Revue canadienne/Tome 1/Vol 17/La Chiberli (Étude d’après Nature) I

Collectif
Compagnie d’imprimerie canadienne (17p. 102-112).

LA CHIBERLI

ÉTUDE D’APRÈS NATURE

I

Quelques jours après les dernières élections générales, un journaliste parisien, qui venait de soutenir en province une candidature malheureuse, rentrait dans son cinquième étage de la cité Malesherbes. À vrai dire, il portait gaiement sa défaite ; car, si son candidat avait échoué avec bien d’autres, lui-même venait de faire une magnifique tournée archéologique dans l’est de la France, ce qui lui tenait beaucoup plus à cœur que la politique. N’ayant aucune ambition de ce côté, il n’avait que de très molles convictions, et s’il avait défendu la cause de l’ordre, c’était par une vieille habitude plutôt que par tout autre motif ; car il pouvait dire avec Alfred de Musset :

Que jamais un mortel ne promena sur terre
De plus large mépris des peuples et des rois.

Or, ce mépris, Pierre Gueuxarcher-Duclaux l’avait considérablement promené non seulement sur terre, mais encore sur mer, et naturellement il avait justifié le proverbe : pierre qui roule n’amasse pas mousse. Il avait aimé les belles choses et il avait eu de belles choses, une belle terre, de beaux meubles, de beaux chevaux, de beaux chiens, de belles maîtresses ; de tout cela, il ne lui restait que quarante-cinq printemps qu’il hissait gaillardement jusqu’à son cinquième étage, une femme plus jeune de dix ans, qui avait, été belle, et une fille de quinze, le meilleur article qu’il eût jamais fait, disait-il, et, chose plus extraordinaire, le seul pour lequel il n’eût jamais reçu que des compliments, même en province. Aussi en était-il fier comme Artaban, de pompeuse mémoire.

Mais, pour le moment, tout son petit monde était dispersé à des points cardinaux très éloignés l’un de l’autre, et il réintégrait seul son perchoir par une froide soirée de novembre.

Il était minuit. Ayant pris, suivant son habitude, le chemin des écoliers pour rentrer à Paris, son bagage se composait de la légère valise qu’il portait à la main, et, comme le froid piquait vivement, il grimpa quatre à quatre les cent et une marches qui le séparaient de sa cage, car c’était bien une véritable cage vitrée que son home. La maison se dressait parfaitement isolée avec de faux airs de Saint-Jacques, et dans les tourmentes elle fléchissait sous les assauts de la rafale, comme la colonne de Juillet. Mais, en revanche, quand on avait escaladé ce belvédère vacillant, on jouissait d’une vue très gaie et très originale sur les hôtels polychromes du voisinage, tout enveloppés de verdure. En ce moment, la verdure avait été rejoindre celle d’autan, les feuilles jaunies tourbillonnaient dans le givre, et la bise servait d’orchestre à cette valse mélancolique, à laquelle, dans un milieu moins sceptique que la boueuse et mal odorante Lutèce, se fût mêlée, sans nul doute, quelque funèbre ronde d’âmes en peine, car l’on était au jour des Morts.

Pierre Gueuxarcher était rarement enclin à la mélancolie, ce qui ne l’empêchait point d’avoir l’imagination guère moins fantastique que feu Hoffmann. La nuit était noire comme la conscience d’un homme d’État, le gaz était dans l’escalier, et la maison silencieuse comme une tombe. Il n’avait pas d’autres voisins que les moineaux du toit, et, pourvu qu’on ne piétinât pas trop dans son nid aérien, on pouvait s’y assassiner tout à l’aise, sans attirer l’attention de qui que ce fût. Mais jusqu’alors Gueuxarcher s’était d’autant moins préoccupé de cette solitude, que, s’il eût eu une caisse, elle aurait toujours été vide. Aussi n’avait-il pas de caisse, et, en partant, il avait laissé la clef sur son bureau. Le vulgaire acajou de ce meuble ne renfermait que des papiers, contenant une foule d’idées destinées à être volées après leur publication ; mais avant d’avoir fait gémir la machine de Guttenberg, elles ne pouvaient tenter aucun larron, et il était bien sûr de les retrouver. Aussi fut-ce sans la moindre crainte qu’il s’approcha à tâtons de son bureau, au-dessus duquel était accroché un sabot de faïence contenant des allumettes.

Un sifflement aigu l’arrêta net.

Tout le monde, ou à peu près, a ses heures de courage ou de poltronnerie ; Gueuxarcher, dans sa vie d’aventures, avait été exposé à plus d’un danger sans faire plus mauvaise contenance qu’un autre, et il était d’ailleurs robuste et vigoureux. Mais nul n’est brave devant l’imprévu, ni surtout devant l’inexplicable, et notre héros fut très peu héroïque en ce moment, car ce sifflement fut aussi imprévu qu’il lui semblait inexplicable. Tout ce dont il pouvait se rendre compte, c’est qu’il pouvait partir de dessous le bureau. Un voleur était-il embusqué sous ce meuble ? Il n’y avait rien à voler, assurément, mais ce n’était pas une raison. Les informations de ces crocheteurs de serrures ne sont souvent pas plus exactes que celles de la diplomatie républicaine, et il pouvait avoir affaire à un novice qui s’était trompé d’étage. Au-dessous de lui demeurait une actrice de petit théâtre, passant pour avoir un écrin assez bien garni.

Monsieur, dit-il en s’adressant au siffleur inconnu, ou peut-être préférez-vous le titre de citoyen, car sûrement vous êtes électeur. Je ne suppose pas que vous puissiez avoir de casier judiciaire, autrement vous n’eussiez pas tenté dans cet appartement des recherches dont l’infructuosité a dû vous être péremptoirement démontrée. Pour ce qui est de moi, je suis tellement à court, que je n’ai pas eu le moyen de me payer un fiacre. Ne commettez donc pas de bévue qui ne pourrait que nuire inutilement à votre réputation et vous faire rayer des cadres électoraux dont vous serez certainement le plus bel ornement, jusqu’au jour où l’on vous enverra faire le tour du monde aux frais de vos concitoyens. Sifflez si vous voulez, mais profitez de ce que je suis sans chandelle pour gagner la porte sans tambour ni trompette. Je vous souhaite d’être plus heureux ailleurs. Vous voyez que je ne suis pas méchant. Cette mansuétude tient peut-être à ce que je suis sûr que vous n’avez pu me faire grand tort, car vous avez trouvé les clefs sur toutes les serrures ; cependant, ne me poussez pas à bout et filez gentiment, sans quoi je vous avertis que j’ai le poignet solide. Surtout pas de dégâts, et en passant devant la cheminée prenez garde de renverser Roméo et Juliette de leur échelle. Mais, sans doute, vous n’êtes pas assez lettré pour savoir ce que c’est que Roméo et Juliette. Donc, en prose vulgaire, il y a un bocal sur la cheminée : pas de casse. J’ai laissé la porte ouverte, détalez, et vivement. »

Gueuxarcher avait commencé ce speech avec un certain tremblement dans la voix, mais elle s’était raffermie à mesure qu’il le débitait, et il en termina la péroraison avec un ton d’autorité irrésistible. L’inconnu devait l’écouter avec une attention soutenue, car, tant que dura cette harangue, il ne siffla ni ne souffla ; mais, lorsqu’elle fut terminée, il répliqua immédiatement d’une voix ferme et distincte :

« Gambetta, my love. »

Cette bizarre réponse fut prononcée avec un accent britannique irréprochable ; seulement, la voix avait quelque chose de singulier ; on eût dit celle d’une vieille femme, ou de quelqu’un parlant en fausset à l’aide d’une pratique. Gueuxarcher partit d’un éclat de rire qui fut immédiatement imité sous le bureau avec une rare perfection. Il n’y comprenait plus rien. Était-ce une vieille Anglaise excentrique qui avait envahi son domicile ? Peut-être était-elle tout à fait folle. Il y en avait une, la veuve d’un baronet, qui demeurait en face de lui. C’était une grande femme noire et sèche comme un stock-fish, qui avait depuis longtemps dépassé la cinquantaine. Allait-il se trouver en face de l’effroyable jeu de domino qui lui servait de mâchoire ? Le cas était plus embarrassant que s’il eût eu affaire à un simple filou.

« It is joke enough, milady, reprit-il d’un ton beaucoup moins triomphant. I am very, very tired and much desirous to remain alone.

— Gambetta, my love, répondit-on de dessous le bureau.

— Je préfère que ce soit lui que moi, fit le propriétaire du logis ; mais il serait mieux d’aller le lui dire à lui-même. »

Et comme, en tâtonnant dans l’obscurité, il avait mis la main sur les allumettes, il en frotta une vivement, et sa lumière lui permit de distinguer, sous le bureau, une cage d’une grande dimension, à travers les barreaux de laquelle on apercevait distinctement l’amoureuse du célèbre tribun. C’était une perruche.

II

« Ouf ! J’aime mieux ça, » se dit Gueuxarcher après avoir bien et dûment constaté que le bipède si enthousiaste du jeune dictateur était un simple volatile et non la veuve osseuse d’un baronnet. Mais la présence de cet oiseau dans sa propre cage à lui n’en était pas moins inexplicable, car il n’y était pas arrivé par la fenêtre avec son home de fil d’archal et ses mangeoires parfaitement garnies. Et d’abord, les fenêtres étaient hermétiquement fermées. En attendant l’explication de ce mystère, dont son cerbère devait avoir la clef, il tira la cage jusqu’au milieu de son cabinet et en ouvrit la porte. Aussitôt libre, la perruche se mit à exécuter une série de tours de gymnastique très compliqués, à la suite desquels elle bascula autour du linteau de sa porte, et, s’aidant du bec et des pattes, elle se trouva sur le dôme de sa cage, où elle se mit à se balancer d’un bord sur l’autre, , comme un ours blanc sur son glaçon, tout en aiguisant le croissant formidable de son bec sur le fil de fer avec un bruit strident.

Gueuxarcher put alors examiner tout à l’aise sa nouvelle hôtesse. Au premier abord elle ne payait pas de mine, et n’eût été la cisaille recourbée qui lui servait à la fois d’outil et de masque, on aurait pu la prendre pour un vulgaire pigeon fuyard, dit biset, à cause de sa couleur grise. Telle était, en effet, la nuance de la robe qui couvrait l’étrangère, et sa queue, la partie la plus brillante de sa toilette, était d’un pourpre foncé, qui a fait donner, par les oiseliers, à ce genre de perroquets, le nom assez méprisant de queue de vinaigre. Mais si l’on comparait attentivement ses formes avec celles du biset ou de la bisette, puisque l’étrangère appartenait à la plus belle moitié du genre perroquet, on trouvait la même différence qu’entre une meunière et une duchesse, car il était impossible d’être plus sobrement et plus élégamment dessinée, et l’on pouvait en dire autant des nuances du plumage. Il se composait exclusivement de deux teintes, et de celles que l’on nomme neutres, c’est-à-dire très peu voyantes, gris et pourpre sombre. Mais le gris était si admirablement et si délicatement nuancé de clair sur la tête et sous les ailes, et de foncé sur les pennes et le poitrail, qu’il était impossible de rêver une toilette moins tapageuse et de meilleur goût. Tel semblait être, du reste, l’avis de celle qui le portait, car elle en était très fière et très soigneuse, et, contre l’habitude de beaucoup de perroquets qui se crottent comme des clercs d’huissiers, elle était toujours admirablement nette.

« What is your name ? lui dit Gueuxarcher.

— Cocotte, poor miss Cocotte. » répondit l’oiseau sans la moindre hésitation.

Mais son savoir s’arrêtait là, et son hôte malgré lui eut beau pousser son interrogatoire, il ne réussit point à en apprendre davantage. Miss Cocotte se contentait de répondre :

« Foor Cocotte ! poor Pulley ! »

Il résultait de cet interrogatoire que miss Cocotte était Anglaise et qu’elle avait dû appartenir à quelque vieille miss fanatique de Gambetta. Gueuxarcher n’avait jamais connu de perroquet à sa voisine, la veuve du baronnet. Mais cette lady à la formidable mâchoire avait pu indiquer son adresse à quelque amie fantasque qui se serait déchargée sur lui du soin de pourvoir aux besoins de miss Cocotte. Cependant, la beauté et l’intelligence de l’animal rendaient cette supposition peu vraisemblable, car il ne devait pas être d’un placement difficile parmi les amis de sa maîtresse, et un oiselier l’aurait acheté son prix. Pour plus ample information, il devait attendre le réveil du cerbère, sans la permission duquel il n’avait pu s’introduire dans son nouveau domicile. Pour le moment, il fallait le réintégrer dans son appartement particulier, et Gueuxarcher, trop confiant dans sa brillante éducation, commit l’imprudence de lui offrir galamment la main ni plus ni moins qu’à une miss de qualité ; mais il oubliait qu’il avait affaire à une perruche anglaise et qu’il n’avait pas été présenté. Aussi, au lieu d’accepter son bras, miss Cocotte le mordit cruellement. Exaspéré de cette trahison, il leva le poing pour assommer l’animal, mais celui-ci l’attendit d’un pied tellement ferme, qu’il lui fit honte de son emportement, et le journaliste mordu se contenta de lui dire :

« Va, chez toi, vilaine bête ! »

Il paraît que miss Cocotte était polyglotte et qu’elle avait l’habitude de ce commandement, car elle obéit immédiatement en exécutant une nouvelle série de culbutes autour de sa porte. Rentrée chez elle et dûment verrouillée, elle se mit à se répéter à elle-même : Va chez toi, vilaine bête ! mais avec un accent anglais tellement comique, que Gueuxarcher ne put lui garder rancune et éclata de rire. Il avait traduit jadis le poème du Corbeau, d’Edgar Poe ; mais miss Cocotte, bien que son hôtesse malgré lui, n’avait rien du lugubre never more américain.

Cependant, cette nouvelle venue ne lui fit pas oublier que son pigeonnier aérien devait posséder des hôtes plus anciens et, prenant la bougie, il se mit en quête de Roméo et Juliette. Les deux êtres ainsi dénommés n’étaient ni plus ni moins qu’un couple de grenouilles vertes confiné dans un grand bocal destiné à figurer à la montre d’un pharmacien, avec des tænias, fœtus, serpents à sonnettes ou autres monstruosités répugnantes qu’on a l’habitude de conserver dans de l’alcool. Celui-là, plus agréable à voir, était meublé d’une échelle double, au haut de laquelle se tenaient les deux grenouilles, dans les poses les plus grotesques, et c’était à ce duo perpétuel au bout de cette échelle qu’elles devaient le nom des deux illustres amoureux de Shakspeare. Elles avaient pour camarades de bocal et pour ennemis intimes deux pétulants gardons, qui s’étaient trouvés vivants dans une friture de Seine et auxquels on avait fait grâce du supplice de la poêle. Dans les bas-fonds de cet aquarium improvisé rampait une écrevisse verte, baptisée du nom de Seize-Mai, à cause de sa peur du rouge. Elle aussi, sa vitalité lui avait épargné le supplice du chaudron avec accompagnement de vinaigre et de laurier. Quant aux deux grenouilles, on les avait achetées pour servir de baromètre.

Tous ces captifs étaient donc autant de prisonniers de guerre, auxquels on avait fait grâce de la vie, et qui en étaient arrivés à faire partie intégrante d’une famille parisienne, perchée à une hauteur que les habitants des eaux n’ont pas l’habitude de gravir. Ils ne vivaient pas précisément en bonne intelligence, mais aucun d’eux n’était assez gros pour dévorer les autres. Seize-Mai ne quittait jamais le lit de gravier et de coquillages qui tapissait le fond du bocal, et Roméo et Juliette ne plongeaient que lorsqu’un bruit inusité leur faisait peur ; alors ils gagnaient le fond, où ils ne pouvaient pas séjourner longtemps, ces animaux respirant par des poumons et non par des branchies. Les gardons étaient les plus gais et les plus remuants de toute cette colonie aquatique ; ils se mouvaient perpétuellement de bas en haut, passant à travers les bâtons de l’échelle ou les jambes pendantes de Roméo et de Juliette, ou bien ils allaient frôler impudemment le dos de l’écrevisse et lui arracher le morceau de viande hachée qu’elle tenait entre ses pinces. Mais il fallait surtout les voir happer les mouches qu’on leur jetait, après leur avoir coupé une aile. Oreste, qui était le plus vorace des deux, allait jusqu’à sa douzaine et demie ; Pylade, moins homérique, s’arrêtait à la douzaine. Quant à Roméo et Juliette, perchés sur leur échelle, dans la saison des mouches, ils les attrapaient très adroitement au vol en s’élançant sur elles avec la rapidité de la flèche ; mais lorsque les mouches eurent disparu, le couple shakspearien ne voulut plus toucher à rien de ce qu’on lui jeta, pas même aux mouches retardataires qu’on prenait lorsque la température se radoucissait. Il s’était condamné à un jeûne aussi rigoureux que volontaire, et était devenu phénoménalement maigre, tandis que le couple homérique, toujours doué d’un magnifique appétit, se jetait avec avidité sur le fromage et le pain à chanter. Le gardon est un joli, agile et gai animal, que Gueuxarcher trouvait beaucoup plus amusant que le vulgaire poisson rouge ; quant à l’écrevisse, elle avait l’air de s’accommoder de sa captivité et de se laisser gratter le dos avec un certain plaisir, et, en tout temps, elle suçait avec volupté un morceau de bifteck cru. Il y avait deux mois que ce petit monde était abandonné aux soins du cerbère, qui était bien de sa nature le plus faux, le plus traître et le plus méchant cerbère de tout le quartier ; mais, étant cordonnier de son état, il aimait à monter un couple de seaux d’eau au cinquième étage, parce que, disait-il, deux cent deux marches à monter et descendre étaient un excellent exercice pour un homme condamné à un métier sédentaire, au fond d’une cour qui avait tout l’air d’un puits. Grâce à cet amour pour les ascensions hygiéniques, les cinq hôtes du bocal transformé en aquarium n’avaient jamais manqué de l’élément liquide qui leur était indispensable.

Rassuré sur le sort de cette colonie, dans laquelle se trouvaient réunis deux des règnes de la nature, l’air et l’eau, Gueuxarcher, qui représentait le troisième, c’est-à-dire celui qui se meut prosaïquement sur le plancher des vaches, se coucha et s’endormit.

III

Il fut réveillé de bonne heure par son cerbère, qui ignorait encore son retour et, muni de sa clef de réserve, venait renouveler l’eau de son aquarium et le chènevis de miss Cocotte. Interrogé sur la provenance de ce volatile, il répondit qu’il avait été apporté par un missionnaire de la part de Mme Gueuxarcher-Duclaux, avec un numéro de la Petite République, qu’il lui remit. C’était tout ce qu’il savait.

Aussitôt seul, le journaliste s’empressa d’ouvrir la gazette à un sou et tomba sur un fait-divers marqué au crayon rouge, qui racontait la fin tragique d’un perroquet. Ce perroquet appartenait à un curé peu ami, paraît-il, des institutions existantes. Pendant son absence, de mauvais plaisants apprirent au pauvre oiseau à crier : Vive la République ! et, son retour, le curé, indigné, l’assomma d’un coup de canne.

Pauvre miss Cocotte ! C’était donc une condamnée à mort ; et, dans un but que ne s’expliquait pas le bon Gueuxarcher, on la lui avait envoyée, avec l’espérance qu’en sa qualité de suppôt du 16 mai, il se ferait l’exécuteur de ces hautes œuvres volatilo-républicanicides. Qu’avait donc fait la malheureuse bête à son ancienne maîtresse ? car il tendait à supposer que ce ne pouvait être qu’une femme, et qu’une Anglaise. Il se flatta d’obtenir quelques éclaircissements de la voisine, la veuve du baronnet ; mais elle était déménagée pour aller tenir un boarding-hause à l’usage de ses compatriotes dans un autre quartier et n’avait pas laissé son adresse. Quant à Mme Gueuxarcher, au nom de laquelle avait été expédié l’oiseau, elle se trouvait en ce moment à l’étranger pour affaires de famille et ne devait arriver que le surlendemain. Étrangère elle-même et parlant l’anglais, elle fréquentait quelques dames de cette nation, et ce devait être une plaisanterie de quelqu’une de ses amies, ou au moins de ses connaissances. Mais, à son retour, elle ne put fournit aucune explication. Aucune des Anglaises de sa connaissance ne possédait de perroquet, et, faute de toute espèce de renseignements sur miss Cocotte, Gueuxarcher, qui était homme d’imagination, finit par lui composer-le roman que voici : « Cette miss républicaine, panachée de gris et de rouge, avait dû appartenir à une vieille miss fanatique du jeune tribun (il n’était pas encore pas à l’état de jeune dictateur). La vieille était morte et miss Cocotte avait passé par héritage à sa nièce, qui n’aimait ni les perroquets ni les tribuns, ou, pour parler plus exactement, les perroquets, car, si tous les perroquets ne sont pas des tribuns, a-t-on jamais vu des tribuns qui ne fussent pas des perroquets ? Miss Cocotte avait donc été condamnée à mort par cette Anglaise réactionnaire ; mais, trop sensible pour exécuter la sentence, elle l’avait envoyée à un ennemi de l’ordre établi dont elle avait dû entendre parler par quelque connaissance de Mme Gueuxarcher. Si l’oiseau n’était pas exécuté, au moins serait-elle débarrassée de lui et de ses cris trop avancés pour une loyale Anglaise. »

En tout cas, le premier de ses souhaits devait seul s’accomplir. Bien que le plus bel ornement de son cabinet fût le magnifique portrait du comte de Chambord par Gaillard, l’oreille du journaliste était absolument indifférente à toute espèce de cris. D’ailleurs, il avait l’habitude d’être contrecarré par sa femme, qui était toujours d’une opinion autre que la sienne, même en politique ; elle n’y comprenait absolument rien, mais peu lui importait, pourvu qu’elle ne fût pas de l’avis de son mari, et, dès qu’elle vit miss Cocotte, elle s’en trouva férue ; pardon ! dans le siècle de M. Gambetta, on dit toquée.

Le bon Gueuxarcher ne voulait pas la mort de cet oiseau, pas plus que tout autre plumitif républicain appartenant à des variétés bien plus déplaisantes de l’espèce psittaquienne, mais il s’en serait volontiers débarrassé en faveur de quelque confrère plus fervent admirateur que lui du jeune tribun. Si les opinions politiques de miss Cocotte ne le gênaient en rien et s’il était tout prêt à lui accorder la liberté la plus absolue de parler, toutes les fois qu’on lui ouvrait la porte de sa cage, elle mettait à sac son pauvre mobilier, en véritable révolutionnaire, déchirant avec son maudit bec les meubles et les tentures, creusant des trous à l’emporte-pièce dans ses livres et jusque dans le bois de son fauteuil, et salissant tout ce qu’elle ne mettait pas en pièces ; mais elle avait une prédilection toute particulière pour les chaises de canne, dont le rotin lui rappelait peut-être sa patrie, et elle y découpait d’énormes lunes. Bref, au bout de huit jours, l’appartement de l’infortuné journaliste était dévasté et aussi malpropre que si les Prussiens y eussent bivouaqué. Mais, s’il hasardait quelque observation, Mme Gueuxarcher se courrouçait, et chaque accès de courroux causait au moins la mort d’une assiette, la seule chose que respectât le volatile.

Il va sans dire que le journaliste donnait à tous les diables sa femme et sa perruche, sans que le diable acceptât jamais ce magnifique cadeau ; mais un mot drôle de l’une ou de l’autre le désarmait, et, réprimant un éclat de rire, il se replongeait dans la politique ou dans l’archéologie transcendante, sans plus songer au saccage régulier et quotidien de de son ménage. Il y avait déjà quinze grandes années qu’il était martyrisé de la sorte, ce qui ne l’empêchait pas d’aimer sa turbulente moitié, et il se prenait à aimer aussi l’acolyte dévastatrice qu’elle s’était adjointe, lorsque survint un événement qui la lui fit aimer tout à fait.

Le perroquet gris est certainement le plus intelligent de toute cette famille intelligente. Son langage, essentiellement varié, n’est pas, comme celui des autres, une molle imitation du langage humain ; il est essentiellement artiste et musicien, écoute avec ravissement toute espèce de musique, et soigne sa prononciation avec autant de sollicitude qu’un sociétaire de la Comédie française.

G. d’Orcet. — Revue Britann.

(à continuer).