Revue Musicale de Lyon 1904-02-24/Les Sonates de Beethoven

Les Sonates de Beethoven

POUR PIANO ET VIOLON
(suite)
huitième sonate

Dans un sombre ravin d’une beauté grandiose et sauvage, un alpiniste s’est engagé. Sauf le ciel au-dessus de sa tête, il n’aperçoit que rochers abrupts, sapins gigantesques, précipices effrayants. Tout à coup il atteint une clairière ensoleillée, tapissée d’un moëlleux gazon, parée des fleurs les plus diversement et les plus richement nuancées. Il se sent délicieusement surpris, charmé et réconforté.

L’audition de la huitième sonate succédant immédiatement à celle de la septième produit des sensations analogues. Cette dernière remue et bouleverse l’âme. La huitième au contraire repose, rafraîchit et récrée. Les grands génies sont semblables aux géants des Alpes. Chez les uns et les autres des paysages gracieux et riants cotoient des abîmes ténébreux et terrifiants.

Dans un ouvrage intitulé « Beethoven sa vie et ses œuvres », Barbedette dit de la huitième sonate que c’est une délicieuse pastorale. Cette appréciation est parfaitement juste.

Une période de quatre mesures deux fois répétée, la seconde fois avec une sonorité plus bruyante, ouvre l’allegro assai en 6/8 et en sol majeur. Une roulade ronronnante, puis une rapide montée ayant pour échelons les notes légèrement piquées de deux accords parfaits, en remplissent les deux premières mesures.

Ces deux premières mesures sont jouées à trois octaves différentes par le violon, la main droite et la main gauche. L’auditeur croit positivement entendre trois instruments champêtres. Il y a là un effet d’imitation voulu et réussi.

Le dessin rythmique formé par la roulade et par six croches détachées en disposition ascendante, reparaîtra plusieurs fois vers le milieu de cet allegro en revêtant les tonalités les plus variées.

Deux accords brusquement frappés terminent cette période qui n’est autre chose qu’un gai signal de fête.

Cet allegro est en effet une idylle gracieuse, joyeuse et animée. L’élégante et alerte phrase en sol majeur, celle plus vive en qui lui succède, les traits qui s’élancent des deux instruments prompts et étincelants comme des fusées, les échanges répétés de trilles rieurs, tout jusqu’aux batteries si légères et si rapides de la main gauche concourt à la vivante et fidèle reproduction d’une joyeuse fête pastorale. Les bergers et les bergères qui y prennent part sont richement parés, coquettement attifés de rubans et de falbalas comme sont ceux peints par Watteau. Leurs divertissements sont réglés par le bon ton, la distinction et l’élégance. La vulgarité et la grossièreté en sont bannies.

Mais sous les somptueux et chatoyants vêtements de soie, battent des chœurs vraiment humains. Le tempo di minuetto ma moderato et molto grazioso en est la preuve. Ce deuxième mouvement est le langoureux poème d’un amour vrai et partagé.

Un berger et une bergère échangent timidement leurs premiers aveux. Ils sont sincèrement émus l’un et l’autre. Ils ne se lassent pas de se répéter de tendres propos qui dans la deuxième phrase deviennent plus ardents.

Dans bon nombre d’églogues les sentiments exprimés sont purement artificiels. Le cœur n’est guère de la partie. L’esprit seul fait tous les frais de ces dialogues ampoulés qui dégénèrent promptement en fade mièvrerie et deviennent insipides. Chez Beethoven, les bergers n’ont de conventionnel que le costume. Ce sont des êtres humains qui laissent librement parler leur cœur. Aussi, malgré les redites de la phrase principale, ce tempo di minuetto amène une douce et pénétrante émotion. C’est un modèle de naturel et de vraie sensibilité. Il en est non moins remarquable par la grâce et l’élégance de sa forme.

Peut-être n’est-il pas sans intérêt à l’occasion de ce tempo di minuetto de se rendre compte du procédé de travail employé par Beethoven pour la composition de ses œuvres. Chez Mozart et chez Franz Schubert les pensées musicales jaillissaient du premier coup avec leur forme définitive. Il n’en était pas de même pour Beethoven. Il jetait sur le papier une première ébauche. Conformément au précepte de Boileau, il la polissait sans cesse et la repolissait. Un livre d’esquisses — Skizzenbuch — trouvé après sa mort a révélé la façon de travailler du Maître. Certains fragments de ses œuvres s’y trouvent reproduits sous trois ou quatre formes différentes. Ce tempo di minuetto est une des pièces qui ont subi le plus grand nombre de transformations. Il existe quatre esquisses se rapprochant de plus en plus de la perfection définitive. Il est fort intéressant de comparer entre elles ces quatre versions et de se rendre compte des améliorations successivement apportées. Napoléon Ier a dit : « L’inspiration est la solution instantanée d’un problème longtemps médité. » Cette définition est remarquablement vraie pour ce qui concerne Beethoven.

Si un doute pouvait subsister encore sur le caractère pastoral de la huitième sonate, l’allegro vivace viendrait le dissiper tout à fait. Cet air de huit mesures en doubles croches joué dans le grave par la main droite, tandis que sur chaque mesure la main gauche plaque une pédale double de la tonique, est véritablement une ritournelle de ronde villageoise jouée, semble-t-il, par une cornemuse. Il y a quelques années cet instrument, qui remonte à la plus haute antiquité, était encore joué dans nos régions par quelques pifferari nomades et mendiants. Il est encore en honneur dans quelques districts du Royaume-Uni, surtout en Écosse. On le cultivait au Moyen-âge. Il obtint un regain de vogue pendant le xvie et le xviie siècle ainsi qu’en témoignent certaines toiles de Téniers, Watteau, Lancret, etc… Il se fabriquait alors des cornemuses extrêmement luxueuses ornées de garnitures en or et de pierres précieuses. Sur l’un des tuyaux par lequel l’air s’échappait de l’outre gonflée, se jouait une simple et naïve mélodie tandis qu’un autre tuyau faisait entendre une note toujours la même, sorte de basse continue. Peut-on imaginer une plus parfaite imitation d’une ritournelle de cornemuse que cette première phrase de huit mesures du piano ?

À la cinquième mesure le violon entre en lice. Il figure une flûte et vient renforcer le concert champêtre. La marche inverse en doubles croches qu’exécutent ensuite pendant quatre mesures le violon et la main droite rend encore plus frappante l’illusion d’un duo de cornemuse et de flûte agreste. La phrase suivante, le couplet, avec une forte accentuation tenue sur le premier temps offre bien le rythme cadencé d’une chanson campagnarde. Tout cet allegro malgré quelques modulations de la phrase principale, conservent d’un bout à l’autre un pittoresque caractère rustique. Une gaieté exubérante mais du meilleur aloi, y règne sans interruption.

La douleur sous le coup de laquelle Beethoven écrivait la septième sonate avait torturé mais non terrassé son tempérament d’une énergie surhumaine. La souffrance loin d’abattre les natures d’élite ne fait que les tremper plus solidement. Beethoven, grâce à la toute-puissance de sa volonté ne tarda pas à maîtriser son profond désespoir. Dès que furent cicatrisées les blessures de son âme, il se reprit comme un convalescent, à mieux apprécier les bienfaits de l’existence, à trouver plus belle la nature qu’il aimait tant, et il écrivait la huitième sonate. Cette riante peinture d’une fête aux champs, cette touchante scène d’amour, cette ronde villageoise débordent de franche et saine joie, brillent, réchauffent et réjouissent comme les premiers rayons de soleil qui ont réussi à dissiper d’obscurs et épais nuages.

Les trois sonates (œuvre 30) ne rapportèrent, à Beethoven lors de leur apparition, ni profit, ni renommée. On se souvient que le tzar Alexandre Ier avait totalement oublié de récompenser Beethoven de la dédicace de ces trois sonates. La gazette de Leipzig qui avait si intelligemment apprécié la valeur des trois sonates à Saliéri organisa contre les trois sonates dédiées à l’empereur Alexandre la conspiration du silence. L’oubli de l’empereur Alexandre fut réparé douze ans plus tard. La gazette dont les rédacteurs gardaient sans doute rancune à Beethoven de les avoir baptisés les bœufs de Leipzig ne se départit jamais de son silence.

De pareils procédés d’étouffements à l’égard d’hommes de valeur et d’œuvres de mérite étaient bons du temps de Beethoven. À notre époque, le discernement d’une certaine critique n’a d’égal que son empressement à mettre en relief de réels talents. Les encouragements qu’ont rencontré dans la presse Ferdinand Brunetière pendant les trois premières années de sa carrière d’écrivain et César Franck durant toute sa vie, démontreront aux générations futures que la clairvoyance de la critique moderne, tant littéraire que musicale a toujours été infaillible et que la rosserie n’a jamais été qu’une pure légende…

(À suivre)
Paul Franchet.