélène, d’une belle âme, d’une admirable beauté, que la noblesse de son cœur entraîne chaque jour, et par une effroyable fatalité, à une ignominie nouvelle. Hélène est la fille d’un garde forestier qui n’a plus que quelques jours à vivre ; à sa mort, sa famille n’aura d’autre perspective que l’abandon et la misère ; une place est offerte à Hélène, qui part pour la ville avec sa mère ; par malheur elles s’endorment toutes deux dans leur charrette, et un jeune chasseur qui passait a profité de leur sommeil pour faire rebrousser chemin au cheval. À leur réveil, les deux voyageuses se retrouvent à la porte de leur habitation ; lorsqu’elles s’aperçoivent de cette méprise, elles retournent à la ville, mais elles arrivent une heure trop tard, la place destinée à Hélène est occupée. Pour donner du pain à sa mère, Hélène donne son corps à un grand seigneur qui la poursuit de ses assiduités, réservant son âme pour celui qu’elle aimera d’amour pur et désintéressé, et qui l’aimera de même. Cet homme, elle le rencontre dans la personne de Maurice, dont elle devient la maîtresse, et qu’elle quitte plus tard sans qu’on puisse savoir ce qu’elle devient. Le sort d’Hélène a tenu à une circonstance frivole en apparence, à une place manquée ; cette circonstance, c’est Maurice qui l’a fait naître ; car c’est lui qui a détourné le cheval. — Tout ce tableau est si frais et si brillant, l’auteur y a répandu une variété si grande, qu’on ne saurait trouver une lecture plus attachante. M. Karr excelle surtout dans la peinture des champs, du ciel, des eaux fraîches et pures ; lorsqu’il décrit la nature, on sent qu’il n’est pas venu l’étudier un beau jour pour ajouter quelques pages descriptives à un roman ; il connaît tous les secrets de la vie champêtre, et l’on ne peut douter, en le lisant, qu’il n’ait vécu pendant de longues années dans ces bois de chênes, au milieu de ces prairies boisées de bouquets de saules, qu’il se plaît à montrer à ses lecteurs.

FA DIÈZE, in-8, 1834. — Le baron Conrad Krumpholtz, né pauvre, avait voulu être riche et diplomate. Il avait obtenu la richesse et les honneurs, mais en revanche il avait perdu la faculté de sentir ; il n’avait plus d’âme et végétait avec un semblant d’existence. Un jour que, plongé dans un sombre découragement, il feuilletait le Journal de la jeunesse de dix-huit ans, il tomba sur les pages où il s’était naïvement raconté à lui-même l’histoire de sa première passion. Il revit dans le passé Blanche, une douce et pure jeune fille, qu’il avait aimée et qu’il n’eût tenu qu’à lui d’épouser de préférence à la fortune et aux honneurs. Ce fut pour lui comme un reflet de bonheur que la lecture de ce journal. Espérant respirer mieux encore le parfum de cet amour aux lieux où il s’était allumé, il voulut revoir la maison qu’avait habitée Blanche. Il part, mais la maison n’existait plus ; il en fait rebâtir une autre semblable, mais ce n’était pas celle de Blanche. Conrad, plus malheureux que jamais, allait se casser la tête, quand il se rappela soudain un commencement d’air qu’il avait entendu chanter par Blanche. Pour le coup, il se crut près de revivre ; mais cet air, il ne put jamais l’achever ; il en restait toujours au milieu de la cinquième mesure, au fa dièze. Oh ! s’il pouvait finir cette mélodie, sa jeunesse, ses dix-huit ans, sa Blanche, tout lui serait rendu. Il n’épargna rien pour ressaisir ces notes qui s’étaient enfuies de sa mémoire ; il voyagea pour les retrouver. Impuissants efforts ! il usa vainement le peu de vie qui lui restait. Enfin, sentant la mort venir, il fit un testament par lequel il instituait Blanche sa légataire universelle si elle existait encore ; puis, couché sur son lit, à moitié pris déjà par le râle, il s’avisa de prier Athanase, son domestique, de lui chanter une chanson en guise de requiem ou de de profundis. Athanase psalmodia en pleurant un air qui était justement celui que le baron n’avait jamais pu finir. « Sais-tu donc cet air ? dit Conrad. — Oui, M. le baron, répondit le domestique. — Alors chante-le au nom du ciel, et presse la mesure pour cause, » cria le baron. Athanase continua, mais le baron avait cessé d’exister avant que son domestique fût allé au delà du fa dièze. Qui avait appris cependant cet air à Athanase ? C’était la Blanche même de son maître, dont lui aussi il avait dédaigné l’amour et qu’il consent à épouser maintenant qu’elle est enrichie par le testament du baron.

LE CHEMIN LE PLUS COURT, 2 vol. in-8, 1836. — « Des sens attribués à l’homme, le plus précieux et le plus rare est sans contredit le sens commun. » Telle est l’épigraphe du livre de M. Alphonse Karr, et dont il donne l’exemple suivant : Un jeune homme de basse Normandie, nommé Hugues, vient à Paris pour faire son droit. Hugues est jeune, beau, spirituel, et possède par conséquent trois bonne chances d’avenir et de fortune. Tout en étudiant les Institutes et le Digeste, il adresse ses vœux à une élégante femme du grand monde, entourée d’éclatants hommages et de brillants adorateurs. Dans la lutte qu’il soutient contre ses rivaux, Hugues veut tenter un coup décisif : il envoie des fleurs à celle qu’il aime, la priant de mettre pour l’amour de lui ces fleurs dans ses cheveux, et de venir ainsi parée au bal où il doit la rencontrer le soir. Elle lui donnerait volontiers cette marque d’attachement, mais elle est blonde et les fleurs sont jaunes. Si Hugues avait eu la moindre parcelle de sens commun, il aurait envoyé des bluets, et son bonheur eût été certain. Déçu dans son espoir, il se rabat de la grande dame à la grisette ; mais auprès de la grisette il veut procéder avec méthode, et il est devancé par un rival qui a le bon sens de commencer le roman par le dernier chapitre. Alors Hugues s’imagine que l’amour n’est plus possible qu’en province, et il part pour la Normandie. Si Hugues avait voulu, le bonheur était pour lui à Étretat. En passant par ce village de pêcheurs, Hugues aperçoit à une fenêtre encadrée de pampres verts, le visage frais, gracieux et riant d’une jeune fille ; le voilà qui s’arrête à Étretat, et s’adonne à sa douce passion pour Thérèse, fille de maître Kreisherer. Rien ne s’oppose à son mariage avec Thérèse, mais Hugues ajourne son bonheur à un an ; cette année lui est nécessaire pour acquérir une position et assurer son avenir et celui de la femme qu’il nommera son épouse. Au bout d’un an, il revient ; mais en voulant prendre le chemin le plus court, il tombe, se blesse, est recueilli par deux voyageuses et transporté au Hâvre. Un entraînement de circonstances fatales l’empêche de se rendre à Étretat, où Thérèse l’attend ; il écrit, et sa lettre s’égare ; ne recevant point de réponse, il se croit oublié. La mère de l’une des deux voyageuses qui l’ont secouru est adroite, sa fille est jolie, Hugues est faible, on lui persuade que l’honneur exige qu’il épouse Louise, et il l’épouse. Un nommé Vilhem s’était chargé de venir rappeler à Hugues la promesse faite à Thérèse ; mais quoiqu’il ait pris le chemin le plus court, un incident romanesque l’avait arrêté quelques heures en route, et Hugues était marié quand il arriva ; s’il avait revu Vilhem, s’il avait appris que Thérèse l’aimait toujours, il eût tout quitté pour revenir à Étretat. Au lieu de cela, il advint que Hugues tomba entre les mains d’une belle-mère intrigante ; son mariage le ruina et le perdit. Après mille tribulations, il en vint à une séparation qui le rendit à peu près libre, et reprit le chemin d’Étretat ; mais Thérèse, devenue orpheline, avait trouvé dans Vilhem un protecteur et un mari. — La fin de ce roman est une espèce de procès-verbal de la vie d’homme marié de l’auteur, ainsi que nous le révèle le procès en séparation entre M. Karr et son épouse, inséré dans la Gazette des Tribunaux du mois d’avril 1837.

Nous connaissons encore de cet auteur : Vendredi soir, in-8, 1835.